Colloques en ligne

Suzanne Duval

Un siècle épistolaire par le menu. La table des matières dans les recueils de lettres imprimés du XVIIe siècle

1À l’orée du triomphe du livre imprimé1, le xviie siècle est une époque d’essor éditorial pour les recueils de toutes sortes2, notamment épistolaires3. La poétique de la diversité qui prévaut dans les genres mondains4 se traduit matériellement par le volumineux paratexte de ce type d’ouvrage5 : préfaces et lettres liminaires, tables ou index (la distinction entre ces deux instruments de lecture n’est pas encore claire dans les usages éditoriaux6) se mettent à disposition du lecteur pour lui permettre de circuler à loisir dans cette belle diversité. Les recueils épistolaires, en plus de la variété intrinsèque qui les caractérise étant donné les multiples types de textes que l’on y rencontre (recueils de lettres authentiques, fictives, rhétoriques, didactiques ou scientifiques au sens large, relations de voyage… ces différents genres épistolaires pouvant très bien cohabiter dans un même volume), frappent par la diversité des formes matérielles qui leur sont données, du livre sans table au volume presque excessivement organisé par des index, tables et sommaires situés à son début ou à sa fin, en correspondance avec les niveaux de titres parfois multiples qui structurent l’ouvrage.

2Observer le rôle intermittent de la table des matières au sein de ce massif épistolaire présente plusieurs intérêts : rendre compte, du point de vue de l’histoire du livre, de la variété des usages éditoriaux pour un genre a priori particulièrement propice à être ordonné par une table des matières, étant donné ses contenus composites ; mais aussi aborder par le menu (c’est-à-dire en empruntant un raccourci bien utile mais fatalement très incomplet) le genre éditorial invasif de l’épistolaire imprimé au xviie siècle. En mettant à disposition du lecteur une image raccourcie du livre dont elle fait partie, enfin, la table offre un document précieux pour comprendre des pratiques d’édition, d’écriture et de lecture épistolaires dont les codes, oubliés ou recouverts par les pratiques ultérieures, peuvent aujourd’hui nous échapper.

3La présente étude rendra compte de la variation des usages de la table des matières dans les recueils épistolaires du xviie siècle en commençant par observer leur absence, leur présence et leur présentation matérielle dans les principales modulations de ce genre éditorial. Nous étudierons ensuite les caractéristiques formelles de ces tables et de ce qu’elles nous apprennent sur l’esthétique du recueil épistolaire. Enfin, nous verrons comment la présentation de la table influe sur la composition des recueils épistolaires et leurs usages de lecture.

Des recueils avec ou sans tables

Quand les recueils se passaient de table

4On aurait intuitivement tendance à penser qu’un recueil épistolaire se présente avec une table des matières, en raison de son caractère composite propice à une lecture non cursive, à l’inverse du genre romanesque, dont la forme narrative appelle plutôt une lecture linéaire. Or rien n’est moins sûr sous l’Ancien Régime, comme en témoignent plusieurs études ici rassemblées, qui montrent que le roman des époques baroque et classique présente parfois une table des matières facilitant un ordre de lecture rhétorique ou anthologique7. Inversement, du côté de l’épistolaire, il n’est pas rare que les livres se présentent sans table des matières, le seul outil permettant de structurer l’ouvrage et de le rendre maniable pour une lecture non linéaire étant les titres des lettres, qui permettent de repérer la pièce épistolaire au sein de la collection, et indiquent la nature de son contenu.

Les titres de lettres présentent, en géométrie variable, cinq principales composantes :

1. numérotation, qui situe la lettre dans la série du recueil.

2. suscription de la lettre, indiquant le nom propre, le pseudonyme ou le nom abrégé du destinataire et parfois celui de l’épistolier.

3. argument de type métarhétorique, indiquant le genre épistolaire rhétoriquement codifié de la lettre (en général au moyen d’un verbe de communication du type Il demande, il remercie… ou d’un complément du nom abstrait, du type lettre de consolation8).

4. argument de type anecdotique : il s’excuse d’un retardement de lettre.

5. argument de type moral ou scientifique, désignant la matière sérieuse traitée dans la lettre : sur l’âme, sur les comètes...

5Rendus voyants par leur espacement, la taille de police, l’usage des italiques ou des majuscules, ces titres permettent bien sûr de feuilleter le volume. Mais ils sont moins efficaces qu’une table qui présente l’avantage de spatialiser l’organisation successive du livre dans une ou quelques pages synthétiques. Que cet attribut pourtant bien utile soit dispensable s’explique sans doute, d’un point de vue matériel, par l’impression hâtive de ces recueils épistolaires, dont témoigne également la fréquence des erreurs de pagination. L’absence de table peut aussi être une conséquence de la brièveté des textes épistolaires, qui rend relativement aisés leur repérage par un feuilletage aléatoire et une lecture dans le désordre (à supposer que le lecteur ne cherche pas un texte précis, mais veuille seulement lire n’importe laquelle des pièces rassemblées). Dans le genre moins bref des recueils de nouvelles qui prennent aussi leur essor au xviie siècle, on rencontre beaucoup plus systématiquement des tables des matières placées au début de l’ouvrage, et pour cause, il est mathématiquement bien moins probable de tomber sur le début d’une nouvelle de trente pages dans un volume qui en compte une cinquantaine que de trouver le début d’une lettre qui compte rarement plus de cinq pages dans un livre épistolaire9. Il serait plus hasardeux de considérer que les recueils sans tables rassemblent des lettres de trop peu de valeur pour se prêter à une lecture de consultation (c’est-à-dire ciblée par une attente préalable du lecteur) ou à des relectures, dans la mesure où certains livres présentés par leur éditeur du xviie siècle comme des monuments épistolaires10 ou comme des sommes savantes11 ne comportent pas de table des matières.

6Il ne semble pas impossible, en revanche, de voir dans certaines absences de tables un style éditorial visant à euphémiser le caractère public voire imprimé de l’ouvrage (à une époque où les portefeuilles de lettres manuscrits sont déjà une pratique de collectionneur12).

7Ainsi, on aurait pu s’attendre à ce qu’une table rassemble le nom des épistoliers publiés dans le volumineux Recueil de lettres nouvelles paru en 162713 avec une fastueuse préface adressée à Richelieu pour faire valoir, dans le sillage de Malherbe et de Guez de Balzac, une génération d’hommes de lettres plus ou moins connus14. Cet ouvrage, surnommé par les spécialistes le « recueil Faret », compte environ 800 pages, mais aucune table des matières ne permet de repérer les parties consacrées à tel ou tel auteur, qui sont seulement indiquées par un intertitre au début de leur section ainsi que dans les titres courants du livre. Réédité en 163415, l’ouvrage s’enrichit juste après la page de titre, d’une fruste liste des « Noms des autheurs de ce premier volume », sans indication des numéros de pages. Une telle négligence est donc peut-être liée à la « tactique » de Faret qui, selon Déborah Blocker, feint la désinvolture par nombre d’interventions qui donnent à son ouvrage l’image d’un « recueil bâti au fur et à mesure que les textes sont soumis16 ».

8Une interprétation semblable pourrait également être donnée de l’absence fréquente de tables des matières dans les proto-romans épistolaires du xviie siècle17, phénomène d’autant plus remarquable qu’à la même époque, comme nous le rappelions plus tôt, les romans à dominante narrative présentent parfois une table des lettres insérées dans le récit18. Donner à ces recueils de lettres fictionnelles la forme d’une succession sans table favorise, d’une part, une lecture cursive des textes et met ainsi en valeur la composition romanesque du livre19. Une telle présentation accentue d’autre part l’affectation d’authenticité de ce genre littéraire en réduisant l’appareil éditorial, de manière à lui donner l’apparence d’un paquet de lettres volées et hâtivement publiées, feinte négligence que l’on retrouve, par ailleurs, dans leur composition et leur style. Enfin, l’absence de table (et bien souvent, aussi, de titres de lettres) souligne ce qui distingue les recueils de lettres romanesques du manuel de rhétorique épistolaire, genre d’ouvrage typiquement muni d’une table des matières. La composante rhétorique (pleinement présente dans la pratique d’écriture des épistoliers de fiction) de cette veine épistolaire est ainsi passée sous silence, d’un point de vue matériel.

Les recueils de rhétorique épistolaire : un genre à table

9En ce qui concerne la riche veine éditoriale des recueils d’épistolographie ayant vocation, tout au long de l’époque classique, à enseigner la rhétorique épistolaire au moyen de règles et d’exemples20, on observe une systématisation, au xviie siècle, de la présence des tables des matières en leur sein21.

10Reflet de l’organisation interne de l’ouvrage dont elle suit l’ordre des pages, ces tables synthétisent et rendent maniable la somme des « savoirs rhétoriques22 » qui, selon la formule de Cécile Lignereux, ordonne et oriente le contenu de chaque lettre. Dans la plupart des cas, la table prend la forme d’une liste de titres regroupés par rubriques de genre épistolaire, présentation dont on trouve l’exemple sans doute le plus canonique dans Le Secretaire à la mode, manuel à succès de Puget de La Serre réédité tout au long du siècle23.

11Libéré de la lecture cursive et même du feuilletage, le lecteur peut ainsi faire du livre qu’il a entre les mains un usage utilitaire optimisé parce qu’orienté par ses besoins rhétoriques propres. La table, placée généralement en début d’ouvrage et ramassée sur un petit nombre de pages, peut d’ailleurs s’accompagner dans les présentations plus sophistiquées d’un index des sujets de lettres classés par ordre alphabétique : elle a vocation dans ce cas à souligner l’exhaustivité d’un manuel dans lequel sont rassemblés tous les genres de discours de la rhétorique épistolaire, tandis que l’index met en valeur la singularité et la diversité des lettres qui y sont contenues24.

12Ces tables épistolographiques ont cependant tendance à absorber les contenus des recueils de lettres galantes qui prennent leur essor à la même époque : on en prendra pour exemple le livre d’Ortigue de Vaumorière25, qui se signale par une table des matières relativement rationnelle, avec un classement mi-rhétorique mi-thématique en « Lettres du genre judiciaire » et « Lettres sur toutes sortes de sujets ». Or les titres qui sont rassemblés dans ce sérieux équipage exhibent une fantaisie et un goût du paradoxe typiques des ouvrages galants de l’époque. En témoignent ces quelques lettres indexées dans la rubrique judiciaire :

D’un Magistrat à qui l’on reprochoit le temps qu’il emploïoit quelquefois à considerer ses pierreries. (p.30)
Justification peu serieuse. (p. 35)
Plainte où il y entre de la plaisanterie (p. 57-58)26

13Sous couvert de rationaliser les contenus divers du livre dans un but pédagogique, la table présente l’indice évident d’un livre inclassable, dans lequel le lecteur trouvera tout ce qu’il lui plaira de trouver, les intitulés des lettres étant orientés par les goûts d’époque et les savoirs à la mode27.

La table des recueils de belles lettres, ou le défilé des lieux et des noms

14J’appelle recueils de belles lettres les livres collectifs ou d’un seul auteur dont la vocation rhétorique, évidemment centrale dans les manuels d’épistolographie, est en quelque sorte doublée par la volonté de publier un ou des auteurs en raison de leur célébrité, de leur style exceptionnel ou des savoirs, anecdotiques ou sérieux, qu’ils énoncent. Autrement dit, bien que cette veine éditoriale ait partie liée avec celle des manuels de rhétorique épistolaire et qu’il ne soit pas toujours possible de tracer une frontière nette entre les deux sous-genres28, elle se distingue par une forte valorisation des épistoliers publiés et par une visée plus clairement littéraire, allant parfois de pair avec une sorte de distance (rarement de bonne foi, mais affichée) prise avec le bien-dire rhétorique.

15Il n’en demeure pas moins que les intitulés de type métarhétorique qui ordonnent les tables des manuels d’épistolographie sont également bien représentés dans ces livres, et que l’on y retrouve les mêmes genres et lieux communs épistolaires29. Il est plus rare d’y rencontrer, en revanche, le classement par rubriques parfois observé dans les manuels. Les Lettres meslées de Tristan L’Hermite affichent bien un semblant de classement par genre épistolaire, mais en suivant une évidente logique de valorisation de l’œuvre de l’écrivain, comme en témoigne la première rubrique, dédiée aux « Épîtres dédicatoires30 », de ses écrits poétiques. On trouve ensuite une section plus brève consacrée aux « Lettres de consolation » puis une imposante « Table des lettres amoureuses », genre épistolaire dont j’ai montré ailleurs le statut rhétorique ambigu : les traités d’épistolographie, qui le jugent parfois licencieux, ne le théorisent que brièvement, en privilégiant l’exemple sur les préceptes31. S’ensuit une petite rubrique de « Lettres heroïques » mettant en scène des personnages de la mythologie antique et de L’Arioste, puis une dernière section consacrée aux « Lettres meslées » annoncées dans le titre de l’ouvrage. Un tel ordre est donc pensé pour illustrer la production littéraire de l’écrivain dans sa variété, beaucoup plus que pour répondre aux besoins rhétoriques du lecteur.

16Les noms de destinataires sont également bien représentés dans les tables de ces recueils. On observe ainsi la continuation d’une tendance déjà présente à la Renaissance où, selon la formule de Marie-Madeleine Fragonard, « le réseau prime sur l’individu32 ». Il est ainsi frappant de constater que les personnages auxquels les lettres sont adressées comptent davantage dans l’indexation des lettres que la date à laquelle celles-ci ont été écrites. Aucune des tables que nous avons consultées n’affiche la datation des lettres publiées, y compris quand le livre suit un ordre chronologique33 (pratique fort différente de l’usage éditorial ultérieur des correspondances d’auteurs, où la chronologie deviendra structurante aussi bien dans l’ordonnancement des lettres que dans leur indexation, signe que les lettres publiées ont vocation à rendre compte de la vie de l’épistolier). En revanche, les destinataires peuvent constituer les entrées de la table, lorsqu’elle prend la forme d’une liste alphabétique de leur nom. Ce cas de figure est toutefois assez rare, et apparaît dans des correspondances publiées de manière posthume : on le rencontre notamment, au xvie siècle, dans les Lettres missives et familieres de Du Tronchet, avec l’intitulé suivant :

TABLE DU LIVRE DE Lettres Missives d’Est. Du Tronchet, selon l’ordre alphabetique, des noms propres de ceux à qui elles sont addressees. Le premier nombre demonstre la lettre, et le second, le fueillet34.

17On peut également citer, au xviie siècle, le volume des œuvres de Du Perron qui prend la forme de la somme des discours de cet orateur, alors considéré, avec Du Vair, comme l’homme le plus éloquent de France, ce dont témoigne le titre de l’ouvrage :

LES AMBASSADES ET NEGOTIATIONS de l’Illustrissime & Reverendissime Cardinal DU PERRON, ARCHEVESQUE DE SENS, PRIMAT DES GAULES ET DE GERMANIE, & Grand Aumosnier de France. Avec les plus belles et plus eloquentes LETTRES, tant d’estat et de doctrine, que familieres, qu’il a écrittes sur toutes sortes de sujets, aux ROYS, Princes, Princesses, Ducs, Republiques, Grands Seigneurs, et autres de diverses qualitez.

Et celles qui luy ont esté addressées de leur part […]35.

18Le livre est ensuite orné d’une gravure du portrait de l’écrivain (comme c’était déjà le cas dans l’édition de Du Tronchet, de même que dans la réédition en 1665 des œuvres de Guez de Balzac par Conrart). La « Table des lettres et negotiations contenues en ce volume36 » qui suit s’inscrit donc dans un ensemble éditorial célébrant la gloire posthume d’une grande plume française.

19Dans la plupart des cas, cependant, une telle monumentalisation de l’auteur et de ses réseaux n’est pas de mise, en particulier quand les lettres sont publiées de son vivant. On a déjà vu que les lettres de Guez de Balzac étaient d’abord parues, en 1624, sans table des matières. Il faut attendre la sixième édition, en 1627, pompeusement intitulée Les Œuvres (et non plus Lettres, alors que le contenu est entièrement épistolaire, ce qui choquera beaucoup les contemporains) de Monsieur de Balzac37, pour que paraisse à la fin de l’ouvrage une table, qui prend la forme d’une liste des incipit des lettres. Une telle pièce reprend la présentation typique des tables des recueils de poésie38, et nous ne l’avons rencontrée que dans cette occurrence bien spécifique : elle est sans doute le signe du succès exceptionnel des lettres de Guez de Balzac, succès tel que le lectorat de l’époque peut avoir gardé en mémoire ces incipit et consulter le recueil pour retrouver telle ou telle lettre qui lui a particulièrement plu. C’est seulement dans l’édition posthume de 1665 de l’ensemble de la correspondance de Guez de Balzac que la table mentionne les noms des destinataires.

20Dans les autres recueils qui rassemblent les lettres d’un auteur, les tables présentent une liste d’intitulés aux désignations hybrides. Le nom des destinataires y est tantôt mentionné en toutes lettres, tantôt abrégé ou masqué par un pseudonyme galant, ou encore rendu indéterminé par un indéfini du type « à une dame39 » : ces diverses pratiques d’anonymat (qui sont parfois, mais pas nécessairement, l’indice que la lettre publiée n’est pas authentique) sont particulièrement fréquentes quand les destinataires sont des femmes.

21Pour ce qui concerne les ouvrages collectifs, la liste des intitulés peut également mentionner le nom de l’épistolier (plus rarement de l’épistolière). L’essor des correspondances d’auteur à succès et des recueils collectifs célébrant les fleurons de la belle prose française explique cette valorisation des auteurs, parfois signalés dès la page de titre quand ils sont des hommes. Les autrices, bien moins nombreuses, sont dans la plupart des cas anonymisées ou masquées par un pseudonyme40. Le nom d’auteur semble ainsi avoir davantage un rôle de publicité que d’indexation, ce qui explique que les noms annoncés dans la page de titre ne soient pas toujours répertoriés dans la table des matières. Ainsi, le Bouquet de Puget de La Serre, qui annonce triomphalement le nom d’un épistolier prestigieux dans chacune des fleurs gravées de son frontispice, affiche, aux côtés de Malherbe, Du Vair et de Du Perron, le nom d’Urfé (graphié « Urphé »). Mais la table des matières du même ouvrage ne mentionne à aucun moment le nom de l’auteur de L’Astrée, ce qui laisse penser que l’annonce de cet auteur pourrait bien être purement décorative et mensongère, à moins que ses lettres, pour une raison qui nous échappe, aient été anonymisées.

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Frontispice du Bouquet (détail)41

22Si le réseau est donc toujours aussi important pour faire valoir une correspondance, on voit combien, au xviie siècle, la désignation des épistoliers par leur nom valorise de plus en plus les cercles voire les correspondances d’auteurs, la table créant un espace de communauté idéalement égalitaire entre les gens de lettres et leurs nobles protecteurs, les femmes étant quant à elles introduites de manière beaucoup plus discrète et métaphorique dans l’espace symbolique de la publication42. Il semble d’ailleurs que le recueil épistolaire se distingue sur ce point des recueils de poésie de l’époque, où la tendance à l’anonymat semble mieux représentée43. À ce titre, le style éditorial bien différent des Recueils de pieces en prose, les plus agreables de ce temps44 est significatif : formées sur le modèle des recueils de poésies galantes, ces anthologies anonymes dans lesquelles sont insérées, entre autres, des lettres, font valoir, conformément à l’esthétique galante, la créativité de groupe d’« auteurs sans autorité45 », et la valeur poétique de la prose galante46.

23Enfin, l’absence pure et simple de noms intervient dans les recueils relativement spécialisés, qui traitent d’un objet spécifique de morale, de science ou de philosophie. Cela s’explique par le fait que ces livres ne cherchent pas toujours à présenter la forme épistolaire comme la marque d’une circulation authentique et privée préalable à la publication, et qu’ils valorisent plutôt les matières contenues. C’est d’ailleurs dans ce type d’ouvrage que l’on rencontre le plus souvent les « Tables d’arguments », terme issu de la rhétorique, dont la technicité connote le sérieux des matières contenues47. Le Nouveau Recueil de lettres, harangues et discours, attribué à Charles Sorel par Olivier Roux48, radicalise cette tendance : dans ce livre anonyme, la « Table des lettres, harangues, et discours differens contenus en ce volume » ne permet pas toujours de savoir de quel type d’énonciation, épistolaire ou autre, les pièces rassemblées relèvent, avec des intitulés tels que « De la fausse vertu de ceux qui se font aujourd’huy appeler esprits forts » (p. 19).

24De ces différents usages matériels des tables des matières dans les recueils épistolaires, il ressort que celles-ci ne représentent pas seulement un instrument de lecture, mais aussi une manière de valoriser les contenus du livre qu’elles indexent en donnant de ces derniers une image condensée et stylisée. À ce titre, il convient d’étudier leur forme comme faisant partie intégrante du système stylistique des livres épistolaires.

Stylistique de l’indexation : une esthétique épistolaire sur la table

La table surchargée : abondance et répétition

25Il semble raisonnable, en tout cas aujourd’hui, d’attendre d’une table des matières une image à la fois épurée, précise et ordonnée du livre auquel elle sert de présentation. Or telle ne semble pas être l’intention des tables de nos recueils, qui, lorsqu’elles ne sont pas absentes, sont souvent exubérantes, au point que leur utilité pratique peut sembler limitée. Leur tendance à l’amplification va de pair avec les copieux titres de lettres qu’elles rassemblent sous forme de liste. On en prendra la mesure avec un exemple tiré des Œuvres morales d’Antoine de Nervèze49 :

Il veut destourner son amy d’un long voyage qu’il entreprend, et attribue ce dessein à une maladie d’esprit, qui se doit plustost guerir en changeant d’humeur, que de pays. Epistre 15. Fueillet 136.
Quel tort les Rois et les Princes se font, de ne faire cas des beaux esprits, veu que ce sont eux qui font vivre leur memoire : sur quoy il allegue des exemples des Monarques anciens, qui cherissoient les hommes doctes. Epistre 16. Fueillet 140.
Il tasche de distraire son amy d’une passion amoureuse qui le possede, et luy persuade pour son repos de reduire son amour en une bien-vueillance. Epistre 17. Fueillet. 14550.

26Même lorsque les titres usent d’un style formulaire elliptique et abrégé (omettant, en particulier, les articles et le verbe conjugué), l’abondance des compléments du verbe, associée à celle du nombre de titres (favorisée, justement, par leur abréviation) et des indications matérielles (numéro de la lettre, pagination), encombre l’espace de la page avec un effet de surcharge.

27Enfin, ces tables font apparaître de manière particulièrement voyante la variation qui gouverne la composition des recueils, en plaçant à la suite les uns des autres ou dans un espace extrêmement rapproché des titres presque identiques, jouant sur la répétition ou la dérivation lexicale. Dans la table des Lettres amoureuses et morales rassemblées par Rosset, on voit par exemple l’offre, ou offrande, de services ponctuer régulièrement la liste des titres :

Offre de service. Fol.17
D’un serviteur qui se redonne à sa maistresse. 17
Un serviteur conjure sa maistresse d’excuser la temerité qu’il prend de l’aymer. 19
Description d’une vieille beauté. 19
D’un qui tesmoigne sa fidelité par de belles & douces paroles. 22
Se plaint des faveurs qu’un autre se vante d’avoir eues de sa maistresse. 23
Regrets sur une absence. 23
Offre de service, avec de belles raisons qui peuvent induire à l’amour. 25
Se plaint des faveurs qu’un autre se vante d’avoir euës de sa maistresse. 23
Regrets sur une absence. 23
Offre de service, avec de belles raisons qui peuvent induire à l’amour. 2551

28Cette tendance à la variation peut donner lieu à une élaboration poétique de la table, comme dans le recueil de Cyrano de Bergerac où la répétition met en évidence l’esthétique burlesque voire insolite qui gouverne l’ouvrage :

Contre l’Hyver, Lettre I.
Autre, Pour le Printemps, Lettre II.
Autre, Pour l’Esté, Lettre III.
Autre, Contre l’Authonne, Lettre IV.
Autre, Sur la description de l’Aqueduc, ou la Fontaine d’Arcueil, Lettre V.
Autre, Sur le mesme sujet, Lettre VI.
Autre, Sur des Ombres, Lettre VII.
Autre, Sur un Cyprès, Lettre VIII52.

29Plus proches de l’index que de la table raisonnée en raison de leur foisonnement, les tables offrent à l’œil du lecteur un tableau raccourci de la variété de formes et de thèmes que le livre recèle. Cette fonction ornementale a une forte incidence sur leur style, d’un point de vue graphique aussi bien que grammatical.

Un style de table mi-ornemental, mi-instrumental

30L’étude de la présentation graphique des tables des recueils mériterait une analyse plus fine et exhaustive que celle que je suis en mesure de proposer, étant donné que les usages n’en sont pas stabilisés et que les brèves remarques que nous allons en faire valent surtout pour les recueils collectifs des premières décennies du siècle. J’insisterai simplement sur le fait que leur caractère ornemental se traduit parfois matériellement par l’emphase typographique des frises, lettrines, formats et tailles de caractère variés qu’elles affichent. L’illustration ci-dessous, tirée du recueil de Rosset, donne un échantillon représentatif de ce foisonnement graphique qui peut parfois nuire à la lisibilité de la table, comme si celle-ci était davantage un objet à regarder qu’un instrument de lecture à consulter :

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Table du recueil Rosset (161853)

31Du côté de la stylistique de l’écrit, deux types de traits formels caractérisent le langage de ces tables des matières. Ils sont tous deux typiques des titres de l’époque, et, d’une manière plus large, des tendances stylistiques profondes de la littérature d’agrément du xviie siècle : il s’agit des substantifs abstraits, et en particulier des noms de passion d’une part, et, d’autre part, du goût pour les antithèses et les formulations paradoxales. On observe également ces caractéristiques dans les titres des pièces épistolaires collectés dans la table, et dans les textes épistolaires eux-mêmes, au sein desquels ils sont disposés avec plus de parcimonie. Quand ces titres brillants sont rassemblés au sein de la table, en revanche, leur force incisive est perdue et remplacée par un effet, pour ainsi dire, de bouquet final ou liminaire.

32Dans le petit florilège qui va suivre, on verra que l’importance que prend le nom de passion dans ces tables rend compte de l’infléchissement moral de l’ensemble de cette littérature épistolaire d’Ancien Régime, quel que soit le sous-genre auquel elle appartient, tandis que les paradoxes qui sont énoncés sont à l’image de la variation de registre de ce corpus. Le tour paradoxal peut avoir une visée didactique et édifiante, évidente dans cet exemple tiré du Bouquet des plus belles fleurs de l’éloquence de Puget de La Serre :

Que le mal produit le bien & le bien le mal. fol. 190
Que la mecognoissance du lieu où nous sommes, & du bien que nous jouyssons nous en rend la perte plus ennuyeuse. fol. 199
Qu’il ne faut seulement estre vertueux, mais qu’il est necessaire d’estre tenu pour tel. fol. 207
Du changement de fortune, & des choses qui sont en nous & hors de nous. fol. 22354

33Mais le paradoxe est aussi l’ornement privilégié des recueils galants, et devient alors la marque d’un style épistolaire destiné au plaisir du lecteur. Le recueil de Fenne présente ainsi un plaisant antimanuel de rhétorique et de philosophie, dont la tonalité badine est soulignée, dans la table des matières, par la répétition de paradoxes formés sur le mot rire. La section des « lettres de railleries » annonce entre autres les titres suivants :

Il se rit de la nouvelle Philosophie 431
Il continuë à se mocquer de la Philosophie 433
Il se rit d’un Orateur importun, & tesmoigne de vouloir en estre delivré 43955

34Puis, dans les « lettres d’invective », on trouve :

Contre un Esprit badin, dont il fait l’apologie. 448

35Avec ce dernier exemple, on observe que la liste des titres met en évidence une forme de continuité entre eux, en soulignant leur cohésion thématique, ainsi que leur redondance (« il continue à se mocquer »). La table opère ainsi, en même temps que leur mise en index, une mise en série des matières appelant des usages linguistiques spécifiques, qui se distinguent aussi bien du texte épistolaire indexé que de celui des intitulés. Ils sont déterminés par deux contraintes sémiotiques : indexer le texte dans sa singularité, tout en le situant dans la série des autres textes dont il fait partie. Ainsi, la tendance à la répétition diversifiée des mêmes lieux communs que nous avons précédemment observée se traduit par l’emploi de pronoms anaphoriques du type « mesme » ou « autre », pour désigner de manière abrégée une pièce de nature identique ou différente de la précédente. Ce trait langagier aboutit parfois à de longues suites de ces mesmes et autres, qui ne sont pas sans conséquence sur l’effet visuel de la table et sa rhétorique propre, dont voici un joli échantillon, tiré du Bouquet de Puget de La Serre :

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Table du Bouquet de Puget (1624) 56

36À la suite du beau nom de Malherbe s’accumulent les autre et mesme qui renvoient anaphoriquement au prestigieux épistolier : cette présentation, économique dans la mesure où elle évite de répéter l’entité lexicale volumineuse du nom propre, met dans le même temps en évidence l’abondante contribution de l’écrivain au recueil, sans multiplier, cependant, les éléments textuels qui permettraient d’incarner davantage la figure de l’auteur. En même temps qu’une liste de ses contenus, la table se présente en effet comme un tableau raccourci du livre, dont les figures humaines ne sont souvent qu’à moitié définies.

Une subjectivité épistolaire indéfinie : l’individu en forme de lieu commun

37Le recueil épistolaire imprimé présente en effet, dans les titres de lettres et, a fortiori, dans l’énoncé compilateur de la table des matières, un goût pour la référence indéfinie qui cohabite avec celui des noms propres. Ce trait langagier est dû à l’imprégnation rhétorique de ces ouvrages. Dans la plupart des cas en effet, les formules-titres soulignent le lieu commun (au sens rhétorique de cadre argumentatif) qui informe l’écriture de la lettre, procédé qui passe par une tendance à effacer ses éléments singularisants. Outre l’absence de dates et d’ordre chronologique que nous avons déjà signalée, on observe que l’épistolier est fréquemment représenté par un il anaphorique plutôt que par son nom propre. Ce pronom de troisième personne, sans appartenir grammaticalement à la classe des pronoms indéfinis, estompe la singularité de l’écrivain, identifiable seulement par son appartenance à la communauté floue et idéalisée des honnêtes gens qui partagent les mêmes manières et le même langage. Ainsi de la table des lettres de Descartes, dont les matières sérieuses sont attribuées à un il qui rattache bien souvent le philosophe à une figure idéalisée d’épistolier honnête homme, voire galant :

Lettre 10. A M de Buittendich jeune Gentil homme, contenant sa Réponse à quelques difficultez qu’il luy avoit proposée touchant l’Existence de Dieu, & l’Ame des Bestes. p. 53
Lettre 11. A un professeur des Païs Bas. p. 55
Lettre 12. Au susdit Professeur, où il le drape agreablement. p. 5757.

38Les déterminants indéfinis sont par ailleurs particulièrement bien représentés dans les compléments du verbe qui désignent les destinataires, le thème ou encore l’acte de langage énoncé par la lettre, de même que l’absence de déterminant, qui radicalise cette tendance à l’indéfinition. Associée au fait déjà signalé que les noms des destinataires sont parfois travestis ou abrégés, cette représentation floue des instances humaines de la communication épistolaire fait de la table un lieu propice à l’exemplarité et, allant de pair avec elle, l’identification du lecteur. On en prendra pour exemple l’extrait du recueil de Cotin :

Sur une absence, 256
Plainte d’un retardement de Lettres, 258
Lettre en Vers, 26
Petit discours de la verité des Songes, 277
Galanterie découverte, 289
Asseurances de pardonner, 292
Sur la passion d’une Dame, 311
Advis et Lettre à une Dame, 30158

39L’ellipse des sujets grammaticaux s’accompagne d’une mise en évidence des petits faits mondains (« retardement », « galanterie »…) qui composent l’ouvrage. Devant ces esquisses de scènes galantes, le lecteur de recueils épistolaires peut aisément se reconnaître ou plutôt se rêver, selon un procédé bien différent de celui qui a cours, à la même époque, dans les recueils d’anecdotes. Karine Abiven a montré combien était décisive, dans ce genre éditorial, la représentation singularisante des « héros d’un jour » qui les peuplent59. Dans le genre bref de la nouvelle historique qui fleurit à partir des années 1660, Emily Lombardero a par ailleurs mis en évidence un travail stylistique du déterminant indéfini qui assure l’introduction de personnages « non notoires » dans la fiction, et qui confère à leur « apparition » le « caractère d’un événement60 ». Dans ces deux petits genres narratifs qui entretiennent avec l’écriture de l’Histoire un jeu de ressemblance et de différenciation, l’indéfini est donc exploité pour sa capacité à singulariser l’individu quelconque. D’une manière différente, dans les recueils épistolaires, le maintien de ces indéfinis flous et propices à une interprétation exemplaire nous montre combien la culture rhétorique de ces livres, toujours enclins à servir de modèles d’écriture et de style de vie, demeure profonde tout au long du siècle, même quand les auteurs entendent jouer avec elle61. Loin de reconstruire des individualités et une intimité privées, ces tables présentent au lecteur des bribes de vie mondaine formées sur les modes rhétoriques et stylistiques du temps présent. La cohabitation de noms propres plus ou moins affichés et de silhouettes plus indéfinies met ainsi à disposition du lecteur l’authentique prestige social des textes qui lui sont présentés, en même temps que la possibilité, pour lui, de s’en approprier les normes62.

40On mentionnera cependant une occurrence rare qui détourne cette convention de l’indéfini. Il s’agit des Lettres curieuses, ou relations de voyage, publiées en 1670, où la table des matières est énoncée à la première personne du singulier (alors que le livre est anonyme) :

De Turin, et de ce que i’ay veu en y allant, page 1
De Turin, de cette Cour, et du pouvoir du Prince,
De Turin à Turin, pour M. de R. qui m’avoit demandé des Chansons, 13 etc.
De Gennes, 28
Pour la mesme, et pour sa bonne Amie, Cartel de défy, 31
De Milan, pour les deux mesmes, ausquelles je parle du mal qu’elles font souffrir à ceux qui les aiment, 34
De Gennes, pour Carite, à qui je rends compte de cette Republique, et des autres choses que j’y ai remarquées, 40
De Florence, pour les deux mesmes, à qui je me plains de ce qu’elles ont manqué à mon rendez-vous, 38 […]63

41L’ensemble du recueil joue sur cette figuration typiquement galante par laquelle la personne privée de l’auteur est à la fois mise en vedette et masquée devant son public64. Après la page de titre anonyme, le livre commence par un « Portrait de l’autheur, Fait par Luy-mesme » où l’on retrouve le mélange d’égocentrisme et d’autodérision qui avait alimenté, dans la première moitié du siècle, le succès de scandale des lettres de Jean-Louis Guez de Balzac65 :

Je me resous à me dépeindre, m’imaginant que personne ne s’aviseroit de le faire. Si je me flate un peu, qu’on ne s’en etonne point. Bien que je sçache que toutes les Personnes du monde soient plus aymables que moy, je n’en connois gueres que j’aime davantage ; & il seroit malaisé que ne pouvant dire du mal de personne, je pusse faire contre moi, ce que je ne sçaurois faire contre un autre66.

42Par ce travail des conventions éditoriales, l’auteur force la cohérence de son ouvrage en le présentant comme un discours centré sur sa propre personne. Dans la plupart des cas cependant, la présentation des recueils et en particulier leur table des matières répond moins à un enjeu de mise en ordre cohérent qu’à une valorisation du composite et du désordre.

L’art de la table en désordre : composition et usages de lecture

43La présentation sans table des matières d’une bonne partie des recueils épistolaires laisse penser que ces livres ne sont pas prévus, à cette époque, pour être lus selon un ordre particulier, que celui-ci soit linéaire ou anthologique, mais, bien plutôt dans un vrai désordre, sans ordre sous-jacent. L’examen des tables que l’on y rencontre confirme cette hypothèse, étant donné leur répugnance aux présentations hiérarchiques, et leur goût pour une incohérence qui éloigne le recueil des volumes plus linéaires de la fiction en prose ou dramatique, pour les rapprocher du modèle idéal de la conversation à bâtons rompus.

44Les recueils épistolographiques sont sans doute moins marqués que les autres livres épistolaires par cette tendance. Le parfait secretaire de Paul Jacob présente ainsi une table effectivement parfaitement ordonnée, reflet de la composition rationnelle du livre et fidèle au sérieux du sous-titre : « la maniere d’escrire et de respondre à toute sorte de lettres, par preceptes et par exemples67 ». Les contenus du livre y sont divisés, après une longue introduction sur la nature du genre épistolaire, en trois parties correspondant aux trois genres de la rhétorique (épidictique, délibératif et judiciaire), elles-mêmes divisées en chapitres consacrés aux « préceptes » des types de lettres spécifiques, suivis à chaque fois d’un chapitre d’« exemple ». Une telle composition met donc en évidence les articulations d’un discours didactique parfaitement maîtrisé, où l’exemple ne prend jamais le pas sur le précepte. Il reste que le manuel de Jacob ne fut pas, à notre connaissance, réédité, ce qui laisse penser qu’il ne rencontra pas aussi bien le goût du public que le manuel plus échevelé du Secretaire à la mode de Puget de La Serre, dont le titre annonce déjà le joyeux désordre :

LE SECRETAIRE A LA MODE,
Par le sieur de la Serre.
Augmenté d’une instruction d’escrire des lettres ; cy-devant non imprimée.
Avec un recueil de Lettres morales des plus beaux esprits de ce temps.
Plus le devis d’un Cavalier et d’une Damoiselle
Et de nouveaux nouveaux Complimens de la langue Françoise, lesquels n’ont esté encore veus68.

45La table de ce manuel (peut-être reprise d’une édition antérieure) ne prend pas la peine d’indexer « l’instruction d’escrire des lettres » dans laquelle sont contenus les préceptes d’épistolographie, et va directement aux « Lettres du Secretaire a la mode », qui n’apparaissent pas, avec une telle présentation, comme des exemples subordonnés au discours didactique, mais bien comme le cœur de l’ouvrage.

46Dans les recueils de belles lettres collectifs, le désordre de la table s’explique par la répugnance du genre à utiliser le nom des auteurs comme principe de classement. Il en résulte l’impossibilité, parfois, de savoir qui est l’auteur de telle ou telle pièce de l’ouvrage. On a vu combien les noms d’auteur devenaient importants dans la présentation des recueils. Le fait que certaines lettres demeurent anonymes dans la table des matières montre que c’est plutôt la lecture par lieux communs que par épistoliers qui est favorisée. Même quand les noms sont indiqués, ils ne prévalent pas dans le système d’indexation, et s’apparentent davantage à des lieux de prestige qu’à des repères pour la lecture. Ainsi, nous n’avons jamais rencontré de tables de lettres divisées en rubriques de noms d’auteurs. À la fin du siècle, la monumentale anthologie de Richelet intitulée Les plus belles lettres des meilleurs auteurs françois avec des notes69 présente un exemple particulièrement remarquable de ce phénomène. Elle s’ouvre sur une liste des « Auteurs dont ces lettres sont tirées », sans indication de numéros de pages, suivie d’une suite de « Sentiments » sur chacun d’eux, qui récapitule leurs principales vertus stylistiques, et leurs quelques défauts. La longue « Table des noms et des choses » qui clôt l’ouvrage, en revanche, met de la confusion dans ce défilé d’auteurs en mélangeant dans l’ordre alphabétique des entrées renvoyant aux épistoliers, aux destinataires, à des personnages historiques, à des genres épistolaires, à des anecdotes ou encore à des remarques grammaticales.

47Autre facteur de confusion, les tables mélangent ostensiblement les pièces de correspondance présentées comme authentiques avec des lettres fictionnelles aux intitulés, notamment, ovidiens. L’usage fréquent des pseudonymes galants ou des abréviations de noms propres ne permettent pas, en outre, de distinguer les lettres authentiques des pseudo-authentiques. Ainsi de la table du recueil de Rosset, où les menus incidents de la vie galante ordinaire côtoient événements princiers et mythologie, le tout sans que personne ne soit précisément nommé, excepté l’auteur des Héroïdes :

D’une Dame changeant la Resolution qu’elle avoit prise de ne voir jamais son serviteur 66
S’excusant de n’avoir point escrit 66
Suject de Phyllis à Demophon, par L. S. D. P. imitation d’Ovide. P. 67
Lettre de Phyllis à Demophon, par S. D. P. 68
D’une grande Princesse à un grand Prince. 72
D’une Dame à un Seigneur qui s’estoit rendu Capucin. 7870

48Quelle attitude de lecture pouvait bien être attendue devant ce mélange indécidable et exhibé entre le vrai, le feint, voire le faux ? On observe en tout cas que tous les efforts présentés, au xviie siècle, par le genre romanesque et la fiction dramatique pour défendre la vraisemblance de leur propos71 ont beaucoup moins cours dans les recueils épistolaires. En leur sein, l’incohérence des régimes de vérité, sur lequel les préfaces ne s’expliquent guère, semble être un gage de plaisir sans doute lié à l’esthétique de la diversité.

49Ainsi, le recueil de lettres se montre réticent non seulement à tout pacte de vraisemblance trop engageant, mais aussi à toute forme de narrativité trop contraignante. La table présente bien, parfois, des embryons de fictions épistolaires courant sur un petit nombre de lettres mises en série, mais ces récits de courte portée cèdent rapidement le pas au retour de la liste disparate des intitulés. On trouve ainsi, dans la section des « lettres amoureuses » de Tristan L’Hermite, plusieurs brèves séries amoureuses inaugurées par le nom crypté d’une nouvelle maîtresse, sans que la suite des titres ne permette de déterminer si le récit a une véritable cohérence, ou même une fin :

Lettre 32. A… pour une reconciliation. p. 185
Lettre 33. A elle mesme. p. 189
Lettre 34. A elle mesme, sur une importunité, consolée par une moustache de ses cheveux. P. 195
Lettre 35. A elle mesme. Il luy descouvre un langage muet pour se pouvoir entretenir avec elle, devant sa famille, sans qu’on les soupçonne d’amour. P.199
Lettre 36. A elle mesme, apres avoir levé le soupçon de tous les esprits qui traversoient leur passion. P. 207
Lettre 38. A elle mesme, en prenant congé d’elle. P. 209
Lettre 212. A Mademoiselle de Beaumont. Loüanges de la beauté de sa gorge72.

50Même dans le recueil fictionnel plus composé de Fontenelle, à la fin du siècle, la table conserve ce goût pour la variation intempestive des sujets et des personnages :

LETTRE II. A Monsieur du T. sur son procés, & son amour pour la femme de son procureur. »
LETTRE III. Au mesme. Sur la perte de son procés.
LETTRE IV. A Mr le M. de V. sur un Chevallier qui aime une Grisette.
LETTRE V. A Mlle de C. qui étoit nouvellement arrivée d’Angleterre en France.
Lettre VI. A Mad. De I. declaration d’amour.
LETTRE VII. A la mesme. Sur ce qu’elle s’étoit gendarmée de sa declaration.
LETTRE VIII. A la mesme. Sur les proces qu’il commençoit à faire sur son cœur.
LETTRE IX. A la mesme. Sur ce qu’il alloit s’eloigner d’elle, & sur les effets qu’alloient produire son absence.
LETTRE X. A la mesme. Avanture qui luy estoit arrivée en son voyage.
LETTRE XI. A la mesme. En luy envoyant des patés d’un sanglier, qui l’avoit pensé Blesser à la chasse.
LETTRE XII. A Monsieur C. sur la philosophie de Descartes73

51Autre cas de figure, la table du Recueil de lettres des dames de Du Bosc présente une correspondance fictionnelle formée de « Lettres » et de « Responses », dans laquelle le lecteur peut reconstituer une continuité narrative. La matière de l’échange ne porte cependant que sur le fait de s’écrire, d’attendre une réponse, d’écrire trop, trop peu, trop tard… si bien qu’aucune action romanesque n’est entreprise, la grande affaire des lettres étant les lettres elles-mêmes :

Response 20. Elle dit qu’elle a plus d’amour que de connoissance, & qu’apres les effets de son amitié, elle a tort d’employer des paroles pour la témoigner. Page 275
Lettre 21. Elle fait scrupule de luy écrire, craignant que si ses lettres luy plaisent, elle n’ait moins d’impatience pour la recevoir. Page 279
Response 21. Elle respond que les lettres qu’elle reçoit, augmentent sa joye sans diminuer le desir de la revoir. Page 283
Lettre 22. Elle luy mande que rien ne la peut empescher d’écrire, non pas mesme la fiévre, quoy que violente. Page 287
Response 22. Elle craint que pour avoir reçeu une petite satisfaction, elle n’en perde une plus grande, & que s’estant efforcée d’escrire, elle n’ait augmenté son mal. Page 29074

52Tout en retenant du roman de l’époque certains de ses passages obligés (brouilleries, réconciliations, ruses et secrets…), ces recueils fictionnels s’offrent le luxe facile de ne pas suspendre la volonté rétive de leur lecteur « au fil interminable d’une intrigue superflue75 », pour reprendre la formule célèbre de Baudelaire. Les poèmes en prose de ce dernier relevaient cependant d’une tout autre esthétique, fondée sur l’autonomie poétique de chaque pièce. Dans nos recueils, d’une manière bien différente, la disparité désordonnée des pièces n’a pas vocation à valoriser chacune d’entre elles isolément. Bien au contraire, la pièce vaut par la collection dans laquelle elle s’inscrit. En effet cette collection, récapitulée dans le beau désordre de la table des matières, fait valoir un flux épistolaire qui rappelle l’allure libre de la conversation. La table des lettres promet ainsi au lecteur qu’il trouvera dans son livre tout ce qu’il peut désirer, et que chaque discours lui sera adressé dans un style choisi, amical et jamais trop sérieux. Les austères prescriptions de l’abbé de Saint-Cyran lui-même, dans la table du recueil qui rassemble les lettres qu’il aurait écrites durant son emprisonnement, se présentent sous ce jour aimable et disert :

Lettre IV. A une Damoiselle qui s’estoit retirée dans un Monastere, pour se preparer à estre Religieuse, il l’exhorte au mespris du Monde, et à l’amour de Dieu seul. p. 31
Lettre V. A une Religieuse devenüe aveugle. p. 34
Lettre VI. A la mesme Religieuse aveugle, sur la mort de sa Mere. pag. 35
Lettre VII. A un grand Magistrat, sur la mort de sa Fille. p. 39
Extraict de quelques Lettres de la mere de Chantail à la Mere Marie Angelique, Arnaud Abbesse de Port Royal ; où elle luy parle de ses peines et de ses tentations. p. 53
Lettre de sa mesme Bien-heureuse Mere à Monsieur de sainct Cyran. p. 64
Lettre VIII. A la Reverende mere de Chantail. Il luy tesmoigne qu’il est dans ses sentimens, touchant la Pauvreté Religieuse, et la Console dans ses peines et dans ses tentations. p. 6576

53On comprend dès lors que, dans un siècle où les recueils ne disposent pas nécessairement de tables des matières, et où celles-ci, dans leur présentation désordonnée et parfois incomplète, ne semblent pas toujours être des instruments de lecture si utiles, les livres épistolaires en fassent si souvent usage : par le geste éditorial qui consiste à rassembler la collection des lettres, ces tables justifient la mise en recueil et la publication, en donnant une image esthétisée et prestigieuse des contenus du volume. Petit genre mineur d’un point de vue rhétorique, la belle lettre gagne ainsi son entrée dans le monde des œuvres littéraires.

Conclusion

54Les tables des recueils épistolaires du xviie siècle témoignent d’une culture de l’imprimé et des lettres qui n’existe plus aujourd’hui. Entre les livres que les lecteurs d’alors avaient entre les mains et les correspondances, authentiques ou fictionnelles, que nous pouvons feuilleter dans les éditions des xxe et xxie siècles, il y a bien sûr en commun certains noms d’auteurs et d’autrices, ainsi que nombre de textes. Mais la présentation en était radicalement différente.

55On retiendra en particulier la faible rationalité des tables de ces livres : élément facultatif et parfois absent du recueil, leur présentation n’était guère normée, comme le montre la variation des formes qu’elles peuvent prendre. Aussi avaient-elles davantage un rôle de représentation, au sens publicitaire du terme, que d’instrument de lecture, d’où leur forme particulièrement ornée et leur place fréquente en début d’ouvrage77. L’absence de sens historique qui gouvernait ces tables, très rarement classées dans l’ordre chronologique et jamais indexées par leur date, nous montre par ailleurs que l’épistolaire imprimé n’avait guère de vocation biographique, et qu’il entendait plutôt valoriser le style et l’esprit de certaines plumes épistolaires célèbres ou en pleine ascension, ainsi que les cercles d’influence au sein desquels elles évoluaient. Plus propre à enregistrer l’actualité des réseaux et d’une vie mondaine plus ou moins idéalisés qu’à offrir le témoignage du passé d’un individu, le recueil restait en outre fidèle à la rhétorique du lieu commun, dont témoigne la prédominance des classements par genres et arguments épistolaires typiques. La rhétorique, en recul dans d’autres genres littéraires de l’époque, restait donc structurante dans ces livres, même quand ces derniers se présentaient comme des chefs-d’œuvre de style impertinent ou comme des œuvres scientifiques. Lié à cette culture rhétorique, le mélange de tous les régimes de vérité, allant de la lettre authentique à la fausse lettre en passant par la lettre fictionnelle, rend compte d’une logique de variété également à l’œuvre dans le désordre ostentatoire de ces tables. Leur aspect digressif et discontinu permettait à ce titre de signer la singularité et la valeur du genre, en signalant sa parenté avec l’imaginaire de la conversation.

56Si éloignés que nous soyons aujourd’hui de ces codes du livre épistolaire, ils demeurent sans doute riches d’enseignements pour mieux comprendre les épistoliers et épistolières de l’Ancien Régime que nous continuons d’apprécier. En effet, même si la présentation éditoriale d’un livre ne se confond pas avec l’écriture qu’il recèle, il y a entre eux des rapports de différentes natures et, notamment, imaginaires. Les écrivains et écrivaines de l’époque classique étaient inévitablement imprégnés des codes éditoriaux de ces ouvrages à succès, et pouvaient les avoir à l’esprit quand ils prenaient la plume. Ainsi certaines lettres de l’Ancien Régime se sont-elles peut-être écrites dans le désir plus ou moins conscient et avouable de la table où elles rêvaient de siéger.