Colloques en ligne

Christopher Lucken

Tabula librorum. Le répertoire méthodique de la bibliothèque du collège de Sorbonne (XIVe siècle)

1Une tabula. C’est ainsi qu’un certain Jean (Johannes), socius — et peut-être armarius ou librarius — du collège de Sorbonne, désigne le répertoire méthodique de la magna libraria ou libraria communis du collège qu’il a rédigé entre 1321 et 1338 (plus probablement dans les années 1320) et dont il précise l’objectif dans une très intéressante préface (intitulée par la critique Doctrina tabule)1. C’est à cette entreprise qu’est principalement consacrée cette étude. Je chercherai à montrer que ce catalogue (mais aussi tous ceux qui peuvent lui ressembler) fonctionne comme une espèce de table des matières de ce livre total qu’est devenue en quelque sorte la bibliothèque du collège de Sorbonne : une bibliothèque qui se présente — et semble avoir été pensée — comme une véritable encyclopédie, formée non d’extraits de textes choisis dont elle offrirait un florilège, mais de la version complète de tous les ouvrages (écrits ou traduits en latin) constitutifs des différentes disciplines — de la grammaire à la théologie — élaborées au cours du temps par les auctores et les clercs incarnant le savoir (et qui, pour la plupart, étaient enseignées ou étudiées par les maîtres et les étudiants de l’université de Paris). Avant d’analyser les raisons qu’avance Jean pour justifier la confection de cette tabula et en décrire le fonctionnement, je commencerai par la situer brièvement dans l’histoire des outils bibliothéconomiques mis au point par le collège de Sorbonne. Ce document, à la fois singulier et emblématique, permettra de souligner la transformation que connurent au cours du xiiie siècle les catalogues de bibliothèques, qui se mirent à devenir de véritables moteurs de recherche à l’usage des lecteurs, alors que jusque-là ils n’étaient le plus souvent que de simples inventaires dépourvus de véritable classement, chargés avant tout de décrire les biens acquis, possédés ou transmis par leur propriétaire. Aussi font ils partie des instruments de travail qui se développèrent au cours de cette période marquée par une importante production d’ouvrages et d’entreprises à caractère encyclopédique2.

La bibliothèque du collège de Sorbonne et ses outils bibliothéconomiques

2Le collège fondé en 1257 par Robert de Sorbon (1201-1274) à destination des maîtres et des étudiants pauvres de la faculté de théologique de l’université de Paris (« collegium pauperum magistrorum / scholarium jn theologica facultate Parisiensis studentium ») semble avoir très rapidement décidé de mettre à la disposition de ses membres les ouvrages nécessaires à leurs études. Les statuts du collège édictés vers 1270 par Robert de Sorbon stipulent que, pour être admis, il fallait jurer de prendre soin des manuscrits de la communauté comme si c’étaient les siens, ne pas les sortir en dehors de cet établissement et les retourner si on les demandait ou si on quittait la ville3. Les volumes qui n’étaient pas en possession des sociétaires étaient vraisemblablement conservés dans un coffre ou une armoire à livres.

3La bibliothèque de ce collège fut constituée grâce aux dons de ses membres. Dès 1258, Robert de Douai († 1268) lui légua tous ses livres de théologie (bibles, originalia et gloses ordinaires)4. En 1272, Gérard d’Abbeville en augmenta considérablement la richesse, aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif, en léguant à sa mort près de 300 manuscrits5 (dont la plupart provenait de la bibliothèque de Richard de Fournival [1201-1260])6. Deux ans plus tard, Robert de Sorbon légua à son tour 70 manuscrits7. Lors de l’inventaire de 1290, cette bibliothèque contenait 1017 volumes. Comme le notent Richard et Mary Rouse, elle était alors devenue « une des bibliothèques les plus considérables d’Europe »8. Elle continua de s’accroître et, lorsque fut réalisé l’inventaire général de 1338, elle comprenait 1722 manuscrits répartis en deux ensembles : un quart environ se trouvait dans la libraria communis (l’adjectif magna qui lui sera attribué par la suite décrivant vraisemblablement la taille de la pièce qui l’abritait), qui comprenait les manuscrits enchaînés placés en libre accès ; les trois quart restant étaient contenus dans la parva libraria, qui comprenait les manuscrits entreposés dans les « magasins » qu’il était loisible d’emprunter pour une durée plus ou moins longue. Aussi est-il possible d’affirmer qu’« aucune autre institution universitaire de cette époque, à Paris, Oxford ou Bologne, ne possédait une bibliothèque approchant celle de la Sorbonne en taille ou en qualité »9.

4Dans son testament, Gérard d’Abbeville demandait que le collège de Sorbonne prenne soin des manuscrits qu’il lui léguait : ses livres de théologie et de droit canon devront être enchaînés ; les autres livres feront l’objet d’un inventaire (inventarium) dont le procureur rendra compte chaque année et ne seront prêtés que contre une caution équivalente à leur prix10. Apparaît ici pour la première fois une distinction entre les manuscrits destinés à un usage privé et ceux qui doivent demeurer accessibles à tous. Ce n’est toutefois qu’en 1289 que semble avoir été vraiment mise en place la libraria communis (vraisemblablement sur le modèle des bibliothèques communes des ordres mendiants), constituée d’une salle distincte de celle où sont entreposés les manuscrits pouvant être prêtés : une salle où les manuscrits les plus utiles ou les plus utilisés par les sociétaires sont enchaînés à une table ou à un pupitre déterminé afin que chacun puisse les consulter sur place quand il le souhaite11. C’est à ces manuscrits que sera consacré le répertoire méthodique dont il est ici question.

5Le premier inventaire de la bibliothèque du collège de Sorbonne semble avoir été réalisé peu après le décès de Gérard d’Abbeville (en 1274). Comme en témoigne le fragment qui nous est parvenu, les manuscrits sont regroupés selon leur matière (par exemple, tous ceux consacrés aux originalia Augustini forment un même ensemble)12. Chaque recueil fait l’objet d’une notice décrivant son contenu. Il est en outre distingué à l’aide de l’incipit du recto des deuxième et pénultième folios. Sont également mentionnés (le plus souvent) le nom de son légataire et son prix13. Ces indications devaient permettre d’identifier précisément le manuscrit concerné (notamment lorsqu’il avait été prêté). Ce dernier était lui-même pourvu d’un ex libris fournissant également le nom de son légataire et son prix.

6Les mêmes principes guident l’inventaire (registrum) réalisé en 1290 (qui ne nous est pas parvenu mais dont on connaît l’existence grâce à une note postérieure)14. S’y ajoute, pour chaque matière, une numérotation des manuscrits, qui leur sert en quelque sorte de cote et qui permet de fixer la place qu’ils occupent dans l’ensemble et de les retrouver plus facilement15. La section dans laquelle chaque volume est conservé et le numéro qui lui a été attribué sont également notés sur les feuilles de garde du volume concerné (par exemple, Inter originalia Augustini 3).

7Les manuscrits étant souvent mal rangés ou dispersés auprès de différentes personnes sans qu’on sache où ils se trouvent, il fut décidé en 1321 de réorganiser la bibliothèque, « pour l’utilité du collège et une meilleure conservation des livres »16. Il fut d’abord arrêté qu’aucun manuscrit ne serait prêté à l’extérieur de l’institution, sinon après serment et contre une caution supérieure à sa valeur. On ordonna ensuite que, pour chacun des ouvrages produits dans toutes les disciplines, un exemplaire au moins — et le meilleur — soit déposé et enchaîné dans la libraria communis, serait-il unique, « le bien commun étant plus conforme à la volonté de Dieu que le bien d’un seul ». Ceux qui détiennent un tel ouvrage devront donc le retourner sans protester. Les manuscrits pouvant circuler parmi les membres du collège seront placés sous la responsabilité de conservateurs (custodes) élus par la communauté, à qui seront confiées les clés de la bibliothèque et qui devront rendre compte des éventuels volumes perdus. Pour mieux remplir leur fonction, ils renouvelleront le registre de prêt (« renovent registrum ») et devront mentionner à côté de chaque manuscrit qui aura été sorti le nom de l’emprunteur17. Enfin, comme on ne parvenait plus à mettre la main sur de nombreux manuscrits qui se trouvaient précédemment dans la bibliothèque, il fut décidé de réaliser un nouvel inventaire des volumes existants (« novum registrum super libris nunc existentibus ») afin qu’ils soient dorénavant mieux conservés.

8Aucun inventaire réalisé en 1321 ne nous est parvenu, mais celui de 1338 en est très probablement l’héritier direct18. Les 1722 manuscrits qui s’y trouvent mentionnés sont regroupés en 59 sections en fonction de leur matière, depuis les exemplaires de la Bible jusqu’à quelques « libri in gallico », en passant par les Pères de l’Église et les différentes disciplines enseignées à l’université (chaque manuscrit réunissant le plus souvent des textes appartenant à un même domaine). Au sein de chaque section, les volumes retenus font l’objet d’une brève description et sont pourvus d’un numéro, mais l’ordre suivi par la numérotation n’est pas fondé sur des critères de contenu.

9Un second catalogue fut également confectionné suite aux mesures prises en 1321 pour réorganiser la bibliothèque du collège de Sorbonne. Il concerne plus précisément la libraria communis et se compose de deux parties étroitement liées. Il y a d’abord l’inventaire des manuscrits enchaînés sur les différents pupitres où ils sont rangés (« Isti sunt libri venerabilis colegii pauperum magistorurum de Sorbona libraria communi »). Il y a ensuite le catalogue raisonné des œuvres qui s’y trouvent contenues, soit le répertoire méthodique que j’ai mentionné pour commencer. Tous deux sont vraisemblablement dus à Jean. C’est à ce double catalogue que je vais désormais me consacrer19.

Le répertoire méthodique de la libraria communis et sa préface

10Les divers outils bibliothéconomiques mis en place par le collège de Sorbonne étaient destinés à faciliter l’accès aux manuscrits de la bibliothèque et à permettre à l’ensemble des membres de la communauté de lire ou consulter les ouvrages nécessaires à leurs études et à leurs travaux. Tels sont aussi les objectifs de la libraria communi et de son catalogue.

11« Le savoir caché et le trésor que personne ne voit, quelle en est l’utilité pour chacun ? » C’est par cette citation bien connue de l’Ecclésiastique (XX : 32) que Jean débute la préface de sa tabula. Le trésor dont il parle ici est celui que recèlent les livres :

On trouve [invenitur] […] dans les livres des anciens, et spécialement des saints, un trésor inépuisable pour les hommes, et ceux qui en ont fait usage ont mérité de participer à l’amitié de Dieu, recommandés qu’ils sont à cause des dons de la science, comme le dit le Livre de la Sagesse, chapitre VII.

12« Nus ne deit son sens celer ; / Ainz le deit hon demonstrer », affirmait déjà Benoît de Sainte-Maur au seuil du Roman de Troie (ca 1160) en invoquant ce texte attribué à Salomon (en particulier VII : 7-21)20. Si les « philosophes » et les « ancessor » qui « troverent les parz / E les granz livres des set arz » s’étaient tus, le monde serait resté à l’état de « bestes » (v. 6-16). La « scïence qui est teüe / Est tost obliee et perdue », alors que celle qui est « bien oïe / Germe, flurist et fructifie » (v. 19-24). Sagesse et savoir sont ici indissociables. Ils forment ce thesaurus infinitus auquel chaque être humain doit pouvoir accéder si l’on veut qu’il progresse. Ceux qui ont reçu ou détiennent une part de ce trésor doivent le transmettre à leur tour. Ils ne manqueront pas d’être rétribués pour cela par Dieu. Or, précise Jean :

Le savoir est caché non seulement dans le cœur des savants qui ne se soucient pas d’être utiles aux autres par le talent qu’ils ont reçu, mais toute sorte de sagesse et de science est également cachée dans les manuscrits des anciens docteurs qui se sont efforcés de faire part non seulement aux hommes de leur temps, mais à ceux à venir, des ruisseaux de leur savoir, pour obtenir la plus grande récompense en écrivant au prix de nombreux labeurs et de nombreuses veilles.

13Le savoir caché dont il est ici question n’est ni celui que gardent pour eux-mêmes ceux qui préfèrent se taire plutôt que de le partager, ni celui que doit extraire l’exégèse ou l’interprétation des textes. Il n’est pas dissimulé par le silence ou derrière le sens littéral, mais à l’intérieur même des livres et des bibliothèques. Les manuscrits faisaient d’ailleurs souvent partie du trésor d’une église ou d’une abbaye21. Mais ils pouvaient être entreposés sans ordre ni classement dans des coffres ou des armoires. Il était alors impossible, ou du moins très difficile, de savoir quels ouvrages étaient conservés et donc de pouvoir y accéder. Cette difficulté était d’autant plus que grande que le nombre de manuscrits était important (ce qui, comme nous l’avons vu, était le cas de la bibliothèque du collège de Sorbonne) :

Bien qu’à la vérité les livres de ces docteurs soient entre les mains de nombreuses personnes et se trouvent dans leurs bibliothèques, ils sont ignorés par ceux qui les possèdent à cause de la multitude des volumes, ou à cause du grand nombre d’ouvrages souvent contenus dans un seul volume, ou par suite du manque de titre.

14Plus il y a de livres, plus il est difficile de les trouver. La richesse d’une bibliothèque se retourne paradoxalement contre elle-même : au lieu de conserver les connaissances du passé comme c’est son rôle, ce lieu semble contribuer à les faire disparaître. Confronté à d’innombrables manuscrits entreposés de manière désordonnée, des recueils comprenant plusieurs textes et l’absence de titres (soit de tables de matières mentionnant clairement les titres des ouvrages contenus dans chaque recueil), le lecteur ne peut que se perdre — et laisser du même coup se perdre le savoir qui se trouve pourtant à sa portée. C’est pour remédier à une telle situation — et mettre un terme à l’ignorance qu’elle entraîne — que Jean décida d’aider les sociétaires du collège de Sorbonne (et les membres extérieurs qui pouvaient être admis en son sein) à s’orienter parmi les nombreux manuscrits qui se trouvent désormais rassemblés dans la libraria communis en en rédigeant à leur usage un répertoire méthodique :

Comme je voyais cela se produire dans la présente maison, […] et comme c’était encore moins tolérable de voir cela se produire dans une bibliothèque commune [libraria communi], où l’on pouvait difficilement trouver [invenire] ce qu’on cherchait [quod querebat] alors même qu’une multitude de livres de presque toutes les disciplines y étaient entreposés pour être étudiés par tous, j’ai désiré apporter un remède à cette difficulté et à ce défaut, et ouvrir un chemin [viam] dans ladite bibliothèque pour que chacun puisse trouver [ad inveniendum] le livre ou le savoir qu’il recherchait [quereret], si cela pouvait en quelque manière commodément se faire. Je n’ai pas craint de placer avant mon propre intérêt l’utilité de tous, sachant que le bien commun est d’autant plus conforme à la volonté de Dieu qu’il est commun et que le travail que je fais pour moi mourra avec moi, tandis que celui que je fais pour les autres ne mourra pas dans l’éternité. J’ai donc commencé seul, suivant le meilleur moyen que j’ai pu trouver, à établir pour la multitude des livres une table [tabula] grâce à laquelle chacun, s’il connaît la manière dont elle est organisée, pourra facilement et rapidement trouver [invenire] chacune des sciences qu’il lui plaira d’étudier, et pourra sans longues recherches [sine longa inquisitione] repérer [reperire] le livre sur le sujet ou de l’auteur qu’il voudra, par le titre ou par l’incipit, à condition qu’il se trouve dans la présente librairie. Et ainsi, comme je l’espère, mon travail ne sera pas seulement utile pour moi, mais pour tous ceux qui sont à la recherche du savoir [exquirentibus disciplinam].

15Au lieu de laisser le lecteur s'égarer dans les méandres d’une bibliothèque aussi imposante que mal rangée sans parvenir à découvrir le livre qu’il souhaite lire (quitte à tomber par hasard sur quelque ouvrage inconnu conformément au célèbre topos du livre trouvé dans la bibliothèque qu’illustre de manière exemplaire l’Histoire de la destruction de Darès le Phrygien que reprend Benoît de Sainte-Maur dans le Roman de Troie22), Jean préfère le guider en lui indiquant le chemin qu’il pourra emprunter pour atteindre rapidement le but recherché. C’est — a priori — la somme de tous les chemins menant à l’ensemble des livres contenus dans la libraria communis du collège de Sorbonne qu’entend tracer — ou cartographier — sa tabula. Il suffira désormais de connaître le titre ou l’incipit de l’écrit désiré pour le retrouver à la place qui lui a été assignée.

16L’image du chemin (via) est trop riche et diverse pour être rattachée à un domaine particulier. Elle peut rappeler le rapport étymologique qu’établit Isidore de Séville entre littera et iter (les lettres traçant une route pour le lecteur)23, ou encore les voies dont sont constitués le trivium et le quadrivium. Elle peut aussi faire écho aux chemins qu’emprunte l’homo viator comme tout pèlerin engagé sur le chemin de la vie (sans oublier les chevaliers errants dont les romans multiplient les pérégrinations). Plus simplement, elle implique ici un passage à l’intérieur d’un espace privé de repères et voué à la confusion, où risque de se perdre celui qui s’y aventure. Le chemin permet à qui le suit (et qui ne cherche pas à le quitter pour lui préférer quelque sentier de traverse) de passer sans heurt ni retard d’un point à un autre, sans avoir à tracer lui-même son propre parcours. La voie de la sagesse ne consiste-t-elle pas à se diriger avec constance vers l’objectif qu’on s’est fixé plutôt que de s’en laisser distraire par les aléas de Fortune ? C’est à quoi est habituellement chargé de veiller un directeur de conscience. Comme l’écrit Sénèque, « lorsque quelqu’un erre à travers champs faute de savoir son chemin, mieux vaut le remettre dans la bonne voie que de le chasser »24. Tel est également l’objectif de Jean, qui souligne avoir œuvré pour le bénéfice des autres (postérité comprise), plutôt que pour son seul intérêt. Sa tabula doit leur servir de carte routière. C’est pourquoi il y a répertorié l’ensemble des chemins menant le plus directement possible aux différents lieux qu’ils peuvent vouloir — ou devoir — rejoindre.

17D’où vient cependant et que désigne plus précisément le terme de tabula qu’emploie Jean à propos de son entreprise et que nous avons traduit avec Léopold Delisle par « répertoire méthodique »25 ? Signifiant tout d’abord une simple planche, ce terme est fréquemment utilisé en latin classique pour désigner une table ou une tablette à écrire (auxquelles s’applique plus souvent son diminutif tabella)26. Il se réfère également à des registres de compte, à des placards où sont affichées les lois — comme c’est le cas avec les tabulae sur lesquelles Moïse inscrivit les commandements de Dieu (Ex, XXXIV : 1) — ou encore à de simples listes. Ce sont à ces derniers sens que se rapportent principalement tabularia (dépôt des archives de l’état), tabularius (archiviste ou greffier) et tabellio (tabellion chargé de la rédaction des actes notariés). Au Moyen Âge, tabula conserve ces différentes acceptions. Comme le note Olga Weijers, ce mot pouvait désigner « à la fois tableau ou schéma, liste en général (comme la liste des travaux de la semaine affichée dans les monastères, des registres, etc.), et, aussi, liste alphabétique ou systématique ou de mots. Par conséquent, tabula veut dire répertoire aussi bien qu’index »27. Ces deux derniers sens se retrouvent dans la tabula de Jean. Il est d’ailleurs « difficile, à cette époque, de séparer les répertoires et les index »28. Ils ont notamment la même fonction : « ce sont des moyens de trouver rapidement un sujet, un mot, un passage dans un texte ou dans un corpus de textes. Ils sont tous les deux destinés à faciliter la consultation rapide de documents »29. Tel est bien le rôle qu’attribue Jean à sa tabula30.

18Formée le plus souvent par la liste des têtes de chapitres, la table des matières épouse le mouvement habituel de la lecture. Elle remonte à l’Antiquité. L’un des premiers ouvrages à en prévoir une est l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien († 77), ouvrage encyclopédique constitué principalement d’extraits « tirés de la lecture d’environ 2.000 volumes […] provenant de 100 auteurs de choix »31. Lui est d’ailleurs consacrée la totalité du premier livre32. Comme l’indique Pline au terme de la lettre à l’empereur Vespasien qui sert d’introduction à cette somme, la description précise du contenu de chacun des 36 autres livres qui la composent doit permettre au lecteur de trouver ce qu’il cherche sans avoir à tout lire (Fig. 1). Cette table des matières s’oppose donc à une lecture linéaire et permet de générer autant de lectures qu’il y aura de lecteurs (et les autorise même à se contenter de lire la table des matières, ce qui semble être le cas de l’empereur du fait des nombreuses tâches auxquelles il doit consacrer son précieux temps)33 :

Comme il me fallait, pour le bien public, avoir égard à tes occupations, j’ai joint à cette épître la table de chacun des livres [quid singulis contineretur libris] et j’ai apporté le plus grand soin à t’épargner de devoir les lire. Par là tu rendras service aussi aux autres lecteurs : au lieu de parcourir tout l’ouvrage, chacun cherchera que ce qu’il désire et saura où le trouver [ut quisque desiderabit aliquid, id tantum quaerat et sciat quo loco inveniat]. Le procédé a déjà été employé dans notre littérature, par Valérius Soranus pour les livres qu’il a intitulé Ẻποπτίδων (Initiées).

img-1-small450.jpgFig. 1 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b107243121/f330.image.r=latin%206803 : Paris, BnF, lat. 6803 [milieu du xiiie siècle], f° 15r. Fin du Livre I de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, comprenant l’elenchus ou table des matières de cet ouvrage (qui porte ici sur la fin du Livre XXXVI et le Livre XXXVII : « Libro XXXVII, in quo continentur origo gemmarum », sujet du premier chapitre de ce dernier livre comme l’indique le capitulum primum ajouté au-dessus par le rubricateur), et début du Livre II. À noter le titre courant (Liber II), la numérotation des chapitres, le titre rubriqué (« Capitulum primum Gaii Pliniis Secundi naturalis historie liber secundus incipit. An finitus mundus et an unus »), et les différentes initiales en couleur. Utilisé par Thomas d’Irlande pour la composition de son Manipulus florum, ce ms. pourrait éventuellement provenir de Richard de Fournival et avoir été légué au collège de Sorbonne par Gérard d’Abbeville.

19Comme le souligne O. Weijers, l’usage des tables des matières s’est généralisé « depuis le milieu du xiie siècle. Ces listes s’appellent le plus souvent capitula, tituli ou rubrice (titres écrits en rouges ou rubriques), mais plus tard, elles aussi furent souvent désignées par le mot tabula »34. À l’instar de l’Histoire naturelle de Pline, ces listes sont généralement constituées par l’énumération des titres ou des rubriques servant à identifier les différentes parties d’un ouvrage. Elles peuvent aussi être accompagnées d’une brève description de leur contenu, comme en témoignent par exemple les « capitula ou conclusiones composés par Robert Kilwardby vers 1250 »35.

20Rendus possibles par le passage du rouleau au codex, les index ne se développeront vraiment qu’au xiiie siècle36. À la différence des tables des matières, ils ne suivent pas l’ordo narrationis. Et bien plus qu’elles, ils invitent le lecteur à lire ou à parcourir un texte selon une tout autre logique que celle qu’implique la succession linéaire des parties dont il est constitué. L’index peut être fondé sur une organisation systématique des connaissances (selon les matières, les thèmes, différentes catégories ou ce qu’on peut qualifier de « champs lexicaux »), ou, surtout à partir de 1240, sur un classement alphabétique (qui a pour avantage de ne pas dépendre des différents systèmes d’après lesquels on peut organiser ou cataloguer le monde et le savoir). C’est à quoi correspondent en particulier les distinctiones37, les concordances bibliques38, les concordances ou index consacrés aux Pères de l’Eglise comme ceux que réalisa Robert Kilwardby († 1279)39, ou encore la Tabula super Speculum historiale fratris Vincentii que Jean de Hautfuney consacra vers 1320 (soit à l’époque où Jean rédigea sa propre tabula) au célèbre Speculum historiale de Vincent de Beauvais († 1264)40.

21Le répertoire de la libraria communis du collège de Sorbonne fonctionne à la fois comme une table des matières et comme un index. Rappelons tout d’abord qu’il est accompagné — ou précédé — d’un inventaire des manuscrits enchaînés disposés sur les vingt‑six bancs ou pupitres (scamnus) de la salle où se trouve cette bibliothèque. Chaque banc y est distingué par une ou deux lettres de l’alphabet (de A à AD) et comprend une quantité variable de recueils (de quatre à vingt-trois), désignés de manière sommaire par un titre pouvant correspondre à la première ou à la principale œuvre contenue (Fig. 2).

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Fig. 2 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85856071/f254.image.r=NAL%2099 : Paris, BnF, NAL 99, p. 242. Inventaire des manuscrits de la libraria communis du collège de Sorbonne (allant ici de la fin du pupitre V au début du pupitre AB).

22La tabula elle-même se divise en 52 sections thématiques. Jean en décrit brièvement l’ordo :

L’organisation et la manière de procéder [ordo et processus] de cette table est le suivant. D’abord y sont répertoriés les livres de grammaire, avec les auteurs et les poètes, ensuite les livres de logique, etc., comme on le verra plus bas indiqué par les titres. Quant aux rubriques qui contiennent une multitude d’ouvrages ou d’auteurs, j’ai suivi l’ordre [ordinem] des lettres de l’alphabet.

23Les premières sections correspondent aux disciplines enseignées à la faculté des Arts, soit la grammaire, la poésie (c’est-à-dire les textes écrits en vers généralement associés à la grammaire), la logique, les libri naturales (c’est-à-dire la physique et la métaphysique aristotéliciennes), l’éthique et les disciplines du quadrivium. Suit une section consacrée à la médecine, puis 42 sections relatives à la théologie (de la Bible aux questiones sur les Sentences de Pierre Lombard). L’ensemble s’achève par une section consacrée au droit canon et deux sections réunissant un ensemble de sermons et les ouvrages de Raymond Lulle († 1315)41. Jean précise que les œuvres contenues dans les sections comprenant un nombre important de textes sont classées selon l’ordre alphabétique. Par exemple, la section des libri morales commence par Aristote (dont les traités relevant de cette catégorie sont prolongés par les commentaires qui leur ont été consacrés) ; suivent Apulée (qu’on aurait dû mettre avant Aristote si l’ordre alphabétique était respecté de façon stricte), Boèce, Macrobe, le pseudo-Hermès (sous le nom de Mercure), Platon, Sénèque, Tullius Cicéron, Solin (qu’on aurait peut-être dû placer avant Tullius), Valère Maxime et quelques autres textes ou auteurs qui semblent avoir été ajoutés à ce corpus sans être intégrés dans l’ordre alphabétique42. Lorsque ce n’est pas l’alphabet, c’est le plus souvent un ordre logique qui a été suivi (comme c’est aussi le cas ici avec la position initiale accordée à Aristote), fondé notamment sur l’importance ou le rôle qu’on peut attribuer aux auteurs ou aux ouvrages retenus (les libri morales d’Aristote commençant par exemple par l’Éthique à Nicomaque et la grammaire par les Institutions grammaticales de Priscien). Chaque œuvre est généralement identifiée par le nom de l’auteur, son titre et son incipit (celui-ci permettant de s’assurer de l’identité du texte concerné, le titre pouvant varier et le nom de l’auteur manquer). Chaque entrée est précédée de la lettre correspondant au pupitre où l’on pourra trouver le texte correspondant et d’une nouvelle lettre désignant le volume où il est contenu. L’ensemble est disposé sur cinq colonnes précisément réglées (la mise en page contribuant bien sûr à faciliter l’utilisation de ce catalogue) : la première colonne comprend simplement le mot scamnus (généralement abrégé), la deuxième la lettre par laquelle le pupitre concerné est identifié, la troisième le mot volumen (généralement abrégé), la quatrième la lettre par laquelle est désigné le volume concerné, et la cinquième, enfin, le titre de l’œuvre en question. Il n’était pas nécessaire (ni en fait vraiment utile) de consulter l’inventaire des manuscrits enchaînés pour retrouver le volume recherché. Il suffisait de se rendre directement auprès du pupitre indiqué, où il devait être identifié par la lettre qui lui avait été attribué. Par exemple, la section des libri grammaticales commence de la manière suivante (Fig. 3)43 :

Scamnus  V volumen  e Majus volumen Prisciani, libri XVI. Cum omnis eloquencie.
Minus volumen ejusdem libri duo.
Questiones super minus volumen.
Scamnus  V volumen Petrus Helie super majus volumen Prisciani. Ad majorem artis grammatice cognicionem.
Doctrinale Alexandri de Villa Dei. Scribere clericulis. In capella.

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Fig. 3 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85856071/f261.image.r=NAL%2099 : Paris, BnF, NAL 99, p. 249. Première section de la tabula ou répertoire méthodique de la libraria communis du collège de Sorbonne, consacrée aux libri grammaticales.

24Si l’on se reporte cependant à inventaire du banc V des manuscrits enchaînés, on constate qu’il ne cite aucun des deux ouvrages dont il est ici question, soit les seize premiers livres des Institutions grammaticales de Priscien (livres I-XVI ou Priscianus major) et le commentaire que lui a consacré Petrus Helie († ca 1166), pour autant qu’on estime — avec Delisle — que l’absence de la lettre e après la deuxième occurrence de volumen est due à un oubli44. Cela ne signifie pas obligatoirement que ces textes ne s’y trouvaient pas. Comme cet inventaire contient un blanc de plusieurs lignes entre le De illusionibus, de diebus creticis, cum aliis et la Geometria, cum multis aliis, peut-être avait-on prévu d’ajouter de nouveaux manuscrits sur ce pupitre, mais sans en connaître encore le contenu. La section des libri naturales comprend toutefois trois textes qui semblent appartenir au même recueil (e)45 :

Scamnus  V volumen  e Tractatus ejusdem [Egidii] de formacione corporis humani in utero. Post tractatum de predestinacione.
[…]
Scamnus  V volumen  e Ejusdem de materiali celi. Questio est utrum in cela sit materia.
Scamnus  V columen  e Ejusdem de gradibus formarum. Dixisti Domine Jhesu Christe.

25Ces trois traités de Gilles de Rome († 1316) correspondent très certainement aux Multi libri fratris Egydii de gradibus formarum mentionnés dans l’inventaire du pupitre V (titre qui se contente de citer le troisième de ces ouvrages)46. On peut donc penser que le volumen e comprenait deux parties, l’un consacré à des ouvrages de grammaire, l’autre à ces trois traités de Gilles de Rome47. Mais cette seconde partie nous est parvenue sans la première. Il s’agit du ms. Paris, BnF, lat. 15863, recueil de la fin du xiiie siècle légué au collège de Sorbonne par Pierre de Limoges († 1306), qui contient en fait six traités de Gilles de Rome (trois d’entre eux n’étant donc pas cités dans le répertoire). La tabula insérée par Pierre de Limoges sur la page de garde ne mentionne en outre que les ouvrages de Gilles de Rome (fol. Iv. Fig. 4)48 :

Liber de predestinacione et presciencia et de paradiso et inferno ubi predestinati et prescienci sunt finaliter collocandi, fol. 1.
Liber de formacione humani corporis in utero, fol. 19.
Liber de materia celi, fol. 56.
Liber de peccato originali, fol. 66.
Liber de resurrectione mortuorum et de pena dampnatorum, fol. 70.
Liber de gradibus formarum, fol. 83.

img-4-small450.jpgFig. 4 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9078145n/f2.image.r=latin%2015863 : page de garde du ms. Paris, BnF, lat. 15863, fol. Iv. Cette page contient (sans parler des ajouts plus tardifs) : la table des matières du ms. (le mot « Tabula » est cependant dû à une main postérieure) ; un ex libris (« Iste liber est pauperum magistrorum de Sorbona ex legato magistri Petri de Lemovicis quondam socius domus hujus ») ; le prix du ms. (« Precii C solidi ») ; à droite dans le prolongement du prix et d’une autre main, la mention de la section du catalogue général de 1338 où ce ms. est répertorié (« Inter mixti philosophorum ») ; en-dessous, qu’il fait partie des manuscrit enchaînés (« cathenabitur »), et le numéro d’ordre ou la cote de l’inventaire de 1338 (« 27us »). La cote propre à la libraria communis (V.e) est cependant absente.

26Cette page de garde contient plusieurs autres notes ajoutées à divers moments par différentes mains. On y lit, outre l’ex libris et le prix, « cathenabitur », ce qui confirme que ce recueil faisait partie des livres enchaînés de la libraria communis ; « Inter mixti philosophorum », ce qui renvoie cette fois à la section LIII du catalogue général de 1338, consacrée aux libri mixti philosophorum ; et le numéro d’ordre « 27us », correspondant à la vingt-septième entrée des libri mixti philosophorum (où il est indiqué que « Defficit quia cathenatus »)49. Ce manuscrit a donc été pris en compte dans le catalogue de 1338, mais on précise qu’il est enchaîné dans la libraria communis. Il n’était donc plus dans la parva libraria. On peut imaginer enfin que la lettre e qui servait à l’identifier était inscrite sur une étiquette collée sur une reliure ou une chemise qui a désormais disparu (aucun des manuscrits qui nous sont parvenus ne comportant une semblable cote).

27À l’exception de la cote mentionnée par la tabula, rien ne garantit que ce manuscrit ait été réuni au volume consacré à la première partie des Institutions de Priscien et à la Summa super Priscianum de Petrus Helie. Certes, il n’est pas impossible que ces deux ensembles aient été regroupés au sein d’un seul et même recueil disposé sur le pupitre V avec la cote e. Mais on peut aussi se demander si la lettre V désignant ici le pupitre est bien la bonne et si elle n’aurait pas dû être remplacée par un F. En effet, alors qu’on ne trouve aucun autre exemplaire du Priscianus major parmi les libri grammaticales du répertoire, le pupitre F mentionne un Priscianus major grammaticalis. Celui-ci pourrait d’ailleurs correspondre à l’exemplaire légué par Adénulphe d’Anagni († 1289) cité parmi les libri grammaticales de l’inventaire de la parva libraria, où il est précisé qu’il est manquant50. Quant au commentaire de Petrus Helie, il pourrait correspondre au ms. BnF, lat. 16220 (daté du xiiie siècle), qu’il faudrait alors distinguer du volume contenant le traité de Priscien (et qui ne devait donc pas avoir la même cote que ce dernier). Mais il est difficile de savoir quand ce manuscrit est arrivé à la bibliothèque du collège de Sorbonne et s’il répond vraiment à l’entrée du répertoire méthodique51.

28Comme en témoigne cet exemple (et comme l’ont déjà noté ceux qui ont étudié ce catalogue), il est probable que certains renvois aient été mal effectués. Ils peuvent aussi manquer. C’est le cas pour les deux libri grammaticales situés entre le Priscianus major et le commentaire de Petrus Helie, soit les deux derniers livres des Institutions de Priscien (livres XVII-XVIII ou Priscianus minor) et les questiones qui leur sont consacrées : ils ne sont pourvus d’aucune cote et on ne précise pas leur emplacement. Il ne devait donc pas être possible de les trouver. Peut-être le collège de la Sorbonne ne les possédait-il pas (encore) ? D’après l’inventaire de la libraria communis, aucun pupitre ne comprend en effet ces deux œuvres et elles ne sont pas non plus citées dans l’inventaire de la parva libraria. Il n’est pas non plus dit qu’elles sont dans la capella, comme cela est parfois noté (par une autre main, à l’encre rouge) pour certains textes (par exemple, le Doctrinale d’Alexandre de Villedieu qui suit immédiatement52). Enfin, elles ne semblent se trouver dans aucun des manuscrits du collège de la Sorbonne qui nous sont parvenus53. Certaines entrées du répertoire méthodique auraient-elles donc été placées en attente, comme des fantômes qui pourront s’incarner lorsqu’on sera finalement parvenu à mettre la main sur l’ouvrage qu’ils désignent ?

29Comme le suggèrent les blancs qui ont été laissés et les divers ajouts qui y ont été prodigués, on peut penser que cette tabula est encore incomplète. À moins de penser que l’on soit parvenu à rassembler toute la production livresque et qu’on n’écrira plus jamais rien, comment un catalogue de livres pourrait-il être « complet » ? L’auteur de cette tabula semble en effet avoir envisagé qu’elle puisse être améliorée par les autres membres du collège de Sorbonne qui seraient amenés à l’utiliser :

Que donc ce vénérable collège reçoive pieusement cette petite table [tabellulam], en la corrigeant s’il s’y trouve quelque chose d’erroné et en y ajoutant ce qui manque avec le même amour et le même soin avec lesquels elle a été élaborée depuis le début.

30Non seulement ce répertoire pouvait être amendé par ceux qui auraient à cœur de poursuivre le travail initié par Jean, mais il devait aussi pouvoir être mis à jour ou se transformer au gré des nouveaux manuscrits ajoutés à la libraria communis, de sorte qu’il puisse continuer à offrir aux lecteurs qui s’y rendent une clé d’accès correspondant à ce qu’ils sont susceptibles d’y trouver.

31Les quelques difficultés — erreurs ou omissions — que nous avons notées concernant ce répertoire ne devaient toutefois pas empêcher les maîtres et les étudiants du collège de Sorbonne de repérer relativement facilement la plupart des textes auxquels ils désiraient accéder. Pour y parvenir (pour consulter par exemple le Tractatus de formacione corporis humani in utero de Gilles de Rome), il fallait commencer par passer en revue la section correspondant à la discipline où on avait dû le classer (en l’occurrence celle consacrée aux libri naturales, en parcourant les entrées qui suivent l’œuvre d’Aristote par laquelle commence bien sûr cette section). Il fallait ensuite aller jusqu’au pupitre indiqué (ici V) et ouvrir le manuscrit correspondant (e). Il est probable qu’on devait alors trouver, comme c’est le cas pour ce manuscrit qui nous est parvenu, une table des matières composée d’une succession de titres accompagnés d’un numéro de folio, qui permettait enfin de repérer le texte recherché parmi les différents écrits conservés dans le recueil en question.

Statim invenire

32La tabula de la libraria communis du collège de Sorbonne n’est pas tout à fait le premier catalogue fonctionnant comme une table des matières des ouvrages rassemblés dans une bibliothèque. C’était déjà le cas de la Biblionomia, le catalogue raisonné de la bibliothèque de Richard de Fournival. On peut d’ailleurs se demander si Jean n’en a pas eu connaissance, ce catalogue ayant pu accompagner les manuscrits de Richard lorsque Gérard d’Abbeville les légua au collège de Sorbonne.

33Destinée aux étudiants d’Amiens, la bibliothèque de Richard de Fournival est divisée en quatre ensembles correspondant aux quatre facultés de l’université médiévale54. Le compartiment de philosophie (correspondant à la faculté des Arts) est, avec celui de médecine, le seul à être décrit de manière détaillée. Il est divisé en plusieurs sections. Les premières se suivent selon un ordre dit « naturel » (« ordinatos secundem seriem naturalem »), analogue à celui que suivront les catalogues de la bibliothèque du collège de Sorbonne. En tête se trouvent les sept arts libéraux, suivis de la physique, de la métaphysique et de l’éthique (tous trois placés sous l’autorité d’Aristote). Viennent ensuite les ouvrages qu’on ne peut réduire à l’un ou l’autre de ces domaines et qu’il n’est donc pas possible d’inscrire dans cet « ordre naturel ». Suivent les œuvres poétiques, classées par genre (histoires, épigrammes, poésies amoureuses, élégies, invectives, satires, sentences morales, apologues, tragédies, comédies, centons et textes religieux écrits en vers). Les œuvres réunies dans chaque groupe se succèdent selon un ordre déterminé, à la fois chronologique et logique. En tête de chaque groupe se trouve l’ouvrage qui en est la référence principale, le plus ancien ou celui qu’on doit lire en premier. On passe ensuite d’un texte à l’autre en suivant le développement de la discipline ou du genre concernés. Partant des fondations pour arriver aux écrits les plus récents et les plus spécialisés, chaque section se présente ainsi comme une bibliographie ordonnée selon des critères à la fois historiques et pédagogiques. Elle retrace du même coup le cursus ou les étapes que doit suivre tous ceux qui veulent étudier de façon progressive le domaine en question.

34Comme le dit Richard de Fournival, la Biblionomia est la « clé » (clavis) de cette bibliothèque55. À l’exception des compartiments de droit et de théologie, elle décrit de manière précise les différents manuscrits contenus dans chaque section. Elle mentionne en outre à chaque fois la cote dont chaque manuscrit a été pourvu. Aussi, affirme Richard, « lorsque l’œil chasseur d’une âme avide d’apprendre accédera à l’armoire de la bibliothèque », il pourra « trouver immédiatement [statim inveniat] de quoi mettre un terme à son jeûne, de sorte qu’un petit moment de retard ou d’errance ne puisse engendrer une lassitude susceptible d’affecter celui qui se voit tant soit peu obligé d’attendre »56.

35Statim invenire : la Biblionomia doit permettre à tous ceux qui auront accès à la bibliothèque créée par Richard de Fournival — et pas seulement à son propriétaire dont on peut penser qu’il sait où il rangé ce qu’il possède — de découvrir aussitôt l’ouvrage qu’ils veulent lire. Ce catalogue est destiné à diminuer autant que possible le temps qui sépare celui qui est animé par le désir de savoir et l’objet qui pourra le satisfaire ; il doit lui éviter d’errer à travers les rayonnages à la poursuite d’un ouvrage qu’il ne sait où trouver et se perdre au milieu d’une forêt de livres mal classés, ce qui ne peut que l’entraîner à renoncer à la nourriture recherchée et à s’abandonner au désespoir et à l’ignorance.

36Qu’il s’agisse de l’Histoire naturelle de Pline, de la bibliothèque de Richard de Fournival ou de de la libraria communis du collège de Sorbonne, un verbe ne cesse de revenir : invenire. Ces inventaires que sont en quelque sorte — ne serait-ce qu’au sens étymologique — la table des matières de l’Histoire naturelle, la Biblionomia ou la tabula de Jean, répertorient le contenu des ouvrages ou des bibliothèques auxquels se rapportent ces instruments de recherche et permettent donc à ceux qui les emploient de savoir ce qu’ils peuvent trouver. Richard de Fournival et Jean s’efforcent en outre de faire en sorte que, plutôt que de perdre son temps à lire l’inventaire tout entier avant d’arriver à l’ouvrage visé, on puisse le trouver directement (statim), facilement et rapidement (facile et cito). Certes, il n’est pas non plus nécessaire de lire en détail depuis le début la table des matières de l’Histoire naturelle pour savoir où trouver ce qu’on cherche. Il faut d’abord commencer par identifier les différents sujets sur lesquels portent les 36 livres dont est formée cette encyclopédie. Mais il faut ensuite parcourir les uns après les autres les titres des chapitres que contient le livre retenu jusqu’à ce qu’on finisse par tomber sur celui correspondant à l’objet recherché. Par exemple, si l’on s’intéresse au crocodile, on commencera par prendre rapidement connaissance du contenu de chaque livre jusqu’à ce qu’on arrive à celui qui porte sur les animaux terrestres (Livre VIII), pour autant qu’on sache que ce reptile est classé dans cette catégorie plutôt que parmi les animaux aquatiques (sur lesquels porte le livre suivant) ; mais pour trouver le chapitre qui lui est consacré (xxxvii), il faut passer en revue tous ceux qui précèdent. Les animaux terrestres ne sont pas répartis en effet dans des sous-parties organisées de manière systématique qui permettraient de rejoindre d’emblée celle à laquelle est rattaché l’animal concerné. En revanche, comme nous l’avons vu, la Biblionomia classe l’ensemble des textes contenus dans la bibliothèque de Richard de Fournival selon un ordre logique et « naturel » que tout clerc doit connaître. Si l’on veut se rendre directement à l’emplacement qu’occupe l’ouvrage désiré, cela suppose toutefois de savoir à quelle discipline il appartient et quelle position il peut occuper en son sein. Employant en partie l’ordre alphabétique, le répertoire de Jean s’apparente davantage à un index. Mais là aussi, pour le trouver rapidement, il faut au moins savoir dans quel domaine tel ouvrage a pu être rangé (alors que si l’ordre alphabétique avait été généralisé, il n’y aurait besoin d’aucun savoir préalable). Dans tous les cas, cependant, ces trois outils de recherche permettent au lecteur d’avoir une vision synthétique de l’ouvrage ou de la bibliothèque qu’ils décrivent et de pouvoir non seulement découvrir ce qu’il veut, mais réduire aussi le temps qu’il met à le faire.

37Tables des matières, inventaires et index s’apparentent à ces procédés mnémotechniques qui permettent de se remémorer, sans avoir à chaque fois à tout reprendre depuis le début, aussi bien ce qu’on a soi-même composé que ce que les auteurs du passé nous ont transmis57. Titres et cotes sont en effet comme ces images ou ces signes que l’on attache aux choses qu’on veut retenir et qu’on dispose dans les différents lieux d’un espace déterminé afin de les retrouver au moment voulu. Cicéron compare d’ailleurs les lieux aux tablettes de cire (cera) et les images aux lettres (litteris) qu’on y trace58. Il n’y aura plus, ensuite, qu’à parcourir les lieux dans l’ordre qui a été prévu pour se rappeler les choses qu’on y a placées au moyen des images qui les représentent.

38En outre, la Biblionomia et la tabula de la libraria communis de collège de Sorbonne font partie des différents outils de travail et de recherche qui apparaissent au xiie siècle et se développent au xiiie siècle, comme les distinctiones, les concordances, les index et les tables de matières dont il a été question précédemment, ainsi que toutes sortes de répertoires qui viennent s’ajouter aux divisions du texte (livres, chapitres, paragraphes…) et à la mise en page (titres courants, rubriques, initiales de couleur…)59 afin de favoriser une lecture rapide et utilitaire ou la simple recherche d’informations. Ce phénomène semble tenir tout d’abord au développement des études de théologie que connaît cette période, à la préférence accordée aux originalia (c’est-à-dire aux textes complets des Pères de l’Église), plutôt qu’aux florilèges et autres recueils d’extraits, ainsi qu’à la volonté d’étendre et de faciliter l’accès au texte biblique (comme en témoigne tout particulièrement le développement de la prédication). Il est aussi dû à l’augmentation sensible du nombre d’ouvrages qui caractérise la Renaissance du xiie siècle, du fait notamment des traductions du grec et de l’arabe, et donc à la difficulté toujours plus grande de pouvoir tout lire (et du même coup de pouvoir connaître tous les ouvrages qu’est désormais susceptible de comprendre une bibliothèque). Il accompagne enfin la prédilection qu’a le xiiie siècle pour la production encyclopédique du savoir. On aura d’ailleurs remarqué que, si Pline envisageait que les lecteurs de l’Histoire naturelle puissent ne lire que les chapitres qu’ils désirent (ou se contentent même de prendre connaissance de son contenu en lisant uniquement la table des matières), une telle perspective concerne une somme monumentale organisée en unités distinctes et autonomes qui ne nécessitent pas d’être lues les unes après les autres de façon intégrale et continue.

39Le type de lecture qu’impliquent ces instruments de travail s’oppose à la lectio divina caractéristique de la tradition monastique, une lecture lente nourrie de méditation, de rumination et de prières. « La lectio scolastique tend vers la quaestio et la disputatio, note Jean Leclercq. On lui pose et on se pose, à son sujet, des problèmes : quaeri solet »60. Comme nous avons pu le constater avec la récurrence du verbe quaerere employé par Pline et par Jean au moment d’expliquer l’intérêt de la table des matières et de la tabula qu’ils proposent aux lecteurs (mais aussi avec l’image de la chasse employée par Richard de Fournival pour décrire l’activité du lecteur), le livre sert ici avant tout à répondre à la question de celui qui s’est engagé dans une recherche. En revanche, poursuit Leclercq, « la lectio monastique tend vers la meditatio et vers l’oratio. La première est orientée vers la science, le savoir ; la seconde vers la sagesse, le goût »61. À la lecture monastique qui invite avant tout le lecteur à se tourner vers lui-même en même temps que vers Dieu et à permettre ainsi au livre sur lequel il concentre son attention — la Bible prioritairement — d’œuvrer pour sa transformation intérieure, la lecture pratiquée dans les milieux scolaires à partir du xiie siècle est plutôt destinée à collecter des informations et des citations dans une visée pratique ou professionnelle : qu’il s’agisse d’étudier un texte en convoquant les commentaires qui lui ont été consacrés, d’enseigner sur un sujet particulier, de rédiger un sermon ou d’écrire un traité en s’appuyant sur différentes sources tirées de la tradition antérieure et en dialoguant avec les auctores. Au lieu d’être soumise à un livre unique (et à la progression linéaire qu’il impose le plus souvent), c’est à la réflexion qui s’élabore ou à l’écrit auquel on travaille qu’est attachée la lecture, chaque lecteur recréant pour lui-même un nouvel ouvrage au gré des diverses lectures vers lesquelles le conduisent ses recherches.

40La Règle de saint Benoît (rédigée au vie siècle) prévoyait de confier à chaque moine, au début de la période de carême, « un livre de la bibliothèque, qu’il devra lire en entier et par ordre [per ordinem ex integro] »62. Bien qu’ils soient principalement destinés aux études plutôt qu’à la dévotion, les livres que les sociétaires du collège de Sorbonne peuvent emprunter s'inscrivent dans cette filiation : il est possible de les conserver pendant une période relativement longue, de les lire tranquillement du début à la fin et de s’en imprégner. Les livres enchaînés dans la libraria communis correspondent en revanche au nouveau type de lecture qui accompagne la naissance des écoles cathédrales et des universités. Enchaînés à leurs pupitres, ils sont destinés avant tout à la consultation. On ne saurait les emporter avec soi et prendre tout le temps qu’on veut avec eux. Ils sont trop nombreux pour cela. Et d’autres peuvent en avoir besoin. Les livres conservés dans la bibliothèque commune doivent demeurer propriétés de la communauté plutôt que d’un seul. Mais pour connaître le trésor qu’ils contiennent et y accéder rapidement, il faut une carte ou une table d’orientation, soit les accompagner d’un index et/ou d’une table des matières. C’est à quoi s’est attelé Jean en rédigeant sa tabula. Grâce à ce catalogue, tout clerc avide de savoir pourra trouver facilement réponse aux questions qu’il se pose, sans perdre un temps précieux à ouvrir chaque volume avant de mettre la main sur le texte qu’il désire découvrir ou finir par se décourager et renoncer aux études qu’il a entreprises.