Colloques en ligne

Marc Escola

Une équation à deux inconnus : l’encadrement d’Adolphe

1Sait-on bien par où un récit commence et par où il s’achève — si même il s’achève ?

2On voudrait ici avancer une hypothèse paradoxale quant à l’encadrement péritextuel des fictions narratives : l’encadrement vient certes après coup afficher un plein en soulignant ses bords, en mobilisant le plus souvent une instance hétérodiégétique, mais il ne peut éviter de fabriquer un manque ; il assigne au dire narratif ses limites aux deux sens du terme — il circonscrit ce qui a été dit, mais aussi ce qui n’a pas pu l’être dans l’espace du récit. L’encadrement serait ainsi le lieu d’une tension entre inachèvement et continuation : aussi tragique soit-il, un dénouement n’est jamais complet pour la double raison qu’aucune fabula ne peut l’être et qu’un récit ne nous donne jamais qu’une version possible de l’histoire. Le récit achevé continue en effet d’exercer une poussée ; l’encadrement ne la jugule pas : il peut seulement indiquer dans quel sens elle s’exerce, en rassemblant en faisceau les lignes de fuite que le récit a laissé subsister.

3On peut donner de ce paradoxe une formulation plus radicale : la simple présence de l’encadrement suffit à afficher l’incomplétude du récit à laquelle il doit précisément suppléer depuis un autre lieu — extrafictionnel parfois, extradiégétique presque toujours, sans préjuger des innombrables formules intermédiaires ou ambiguës auxquelles les préfaces des romans du XVIIIe siècle nous ont dès longtemps rodés.

4On proposera ici d’affilier cette fonction de suppléance au modèle de la paralipse, cette variété d’analepse qui vient compléter une donnée constitutive de la situation narrative et non la simple ellipse d’un segment diachronique1. La formule de l’encadrement ne tiendrait donc pas dans un énoncé du type il faut préciser d’abord, en amont du récit, ou il faut ajouter, à sa clausule, mais plutôt dans un énoncé ouvertement supplétif : la narration (ou le narrateur) aurait dû dire que… et on y supplée ici pour la complète intelligence du récit. Cette dynamique de la paralipse constitue, on le sait, un très puissant ressort herméneutique ; avec elle s’amorce une logique d’interprétation. Si tout seuil péritextuel est le lieu premier d’un conditionnement de la lecture, comme Andrea Del Lungo en a fait la démonstration2, on est en droit de supposer que la dynamique herméneutique est plus puissante encore quand le récit se trouve avoir deux « débuts ».

5Faisons un pas de plus et posons que cette figure supplétive qui informe l’encadrement n’est pas seulement un ressort de l’interprétation — la paralipse, entendue désormais comme toute forme d’addition qui vient désigner un manque en le comblant, serait le mouvement de l’interprétation elle-même en tant que toute interprétation suppose de reconnaître après coup l’incomplétude du texte et l’arbitraire de son début. Par hypothèse encore, interpréter, c’est produire ce qui manque au texte — configurer le texte pour mettre au jour ce qu’il ne dit pas ; c’est aussi, et plus sûrement encore, circonscrire un creux, dans l’après-coup de la lecture, et l’exhiber pour avoir à le combler. Par là, on a tenté de le montrer ailleurs3, le commentaire — plus généralement, tout discours métatextuel —, se trouve pratiquer des gestes hypertextuels : interpréter, c’est circonscrire un manque pour le produire comme supplément, postuler une soustraction pour avoir à pratiquer une addition. L’interprétation d’un texte relèverait donc de la forgerie : une continuation à fonction également supplétive4.

6On voit où il s’agit d’en venir, et ce que nos deux hypothèses ont finalement de solidaires : si la paralipse comme modèle théorique de l’encadrement se trouve apte à décrire aussi bien la dynamique hypertextuelle à l’œuvre dans l’interprétation, c’est que tout commentaire vise à inscrire dans la Lettre du texte son nécessaire supplément ; ou plus exactement encore : tout commentaire se constitue en récit apte à offrir un « cadre » au texte interprété.

7* * *

8On ira maintenant vers Adolphe comme vers un cas d’école, dans la mesure où le péritexte du roman de Benjamin Constant, comme Michel Charles l’a montré dans une étude elle-même exemplaire5, nous donne précisément à lire une interprétation et de l’histoire et du récit — et même deux interprétations au lieu d’une : celle de l’Éditeur qui se trouve disposer du manuscrit d’Adolphe, celle d’un « inconnu » étranger rencontré en Allemagne, qui dit avoir été le témoin des amours du héros et d’Ellénore. Pour la clarté du propos, rappelons avec M. Charles la complexe structure du roman de Benjamin Constant :

Le livre communément intitulé Adolphe est en fait un ensemble de fragments hétérogènes. […] Nous avons successivement :

1. un Avis de l’Éditeur, où celui-ci fait le récit de sa rencontre avec le héros et de l’histoire du manuscrit perdu.

2. l’« histoire » d’Adolphe ;

3. une Lettre à l’Éditeur écrite par un correspondant inconnu, qui commente cette histoire et invite à sa publication ;

4. la Réponse de l’Éditeur à cette Lettre.

Tous ces textes ont évidemment ceci de commun qu’ils appartiennent à la fiction. Il reste que cet ensemble textuel a trois auteurs (fictifs) : l’Éditeur, Adolphe, l’Inconnu, et qu’il se déploie sur plusieurs plans. Cette hétérogénéité tient à l’interaction entre des structures proprement narratives — Adolphe, entre autres choses, raconte une histoire — et des « structures interprétatives » — l’« histoire » d’Adolphe a été lue par l’Éditeur et par l’Inconnu, et ces interprétations font partie de la fiction6.

9On voudrait montrer d’abord que l’encadrement de l’« histoire » (ou du récit) d’Adolphe tel que nous le connaissons depuis l’édition anglaise de 1816 est lui-même le produit d’une manière de paralipse. On verra ensuite que l’encadrement obéit à ce même jeu supplétif aux trois niveaux qu’il mobilise : les trois instances mises en concurrence (l’Éditeur comme lecteur du manuscrit d’Adolphe et premier interprète, l’Inconnu comme lecteur encore et comme témoin surtout, Adolphe comme narrateur de l’histoire ou « auteur » du manuscrit) parient toutes trois, et chacune à leur façon, sur des paralipses. On posera pour finir qu’en l’état, cet encadrement invite à reconduire le jeu : interpréter Adolphe, c’est toujours substituer un encadrement à un autre, c’est-à-dire peu ou prou le récrire. On a d’autant moins de raison de s’en priver que le dossier génétique du roman est riche de plus d’un texte possible.

10Et d’abord, cette première surprise : l’encadrement tel qu’il figure dans toutes les éditions depuis 1816 n’appartient pas au premier état du texte ou tout au moins à l’état le plus ancien connu — la copie générale de ses œuvres à laquelle Benjamin Constant a fait procéder en 18107. Le fait est capital, non par simple plaisir de l’érudition mais parce qu’il nous oblige à regarder d’emblée l’encadrement de 1816 comme le produit d’une « poussée » du récit, lequel est pour sa part demeuré le même d’une édition à l’autre à quelques variantes mineures près — pression en vertu de laquelle l’auteur s’est obligé à inscrire dans l’espace même de la fiction une interprétation et de l’histoire et du récit au prix donc d’une manière de continuation. En 1810, le texte ne comportait encore que le seul Avis de l’Éditeur comme un simple seuil, mettant classiquement en jeu le topos du manuscrit retrouvé, sans prétendre donc à un complet encadrement. Nulle mention de l’Inconnu rencontré en Allemagne, et conséquemment nulle promesse d’une Lettre surnuméraire en fin de volume. L’Avis de l’Éditeur s’achevait ainsi :

…[La cassette] renfermait beaucoup de Lettres sans adresses […], un portrait de femme et un cahier contenant l’anecdote ou l’histoire qu’on va lire. J’y trouvai de plus dans un double fond très difficile à apercevoir, des diamants d’un assez grand prix. Je fis insérer dans les papiers publics un Avis détaillé. Trois ans se sont écoulés sans que j’aie reçu aucune nouvelle. Je publie maintenant l’anecdote seule, parce que cette publication me semble un dernier moyen de découvrir le propriétaire des effets qui sont en mon pouvoir. J’ignore si cette anecdote est vraie ou fausse, si l’étranger que j’ai rencontré en est l’auteur ou le héros. Je n’y ai pas changé un mot. La suppression même des noms propres…8

11La leçon appelle trois remarques au moins : dès lors que la publication du manuscrit y est donnée comme le moyen de découvrir le légitime propriétaire de la cassette, le caractère narratif de l’Avis se trouve d’autant mieux marqué — le récit de la rencontre inaugurale demeure en attente d’une suite —, et la narration d’Adolphe revêt en conséquence une dimension plus nettement métadiégétique ; faute d’un témoignage secondaire, l’Éditeur n’a aucun moyen de trancher entre fiction et autobiographie, ni de statuer sur les relations que le désespéré de Cerenza entretient avec l’histoire (auteur ou héros ?) — le statut de l’anecdote est donc lui-même suspendu à une suite possible du récit premier ; faute d’information complémentaire encore, l’Éditeur ne peut savoir si Adolphe a survécu à sa mélancolie italienne ou s’il y a succombé : l’interprétation du manuscrit doit être elle-même différée, sans qu’on ait ici à distinguer entre l’interprétation du récit et l’interprétation de l’histoire. Tout le sens de « l’anecdote ou l’histoire qu’on va lire » se trouve ainsi soumis à la possibilité d’une suite. L’énoncé matriciel de l’Avis dans sa version originale serait donc : « il aurait fallu que je puisse dire d’abord… si Adolphe a survécu au désespoir, s’il est bien le héros de cette triste histoire… mais peut-être pourrai-je le dire bientôt » ; tout est fait pour ménager la possibilité d’un supplément qui devra s’écrire sous la forme d’une paralipse : si l’histoire des amours d’Adolphe et d’Ellénore demande à être interprétée, l’interprétation est ici projetée comme une continuation destinée à combler une lacune.

12Il est dès lors difficile de ne pas regarder l’encadrement dans les versions de 1816 et 18249 comme le produit de cette logique. La variante décisive tient, comme on sait, dans la mention de « l’Inconnu » rencontré « par hasard », « dans une ville d’Allemagne », qui vient prendre structurellement la place des « diamants d’un assez grand prix » offerts dans la première version — à partir de quoi c’est le récit lui-même et non plus la cassette qui se trouve avoir un double fond. L’apparition de l’Inconnu suffit à instituer comme un second épisode dans le niveau diégétique premier : le « hasard » est venu suppléer à ce qui devait être l’effet de la publication, l’Éditeur recevant d’un témoin les données qui manquaient, lesquelles autorisent à régler le statut de l’histoire en révélant la fin de son héros, auteur et narrateur tout à la fois.

13Mais la surprise est maintenant que cette nouvelle version de l’Avis de l’Éditeur, loin de résorber les lacunes inscrites dans le premier état du texte, reconduit le jeu supplétif en projetant non pas exactement une suite, mais bien une sorte de continuation — la Lettre de l’Inconnu nous étant promise pour plus tard — à laquelle l’interprétation du récit est ici encore suspendue.

14La surprise est en outre que chacune des pièces de l’encadrement va mettre en œuvre la même procédure en combinant librement opérations de soustraction et d’addition. Isolons d’abord nettement, à l’exemple ici encore de M. Charles, les trois niveaux qui forment ce savant dispositif péritextuel où interviennent trois instances — l’Éditeur responsable du dispositif et qui en signe deux des pièces (l’« Avis » inaugural, une « Réponse » finale) ; l’Inconnu qui, dans une unique Lettre donnée par l’Éditeur à la suite du récit d’Adolphe, délivre à la fois un témoignage et une interprétation de l’histoire ; Adolphe comme personnage du récit inaugural, héros et narrateur de l’histoire encadrée, mais aussi éditeur de deux fragments d’une Lettre d’Ellénore, sur lesquels s’achève sa narration. On peut montrer que les trois instances viennent désigner après coup une lacune dans le déjà-écrit ou le déjà-lu, pour trouver paradoxalement en elle les ressources d’une continuation soit de l’histoire soit du récit avec laquelle leur interprétation, soit de l’histoire soit du récit, se confond. L’opération, indissolublement herméneutique et hypertextuelle, consiste pour chacun d’eux à fonder leur interprétation sur une paralipse.

15Examinons donc chacune de ces pièces dans l’ordre où l’Éditeur nous oblige à les lire.

161. La pièce décisive est logiquement la première, qui commande l’ensemble du dispositif dans sa version de 1816 ; le texte en est délibérément « troué » ou lacunaire, l’Avis de l’Éditeur mettant en place les manques auxquels il sera nécessaire de suppléer après coup.

17Dans la diégèse d’abord : le récit cadre de la rencontre de Cerenza compte à sa façon une scène manquante, celle d’une confession orale, sur le modèle de la rencontre de Renoncour et Des Grieux ; la narration d’Adolphe pourrait avoir son lieu ici, comme confession orale, et l’Éditeur pourrait être le narrateur premier introduisant à une narration métadiégétique — au lieu de quoi son rôle sera celui d’un éditeur confronté aux problèmes posés par l’établissement d’un manuscrit.

18Dans la mention de la « cassette » ensuite, qui ne recèle plus de diamants, mais toujours des Lettres, « fort anciennes », avec le cahier « contenant l’histoire qu’on va lire » — Lettres « sans adresses ou dont les adresses et les signatures étaient effacées ». La précision pourrait avoir une fonction diégétique immédiate, en ce qu’elle fonde l’impossibilité de retrouver le propriétaire : simple résidu ici du premier état de l’Avis au lecteur, puisque la décision de publication n’est absolument plus conditionnée désormais par la nécessité de retrouver le propriétaire ; la fonction de la précision est surtout métadiégétique : la cassette et les Lettres sont sans nul doute celles dont il est question dans le récit d’Adolphe lors de l’agonie d’Ellénore (p. 114), et encore au lendemain de sa mort (p. 117).

Elle me pria de lui apporter une cassette qui contenait beaucoup de papiers ; elle en fit brûler plusieurs devant elle, mais elle paraissait en chercher un qu’elle ne trouvait point, et son inquiétude était extrême. […] « Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais où, une Lettre qui vous est adressée ; brûlez-la sans la lire, je vous en conjure au nom de notre amour […]. » Je le lui promis, elle fut plus tranquille. […]

L’on m’apporta tous les papiers d’Ellénore, comme elle l’avait ordonné ; à chaque ligne, j’y rencontrai de nouvelles preuves de son amour, de nouveaux sacrifices qu’elle m’avait faits et qu’elle m’avait cachés. Je trouvai enfin cette Lettre que j’avais promis de brûler ; je ne la reconnus pas d’abord ; elle était sans adresse, elle était ouverte : quelques mots frappèrent mes regards malgré moi ; je tentai vainement de les en détourner, je ne pus résister au besoin de la lire tout entière. Je n’ai pas la force de la retranscrire.

19De cette Lettre capitale, nous connaîtrons, comme on le rappellera mieux plus loin, que deux fragments lesquels viennent former solidairement, à l’initiative du seul Adolphe apparemment, la clausule du récit. L’alternative ouverte par l’Éditeur dans l’Avis au lecteur (« Lettres sans adresses ou dont les adresses étaient effacées ») arme donc discrètement la question de la sincérité d’Adolphe comme narrateur. Mais le passage ménage aussi la possibilité d’une autre question rétrospective : parmi les lettres nombreuses renfermées dans la cassette, l’Éditeur a-t-il pu lire ou non la Lettre d’Ellénore dont Adolphe ne veut donner que deux fragments au lieu de la « retranscrire » ? On doit vraisemblablement répondre par l’affirmative : on imagine mal que le héros endeuillé ait perdu ou livré aux flammes cette Lettre décisive… À regarder de près cet Avis, rien ne permet donc de savoir à première lecture si ces Lettres nous seront ou non données — « l’histoire qu’on va lire » ne signifie pas qu’on ne lira que le seul contenu du « cahier ». On ne comprendra qu’après coup que l’Éditeur a probablement choisi de ne pas livrer le contenu de cette missive testamentaire, non plus que toutes les lettres qui furent pour Adolphe « de nouvelles preuves » de l’amour d’Ellénore.

20Le récit de la rencontre de l’Inconnu dans une ville d’Allemagne appelle des réserves du même ordre : il n’est pas dit ici qu’il s’agit d’un témoin direct ; il est seulement précisé que la Lettre reçue de l’Inconnu, qui nous est promise pour « la fin de cette histoire » car « elle serait inintelligible si on la lisait avant de connaître l’histoire elle-même », certifie la mort des deux protagonistes, réglant ainsi le statut du texte. Mais la réserve essentielle — M. Charles l’a soulignée — tient dans le silence observé sur la « Réponse » adressée par l’Éditeur à la « Lettre de l’Inconnu » : cette dernière pièce du dispositif, que rien n’annonce ou ne laisse prévoir, viendra donc pour le lecteur comme un supplément absolu.

21Autant d’ellipses ménagées délibérément et destinées à placer le sens du récit dans un au-delà de la narration ; se trouve ainsi amorcée une suppléance rétrospective qui viendra autoriser l’interprétation que l’Éditeur entend faire prévaloir. Disons-le autrement : l’Éditeur crée les conditions d’une incomplétude pour que son interprétation puisse légitimement se donner dans une addition.

222. Enjambons maintenant le récit d’Adolphe pour aller à la deuxième pièce du dispositif, créée, redisons-le, en 1816 seulement : la « Lettre de l’Inconnu » à l’Éditeur.

J’ai connu la plupart de ceux qui figurent dans cette histoire, car elle n’est que trop vraie. J’ai vu souvent ce bizarre et malheureux Adolphe, qui en est à la fois l’auteur et le héros ; j’ai tenté d’arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d’un sort plus doux et d’un cœur plus fidèle, à l’être malfaisant qui, non moins misérable qu’elle, la dominait par une espèce de charme, et la déchirait par sa faiblesse. Hélas ! la dernière fois que je l’ai vue, je croyais lui avoir donné quelque force, armé sa raison contre son cœur. Après une trop longue absence, je suis revenu dans les lieux où je l’avais laissée, et je n’ai trouvé qu’un tombeau. (119)

23 Cet étranger, qu’on apprend ici avoir été le témoin de l’histoire, c’est un peu Antiochus commentant l’autobiographie de Titus pour un improbable éditeur qui chercherait à concurrencer Suétone (l’analogie, on le verra, est moins hasardeuse qu’il y paraît) — et on tient avec cette déclaration venue après le récit d’Adolphe une authentique paralipse, dûment relevée par M. Charles qui la laisse cependant hors dispositif. Il y a paralipse en ceci qu’Adolphe a omis de mentionner ce témoin, proche confident d’Ellénore, dans l’épisode polonais de l’histoire. Cette paralipse ne sera pas comblée — la fonction dévolue par l’Éditeur à la Lettre de l’Inconnu ne consiste en effet nullement à l’exhiber pour apporter les informations manquantes ou jeter le soupçon sur la narration du héros. L’Inconnu est finalement moins un témoin qu’un interprète, et s’il peut proposer deux interprétations de l’anecdote, c’est en fonction de deux autres lacunes et non pas de cette omission d’Adolphe dont, pour sa part aussi, il ne semble pas s’offusquer.

Vous devriez, monsieur, publier cette anecdote. Elle ne peut désormais blesser personne, et ne serait pas, à mon Avis, sans utilité. Le malheur d’Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante […].

L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qu’il l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent […] ; et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié.

S’il vous en faut des preuves, monsieur, lisez ces Lettres qui vous instruiront du sort d’Adolphe ; vous le verrez […] toujours la victime de ce mélange d’égoïsme et de sensibilité qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres […]. » (119-120)

24Au jugement de ce lecteur du manuscrit qui fut aussi un témoin de l’affaire, l’exemplarité de l’anecdote compterait donc un versant féminin et un versant masculin10. Le sort d’Ellénore illustrerait la force des préjugés sociaux, pour autant qu’on s’attache à sa lutte solitaire sur laquelle la narration d’Adolphe fait à peu près l’impasse ; le destin d’Adolphe est par ailleurs passible d’une interprétation tragique, à la condition d’une addition ou continuation du récit autobiographique. D’un côté comme de l’autre, l’histoire n’est complète qu’au prix d’un supplément à la narration autodiégétique, et dans les deux cas on se trouve devoir recourir à des lettres : celles d’Adolphe que l’Inconnu offre à l’Éditeur, celles d’Ellénore dont l’Éditeur se trouve par hypothèse déjà disposer — si bien que le meilleur encadrement serait celui qui enchâsserait le récit d’Adolphe dans une correspondance… Le fait que l’Inconnu soit aussi un témoin de l’histoire ne lui confère finalement pas d’autorité particulière : interpréter, c’est toujours subordonner une addition à une soustraction préalablement exhibée, désigner rétrospectivement un manque pour avoir à le combler.

253. Avant d’en venir à la Réponse de l’Éditeur, retournons à la fin de l’ultime chapitre du récit d’Adolphe, sur laquelle s’achevait en 1810 le roman de Benjamin. M. Charles a bien montré que le narrateur y occupait une posture d’éditeur, dès lors qu’il choisit de refermer sa narration sur deux simples fragments de la Lettre interdite d’Ellénore.

Je n’ai pas la force de la [i.e. cette Lettre] transcrire. Ellénore l’avait écrite après une des scènes violentes qui avaient précédé sa maladie. « Adolphe, me disait-elle, pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? […] », « Dites-un mot, écrivait-elle ailleurs. […] Faut-il donc que je meure, Adolphe ? Eh bien, vous serez content ; elle mourra, cette pauvre créature que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importune Ellénore […] que vous regardez comme un obstacle […] ; elle mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard. » (117-118)

26Dans ce qui est bien, de la part d’Adolphe, une décision d’auteur (M. Charles fait valoir au passage que l’opération n’a de sens que si Adolphe conçoit sa narration à l’intention d’un tiers lecteur), se combinent là encore un geste d’addition et un geste de soustraction, lesquels ont solidairement pour effet d’autoriser une suite, esquissée au futur, avec une interprétation de l’histoire — une interprétation comme suite, une suite comme interprétation. Telle est à l’évidence la fonction dévolue à la prophétie finale d’Ellénore, qui suffit à projeter un au-delà narratif qui est à la fois sa continuation et son interprétation. C’est cette interprétation qu’Adolphe entend faire prévaloir en laissant le dernier mot à Ellénore ; mais c’est aussi la lecture que l’Inconnu donne de l’histoire sur son versant masculin, et c’est encore l’interprétation supportée par l’Avis inaugural de l’Éditeur si l’on s’en tient au seul récit de la rencontre de Cerenza — ou si on le lit dans sa version de 1810…

274. Voyons maintenant la dernière pièce du dispositif, la Réponse à la Lettre de l’Inconnu par l’Éditeur, lequel a décidé du dispositif et entend bien avoir le dernier mot. Rappelons ici l’analyse de M. Charles : la Réponse à l’Inconnu doit être la dernière pièce du dispositif parce que l’Éditeur veut invalider la double « lecture » de l’Inconnu, également généreuse pour les deux protagonistes, en cautionnant in fine une autre interprétation centrée sur le seul exemple d’Adolphe — interprétation non pas tant de l’histoire que de la narration elle-même.

S’il [ce manuscrit] renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse […]. La grande question dans la vie, c’est la douleur qu’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait. Je hais d’ailleurs cette fatuité d’un esprit qui croit excuser ce qu’il explique ; je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui […] s’analyse au lieu de se repentir. (121)

28L’interprétation « autorisée » est donc adossée à un refus de celle proposée par l’Inconnu comme par Adolphe et que tendait aussi à accréditer le récit inaugural de la rencontre de Cerenza laquelle n’est pas ici rappelée — et ne pourrait pas l’être sans dommage ; il est même assez curieux de lire sous la plume de quelqu’un qui a rencontré Adolphe inconsolable :

J’aurais deviné qu’Adolphe a été puni par son caractère même, qu’il n’a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile […] ; j’aurais deviné tout cela, quand vous ne m’auriez pas communiqué sur sa destinée de nouveaux détails, dont j’ignore encore si je ferai quelque usage. (121-122)

29Refus d’une interprétation qui est aussi refus d’une suite, de ces « preuves » que l’Inconnu alléguait comme garant de l’exemplarité du sort d’Adolphe — et refus symétrique (encore que silencieux) de donner à lire les Lettres d’Ellénore contenues dans la cassette dont l’existence n’est pas davantage rappelée ici… Au terme de ces deux refus de l’Éditeur, le sens de l’histoire se trouve coïncider avec la narration en tant qu’elle reflète le « caractère » d’Adolphe — « haïssable » jusque dans la décision d’interrompre son récit sur la citation de deux fragments de la Lettre d’Ellénore.

30Apparemment, donc, l’Éditeur est seul, parmi les trois instances du dispositif, à refuser tout supplément au récit, à le regarder comme complet et suffisant en tant que portrait d’un « caractère ». Mais tel est bien le coup de force : ce récit n’est complet que de figurer dans cet encadrement dont l’Éditeur a décidé et qui ne peut dire l’inutilité d’une continuation et la complétude du récit qu’en lui ajoutant quelque chose au terme d’une opération de soustraction qui nous dérobe les deux ensembles de Lettres. Paralipse encore : « Adolphe aurait dû dire qu’il a été puni par son caractère même »… ce qui est à la fois dénoncer sa narration, désigner un manque, le combler et fournir du même coup une interprétation et de l’histoire et du récit. En d’autres termes, le « vrai » récit n’est pas celui que délivre Adolphe, suspect de complaisance, mais celui que le dispositif nous permet de lire en « amendant » en quelque façon la narration sans attenter pourtant, pour autant que l’on puisse toutefois en juger, à la lettre du texte.

31On aura noté que les interprétations de l’Éditeur et de l’Inconnu ne divergent finalement que faute de s’accorder sur la nature ou l’étendue du manque auquel il faudrait suppléer ; mais dans les deux cas l’interprétation n’existe qu’à partir du moment où la narration d’Adolphe prend place dans un autre texte qui doit lui servir de cadre.

32Si chacune des pièces du péritexte et l’encadrement comme dispositif obéissent au même modèle, en combinant librement soustraction et addition selon une logique que l’on peut rapporter à la paralipse, force est de constater que l’authentique paralipse qui résulte de la juxtaposition à la longue narration d’Adolphe d’un bref récit de l’Inconnu reste pour sa part sans effets ; l’Éditeur ne songe apparemment pas à « accuser » dans le récit d’Adolphe « l’oubli » délibéré d’un témoin ; et ce n’est pas non plus sur cette lacune, on l’a dit, que se fonde la double interprétation proposée par l’Inconnu. On est dès lors tenté d’entrer dans le jeu que nous cherchions jusqu’ici seulement à décrire : quel supplément appelle donc cette seule paralipse qui puisse constituer une interprétation du texte en même temps qu’une forgerie ?

33La paralipse nous invite d’abord à traquer dans le récit d’Adolphe une trace de la présence de ce tiers que le héros-narrateur aurait cru bon d’occulter. À relire le début de la Lettre de l’Inconnu, il est assez évident que le personnage a prétendu auprès d’Ellénore à un tout autre rôle que celui de simple confident :

J’ai tenté d’arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d’un sort plus doux et d’un cœur plus fidèle, à l’être malfaisant qui, non moins misérable qu’elle, la dominait par une espèce de faiblesse. Hélas ! la dernière fois que je l’ai vue, je croyais lui avoir donné quelque force, avoir armé sa raison contre son cœur. Après une trop longue absence, je suis revenu dans les lieux où je l’avais laissée, et je n’ai trouvé qu’un tombeau. (119)

34N’en doutons pas : ce « cœur fidèle » susceptible d’offrir à Ellénore un « sort plus doux » n’a pas battu ailleurs que dans la poitrine de l’Inconnu, lequel a vainement attendu son heure sans avoir su ou pu précipiter la rupture d’Adolphe et d’Ellénore. On doit au demeurant s’interroger sur la durée de son rôle et celle de sa « trop longue absence » : où donc, dans le récit négligent d’Adolphe, faut-il inscrire les possibles faits et gestes de ce rival ?

35La narration semble se prêter par deux fois au moins à une telle spéculation : au chapitre V d’abord, où il est fait rapidement allusion à « un homme qui venait habituellement chez Ellénore » et qui avait pour elle « la passion la plus vive » (p. 71) ; mais le personnage quitte assez vite la scène, si l’on en croit tout au moins le récit d’Adolphe qu’il n’y a aucune raison de suspecter sur ce point : encouragé par la récente rupture d’Ellénore avec le comte, l’homme se permet des « railleries outrageantes », qui lui valent le définitif congé Ellénore et un duel avec Adolphe dont il sort battu et « dangereusement blessé »… Notre respectueux inconnu n’a décidément pas le physique de l’emploi, d’autant que sa Lettre semble se référer seulement au séjour polonais, dernière période de l’histoire. C’est alors au chapitre VIII qu’il faut s’attacher, et à ce moment où Ellénore, par une « révolution » qu’Adolphe qualifie de « singulière », cherche « à exciter [l]a jalousie » de son insensible amant en « recherchant les hommages des hommes qui l’entouraient » :

Cette femme si réservée, si froide, si ombrageuse, sembla subitement changer de caractère. Elle encourageait les sentiments et même les espérances d’une foule de jeunes gens, dont les uns étaient séduits par sa figure, et dont quelques autres, malgré ses erreurs passées, aspiraient sérieusement à sa main ; elle leur accordait de longs tête-à-tête ; elle avait avec eux ces formes douteuses mais attrayantes, qui ne repoussent mollement que pour retenir, parce qu’elles annoncent plutôt de l’indécision que de l’indifférence, et des retards que des refus. (99)

36Notre inconnu est sans doute à compter au nombre des victimes de ce qui fut de la part d’Ellénore un « calcul faux et déplorable » — le jugement d’Adolphe, fondé sur le propre aveu de l’intéressée et l’irrécusable témoignage de « faits » ultérieurs, n’étant apparemment pas en cause ici.

J’ai su par elle dans la suite, et les faits me l’ont démontré, qu’elle agissait ainsi par un calcul faux et déplorable. Elle croyait ranimer mon amour en excitant ma jalousie ; mais c’était agiter des cendres que rien ne pouvait réchauffer. (100)

37Si le récit d’Adolphe ne permet pas de distinguer une figure singulière dans la « foule » indéterminée des « jeunes gens », il est troublant de constater que la narration multiplie les hypothèses sur cet épisode sans qu’on sache bien d’abord si celles-ci sont à imputer au héros dans le temps de l’histoire ou au narrateur dans le temps de l’écriture :

Peut-être se mêlait-il à ce calcul, sans qu’elle s’en rendît compte, quelque vanité de femme ; elle était blessée de ma froideur, elle voulait se prouver à elle-même qu’elle avait encore des moyens de plaire. Peut-être enfin dans l’isolement où je laissai son cœur, trouvait-elle une sorte de consolation à s’entendre répéter des expressions d’amour que depuis longtemps je ne prononçais plus. Quoi qu’il en soit, je me trompai quelque temps sur ses motifs. J’entrevis l’aurore de ma liberté future ; je m’en félicitai […]. (ibid.)

38Pareille déclaration, reconnaissons-le, coupe les ailes à nos spéculations sur le rôle de l’Inconnu : si un tiers avait pu prendre place auprès d’Ellénore, comme ce fut pour l’héroïne non pas une tentation mais un « calcul », il est vraisemblable ou en tous cas conforme au comportement constant du héros, qu’Adolphe aurait tout fait pour favoriser ce « rival ». On voit dès lors mal pourquoi le narrateur passerait sous silence ce tiers personnage ; à supposer qu’un « inconnu » ait été en quelque façon distingué par Ellénore et encouragé par Adolphe, on voit mal surtout comment la narration pourrait faire absolument l’impasse sur son rôle…

39Convenons que la lettre du texte se prête mal au relevé d’ellipses authentiques et à la fouille de ce chantier à livre ouvert que constitue la paralipse : si les spéculations tournent court, c’est bien sûr que le romancier en personne a décidé après coup de « l’invention » de ce tiers personnage, à l’égard duquel la narration d’Adolphe ne saurait donc se montrer bien « accueillante » ; on peine logiquement à faire une place à l’Inconnu dans un récit où son « absence » n’a pas été préalablement ménagée.

40Peut-être devons-nous alors déborder le péritexte fictionnel pour se tourner vers l’une des préfaces — on sait que le roman en a connu deux, dites respectivement « de la seconde » (1816) et « de la troisième » éditions (1824). La préface de 1816, conçue en réponse à un article du Morning Chronicle qui désola Benjamin, est conçue comme un « Essai sur le caractère moral et le résultat moral de l’ouvrage » : elle fait bel et bien du roman un essai de morale (« je n’ai pas seulement voulu prouver le danger de ces liens irréguliers… »), et c’est à elle que s’adossent jusqu’à nos jours la plupart des commentaires. La préface de 1824, rédigée quelque vingt ans après les premières esquisses du roman, a moins retenu l’attention des critiques ; elle s’attache à définir le projet esthétique dont l’œuvre est le produit, en amont de toute préoccupation morale ; Adolphe y est en effet d’abord présenté comme une « anecdote » :

écrite dans l’unique pensée de convaincre deux ou trois amis réunis à la campagne de la possibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même.

Une fois occupé de ce travail, j’ai voulu développer quelques autres idées qui me sont survenues et ne m’ont pas semblé sans une certaine utilité. (30)

41M. Charles a bien noté que cette curieuse formule échappe absolument « au champ interprétatif délimité dans et par la fiction » et le dispositif péritextuel11 : l’auteur de Rhétorique de la lecture la maintient comme telle hors de son analyse. Si l’on veut bien s’arrêter cependant à cette déclaration, qui donne le projet esthétique comme premier, on doit conclure que le projet moral dans lequel la préface précédente faisait tenir l’ambition unique du roman, s’est développé en quelque sorte à la marge, à l’occasion de la gageure esthétique.

42Dans son tour lapidaire (« donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et la situation serait toujours la même »), la formule ne peut manquer d’en évoquer une autre, plus célèbre sans doute, sur les mérites d’une action parfaitement simple ; on ne peut pas ne pas songer ici à la maxime énoncée par Racine dans la préface de Bérénice (1670) :

Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien.

43Les deux fabulæ sont-elles au demeurant tellement éloignées l’une de l’autre ? De quoi s’agit-il au fond dans Bérénice comme dans Adolphe sinon d’une action idéalement simple, sinon d’une situation presque immuable : une longue scène de séparation où l’adieu est à la fois nécessaire et impossible ?

44Si rien ne permet de conclure à un souvenir précis de Bérénice dans le projet esthétique affiché comme premier en 1824, on peut toutefois souligner qu’il y entre une part de surenchère sur la « simplicité » racinienne. Le dramaturge, on s’en souvient peut-être, n’était pas parvenu à « réduire » l’action à deux personnages, et n’avait pu se dispenser de promouvoir avec Antiochus un troisième protagoniste, singulièrement impuissant à précipiter la rupture comme à profiter des hésitations de Titus. Dans l’encadrement du roman imaginé en 1816 par Benjamin, c’est bien un Antiochus qui passe la tête, et avec lui le troisième personnage dont l’histoire la plus simple a finalement besoin.

45Le rapprochement invite à analyser désormais la paralipse comme un effet de la pression qu’exerce sur le texte réel un texte fantôme, qui survit à son oblitération comme un « membre fantôme » au lendemain d’une amputation. Ce qu’on visera désormais sous ce nom ne sera pas la trace d’un scénario intertextuel, où Benjamin rivaliserait avec la fabula de Bérénice, mais bien le résidu d’un premier Adolphe, où l’histoire se jouerait non pas à deux mais à trois personnages — ou plus si affinités : tout compte fait, la Tite et Bérénice de Corneille (1670 encore) se jouait bien à quatre pour s’achever non en tragédie mais, assez heureusement, comme une « comédie héroïque »…

46De cet Adolphe avant Adolphe, sacrifié au bénéfice d’un « roman dont les personnages se rédui[sent] à deux et dont l’action [est] toujours la même », il se trouve que le Journal de Benjamin a gardé la mémoire. Dans un chapitre de L’Écrivain et ses travaux, P. Bénichou a donné une analyse minutieuse des pages du Journal consacrées à la difficile genèse du roman12. On doit retenir quatre moments dans cette longue gestation — en simplifiant beaucoup et sans trop entrer dans le détail des hésitations proprement biographiques de l’auteur entre deux femmes :

47— Octobre 1806 : Benjamin conçoit le projet d’un roman pleinement autobiographique qui ferait le récit de sa relation avec Charlotte de Hardenberg, un amour de jeunesse trahi, oublié, puis repris, plusieurs fois ajourné, heureux enfin ; dans les intervalles de cette passion discontinue prend place, comme on sait, l’orageuse relation avec Mme de Staël.

48— Novembre 1806 : Benjamin imagine de greffer sur ce roman ce qu’il appelle un « épisode » (« l’épisode d’Ellénore »), soit l’histoire d’une rupture qui constitue le préalable au retour heureux vers l’amour de jadis. Le nouveau projet (nommons-le « premier Adolphe » ou « Adolphe I ») consiste donc à faire fiction des hésitations de Benjamin entre Mme de Staël et Charlotte. Apparaissent toutefois très vite des difficultés de jonction entre l’épisode et l’action principale, et le romancier doute de pouvoir mener à son terme le premier roman.

49— Décembre 1806 ; après une lecture publique du seul épisode qui a désormais pris le pas sur le roman, Benjamin note dans son Journal :

Cette lecture m’a prouvé que je ne pouvais rien faire de cet ouvrage en y mêlant un autre épisode de femme. Ellénore cesserait d’intéresser, et si le héros contractait des devoirs envers une autre et ne les remplissait pas, sa faiblesse deviendrait odieuse13.

50La formule signale que la hiérarchie entre les deux fils narratifs s’est quelque peu inversée : ce qui devait être « l’épisode d’Ellénore », soit l’histoire d’une rupture, semble avoir si bien pris le pas sur le roman d’amour heureux que ce dernier se voit ici qualifié en retour « d’épisode » ; la réflexion du romancier engage au demeurant des préoccupations éthiques, au sens étymologique du terme (éthos : caractère) : un Adolphe qui ne parviendrait pas à rompre avec celle qu’il n’aime plus pour aller vers celle qu’il aime et dont il se sait aimé, s’attirerait non pas tant la pitié que le mépris du lecteur, et sa « faiblesse » demeurerait injustifiable.

51— Le Journal observe ensuite le plus complet silence sur cette gestation : dans la copie des œuvres établie en 1810 figure seulement le texte finalement publié en 1816 (baptisons-le « Adolphe II »), dans la leçon qu’on a signalée.

52On doit comprendre que l’histoire d’une rupture impossible, qui fait le roman de 1816, est aussi l’histoire d’un roman impossible : le projet initial prévoyait bien de faire figurer dans Adolphe une rivale d’Ellénore. Le roman de 1816 est donc à lire comme le roman réussi d’une rupture impossible, roman lui-même issu d’une séparation obligée d’avec un autre roman qui aurait dû être le roman heureux d’une rupture réussie…

53Le texte réel garde-t-il une trace du scénario initial ? Notre problème se trouve avoir changé sinon de face du moins de sexe : la paralipse faisait signe vers un personnage masculin, et c’est désormais une seconde figure féminine également « inconnue » qu’il nous faut poursuivre.

54Le récit d’Adolphe n’en promeut qu’une, on s’en souvient peut-être, sous les traits d’une amie d’Ellénore à laquelle Adolphe est amené à faire pour la première fois le récit de son histoire. Est-ce un hasard si la rencontre prend place au chapitre VIII, soit au moment même où s’opère en Ellénore la « révolution » plus haut rappelée, qui aurait pu autoriser la promotion d’un personnage masculin, « rival » d’Adolphe ? L’amie anonyme, on s’en souvient peut-être, est d’abord en service commandé : Ellénore a imaginé de recourir à elle « pour découvrir le secret » qu’elle soupçonne Adolphe de lui cacher, et les raisons en lui d’une « agitation » nouvelle et taciturne.

Cette amie m’entretint de mon humeur bizarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d’un lien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d’isolement. Je l’écoutais longtemps en silence ; je n’avais dit jusqu’à ce moment à personne que je n’aimais plus Ellénore ; ma bouche répugnait à cet aveu qui me semblait une perfidie. Je voulus pourtant me justifier ; je racontai mon histoire avec ménagement, en donnant beaucoup d’éloges à Ellénore, en convenant des inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur les difficultés de notre situation, et sans me permettre une seule parole qui prononçât clairement que la difficulté véritable était de ma part l’absence d’amour. La femme qui m’écoutait fut émue de mon récit : elle vit de la générosité ans ce que j’appelais de la faiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Les mêmes explications qui mettaient en fureur Ellénore passionnée, portaient la conviction dans l’esprit de son impartiale amie. On est si juste lorsqu’on est désintéressé ! […]. Les reproches d’Ellénore m’avaient persuadé que j’étais coupable ; j’appris de celle qui croyait la défendre que je n’étais que malheureux. Je fus entraîné à l’aveu complet de mes sentiments ; je convins que j’avais pour Ellénore du dévouement, de la sympathie, de la pitié ; mais j’ajoutait que l’amour n’entrait pour rien dans les devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors renfermée dans mon cœur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore au milieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus de réalité et de force, par cela seul qu’un autre en était devenu dépositaire. (95-96)

55Passage capital, où l’on voit le héros devenir narrateur, et découvrir les vertus pathétiques d’un récit habilement « ménagé »… De quoi au fond Adolphe fait-il ici l’apprentissage, sinon de ce génie insupportable à l’Éditeur (« je hais d’ailleurs cette fatuité d’un esprit qui croit excuser ce qu’il explique […] ; cette vanité […] qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant », p. 121) ?

56A-t-on à partir de là les moyens d’offrir à « l’anecdote » telle que rescapée du naufrage d’un roman à deux intrigues amoureuses, un autre encadrement ? On esquissera maintenant un programme de récriture — non pas avec le souci de « reconstituer » le texte perdu ou le roman abandonné mais avec l’ambition de donner l’existence à un texte fantôme qui hante les limbes du texte réel. Une récriture qui voudrait être encore un commentaire ou une interprétation, non de l’histoire (comme l’Inconnu), non pas même du récit d’Adolphe (comme l’Éditeur), ni de la concurrence entre ces lectures (à l’instar de M. Charles), mais du projet esthétique premier tardivement affiché par le romancier dans la préface à la troisième édition.

57Trois biais résolument différents s’offrent à un tel programme, qu’on se contentera ici d’indiquer (il y faudrait tout un livre).

581. Le premier consisterait à exploiter un autre récit autobiographique : Cécile, texte longtemps égaré par l’auteur, ou plus exactement abandonné vers 1813 en même temps qu’une malle, sinon une « cassette », à Gœttinguen (Allemagne), retrouvé en 1948 seulement et finalement publié par A. Roulin en 195114. La rédaction du manuscrit peut être datée des derniers mois de l’année 1811 (il ne figure pas dans la copie générale de 1810 déjà mentionnée), soit quatre ou cinq ans après l’abandon du premier Adolphe. Nul doute que les deux projets ait été d’abord, et peut-être durablement, liés dans l’esprit du romancier : A. Roulin va jusqu’à faire l’hypothèse que, lors des négociations de 1824 avec l’Éditeur Brissot-Thivars pour une réédition du roman de 1816, Benjamin Constant songeait à publier Cécile à la suite d’Adolphe — sinon à fondre l’un dans l’autre les deux récits. Sous des noms à peine déguisés, Cécile relate avec la plus complète précision chronologique les péripéties des amours de Benjamin et de Charlotte de Hardenberg (Cécile de Waltenbourg dans la fiction) jusqu’à la veille de leur mariage, passion périodiquement « traversée », pour reprendre ici un terme de la poétique dramatique classique, par la jalousie ou l’ascendant de Mme de Staël (Mme de Malbée). La place de « l’épisode » d’Adolphe y est en quelque façon marquée en creux, à la fin de la Deuxième époque du récit (août 1794), enveloppée dans une « vaste lacune » (paralipse encore) qui coïncide pour le narrateur avec la rencontre de Mme de Malbée :

Ses Lettres [i.e. de Cécile], toujours affectueuses et douces, m’auraient sans doute ramené vers elle et déjà je m’occupais, quoique négligemment encore, de m’en rapprocher, lorsque je rencontrai, par un hasard qui eut sur ma vie une longue influence, Mme de Malbée, la personne la plus célèbre de notre siècle, par ses écrits comme par sa conversation. […] J’en devins passionnément amoureux. Cécile fut pour la première fois complètement effacée de ma mémoire. Je ne lui répondis plus. Elle cessa enfin de m’écrire ; et ici commence dans notre histoire une vaste lacune, interrompue seulement de temps en temps par des circonstances en apparence insignifiantes, mais qui semblaient nous avertir d’un bout de l’Europe à l’autre que nous avions été destinés à nous unir. (200, nos italiques)

59La « Troisième époque » (juin 1795-août 1796) s’ouvre aussitôt après sur cette précision, qui prélude à un long portrait de Mme de Malbée :

Quoique je n’aie point à traiter ici de ce qui se passa pendant quinze ans entre Mme de Malbée et moi, je ne puis me dispenser de parler en détail d’une femme dont le caractère et les passions, le charme et les défauts, les imperfections et les qualités furent d’une si grande importance pour le sort de Cécile et le mien. (Ibid.)

60Cette « lacune » délibérée et cette manière de chassé-croisé fait très probablement signe vers les difficultés de l’année 1806 et du premier Adolphe : le projet de traiter ensemble, dans un même récit, deux intrigues amoureuses que le romancier échoua à subordonner l’une à l’autre. Les « époques » suivantes de Cécile esquissent toutefois un tel scénario, où l’on voit le narrateur se promettre périodiquement de rompre avec Mme de Malbée pour revenir vers Cécile, et, « par une étrange fatalité », tout aussi régulièrement incapable de s’arracher à sa « dépendance » et à une passion que pourtant il n’éprouve plus… La sixième époque introduit même, pour une courte scène, un tiers personnage qui offrirait à l’Inconnu du second Adolphe le rôle qu’on peinait à lui inventer : bien décidé, au lendemain d’un séjour auprès de Cécile, à « déclarer enfin » à Mme de Malbée son « inébranlable volonté de rompre », le héros s’arrête quelques jours chez son père pour reprendre haleine ; il y est rejoint par « un ami de Mme de Malbée, instituteur de ses enfants », et par elle chargé d’obtenir le retour de l’infidèle ; à lire le détail de la scène, on ne peut s’empêcher de penser que le personnage pratique une sorte de double jeu, et qu’il voudrait pouvoir s’acquitter de sa mission tout en précipitant la rupture :

Nous eûmes à ce sujet quelques conversations assez vives, surtout de mon côté ; mais cet homme y mit du sien, beaucoup de patience, de douceur et d’adresse. […] Il me flatta de l’idée d’amener Mme de Malbée à ce que je désirais par la douceur, et en lui offrant une dernière preuve d’amitié. Il m’offrit son assistance pour y parvenir. (225)

61Reconnaissons ici que le plus jeune des frères Schlegel ferait un rival, sinon un « inconnu », assez présentable, et que la scène donne à rêver plus d’une variante possible…

622. & 3. Le deuxième biais pour un troisième Adolphe est lui-même double, pour des raisons que le lecteur aura peut-être anticipées : on a plus haut régulièrement affiliés les problèmes affichés par Benjamin dans la rédaction du premier Adolphe et la vraisemblable scission du projet initial en deux récits distincts (Adolphe II 1816, Cécile) au modèle de l’unité d’action tragique et aux deux Bérénice — jusqu’à la délicate question de « l’horreur » que ne manquerait pas de susciter un héros différant une rupture pourtant nécessaire à son bonheur avec une autre, qui rejoint le « classique » problème du miaron aristotélicien…15 Il a peut-être manqué à Benjamin, confronté à un héros partagé entre deux passions, de recourir à la doctrine qui fait tenir l’unité de l’action non dans son unicité mais dans la « concurrence » dynamique entre une action secondaire et une action principale — laquelle profite à peu près seule des interférences entre ces deux « fils » et de tous ces moments où un « acteur épisodique » vient « traverser » les visées des « premiers amants »16. En vertu de cette conception (qui fournirait au demeurant une assez bonne définition de certains adultères…), et si l’on fait fond sur le projet esthétique affiché par Benjamin en 1824, on disposerait finalement de deux modèles.

63On rêvera donc, avec Racine, à un Adolphe III qui se jouerait à trois personnages, avec, à la place de l’Inconnu, un Antiochus qui attendrait son heure et la propice rupture d’Ellénore et Titus, ou bien, avec Corneille cette fois, d’un roman à quatre personnages, où Adolphe ne ferait point « horreur » d’hésiter entre deux passions si la Bérénice finalement délaissée trouvait à se consoler dans les bras d’un deuxième homme… Convenons qu’avec un Inconnu mâtiné du caractère de Schlegel Jr., avec l’amie quelque peu complaisante qui se laisse d’emblée séduire par le récit pathétique d’Adolphe, avec des fragments de Cécile et quelques ressorts assez expédients de Tite et Bérénice, on aurait encore de quoi forger pour notre roman un peu mieux qu’un encadrement17.

64Mais sans doute convient-il de présenter les choses autrement — plus sagement ? Au lieu de solliciter Racine ou Corneille, qui n’en peuvent mais, pour « refaire » Adolphe au prix de quelques variantes, demandons-nous plutôt si Benjamin n’a pas réussi là où les deux dramaturges ont en quelque façon échoué : si la fabula racinienne compte trois personnages au lieu des deux qu’imposait seuls la « simplicité » du sujet, et si la Préface de Bérénice s’efforce de promouvoir la fameuse « tristesse majestueuse » comme émotion dramatique, c’est au fond que Racine ne pouvait guère donner sa tragédie comme tragiquement simple et simplement tragique ; Corneille de son côté, plus conséquent sans doute dans l’analyse du sujet, a voulu traiter cette histoire de rupture impossible en authentique « comédie héroïque ». Il appartient donc finalement au seul Benjamin Constant d’avoir su élever à la dignité tragique une histoire « dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même »…

65* * *

66Quel sens donner à pareilles spéculations en fonction de l’hypothèse initiale sur la structure de l’encadrement péritextuel des fictions narratives ? On a voulu ici simplement illustrer de quelle « poussée » un récit dûment achevé est encore capable, sur laquelle toute interprétation est nécessairement en prise. Le cas exemplaire d’Adolphe et le jeu complexe de la paralipse aux différents niveaux postulés par son encadrement, viennent révéler la dimension finalement hypertextuelle de tout dispositif d’encadrement, et de la dynamique herméneutique elle-même. Qu’il y ait ainsi dans tout texte de quoi en faire un autre, telle est sans doute la commune conviction qui guide ici tant l’Éditeur comme instance de fiction que les interprètes bien réels. Qu’il soit alors possible de lire deux textes à la fois au bénéfice d’un troisième, telle serait encore l’une des grandes lois d’une histoire littéraire bien comprise. Qu’il soit enfin loisible de penser ou décrire dans les mêmes termes, tout à la fois la genèse d’une fiction, son dispositif rhétorique et la dynamique de son interprétation, telle est peut-être en définitive l’ambition d’une théorie des textes possibles et d’une forme de commentaire qui conjuguerait délibérément interprétation et récriture.