Colloques en ligne

Cécile Rumeau

Le début et la fin dans les récits aurevilliens : la question de l’enchâssement dans L’Ensorcelée, Le Chevalier Des Touches, Un prêtre marié, Les Diaboliques

1Lorsqu’elle s’est intéressée à l’œuvre narrative de Barbey d’Aurevilly, la critique a été en quelque sorte « naturellement » amenée à aborder la question du récit enchâssé, dans la mesure où il s’agit d’un mode de narration privilégié chez cet auteur. Toutefois, si diverses études se sont portées sur les procédés d’inclusion, de mise en abyme, et les phénomènes d’écho qu’ils engendrent, il nous semble que la question du cadre, à proprement parler, a été le plus souvent laissée de côté. À l’occasion de la réflexion menée dans ce colloque, nous voudrions nous intéresser aux frontières mêmes de l’œuvre : Que se passe-t-il, précisément, aux deux extrémités du texte ? Quel trajet celui-ci effectue-t-il de l’une à l’autre ? quel sens faut-il accorder à ces frontières, en termes à la fois de parcours et de signification ?

2L’objet de notre contribution sera donc d’interroger la notion de cadre dans la logique du récit enchâssé : nous nous attacherons à en observer le fonctionnement, ainsi que la signification poétique et esthétique. Il nous semble que l’étude des frontières de l’œuvre nous place devant un paradoxe, celui d’une structure narrative qui, alors même qu’elle devrait assurer la clôture du texte, en provoque au contraire l’ouverture. Un cadre singulier, donc, qui ne contient pas le texte, mais lui permet de se dilater, selon une logique que nous allons tâcher de décrire et d’interroger.

3La critique a souvent fait le choix de s’en tenir à l’étude des Diaboliques, ou au contraire d’embrasser l’ensemble de l’œuvre narrative aurevillienne. Nous avons, pour notre part, pris le parti de regrouper dans notre étude l’ensemble des œuvres – romans et nouvelles – qui répondent strictement au schéma du récit enchâssé, à savoir L’Ensorcelée, Le Chevalier Des Touches, Un prêtre marié et Les Diaboliques. La technique de l’enchâssement n’est pas absente des autres œuvres, mais Barbey ne l’emploie que de façon ponctuelle ; aussi avons-nous choisi de les écarter de notre étude. Par ailleurs, le corpus proposé permet de convoquer une part importante de la production narrative aurevillienne, de 1850 à 1874, et donne à voir tout à la fois des éléments de continuité et d’infléchissement.

4L’étude du « début et de la fin » dans le cadre du récit enchâssé requiert une étude détaillée des procédés de « mise en cadre » à l’œuvre dans ces récits, étude qui s’avère féconde, dans la mesure où elle permet de rendre manifeste des enjeux essentiels de la poétique aurevillienne. Nous essaierons ainsi de montrer comment un dispositif textuel – le récit enchâssé – parvient à donner corps aux postulations esthétiques aurevilliennes, en plaçant au cœur de l’acte narratif lui-même la question de la représentation.

5Afin de donner un contenu précis à cette étude, nous analyserons les spécificités de ce « cadre » textuel que constituent, dans tout récit enchâssé, le début et la fin. Nous souhaiterions montrer, dans un premier temps, que le procédé de l’enchâssement met en scène et réfléchit l’acte de lecture, et qu’il constitue ainsi – ce sera notre second point – une mécanique narrative efficace. Dans un dernier temps, nous voudrions pointer le paradoxe constitutif de l’enchâssement chez Barbey : celui d’un cadre qui vise avant tout à ne pas « clôturer » son texte, répondant ainsi aux convictions poétiques profondes de son auteur.

6Il convient, pour commencer, d’aborder la question de la délimitation du début et de la fin. Dans le cas d’un récit qui obéit à la logique de l’enchâssement, cette question est a priori peu problématique. Comme le rappelle Andrea Del Lungo dans son étude de l’incipit romanesque1, on peut assez naturellement admettre comme « début » la mise en place du récit-cadre, jusqu’à l’apparition du récit dit enchâssé, c’est-à-dire le récit central, qui constitue l’essentiel de la narration. On est en quelque sorte dans une logique de substitution : le récit qui se présente à l’ouverture du texte n’est en fait que secondaire, et l’essentiel prend place dans le récit second. De façon symétrique, on peut considérer que c’est le retour à ce même récit-cadre qui constitue la « fin » du roman ou de la nouvelle.

7Ces limites une fois posées, il est bon de décrire le phénomène de l’enchâssement en général, tel qu’il se présente dans chacun des récits de notre corpus, sans exception. Le « début » présente une situation de communication, par la réunion dans un même espace de plusieurs personnes (deux voire une trentaine selon les textes). Dans le cadre de cette réunion, l’une de ces personnes va prendre la parole pour proposer un récit. Ce récit une fois achevé, le texte retrouve son « cadre » initial, et c’est ce que nous avons convenu d’appeler « la fin » du texte, qui tourne essentiellement autour de la réception du récit qui vient d’avoir lieu. Il est par ailleurs important de souligner que tous les récits enchâssés aurevilliens sont des récits faits oralement, et c’est alors directement à Balzac que Barbey emprunte cette forme du « récit-conversation ».

8Dans notre corpus de textes, malgré des différences ponctuelles, les stratégies d’ouverture et de clôture sont tout à fait similaires. Nous n’allons revenir sur ce protocole d’ouverture que brièvement, car il a souvent été observé par la critique2. Si l’on admet que, traditionnellement, le « début » est directement lié aux questions concernant le lieu, le temps, et l’action (« Où ? », « Quand? »,  « Quoi ? »), il apparaît que les divers textes aurevilliens répondent à cette série de questions de manière quasi invariable. Le cadre du récit aurevillien est celui d’un espace clos : salon, boudoir, diligence ; même les « extérieurs » ne sont ouverts qu’en apparence : ainsi, la lande, dans L’Ensorcelée, se révèle un espace strictement borné. Le moment, quant à lui, implique une idée de passage ; le cadre du récit se situe à un moment de transition : crépuscule, aurore, nuit… À l’intérieur de ce cadre spatio-temporel, on trouve un même motif inaugural : divers personnages rassemblés dans une atmosphère d’intimité, propice à une prise de parole particulière.

9Le caractère invariable de ces éléments d’une œuvre à l’autre permet de conclure à un processus de ritualisation. Il s’agit de donner à voir, dans le « cadre » du récit, une véritable figuration du seuil textuel. Le « début », ainsi, s’attache à circonscrire et à délimiter l’espace narratif. Dans Le Dessous de cartes d’une partie de whist, c’est l’entrée du narrateur dans le salon qui détermine l’entrée dans le texte. Le topos de l’arrivée possède un évident caractère mimétique ; il symbolise l’entrée dans l’espace du roman, ou de la nouvelle. Dans Un prêtre marié, l’espace fictionnel est figuré par le rideau qui délimite l’espace du balcon. C’est significativement ce même espace que va franchir le narrateur second, Rollon Langrune, qui est accueilli par cette formule caractéristique : « C’est votre histoire qui nous arrive ! »3. D’une certaine façon, ce personnage de Rollon Langrune, c’est le récit. C’est ce même seuil qui est figuré par l’idée de passage et le moment transitoire qui est celui de l’incipit : le motif crépusculaire – qui est le plus représenté dans nos textes – possède une indéniable valeur d’embrayage textuel. À cet égard, la première nouvelle des Diaboliques, Le Rideau cramoisi, multiplie les topoi d’ouverture – peut-être en vertu de sa position inaugurale par rapport au recueil lui-même. Le récit-cadre s’ouvre à la tombée du soir ; il met en place la rencontre du narrateur premier et de Brassard, qui sera le narrateur second. C’est là, on le sait, un motif inaugural caractéristique, dans la mesure où il reflète la position du lecteur qui, lui aussi, « rencontre » le texte. Par ailleurs, cette rencontre se produit « à la patte d’oie du château de Rueil »4 : l’image du carrefour redouble parfaitement celle de l’ouverture du texte et de l’attitude du lecteur, qui ne sait pas encore quelle « voie » le roman va emprunter.

10La formule narrative du récit enchâssé donne ainsi pour fonction au récit-cadre d’introduire le lecteur dans le récit, et de préparer minutieusement l’avènement de ce qui sera le récit central. C’est dire que, dans ce type d’organisation textuelle, le « début » et la « fin » sont entièrement organisés autour d’une narration centrale, qui apparaît comme le foyer de la nouvelle ou du roman. Il s’agit de « sertir » ce bijou qu’est le récit. On trouve une parfaite métaphore de ce procédé au début du roman Un prêtre marié : on y voit le narrateur premier fasciné par le bijou que porte son hôtesse, à savoir un médaillon. Le motif du médaillon thématise le procédé même de l’enchâssement, dans la mesure où il constitue lui-même un cadre : il contient un portrait, qui représente la jeune fille dont il sera question dans le récit enchâssé. De même que le visage contenu dans le médaillon détourne l’attention du narrateur premier, de même le récit enchâssé va prendre le pas sur le récit-cadre, pour devenir le récit principal du roman. Autre objet-cadre qui figure le procédé narratif de l’enchâssement : le bracelet de la duchesse de Sierra-Leone, dans la dernière nouvelle des Diaboliques (La Vengeance d’une femme) qui contient le portrait de son mari. C’est ainsi un phénomène d’inclusion et de mise en abyme que nous proposent ces deux débuts de roman.

11C’est toutefois l’ensemble des textes qui présentent une dimension spéculaire, dans la mesure où tous nous proposent l’« histoire d’un récit ». Le récit cadre a pour fonction de construire savamment l’intérêt romanesque ; ainsi s’explique l’importance du motif de la « curiosité », ce maître-mot de tout récit-cadre aurevillien. L’incipit instaure un schéma d’attente en mettant en scène en auditoire impatient. « C’est toute une histoire », dit, à propos de son médaillon, le personnage féminin des premières pages d’Un prêtre marié au narrateur premier : « Que voulait-elle dire ? Cingler ma curiosité sans nul doute »5.

12Longuement annoncé et préparé, le récit est de plus incarné. Un même phénomène de substitution se produit dans l’ensemble de nos textes : à un premier narrateur (qui reste toujours anonyme) succède un second narrateur, qui fait, lui, l’objet d’une forte valorisation. Le « début », dans le récit aurevillien, fait émerger la figure du conteur, qu’il s’agit de qualifier comme instance narrative compétente. Figures d’exception, volontiers dandy, spirituels, ces narrateurs seconds sont avant tout porteurs de ce qu’on peut appeler l’ethos aurevillien. Face à eux, l’auditoire forme également une assemblée de gens présentés comme « aptes » à recevoir le récit : gens d’esprit, gens d’expérience, le récit-cadre s’emploie à les instituer en juges fiables. De même que l’instance narrative est légitimée dans le récit-cadre, de même le destinataire du récit se caractérise par une compétence, et sa sanction, à la « fin », n’en sera que plus légitime. La dernière Diabolique, La Vengeance d’une femme, figure parfaitement, dans ses premières pages, la rencontre du conteur et de son auditeur : la duchesse de Sierra-Leone reconnaît en Tressignies une personne digne de son récit : « j’ai voulu bien des fois déjà la raconter [son histoire] à ceux qui montent ici ; mais ils n’y montent pas, disent-ils, pour écouter des histoires »6. Le récit apparaît de même comme une sorte de récompense au début d’Un prêtre marié : « tous ceux qui ont été frappé du portrais sont dignes de l’histoire »7, dit le narrateur second. L’avènement du récit implique une connivence préalable entre le destinateur et le destinataire.

13Le récit-cadre propose ainsi une incarnation des deux pôles de la communication littéraire. Le conteur d’une part et l’auditeur d’autre part (individuel ou collectif) figurent, à l’intérieur du texte, le couple de l’auteur et du lecteur. Nous sommes bien en présence de narrateurs et de narrataires qui incarnent la relation, elle, in absentia, de l’auteur et du lecteur. La curiosité de l’auditoire présent à l’intérieur du texte renvoie à celle du lecteur et la reflète. De façon analogue, le récit-cadre met en scène une sorte de contrat, qui peut renvoyer au pacte de lecture qui s’instaure dans ce lieu stratégique qu’est l’incipit romanesque, et qui est ici tout à fait explicité. L’auditoire qui entoure le conteur dans le récit-cadre formule une série de questions auxquelles le récit à venir doit répondre. « Docteur, […] vous allez me dire tout ce que vous savez du comte et de la comtesse de Savigny ?… »8, « Et quel est cet abbé de la Croix-Jugan, maître Tainnebouy ? »9. Parfois, c’est le conteur lui-même qui peut énoncer les questions qui amènent son récit : ainsi de la duchesse de Sierra-Leone, « Vous savez qui je suis, mais vous ne savez pas tout ce que je suis. Voulez-vous le savoir ? Voulez-vous savoir mon histoire ? Le voulez-vous ? »10. Le récit enchâssé s’annonce comme un mouvement explicatif ; il doit combler une attente précise qui, loin d’être implicite comme dans de nombreux incipit romanesques, et tout à fait explicite. Nous sommes ainsi en présence d’œuvres qui, à l’intérieur de leur cadre, matérialisent leur propre fonctionnement.

14Jusqu’à présent, nous nous sommes surtout intéressée aux débuts des divers textes qui constituent notre corpus, mais il convient, dans un second temps, de réintroduire la fin dans l’étude du récit-cadre, afin de montrer, notamment, comment le récit aurevillien met en scène sa propre efficacité.

15Chez Barbey, le schéma d’enchâssement s’accompagne d’une violence spécifique que met en évidence l’extraordinaire disproportion, en terme de volume textuel, du début et de la fin. Du retour au récit-cadre à la fin matérielle du récit (sa fin définitive), il n’y a qu’un bref espace textuel, sans commune mesure avec la mise en place du récit-cadre qui, elle, peut prendre des proportions considérables. Les Diaboliques nous fournissent même un cas d’organisation narrative « monstrueuse » avec À un dîner d’athées, nouvelle où la mise en place du cadre est plus longue que le récit central lui-même. Dans L’Ensorcelée, comme dans Le Chevalier Des Touches, en termes purement quantitatif, le début est trois fois plus long que la fin. Dans Un prêtre marié, une double page seulement est réservée à la fin. Les nouvelles des Diaboliques sont construites selon le même déséquilibre, avec, en général, une seule page voire moins pour le retour au récit-cadre.

16La récurrence même de ce procédé de clôture en fait un véritable trait d’écriture, que Barbey ne réserve pas seulement à la nouvelle. La brutalité, la fulgurance caractérisent tout aussi bien l’œuvre romanesque, puisque Un prêtre marié, qui est un long roman, obéit à la même économie. De façon générale, si la mise en place du cadre fait l’objet d’une démarche progressive, de longues descriptions, parfois même de digressions, la clôture du texte, elle, se fait pour ainsi dire sans ménagement, et laisse souvent le dernier mot à un personnage, et non au narrateur premier, notamment dans Les Diaboliques. Ce trait rattache l’œuvre narrative aurevillienne à l’esthétique de la pointe, que Barbey apprécie et pratique abondamment dans l’ensemble de ses écrits. C’est bien sans doute leur fulgurance que l’on retient de ces divers récits, fulgurance que pourrait symboliser l’éclat du diamant (encore un bijou) que porte la duchesse de Stasseville dans Le Dessous de cartes d’une partie de whist11.

17Par ailleurs, début et fin n’ont pas le même statut textuel à l’intérieur de l’œuvre. Lorsqu’il y a une division en chapitres, il n’est pas rare que la mise en place du récit-cadre occupe plusieurs chapitres, et qu’elle soit matériellement délimitée par un changement d’unité. C’est le cas du Chevalier Des Touches, où le début occupe les trois premiers chapitres. Dans Un prêtre marié, l’indication du seuil est doublement signifiée : outre l’indication d’ « introduction », le recours au pointillés, sur toute la largeur de la page, délimite, typographiquement cette fois, l’« espace » du début. Parfois, le texte semble proposer deux logiques concurrentes, dans la mesure où le découpage en chapitres ne recouvre pas le passage du récit-cadre au récit enchâssé. Or, il peut être intéressant de remarquer que la fin, elle, n’est jamais matérialisée par le texte. Dans Le Chevalier des Touches, le retour au récit-cadre ne provoque pas de changement de chapitre ; dans Un prêtre marié, aucun « épilogue » ne vient répondre à l’« introduction » constituée par les premières pages. Dans l’ensemble de notre corpus, on ne trouve en définitive jamais d’espace textuel clairement dévolu à la « fin ». Celle-ci n’en apparaît que plus abrupte au lecteur. La « fin » mime un mouvement de basculement. Il y a comme une incapacité, pour la narration première, à reprendre le récit, à retrouver son cadre, ce qui est au fond la preuve de l’efficacité du récit enchâssé, qui apparaît à la fois comme foyer central du texte et comme élément perturbateur : l’événement constitutif de tous ces textes, c’est bien le récit lui-même.

18La puissance de ce récit est du reste intégrée à la fiction : la réception du récit, tout comme son apparition, est fortement dramatisée. Ainsi, de même que le « pacte de lecture » est figuré sous forme d’un « contrat » explicite, la réception du récit fait elle aussi l’objet d’une représentation à l’intérieur du récit cadre. À l’avidité de l’auditoire répond sa sanction, qui est toujours une sanction favorable, c’est-à-dire qu’elle proclame la réussite de cet acte de communication qu’est le récit enchâssé. Le dernier mot revient souvent à l’auditoire, dont nous avons vu qu’il était qualifié comme instance de jugement légitime : dans À un dîner d’athées, le père taciturne du narrateur second, Mesnilgrand, referme la nouvelle en prenant pour la première fois la parole : « Servez donc le café ! […] S’il est, Mesnil, aussi fort que ton histoire, il sera bon »12. C’est dire que nous avons affaire à un texte qui dit et met en scène sa propre efficacité, et qui est volontiers performatif : « Toute criminelle qu’elle soit, on s’intéresse à cette Hauteclaire »13, affirme le  narrateur premier du Bonheur dans le crime.

19Le récit central est par ailleurs régulièrement présenté comme une performance. Les intérieurs aurevilliens sont volontiers des lieux d’émulation : dans À un dîner d’athées, il est explicitement question d’une surenchère dans la discussion : « l’heure des vanteries […] amena les anecdotes, et chacun raconta la sienne »14 ; dès lors, le récit de Mesnilgrand fait figure de point d’orgue, et la réaction de ses auditeurs n’en est que plus révélatrice : « Nulle réflexion ne fut risquée. Un silence plus expressif que toutes les réflexions leur pesait sur la bouche à tous »15. Car, dans l’ensemble de ces récits, la plus forte preuve d’approbation reste sans doute le silence de l’assemblée, silence qui préfigure le silence définitif du texte et sa fin matérielle, mais qui est aussi le résultat de la parole efficace qui a été celle du narrateur second.

20Cette réussite du récit peut toutefois apparaître paradoxale, et c’est ce que révèle, précisément, la mise en relation du début et de la fin, c’est-à-dire des deux pans du récit-cadre qui se répondent aux extrémités du texte. Car, à l’évidence, le récit enchâssé ne répond pas toujours à la question posée. La demande d’explication qui a suscité la prise de parole du conteur dans le récit-cadre n’est pas entièrement comblée lorsque le narrateur se tait, comme le montrent les relances des auditeurs : « Et Néel de Néhou ? »16, demande le narrateur premier d’Un prêtre marié ; « Et la Pudica ?… »17, demande un des auditeurs de Mesnilgrand dans À un dîner d’athées ; « Et après ? »18, demande à Brassard le narrateur du Rideau cramoisi. Dans ces deux dernières nouvelles, le récit est ouvertement déceptif : le personnage narrateur est dans l’incapacité de donner une suite à son récit. À la question de l’auditeur répond, dans À un dîner d’athées, une succession d’interrogations : « Je n’ai plus eu jamais de nouvelles de la Rosalba, dite la Pudica […]. Est-elle morte ? A-t-elle pu vivre encore ? Le chirurgien a-t-il pu aller jusqu’à elle ? »19. La multiplication des questions pointe la béance du texte. Quant à Brassard, il dit très clairement : « Eh bien ! voilà ! il n’y a pas d’après ! »20. Loin de la dissimuler, le texte souligne son incomplétude : englouties par les lacunes du récit, les deux figures féminines ont disparu, et laissent le récit dans l’inachèvement. D’un point de vue diachronique, (et si l’on excepte Le Dessous de cartes d’une partie de whist, qui est en réalité le texte le plus précoce – 1850) ce phénomène va en s’amplifiant dans l’écriture romanesque aurevillienne. Dans Le Chevalier Des Touches, en effet, les questions formulées par l’auditoire à la suite du récit de Barbe de Percy – notamment autour de la « rougeur » d’Aimée – ne trouvent pas de réponses immédiates, mais se voient comblées par la suite, à la faveur du « coup de théâtre » narratif de la fin du texte, la narration omnisciente se révélant in extremis une narration à la première personne. Un ultime protagoniste, dont on ignorait jusque-là l’existence, vient compléter le récit central en prenant en charge l’explicitation des éléments laissés dans l’ombre. Le Chevalier Des Touches offre donc encore l’exemple d’un récit dans lequel les questions formulées à l’ouverture du texte trouvent une réponse à sa clôture. Mais ce modèle de récit sera largement abandonné par la suite.

21Aussi sommes-nous face à un cas étrange, à savoir le paradoxe d’un récit qui, tout en manquant son but (répondre à une question), s’affirme néanmoins comme une réussite. C’est que la « communication » se joue ici sur un tout autre plan : « Le conteur avait fini son histoire, ce roman qu’il avait promis et dont il n’avait montré que ce qu’il en savait, c’est-à-dire les extrémités. L’émotion prolongeait le silence »21. Cet extrait du Dessous de cartes d’une partie de whist révèle bien que, si le récit ne met pas fin à la « curiosité » manifestée à l’ouverture du texte, il permet d’accéder à un autre espace : celui de la rêverie et de l’imagination, maîtres-mots de l’esthétique aurevillienne. C’est précisément parce qu’il est incomplet que le récit constitue un acte de communication réussi. Détournant le contrat initial, ce qu’il propose en échange s’avère bien plus riche, puisqu’il ouvre à l’infini de la rêverie :  « “Quel aimable dessous de cartes ont vos parties de whist ! […] C’est très vrai, ce que vous disiez. À moitié montré, il fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes les cartes” »22. Il s’opère dès lors un déplacement du fameux « horizon d’attente », déplacement qui se révèle fécond.

22Il convient alors sans doute, pour tous ces récits, d’interroger la notion même de dénouement : dans ces textes, qu’est-ce qui, en fin de compte, se dénoue dans les dernières pages ? On peut considérer que, dans le cas d’un récit enchâssé, il y a deux « fins » : celle du récit central, puis celle du récit-cadre. Les récits enchâssés de nos différents textes mettent en œuvre des clausules que l’on peut dire « fermantes », avec le motif du départ ou, plus souvent, de la mort d’un ou plusieurs personnages. Mais, si l’on considère qu’il y a deux fins, le procédé clausulaire se voit dédoublé ; or, le retour au récit-cadre, lui, propose une clausule « ouvrante ». Bien loin de fermer le texte « à double tour », la fin du récit-cadre s’apparente au contraire à un processus de réouverture. Par le biais du motif de la rêverie, le récit-cadre propose une fin qui n’achève ni ne dénoue rien.

23Par ailleurs, c’est bien une continuité brisée qui est donnée à voir aux extrémités matérielles du texte. Ce point ne va pas de soi, dans la mesure où, précisément, il s’agit de récits enchâssés. On pourrait s’attendre à ce que, dans ce type de logique narrative, la fin soit un « retour au même » par rapport au début, un retour au cadre initial qui parachève l’ensemble et en assure la stabilité. Or, la mise en relation du début et de la fin dans les textes de notre corpus vient au contraire mettre à mal l’idée de continuité, puisque le cadre est contaminé par le récit enchâssé, et les figures d’auditeurs altérées. Nous sommes donc face à une perturbation du cadre. La fin est d’autant plus brutale, nous l’avons vu, que le récit-cadre, sous la puissance du récit enchâssé, ne reprend pas, et ne peut que s’interrompre. La comparaison du début et de la fin fait apparaître une déstabilisation de la narration elle-même.

24Le dernier mot, nous l’avons vu, est souvent laissé à un personnage du récit-cadre, comme si le narrateur premier ne retrouvait pas pleinement la maîtrise de son récit. Un prêtre marié offre un exemple particulièrement révélateur de ce phénomène, puisque la situation ébauchée au début du récit-cadre (un homme et une femme dans une situation de séduction sur un balcon) n’est tout simplement pas reprise à la fin. Nous ne saurons rien de ces deux personnages lors du retour au récit-cadre ; le roman se referme sur la voix de Rollon Langrune, le narrateur second, dans un effacement complet de la situation première. Le récit enchâssé a ici entièrement envahi son cadre. L’ensemble de notre corpus nous offre des exemples comparables de récits-cadres envahis par leur centre où le début et la fin, loin de constituer un cadre stable, dessinent les contours d’un texte pensif. Le récit enchâssé exerce à proprement parler un charme sur son auditoire, et le récit-cadre porte les traces de cet envoûtement. Au moment de se « refermer », le texte dérive. L’ouverture à l’espace ineffable de l’imagination est figuré, dans tous les textes, par le silence qui succède à la parole du narrateur second. Ce silence, que nous avons pu lire comme une marque d’approbation de l’auditoire, ne désigne pas une absence ; c’est au contraire un plein, chargé de tout ce que le récit évoque mais qu’il ne formule pas. À la suite du récit de l’évasion du Chevalier Des Touches, « Le tonneau de Bacchus sonna deux heures. Les chiens de Mesnilhouseau ne hurlaient plus. Le silence, que ne fouettait plus la pluie, s’entassait au dehors et tombait dans ce salon, dont le feu s’était éteint et dont le grillon […] s’était endormi »23. Il y aurait au fond deux types de silence : le silence de stupeur que viennent rompre les réactions de l’auditoire, puis un ultime silence, qui ouvre sur un ailleurs, alors que le texte se referme.

25La comparaison du début et de la fin contribue à mettre au jour ce qui peut apparaître comme un paradoxe, à savoir d’une part un phénomène de bouclage du texte, et d’autre part, son ouverture sur l’infini de la rêverie. Le texte obéit à une double logique a priori contradictoire de cohérence interne et, en quelque sorte, de « vaporisation ». Le texte se boucle parfaitement : les auditeurs du début réapparaissent à la fin et reprennent la parole, les motifs se répondent, et pourtant l’ensemble est instable et bascule.

26Le phénomène, en outre, se prolonge dans la mesure où le statut du récit-cadre lui-même peut faire l’objet d’interrogations et s’avère volontiers ambigu : on y trouve, tout autant que dans le récit enchâssé, les marques linguistiques de l’oralité. Tout comme le narrateur second, le narrateur premier, c’est avant tout une voix, qui s’adresse à un auditoire. Dans Le Bonheur dans le crime, la situation de communication du récit-cadre est figurée tout à fait explicitement, au détour d’une phrase, par la mention d’un narrataire : « que voulez-vous, Madame ? »24, et l’on ne pourrait énumérer les adresses au lecteur et autres interpellations qui parsèment les différents récits, ce que nous pourrions appeler, pour reprendre Julien Gracq, une « constante vérification du contact »25 de la part du narrateur premier. Dès lors, la question se pose : quel statut convient-il d’accorder au récit-cadre ? Le récit-cadre apparaissant lui-même comme une conversation, quelle espace peut-on lui assigner ? Quel est, au fond, le cadre du récit-cadre ? Là encore, le lecteur n’a qu’à imaginer… Au fond, la question des frontières du texte semble amenée à se déplacer pour conduire à une démultiplication du cadre, bien plus qu’à un encadrement aux limites strictement fixées. C’est tout particulièrement le cas du Dessous de cartes d’une partie de whist, nouvelle qui met en place des jeux de miroir proprement vertigineux entre les divers niveaux du récit. Dans l’ensemble des textes, on peut constater une grande complexité dans les mécanismes d’enchâssement mis en œuvre par Barbey. Ils sont volontiers démultipliés (comme dans Le plus bel amour de Don Juan), témoignent d’une construction très savante et d’un phénomène étrange de superpositions. On se souvient alors du premier titre que Barbey pensait donner aux Diaboliques : Ricochets de conversation. Titre rhématique, puisqu’il mettait au premier plan le processus narratif qui préside à l’écriture des différents récits.

27On ne saurait donc voir dans le choix du récit enchâssé un simple artifice d’écriture. Ce dispositif textuel est en réalité solidaire et partie intégrante d’une esthétique qui proclame la toute-puissance de l’imagination, mot d’ordre auquel Barbey n’a jamais dérogé. Le début et la fin ne sont pas garants d’une stabilisation, mais bien plutôt témoins d’une explosion. Les salons aurevilliens ne sont clos et protecteurs qu’en apparence ; en réalité, l’étrangeté s’y engouffre, et il en est de même pour le cadre du récit, qui présente une clôture au bord de l’éclatement.

28Le phénomène de circularité entre les différents niveaux de récits institue le texte aurevillien comme instrument d’optique singulier. L’organisation du début et de la fin propre au récit enchâssé et qui, parfois, confine au vertige, tend à déjouer la hiérarchie ordinairement établie entre le récit-cadre et le récit enchâssé. Sur quoi convient-il de s’interroger ? Le cadre n’est-il pas, en fin de compte, tout aussi problématique que le centre ? Nos textes dessinent un champ visuel paradoxal, dans la mesure où ils mettent en valeur une histoire, mais semblent suggérer, tout à la fois, que le cadre lui-même est problématique. Le récit le plus emblématique d’un tel fonctionnement est bien sûr Le Dessous de cartes d’une partie de whist, où l’histoire de la trouble comtesse de Stasseville présente d’étranges échos avec la situation du récit-cadre. Dans cette nouvelle, le récit enchâssé vient révéler les remous qui agitent le salon en apparence paisible de la baronne de Mascranny. Le nom même d’une des auditrices, la comtesse de Damnaglia, la désigne comme « diabolique » et, donc, comme le sujet potentiel d’une autre nouvelle, qui n’est ici qu’entrevue, et qu’il revient au lecteur d’imaginer : « Les plus beaux romans de la vie […] sont des réalités qu’on a touchées du coude, ou même du pied, en passant. Nous en avons tous vu »26, déclare le conteur du Dessous de cartes d’une partie de whist. La porosité du récit enchâssé et du récit-cadre donne forme à la thématique aurevillienne du « dessus » et du « dessous ». La technique du récit enchâssé, par ses effets de « répercussion », désigne au lecteur la réalité comme elle-même réservoir d’histoires « diaboliques ». Peut-être le titre de Ricochets de conversation était-il déjà un titre thématique, et, en définitive, pas seulement rhématique, dans la mesure où l’objet même du recueil, le thème de ces nouvelles, c’est aussi le jeu qui s’instaure entre les différents niveaux du récit. En « ricochant », le récit aurevillien entend déstabiliser son lecteur ; du vacillement du cadre naît l’inquiétude.

29Pour conclure, nous voudrions revenir aux premières pages du roman Un prêtre marié et à cet objet si intéressant qu’est le médaillon. Le portrait qu’il contient, d’apparence ordinaire, exerce cependant une fascination sur tous ceux qui le regardent, et la suite du roman consistera à faire surgir précisément l’extraordinaire qui est dissimulé derrière ce simple visage de jeune fille. Engager à une autre vision du monde et de l’homme et en pointer l’éternel mystère, tel est bien, sans doute, le fondement de l’entreprise aurevillienne. Sa prédilection pour la formule narrative de l’enchâssement témoigne tout autant du goût de Barbey pour la parole vive que de sa foi absolue dans la puissance de l’imagination. Critique, il apprécie avant tout les œuvres capables d’impressionner leur lecteur ; rendant compte de Madame Bovary, il regrette que ce roman ne possède pas « le charme qui fait revenir au souvenir du livre par la rêverie »27. Barbey-lecteur (et Barbey-critique) recherche au fond des sensations analogues à celles des auditeurs de ses propres récits, et c’est précisément ce « charme » que nous voyons opérer à travers le mécanisme de l’enchâssement. De L’Ensorcelée aux Diaboliques, la technique s’affine, les récits se faisant tout à la fois plus sobres et plus lacunaires. Par ce geste romanesque fort et volontiers polémique, qui récuse l’écriture du détail et l’attrait pour les grands systèmes explicatifs propres à son époque, Barbey érige obstinément une œuvre à contre-courant, insituable et profondément séduisante.