Colloques en ligne

Alice Chaudemanche

La langue du roman, archive linguistique et littéraire : Aawo bi de Mame Younousse Dieng

1Cet article s’intéresse à la langue du premier roman publié en wolof, Aawo bi de Maam Yunus Jeŋ (Mame Younousse Dieng). En partant de l’idée que le texte ouest-africain est un palimpseste (Zabus) composé de plusieurs strates linguistiques et que la langue du roman est fondamentalement plurilingue et hétérogène (Gauvin) nous montrons que l’invention d’une langue romanesque en wolof implique une résistance à la standardisation qui, dans Aawo bi, passe par la transcription d’éléments dialectaux. La langue du roman se constitue en archive vivante d’un parler. Elle se veut à la fois une incitation à l’écriture et une proposition littéraire capable de souder les générations.

2Ce premier roman1 se présente sous la forme d’une petite brochure bleue d’environ soixante-dix pages sur la couverture de laquelle le nom de l’auteure, Maam Yunus Jeŋ, est suivi du titre : Aawo bi, qu’on pourrait traduire littéralement par « La première épouse ». Dans le mariage polygame wolof, la aawo a un rôle social très important qui doit s’accompagner d’un comportement spécifique, une attitude exemplaire marquée par la patience, l’abnégation (le muñ) et la tolérance. La aawo idéale est généreuse, elle a l’esprit de sacrifice ; pilier du foyer, elle est le fidèle soutien du mari dont elle a toute l’estime2. La protagoniste d’Aawo bi, Ndeela, appartient à cette catégorie : première épouse exemplaire, elle a dignement traversé les épreuves du mariage traditionnel jusqu’à être récompensée par un pèlerinage à la Mecque. Penda Géwél, la griote, raconte toutes ces épreuves à Fama, la coiffeuse, au cours d’une séance de tresses dans la cour de sa concession.

3La genèse de ce texte est symptomatique des difficultés de l’édition en langues nationales au Sénégal. Mame Younousse Dieng l’a écrit en 1982. À cette époque, elle a quitté sa région natale du Cayor et vit à Dakar où elle est institutrice. Elle a déjà écrit un roman en français, L’Ombre en feu, qu’elle ne parviendra à faire publier qu’en 19973. Il faudra également attendre dix ans pour qu’Aawo bi paraisse aux éditions de l’IFAN, grâce au soutien de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT)4. Aawo bi a été réédité en 1999 par l’OSAD5, mais c’est au département des publications de l’IFAN que nous avons acquis notre exemplaire en 2018. Il partageait les rayonnages d'étagères poussiéreuses avec de nombreux autres titres en langues nationales, vestiges de l’activité intense d’intellectuel·le·s engagé·e·s pour qui l’aménagement et la diffusion du standard en alphabet latin devait accompagner le développement d’une littérature moderne écrite. Aawo bi est une archive de ce temps où la renaissance littéraire en langues africaines était à venir. La langue de ce premier roman échappe pourtant en partie aux efforts de standardisation. Fidèle à la nature du genre romanesque, elle est hors norme, hétérogène, foncièrement dialogique. Elle investit les différences et la démesure, déstabilise les conventions. Paradoxalement, c’est du côté du dialecte le plus conservateur – le parler régional du Cayor – que Mame Younousse Dieng va puiser cette force subversive.

4En nous appuyant sur l’image du texte comme palimpseste, forgée par Chantal Zabus pour décrire la stratification linguistique des textes ouest-africains europhones, nous proposons d’explorer l’épaisseur linguistique du roman Aawo bi. De quoi la langue du roman se fait-elle l’archive  ? Selon Chantal Zabus, dans les textes africains francophones, « derrière l'autorité scripturale de la langue européenne, les vestiges plus anciens, imparfaitement effacés, de la langue africaine peuvent encore être perçus6 » Le texte en langue africaine bouleverse ce schéma mais n’en est pas moins stratifié et hétérogène. On y trouve les traces de différents états de la langue parlée ou écrite. Nous verrons dans un premier temps que la graphie d’Aawo bi témoigne de la négociation entre la promotion du standard et la valorisation d’un particularisme régional. Dans un second temps, en passant au plan du discours, nous nous intéresserons à la manière dont Mame Younousse Dieng investit les ressources de son « très bon wolof du Cayor7 » pour élaborer une langue romanesque qui garde la mémoire du patrimoine oral tout en le revivifiant par son insertion dans un univers discursif non canonique : la langue se fait alors véritablement « archive ». À l’unification linguistique par le standard moderne répond le souci de créer une langue littéraire capable de rassembler sans écraser la diversité et tourner le dos au passé : c’est ce que nous montrerons en nous appuyant sur la préface de l’auteure, qui peut se lire comme un manifeste pour une nouvelle écriture littéraire capable de souder les générations : une archive tournée vers la littérature à venir.

Traces d’une friction graphique : neutralité du standard et saveur de l’accent

5Dans le contexte de publication d’Aawo bi, la question linguistique (standardisation et développement des langues nationales) s’articule à des enjeux politiques et sociaux (alphabétisation des masses). Mais la conscience linguistique de l’écrivaine passe aussi par une attention aux particularismes. L’élaboration de la langue romanesque n’a pas lieu à la croisée du français et du wolof, comme cela peut être le cas dans les romans africains francophones, mais à la croisée de la langue commune et du dialecte8.

Une graphie corrigée : le livre, instrument de diffusion du standard

6L’empreinte du standard est très visible dans Aawo bi. Le texte est écrit avec l’alphabet wolof officiel et une « Note sur l’écriture » figure à la fin de l’ouvrage9. La rédaction et la publication du roman sont étroitement liées au travail d’aménagement de la langue porté par la linguiste Arame Fall auprès de qui Mame Younousse Dieng s’est initiée à l’écriture du wolof et à qui elle remet son manuscrit en 1982. Arame Fall a corrigé l’orthographe de manière à rendre le texte lisible et conforme à la norme graphique qu’elle-même a contribué à établir dans ses travaux10. Mame Younousse Dieng écrit à ce propos dans sa préface : « téere bii dafa feesoon ak i jalgati yu, Aram Faal a ko jubbanti ba mu jub » (p. 4) [ce livre était bourré de fautes, Arame Fall l’a corrigé jusqu’à ce qu’il soit correct11]. Elle présente ensuite les linguistes et les écrivains comme travaillant ensemble à l’aménagement de la langue, « tëralal sun[u] kàllaama » (p. 4) [littéralement : faire tenir notre langue dans une position couchée]. Pour Arame Fall et un certain nombre des linguistes de l’IFAN12 et du Centre de Linguistique Appliquée de Dakar (CLAD), cet aménagement de la langue est une étape dans un programme politique et culturel plus large, qui correspond dans ses grandes lignes à celui de Cheikh Anta Diop : il s’agit de développer une langue moderne qui permettra d’unifier linguistiquement le territoire et d’accompagner son développement économique, politique et scientifique. Mame Younousse Dieng en revendique l’héritage dans sa préface : « Nanu topp yoon wi Séeñ Anta Jóob xàllal làkki réew mi » (p. 3) [Nous poursuivons le chemin que Cheikh Anta Diop a frayé aux langues nationales]. Cette perspective s’accompagne d’une nouvelle approche de l’alphabétisation, plus idéologique et révolutionnaire, assez critique à l’encontre des programmes d’alphabétisation fonctionnelle qui se sont développés dans les années 197013. Pierre Dumont en donne un résumé dans Le Français et les langues africaines au Sénégal :

Par le moyen de leurs propres langues les Sénégalais auraient donc la possibilité de prendre réellement en charge leur destin socio-économique et politique. Inéluctablement on dépasserait là les objectifs très concrets et peut-être volontairement limités de l’alphabétisation fonctionnelle, pour atteindre à ce qu’il faudrait désormais nommer une révolution culturelle14.

7Mame Younousse Dieng partage cette opinion. Elle déclare dans un entretien que c’est pour combler l’absence de suivi permettant aux personnes alphabétisées de pouvoir lire et écrire qu’elle a écrit Aawo bi15. Un extrait du roman figurera quelques années plus tard dans le manuel de lecture wolof édité par Arame Fall16.

8Mais en pratique, même si elle utilise l’alphabet officiel et si elle travaille main dans la main avec les linguistes, Mame Younousse Dieng ne se plie pas intégralement au standard – et on doit à Arame Fall d’avoir respecté cette liberté. Dans sa préface Mame Younousse Dieng dit : « Bu nu am kersag dellu cosaan, di wax wolof yu wóor, te di ko jéem a bind » (p. 3) [N’ayons pas honte de revenir aux origines, de parler le wolof authentique, et d’essayer de l’écrire]. Alors que l’objectif principal de l’œuvre de standardisation est d’aménager un wolof moderne, Mame Younousse Dieng, elle, défend un wolof de la tradition dont l’authenticité va de pair avec un certain nombre de traits dialectaux17.

« Écrire avec un accent »18 : transcrire le parler du Cayor

9À rebours du travail d’unification linguistique entrepris par la standardisation, Mame Younousse Dieng revendique donc le fait d’écrire le wolof du Cayor. Dans un entretien avec Saly Dieme, elle déclare : « Moi quand je décide d'écrire, j’écris le wolof du Kayor. Toute personne qui le lira, saura que celui qui a écrit est un kayorien »19. Le wolof du Cayor ne présente pas de différences du point de vue des règles grammaticales avec le wolof standard mais possède quelques variantes, par exemple -ut à la place de -ul pour la forme négative, et la prononciation de certaines voyelles est différente20. Mame Younousse Dieng restitue cette prononciation en la transcrivant phonétiquement, elle « écri[t] avec un accent », pour reprendre une expression de Chantal Zabus. La comparaison entre la préface et le récit est éclairante : alors que l’auteure utilise la forme standard de la négation en -ut dans la préface, elle utilise une forme en -ul dans le roman. Cet exemple révèle que la langue avec laquelle l’auteure s’adresse au lectorat n’est pas la même que celle qu’elle fait parler à sa narratrice et aux personnages de son récit.

10L’écrivaine a donc réalisé un travail de différenciation linguistique pour créer la langue de son roman. Cette différenciation est liée à son projet littéraire : son objectif n’est pas de proposer une alternative à la graphie officielle mais de restituer la saveur du parler du terroir natal, de produire une sorte d’« effet Cayor » à l’oreille des lecteurs. La volonté de rendre l’accent tout en restant lisible par tous nécessite cependant une gymnastique graphique qui a pour effet de rompre l’homogénéité du standard et d’ouvrir la langue écrite à la diversité dialectale. L’inscription du vernaculaire dans le texte crée ce que Cyril Vettorato nommerait un « dialecte pour l’œil21 », destiné ici à parler à l’oreille des lecteurs. Par ce procédé, le roman se constitue en archive du parler traditionnel.

La langue du roman : mémoire vive et langues déliées

Transmettre la langue de Kocc  ?

11Les Wolofs associent généralement le wolof du Cayor à une langue authentique, un wolof bu xóot [wolof profond]. La figure d’autorité en ce domaine est Kocc Barma Fall, un sage qui aurait vécu au Cayor au xvie siècle, dont les proverbes sont célèbres et fréquemment cités. L’expression « la langue de Kocc » est souvent utilisée pour désigner la langue wolof. Son usage est comparable à celui de l’expression « langue de Molière » pour désigner le français. Chez les Wolofs, la langue de Kocc est considérée comme idéale parce qu’elle associe authenticité et profondeur philosophique. Dans les entretiens qu’elle a donnés Mame Younousse Dieng se montre souvent inquiète du fait que les nouvelles générations, plus urbanisées, soient aussi plus francisées, voire anglicisées et moins compétentes en wolof. Elle dit avoir souhaité faire de son roman un espace où conserver et transmettre les richesses de ce parler22. La qualité de l’éloquence cayorienne se mesure à son expressivité23. Le discours doit être riche en interjections, en idéophones, en images parlantes et en proverbes. Dans Aawo bi24, les personnages ne cessent d’y recourir et les lecteurs peuvent comprendre le sens en s’appuyant sur le contexte. Par exemple, après une bagarre qui a eu lieu entre Ndeela et sa belle-sœur, les gens du village disent : « bët de du yenu, waaye xam na lu bopp àttan » (p. 18) [L’œil ne porte pas mais il sait ce que la tête peut supporter]. La suite de leurs propos explicite le sens qu’ils donnent à ce proverbe : « Ndeela mii daw na ba nirootut nit te du ci dégg jaa-jëf ; kër gii muy séy ku ne xam na ni moo ko yor » (ibid.) [Ndeela trime comme une bête et elle n’entend jamais merci ; cette maison, tout le monde sait que c’est elle qui la tient depuis qu’elle y est mariée]. L’intégration des énoncés proverbiaux dans le système dialogique du roman permet ainsi à celui-ci d’assumer une fonction de conservation et de transmission du patrimoine. Mais on ne peut pas dire qu’Aawo bi soit pour autant un manuel de wolof traditionnel ou canonique25 : cette mémoire est revivifiée en trouvant un nouveau contexte.

Vivacité de la langue parlée et paroles de femmes : le pouvoir subversif de la mise en roman

12Certes, le roman cite des énoncés traditionnels qui font partie du patrimoine littéraire wolof mais il les ancre dans l’univers discursif quotidien des femmes26. Le choix d’une griote pour narratrice est de ce point de vue tout à fait stratégique : la griote appartient au groupe socio-professionnel des maîtres de la parole, elle maîtrise le « style griot »27 décrit par Judith Irvine. Mais la griotte se caractérise aussi par son exubérance et la malice, voire la vulgarité, de sa langue. De même, l’intertexte mobilise des genres oraux qui ne font pas partie des genres nobles dans la tradition wolof mais qui sont ceux où s’exerce le talent verbal des femmes, comme le gaaruwale28 : l’art de se lancer des piques verbales. Dans le roman, il est représenté au cours des nombreuses scènes de conflit qui opposent les co-épouses, Ndeela et Mbeen, à leur exécrable belle-mère ou à leur venimeuse belle-sœur. Par exemple, un jour Ndeela n’a plus de pétrole pour sa lampe, elle a allumé une bougie mais un drap prend feu – sa belle-sœur lui dit : « Ku bëgg a dem it, bu ñu wësëm door a wéy ! » (p. 14) [Celui qui veut partir, qu’il ne nous fasse pas flamber avant de s’en aller !]. La vigueur de la langue parlée par les femmes du roman sort le « vrai wolof » de sa gangue conservatrice29, et de ses usages conventionnels. La polyphonie romanesque va aussi permettre de faire entendre toute une palette de niveaux de langue en fonction des personnages : la solennité du griot, l’humilité de Ndeela, le discours d’autorité des anciens, etc.

13Cette diversité illustre bien l’idée, énoncée par Mame Younousse Dieng dans son entretien avec Saly Dieme, que « chacun a sa façon de […] parler » le wolof du Cayor. De la même manière, la préface suggère que tout le monde doit pouvoir donner à sa façon de parler la langue une forme écrite. Mame Younousse Dieng n’envisage pas la langue littéraire comme une langue commune uniformisée, homogénéisante mais comme offrant au contraire la possibilité de refléter la diversité de ses réalisations selon les époques, les régions et les personnes.

Une archive « tournée vers le futur »30

« écrire, c’est facile »

14Dans la préface, qui se donne à lire comme une salutation au lecteur (« Nuyoo bi » [Salutation]), Mame Younousse Dieng s’applique à résoudre ce qui, selon elle, constitue l’obstacle majeur à l’élaboration d’un corpus romanesque en wolof : le passage à l’écriture, généralement associé à la difficulté, à l’autorité et à un certain élitisme. Pour convaincre son lecteur qu’il est facile d’écrire, elle utilise deux arguments. Le premier consiste à rapprocher l’écriture de la pratique du waxtaan, l’art de la discussion wolof31, en affimant qu’écrire ne serait pas beaucoup plus compliqué que de raconter une histoire à l’oral ou de mener une conversation :

Téere bii sax nag, ayla yéwen, dara nekku ci loo xamul woon ; wànte, njariñam dëgg mooy, boo ko jàngee ba noppi, dangay daldi ni : « lii kat yomb na. Yunus Jeŋ dàqu ma ko ».
Te muy dëgg it. Nettali, ak waxtaan ci sa kàllaama, ku ne mën na ko.
Mbind meet yomb na, rawati na, bu fekkee nga fer ijjim tubaab. (p. 3)
[Au fond, ce livre ne contient rien que tu ne connaisses déjà ; mais, sa véritable utilité réside dans le fait que, lorsque tu l’auras lu jusqu’au bout, tu te diras aussitôt : « en fait, c’est facile. Younousse Dieng ne le fait pas mieux que je ne le ferais ». Et c’est bien vrai. Raconter et discuter dans sa langue, tout le monde en est capable. Écrire aussi, c’est facile, surtout si tu as déjà appris à lire en français.]

15Cette comparaison entre raconter à l’oral et écrire conforte l’idée que pour comprendre les choix graphiques de Mame Younousse Dieng, il faut interpréter la matérialisation dans la graphie du texte de l’accent du Cayor comme un moyen de passer par-dessus l’étrangeté et la difficulté de l’écrit en s’adressant aux oreilles par l’entremise des yeux, comme une invitation à oraliser le texte. Le goût de la parlure permettrait de minimiser l’obstacle de l’écrit, de contrer sa rigidité, en insufflant la spontanéité du parler.

16Le deuxième argument consiste à mettre en avant la collaboration entre écrivain·e·s et linguistes. Mame Younousse Dieng instaure un rapport décomplexé à l’orthographe en disant à son lecteur que si lui aussi se met à écrire, Arame Fall corrigera son manuscrit, comme elle l’a fait pour celui d’Aawo bi qui était plein de fautes : « na la wóor ni, téere bii dafa feesoon ak i jalgati yu, Aram Faal a ko jubbanti ba mu jub, te boo bindeet, mu defal la ko » (p. 4) [je te l’assure, ce livre était bourré de fautes, Arame Fall l’a corrigé jusqu’à ce qu’il soit correct, et si tu écris à ton tour, elle le fera pour toi]. Autrement dit : écrivez, et les linguistes se chargeront de mettre de l’ordre dans votre graphie. Cette collaboration entre les écrivains amateurs et les experts ès orthographe dessine les contours d’un espace littéraire inédit où l’écriture n’est pas soumise au contrôle d’une autorité mais le résultat d’une « solidarité active »32.

La création d’un corpus littéraire moderne : un projet commun

17Mame Younousse Dieng finit par engager son lecteur à devenir lui‑même écrivain :

Kon xarit, boo jàngee sama Aawo bi ba noppi, daldi may fey, te bu ko waaj. Bindal te bul tiit, bul taxaw; noonu la ñépp tàmbalee.
Aywa, jëlal sa xalima nu bind.
(p. 4)
[Donc, mon ami, dès que tu auras terminé de lire ma Première épouse, rends-moi la pareille, sans t’attarder en préparatifs. Écris, n’aie pas peur, ne t’arrête pas ; tout le monde commence par là.
Allez, prends ta plume, nous écrivons.]

18Le passage de la 2e personne du singulier, « prends ta plume », à la 1e personne du pluriel, « nous écrivons » exprime très bien le caractère collectif de cette aventure de l’écriture dans laquelle lecteur·trice·s, auteure et linguiste sont embarqué·e·s ensemble.

Écrire pour rassembler

19Selon Mame Younousse Dieng, cet effort collectif doit permettre de conserver les richesses de la langue, de continuer à l’enrichir, et de transmettre le tout aux générations futures : « Kon, xarit, nanu jëli démb booleek tey, yaatal sunu xam-xam, jottali ko sunuy moroom » (p. 3) [Alors, mon ami, il faut que nous rassemblions le passé et le présent, que nous étendions notre savoir, et le transmettions à notre prochain]. L’acte d’écrire des récits en wolof n’est donc pas présenté comme une rupture. Au contraire, l’écriture permettrait de relier le passé et le présent. Dans cette conception de la modernité littéraire, la quête du progrès est tempérée par un souci de rassembler les générations et de garder activement une place pour le passé. Cette préoccupation qui se reflète dans la langue d’Aawo bi est au cœur du projet littéraire de Mame Younousse Dieng. Elle aura l’occasion d’exprimer à nouveau cette idée en wolof lorsqu’une dizaine d’années plus tard elle collaborera une seconde fois avec la linguiste Arame Fall pour traduire Une si longue lettre : « Les livres soudent des générations au même labeur continu qui fait progresser »33 écrit Mariama Bâ. Mame Younousse Dieng traduit : « Ñooy boole ñu bokkul jamono, tënk leen ci benn gëstu, ba ñu génne ci lu jariñ mbindeef yi »34 [Ce sont eux qui rassemblent ceux qui n’appartiennent pas à la même génération, les lient dans une recherche commune, pour que cela finisse par être utile aux créatures]. Pour traduire la prose de Mariama Bâ, Mame Younousse Dieng ne se départira pas de son wolof du Cayor mais elle n’en reproduira plus l’accent et elle le mettra à l’épreuve de l’inévitable expérimentation linguistique qu’implique la traduction littéraire en langue africaine.

20Lus comme des archives linguistiques et littéraires, Aawo bi et sa préface fournissent de précieux renseignements sur la fabrique de la langue romanesque dans un contexte où la question de l’aménagement de la langue écrite est profondément liée à celle du changement politique et social. Le texte de Mame Younousse Dieng invite à nuancer l’association entre renaissance littéraire et modernité progressiste. Il n’est pas seulement une illustration de la capacité du wolof à être mis à l’écrit et en roman mais aussi une célébration des parlers traditionnels et une défense de la diversité de la langue. Nous avons évoqué en introduction le sort qu’a connu ce livre, conservé mais peu lu. C’est pourtant en ouvrant cette petite brochure qu’on peut rendre à ce roman pionnier toute sa valeur d’incitation et la force de sa proposition littéraire35. Il suffit de lire ce texte, en y mettant le ton, pour que bruissent les voix du Cayor et leurs multiples inflexions.