Colloques en ligne

Didier Alexandre

« En art il n’y a pas de définitif » : l’exemple de L’Otage de Paul Claudel

1Tandis qu’il recopie en juillet 1894 la seconde version de Tête d’Or, Claudel écrit à Pottecher : « Je pense seulement à refondre Violaine et peut-être La Ville mais plus tard. J’ai l’intention de faire ainsi des séries d’éditions de mes drames. En art il n’y a pas de définitif. C’est l’opposé de ce que je croyais autrefois »1. Claudel réécrira bien La Ville, transformant profondément son drame, et en particulier la fin de son drame, il réécrira La jeune fille Violaine, dont existent deux autres versions que la première évoquée, avant qu’elle ne devienne L’Annonce faite à Marie dont existent deux versions, la première ayant une variante majeure pour l’acte IV qui est le dernier acte. Il n’existe qu’une version de L’Otage, écrit par Claudel de mars 1908 à juillet 1910, publié dans la Nouvelle Revue française de décembre 1910 à février 1911, puis en 1911 aux éditions de la N.R.F., avant qu’un autre texte ne soit proposé avec une variante de l’acte III composée pour les représentations du Théâtre de l’œuvre de Lugné-Poe en 1914, publié dans Comoedia en juin 1914. Les éditions postérieures proposeront en 1919 et 1931, à la N.R.F.., une nouvelle édition augmentée de la variante pour la scène, ou la reprise de l’édition originale en 1944 à la N.R.F. sans la variante.

2Le texte est instable et non définitif pour Claudel : c’est déjà là affirmer que la notion de fin est pour Claudel relative. Et pour L’Otage cette relativité est due tant aux nécessités de la mise en scène qu’aux rapports entretenus par le dramaturge avec son intrigue, avec ses personnages, avec la forme du drame lui-même, en l’occurrence historique et symbolique, et donc le sens lui-même, enfin avec le public, j’entends par là les spectateurs et les lecteurs. La question de la fin au théâtre se pose donc en termes de poétique et de narrativité linéaire : le spectateur participe jusqu’à son terme à l’action de personnages agissants dans une intrigue. Elle se pose aussi en termes de maîtrise par l’écrivain de ses personnages : c’est du reste une constante chez les écrivains du sacré, je pense aussi à Mauriac, à Duras, à Sylvie Germain, que cette ignorance du but final de l’écriture. Elle se pose enfin en termes d’esthétique théâtrale, donc de perception et de compréhension par le lecteur et le spectateur  de cette fin. La fin est bien un seuil entre le dedans du texte et le dedans du lieu théâtral ouvert sur le monde référentiel : elle est ce moment chez Claudel où la scène, et son sens, pénètrent le monde pour l’interroger. Des deux fins écrites pour L’Otage, la première tourne en dérision l’histoire et le politique, la seconde ébranle, par son inachèvement, sa cruauté et son caractère d’énigme. Mais aucune ne permet par un achèvement cathartique la détente du public : loin de proposer une communion, ce qui s’accomplit dans d’autres drames, je le verrai rapidement, la fin de L’Otage se fait aporie qui questionne notre monde.

3Où situer la fin du drame de L’Otage ? On peut circonscrire cette fin à l’état final créé par la mort de Georges de Coûfontaine et la blessure mortelle de Sygne de Coûfontaine. Il existe deux états finaux de l’acte IV. Dans la version publiée, la scène IV réunit Sygne de Coûfontaine, agonisante, incapable de parler, et le curé Badilon, son confesseur, et la scène V met en scène l’entrée du Roi, les souverains d’Europe, les maréchaux de France, les dignitaires religieux, les corps constitués. Dans la version pour la scène, la scène IV réunit Turelure, railleur et effrayé2 et Sygne de Coûfontaine, son épouse, agonisante. La scène pompeuse et héroï-comique de l’entrée du Roi a été supprimée, remplacée par une rapide allusion à la nomination de Turelure comme premier ministre (Th. II, p. 305).

4La conception de la fin ne dépend pas que du texte chez Claudel. Elle est soumise à des contraintes que je qualifierai d’externes :

5– Les premières relèvent de l’esthétique théâtrale, à laquelle Claudel s’intéresse en ces années précédant la Première Guerre mondiale, puisque sont mis en scène successivement L’Annonce faire à Marie, L’Échange, puis L’Otage. La suppression de la scène de foule a été imposée par des nécessités dramatiques, les contraintes de la mise en scène par Lugné-Poe au Théâtre de l’œuvre. Elle doit aussi être mise en relation avec l’évolution de la scène française telle que la souhaite Jacques Copeau dans ces années qui précèdent la Première Guerre mondiale, par les articles publiés dans la Nouvelle Revue française dont Claudel est, alors, un fidèle collaborateur et où il publie L’Otage de décembre 1910 à février 1911, et l’expérience faire en Allemagne à Hellerau. Claudel sait la nécessité de s’éloigner d’un théâtre pompeux, voire pompier, où le tableau réaliste l’emporte sur l’expressivité de la voix et du geste, la plasticité des éclairages et des volumes du décor.

6– Les secondes contraintes sont d’ordre poétique au sens où Valéry l’entend. En effet, Claudel théorise la notion de fin dès son Art poétique (1907), et la définit en se référant, en particulier au texte de Poe intitulé Le principe poétique3. Je rappelle que Poe dit avoir composé son poème Le corbeau en fonction de sa fin. Claudel reprend ce principe, faisant de la fin à la fois le but recherché, le terme ultime et le centre. À la linéarité successive, il substitue le rapport simultané de chaque élément à sa fin que, paradoxalement, je qualifierai de centre. La première fin composée par Claudel faisait se succéder une scène intime, d’absolution, d’appel au pardon et de prière, donc une scène religieuse dominée par le Christ en croix – le crucifix suspendu au mur – et une scène publique, ironique, donnant à voir la comédie de l’Histoire. La suppression de cet ultime tableau est dictée par un choix : soumettre l’ensemble des événements de la fable à l’Événement fondateur selon Claudel, la crucifixion. Tel est bien le message que le pape Pie VII à l’acte I délivre à Georges de Coûfontaine et au public. Si la « figure du monde passe », la « figure de Dieu ne passera pas », « tant que la croix subsiste » (Th. II, p. 248). La fin retenue pour la scène écarte la lecture historique pour une lecture typique, l’adjectif est de Claudel, c’est-à-dire centrée sur un personnage « aux prises avec la Grâce » (Th. II, Lettre à G. de Pawlowski, p. 14094). Le drame comprend ainsi deux axes interprétatifs, l’un humain, historique, social, l’autre divin, ecclésial, individuel. À la linéarité successive de la fable, appelée à se prolonger dans la pièce suivante de la trilogie, Le Pain dur, s’oppose la polarisation sur une fin qui est, comme dirait l’autre, partout et nulle part, à la périphérie et au centre. Il serait évidemment nécessaire de confronter ce finalisme théocentrique claudélien, qui repose sur une pensée analogique, au rejet du finalisme par les sciences exactes et à la promotion de l’effectivité. J’ai confronté ailleurs la pensée claudélienne au naturalisme zolien5, et j’ai étudié ailleurs comment Claudel tire de la théorie de la relativité d’Einstein la nécessaire existence d’un centre apte à rectifier constamment les erreurs6. Ainsi la fin n’est pas tant redevable à une histoire des sciences, en particulier physique et biologie, qu’à leur compréhension par la littérature.  

7– La troisième contrainte tient à la nature même du langage dramatique. À ce point de vue, n’importe quel lecteur s’en rend compte, tout, je veux dire l’éclairage, le mouvement, le nombre d’acteurs, l’occupation de l’espace, la prise de parole, le rythme, tout oppose une scène à l’autre. Ces deux scènes finales de la version publiée établissent avec le public un lien : j’entends par là qu’elles assurent une porosité entre scène et salle, faisant entrer le monde historique sur la scène ou faisant pénétrer le monde du théâtre dans le monde. Cela est évident avec la dernière scène, satirique, où le Roi Louis XVIII qui retrouve son trône doit sa restauration à Turelure, moine défroqué, révolutionnaire, thermidorien, préfet sous l’Empire et traître à l’Empereur. Dans cette scène, le Roi prend à témoin l’ensemble des souverains d’Europe, et des corps constitués, de son premier acte, l’anoblissement de Turelure, que l’intéressé reçoit « en ricanant » (Th. II, p. 303). Dans un texte écrit en octobre 1934 pour le Figaro, Claudel constate que les passions vécues à cette période de 1815 ne sont pas « des sentiments refroidis par des circonstances modifiées. Elles durent encore dans nos poitrines. Le drame continue en nous et autour de nous. Beaucoup d’entre nous sentent dans leur intelligence et dans leur sang le conflit de cette double hérédité. Turelure et Coûfontaine vivent dans le même cœur » (Th. II, p. 1425). Conscient de la porosité de la fin, Claudel redoute de formuler une fin très critique à l’égard des valeurs révolutionnaires fondatrices de la modernité politique et de la IIIe république. Lorsque Lugné-Poe lui demande l’autorisation de mettre en scène L’Otage, il répond : « Je ne sais quel effet ferait une pièce que beaucoup de gens ne pourront s’empêcher de considérer comme réactionnaire » (9 décembre 1913). Quant à la scène d’agonie réunissant Badilon et Sygne de Coûfontaine, elle établit un autre lien de communion, cette fois religieux : elle s’achève, et ceci est caractéristique de deux autres drames antérieurs de Claudel, La Ville, 2ème version et L’Annonce faite à Marie, par un rituel religieux, en l’occurrence la prière à Dieu qui permet un ultime sursaut de Sygne, qui « se redresse violemment les deux bras en croix au-dessus de sa tête » (Th. II, p. 297). À la différence du cérémonial politique de cour, qui sera encore l’objet de railleries de Claudel dans Le Soulier de satin, le rituel religieux est pour Claudel, après la tension du drame, un moment de sérénité partagée dans une célébration adressée aussi au public. L’intertexte de la passion du Christ (« Tout est épuisé jusqu’à la dernière goutte, tout est exprimé jusqu’à la dernière goutte », Th. II, p. 297) ou les formules rituelles (« Seigneur, ayez pitié », Ibid.) contribuent à cet effet. De cette scène, Claudel ne retient ni la spiritualité associée au personnage du curé ni l’absolution qu’il donne à Sygne. Il introduit Turelure face à son épouse, qui n’est plus étendue sur une table, éclairée par un flambeau unique (scène de veille d’un mort), mais qui est « ass[ise] dans un grand et profond fauteuil » face à son mari (Th. II, p. 303), si bien que l’agonie est semblable à une conversation de salon proche de celle de l’acte II. Il rend Sygne totalement muette, réduit ses réponses à des « signes » et des « silences », ou à des paroles que Turelure lit sur ses lèvres (Th. II, p. 304). Épuisée, impuissante à parler, Sygne est soumise à l’ironie de Turelure à qui elle refuse de pardonner, jusqu’au terme de la scène et du drame où « elle fait un effort désespéré comme pour se relever et retombe » (Th. II, p. 307) en réponse à l’appel lancé par Turelure qui se dit scandalisé par la conduite contraire à ce que dicte le sacrement du mariage : « Lève-toi et crie : ADSUM ! Sygne ! Sygne ! » (Th. II, p. 307). L’ultime scène demeure énigmatique, puisqu’on ne sait quel sens donner à l’appel noble lancé par Turelure et au geste final de Sygne. La version pour la scène propose donc une scène finale qui, quoique chaque personnage ait été transformé, ne résout rien au niveau du sens.

8– La dernière contrainte que j’évoquerai est celle du rideau de scène. En effet, la scène finale de la version pour la scène s’achève par cette didascalie : « Le rideau tombe » (Th. II, p. 307) ; dans la version publiée, la scène d’entrée du Roi se clot par  le mot « Fin » (Th. II, p. 303). Par contre la didascalie « le rideau tombe » apparaît dans cette version à la fin de la scène III, avant le début de la scène d’agonie de Sygne (Th. II, p. 293). Faire tomber le rideau ne dit donc pas nécessairement, pour Claudel, l’achèvement du théâtre. Cela signifie simplement une coupure dans le temps de la représentation et le temps de la fable. Claudel dit un suspens : et de fait, la fin retenue, énigmatique, reste en suspens sur le corps mort, assis, de Sygne face au public. La partie n’est pas finie. Et de fait elle se poursuivra dans la pièce suivante, puisque Claudel dans un des manuscrits faisait s’ouvrir et se fermer intempestivement une porte en présence de Turelure.

9La seconde version supprime donc la double fin, pour en établir une seule, pour le moins ambiguë. Ce sens dérobé au lecteur et au spectateur a suscité dès les premières représentations les interrogations de la critique et du public.

10L’Otage fut représenté en 1914 au Théâtre de l’œuvre : Claudel y trouva notoriété et polémiques, celles-ci dues en grande partie à la version pour la scène qu’il écrivit à la demande de Lugné-Poe. Jean-Pierre Kempf et Jacques Petit ont présenté dans le numéro des Archives des lettres modernes consacré à L’Otage « l’accueil des contemporains » , le succès auprès du public enthousiaste, les interrogations du même public devant la dernière scène : « À vrai dire la plupart des critiques se sentirent gênés par l’obscurité de la scène finale » et sur sa signification, historique et/ou symbolique, emportant avec elle le sens du drame entier7. Les hésitations de Claudel, face à son dénouement, sont nombreuses. Après que Lugné-Poe a discuté le second dénouement, Claudel lui écrit  ceci, où je vois la confirmation des propositions que j’ai faites sur la transformation et la fin qui dure :

Il y a deux solutions possibles : ou finir sur la mort de Sygne et alors donner à celle-ci beaucoup plus d’importance. C’est la solution que j’avais d’abord cru possible, j’ai même réécrit en entier cette scène de la mort. – Je crois aujourd’hui que cette solution doit être écartée. Elle altère trop gravement le sens de mon drame et le fait trop finir dans une même note, tandis que le 3ème acte doit marquer l’irruption de la vie qui vient balayer le drame intime (13 avril 1914, Th. II, p. 1405).

11Ses hésitations ne portent pas uniquement sur la narrativité : elles interrogent le sens même du silence de Sygne, muette dans son agonie, et son geste ultime. Claudel, dans une lettre adressée à Jammes, distingue le vouloir du pouvoir : « Je ne dis pas qu’elle ne veut pas, mais qu’elle ne peut pas, ce qui est différent » (Th. II, p. 1406). Dans la lettre adressée à Henriette Charasson, il interprète le geste comme le désir « d’attester le ciel qu’elle a fait ce qu’elle a pu, suivant sa faiblesse féminine et humaine ». Claudel dit « croi[re] qu’elle est sauvée » (Th. II, p. 1409). Dans la lettre adressée à de Pawlowski, critique de la revue Comoedia, Claudel revient et sur l’attitude de Turelure, « ironique et scandalisé », qui « a tout de même le sens de la race et de la religion » et sur la réaction de Sygne : « La foi, la prestation de toute la personne au suzerain, sont dans cette donation de la main droite qui résume toute la pièce, et dans un grand élan de confiance, d’espérance et d’amour qui, à ce que nous pouvons espérer, la sauve. Je répète ici encore une fois ce que j’ai dit pour l’Annonce : ce ne sont pas des saints que j’ai voulu présenter, mais des faibles créatures aux prises avec la Grâce » (Th. II, p. 1409). Enfin, dans la lettre adressée au Figaro  le 14 juillet 1914, Claudel reprend cette thèse plus explicitement : Turelure, malgré tout celui qui comprend le mieux Sygne, est « l’instrument de son salut », puisqu’il provoque le geste de la « main » tendue vers Dieu, « dans un grand élan passionné d’adhésion totale et sans réserve à la volonté divine qui la sauve » (Th. II, p. 1413).

12Les hésitations de Claudel sont évidentes : il dit croire au salut de Sygne, l’espérer. Il prête de la noblesse à Turelure, atténuant progressivement son ton de cruelle raillerie, et introduisant un geste de la main à Sygne, qui n’est nullement suggéré par les didascalies. Ainsi se construit le sens cohérent d’une fin pour un drame dont Claudel dit pourtant vouloir qu’il « se termine par une impression de suspens » (Th. II, p. 1408). Les présentations postérieures proposeront des relectures de cette fin. En 1920, Claudel fait du sursaut final l’abandon de Sygne à la volonté de Dieu, « à ce Seigneur qui seul détient son obéissance » (Th. II, p. 1417). Et en 1934, dans un article du Figaro, il commente l’incomplétude du sacrifice de Sygne et la punition qu’elle reçoit pour cette « défaillance finale qui scandalise Turelure et d’où elle ne sort que sur l’appel irrésistible de cet homme profond » (Th. II, p. 1426). Si l’abandon d’une lecture historique au profit d’une compréhension non pas symbolique, mais typique (Th. II, p. 1408) de l’interrogation du chrétien sur le sens de son action dans le monde et des « moyens mystérieux dont [Dieu] se sert pour réduire toutes choses à ses desseins » (Th. II, p. 1408) est évident, l’interprétation de la scène finale par sélection d’un certain nombre de signes théâtraux l’est tout autant.

13Une approche génétique, très rapide, du texte de L’Otage, montre l’écart qui sépare le projet du drame de sa réalisation. En effet, en février 1908, Claudel trace le projet de sa trilogie, et écrit de l’intrigue de L’Otage : « Premier drame, Premier Empire. Le noble, le défroqué révolutionnaire, fils de bûcheron, sorcier, préfet, général, policier. Le Pape Pie. Elle l’épouse pour le sauver et lui donne toute l’ancienne société par contrat de mariage ». Claudel esquisse un drame historique qui dialectise les années 1789-1815 du point de vue social : dans ce schéma, rien ne semble exclure ni Sygne, ni les valeurs politiques qu’elle incarne, ni la religion catholique, de ce nouvel ordre social ; rien n’indique, non plus, le conflit de Sygne avec Dieu. Je dirai que cette première version du drame est très proche de la lecture que donne Joseph de Maistre de la Révolution française en passant sous silence toute fin tragique : « Tous les monstres que la Révolution a enfantés n’ont travaillé suivant les apparences que pour la royauté… Par eux, le roi remontera sur le trône avec tout son éclat et toute sa puissance, peut-être même avec un surcroît de puissance »8. On peut penser que la fin premièrement conçue répond à un schéma providentialiste et donc à un finalisme très prononcé.

14Chacune des deux fins problématise le XIXe siècle, en faisant d’un chantage l’acte qui restaure l’autorité royale . D’un point de vue social, puisque la noblesse de l’Ancien régime est mise à mort, sacrifiée, et donc disparaît de la nouvelle société restaurée. D’un point de vue historique, puisque le chantage et l’intérêt à court termes sont les moteurs de l’histoire et puisque le Roi n’est qu’un Turelure couronné. D’un point de vue religieux, puisque Sygne ne meurt pas en paix avec les vivants, elle-même et Dieu, puisque son cousin est mort sans avoir reçu l’absolution, puisque le serment qui les liait a été l’objet d’un parjure. D’un point de vue éthique enfin, puisque la valeur noble, distinctive, est dévoyée par le Roi lui-même qui en revêt Turelure. La différence d’une fin à l’autre ne réside pas dans le pathétique de l’agonie de Sygne, lentement construite, pour chaque version, par Claudel dans les didascalies et donc montrée sur scène. La suppression de la scène d’entrée du Roi fait passer au second plan ces lectures, sans les faire disparaître. Mais elle déplace aussi la primauté du personnage, de Turelure à Sygne. D’un drame historique, on passe à un drame du personnage catholique. C’est bien ce que confirmeront les articles publiés par Claudel dans Le temps  et le Figaro en juillet 1914. Dans la version publiée, la fin véritable n’est pas la mort de Sygne : l’entrée en scène pompeuse et donc ironique des personnages historiques et l’anoblissement de Turelure mettent l’accent sur le caractère dérisoire de la fin qui demeure politique et sociale. Le ricanement final de Turelure – « Je suis Comte ! » (Th. II, p. 303) – nie le jugement que le Roi porte sur la Révolution et l’Empire :

Le Roi, avec mépris. – Ces extravagances ont pris fin.

(Il s’assied lourdement.)

(Th. II, p. 302)

15Dans la version scénique, l’absence du curé Badilon exclut toute absolution, et donc accentue ce que Turelure lui-même qualifie de « scandale » (Th. II, p. 306). Il en appelle, ironiquement et donc cruellement, au devoir que le sacrement de mariage impose à Sygne, pour résumer les contradictions de l’intrigue :

Sygne, que dois-je penser de ce oui que nous m’avez donné ?

(Silence)

Vos intentions étaient droites ? Défaite.

Il s’agissait de sauver le Pape ? Non.

Aucun bien ne justifie un acte mauvais. Aucun.

(Silence)

(Ibid.)

16La scène finale non seulement met en doute le « salut » de Sygne, mais aussi sa droiture : ainsi est replacé au centre même du drame l’intrigue amoureuse qui lie Georges et Sygne et se trouve niée la vérité du sacrifice (Th. II, p. 307) qui aurait permis de sauver le pape, la royauté, la lignée. La fin invalide donc toute l’intrigue politique, pour placer désormais l’action en regard du sacrement.  

17Il est donc possible et insuffisant de questionner la fin de L’Otage en termes d’intrigue, et donc de nœud et de dénouement, et donc en termes de narrativité dont la transformation serait l’opération majeure. On sait que selon Greimas la narrativité réside en surface en des transformations dont les « résultats sont des jonctions des sujets avec les objets »9.  Les énoncés de faire affectent bien les énoncés d’état, en particulier au théâtre. Ceci de deux manières : Turelure par son action acquiert des objets, selon une structure propre au roman réaliste – Sygne, titres, domaines – qui le transforment finalement ; le même Turelure, par son action, dépouille de ses objets Georges jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’être ni d’identité : il meurt. Sygne, qui, pendant la période de l’Empire, tente de reconstituer le domaine familial confisqué sous la Révolution, apparaît une figure intermédiaire qui ne se défait pas de ses biens et valeurs au profit de Turelure, en dépit du projet qu’en a le préfet (Th. II, p. 263). Il faudra attendre le second drame de la trilogie, Le Pain dur, pour que nous apprenions que Turelure a dépouillé son fils Louis-Napoléon de l’héritage de sa mère. Quant à ce que Greimas appelle la structure profonde, qui repose sur une sémantique fondamentale logico-sémantique, et donc sur le carré sémiotique10, elle intègre à nouveau parfaitement les personnages principaux, sur les axes non-vie / vie et non-mort/ mort. Turelure, c’est la vie triomphante comme il le rappelle lorsqu’il évoque « l’An Un » (Th. II, p. 259), et donc la guerre, la mise à mort et la prise de possession. La fin de la version pour la scène, après le meurtre de Georges, ne fait que reprendre ces traits : l’ethos ironique de la scène exprime cette vitalité guerrière triomphante. On peut donc penser que la mort serait la fin parfaite pour Georges et Sygne face à cette vitalité. Et en effet, certaines affirmations présentes dans les deux fins abondent dans ce sens :

Tout est exprimé jusqu’au fond, tout est exprimé jusqu’à la dernière goutte (Th. II, p. 297).

Tout est épuisé – jusqu’au fond. – Tout est exprimé – jusqu’à la dernière goutte (Th. II, p. 306).

18Néanmoins, d’une version à l’autre, Claudel introduit l’inachèvement du sacrifice. Turelure inscrit même cette narrativité dans un schéma sacrificiel, auquel les citations précédentes réfèrent par l’intertexte de l’évangile de Jean (XIX, 30, consommatum est), pour dire son échec: « Tu n’as pas su faire complètement ton sacrifice et tu recules au dernier moment » (Th. II, p. 307). Dans la première version, l’abbé Badilon met l’accent sur la fin, achèvement, qui est un commencement, celui de la vie dans le Christ :

Tout est fini, tout est fait comme il le fallait, l’épouse absoute est couchée dans ses vêtements nuptiaux.

J’ai achevé mon œuvre, j’ai achevé mon enfant pour le ciel (Th. II, p. 295).

19À la Passion du Christ inachevée, qui modélise bien la décision de Sygne à l’acte II (Th. II, p. 274-275) s’oppose donc la noce nuptiale de la Parabole des vierges sages et des vierges folles.

20Greimas appelle conversion le passage du niveau profond au niveau superficiel par les catégories aspectuelles de la temporalité, en l’occurrence dans le drame durabilité, terminabilité 11 . Ainsi la fin est dilatée dans la totalité du drame, dès la scène 1 de l’acte I. On peut ainsi affirmer de Sygne et Georges, qu’ils sont non pas en vie mais en mort : Claudel insiste dès l’acte I sur l’état de fin qui est le leur. Je donnerai quelques citations significatives de cette non-vie, ou de cette non-mort :

Il ne faut pas pleurer, Sygneau. Voilà que notre nom est fini et il ne reste plus que nous, tous les deux.

Mais bien d’autres choses encore, plus belles, finissent avec nous.

Tout le monde n’est pas fait pour être heureux.

Un autre lui a plu [son épouse qui l’a trompé], je n’y peux rien, je croyais l’aimer autant qu’il faut.

Et quant à ces petits enfants, un soldat n’en a pas besoin et c’est un grand débarras. (Th. II, p. 225)

Mon Dieu, ainsi tout est perdu et vain de ce que j’ai fait ! (Th. II, p. 225)

Vous et moi de plus en plus une seule personne et seuls, et la vie comme d’elle-même se retire de nous

Dans un monde où nous avons cessé d’avoir part et proportion. (Th. II, p. 226)

21Le serment qui lie Sygne à Georges scelle l’intrigue et unit dans la mort :

Coûfontaine, je suis à vous ! Prends et fais de moi ce que tu veux.

Soit que je sois une épouse, soit que déjà plus loin que la vie, là où le corps ne sert plus,

Nos âmes l’une à l’autre se soudent sans aucun alliage ! (Th. II, p. 235)

22Tout le drame ne serait ainsi que la durée d’une fin, « cette heure où [le personnage] touche à [sa] fin », je reprends une parole de Georges (Th. II, p. 236). Il faut prendre évidemment la notion d’heure en son sens liturgique.

23En conséquence, on observe que la transformation n’affecte que le personnage le plus engagé dans l’histoire et le plus bourgeois, celui qui s’empare des signes extérieurs de la noblesse mourante. En reprenant l’opposition de René Girard, je dirai que Turelure est dans le mensonge romanesque, et que cet état est corrélatif de la dérision dont le romanesque balzacien et le drame historique font l’objet dans L’Otage, tandis que Sygne et Georges sont confrontés à la vérité, non pas une vérité romantique, mais une vérité chrétienne. À la fin de l’acte I, Georges de Coûfontaine s’adresse à Dieu pour le défier :

Seigneur Dieu, si toutefois Vous existez, comme ma sœur Sygne en est sûre, je Vous apporte cet innocent qui s’endort entre Vos bras.

Il ne s’agit pas de rester caché ; c’est de Vous qu’il s’agit, je Vous ai forcé à paraître.

Le Corse n’a plus cet otage entre les mains. J’ai rétabli les plateaux de la balance. Décidez donc dans Votre liberté.

Tout est bien tiré au clair,

Tout va se passer en spectacle aux hommes et aux anges. (Th. II, p. 251)

24 Il n’y a donc pas une fin, mais des fins, différentes selon les personnages et les valeurs convoquées : histoire humaine vs histoire de l’Église, valeurs matérielles vs valeurs chrétiennes, valeurs juridiques contractuelles vs valeurs juridiques naturelles. La question de la fin ne peut donc se réduire à une formulation logique et narrative : elle dépend du point de vue adopté, du discours qui en est indissociable et de l’axiologie qu’ils traduisent. Mais la formule de Georges a aussi une autre signification : en effet, la référence à Paul est évidente dans cette définition qui est donnée de l’action : « Tout va se passer en spectacle aux hommes et aux anges » (Ibid. 12). Claudel invite donc son lecteur et son spectateur au double regard, humain et angélique, historique et ecclesial. La fin ne saurait échapper à la hiérarchisation des lectures, qui fait de l’histoire humaine une figure de l’histoire de la chrétienté. À sa manière, le Pape, dès l’acte I, annonce cette nécessaire compréhension de la fin, lorsqu’il refuse les propositions de Georges, rappelle les illusoires mesures politiques prise par les hommes (Th. II, p. 240) et définit devant Georges ce qu’il entend par la figure du monde et sa signification : de nouveau, la référence à Paul, la première Épître aux Corinthiens, commande la réflexion adressée par Claudel à son lecteur13 :

Toutes choses n’arrivent-elles pas pour nous en figure ?

Le Pape Pie. – La figure de ce monde passe.

Coûfontaine. – Mais celle de Dieu passera-t-elle ?

Le Pape Pie. – Elle ne passe point tant que la croix subsiste.

Coûfontaine. – Père ! Père !

Les temps de la foi sont finis,

Foi en Dieu, foi du vassal en son lige,

Le Roi image de Dieu à qui seul obéissance est donnée à Lui seul due.

Maintenant recommence la servitude de l’homme à l’homme de par la force plus grande et la loi,

Ainsi qu’au temps de Tibère, et ils appellent cela liberté.

Le Pape Pie. – L’image de Dieu qui s’est retirée à Dieu,

Et de qui Dieu se retire, elle n’est plus qu’un simulacre païen. (Th. II, p. 248)

25Le Pape s’en remet à Dieu pour sa sauvegarde: « Non meam, Domine. Non pas la mienne, / Non pas la mienne, Seigneur, mais la Vôtre » (Th. II, p. 250). Turelure accomplit donc la volonté divine. Telle est l’énigme que Claudel donne à voir à chaque spectateur : la soumission de la fin historique à la fin religieuse. On pourrait évidemment, là aussi, citer Paul : « À présent nous voyons in aenigmate dans un miroir, mais nous verrons alors face à face. À présent, partielle est ma science, mais je connaîtrai alors comme je suis connu » (1ère Épître aux Corinthiens, XIII, 12). La fin doit être énigmatique pour donner à voir le mystère. Un renversement s’opère d’un tragique païen à un tragique chrétien : si le tragique antique repose souvent dans l’élucidation d’une énigme et donc dans l’établissement d’un sens – songeons à Œdipe-roi ou à Iphigénie –, le tragique chrétien reposerait dans la construction d’un scandale et l’établissement d’une énigme, le dramaturge dirigeant le regard de son spectateur et lui dérobant le sens, par définition impossible puisqu’il ne peut être donné qu’après la mort. La tradition paulinienne, et thomiste qui s’en inspire, situe post mortem la connaissance totale. Le sens est donc toujours différé 14. Nous serions donc en présence, avec Claudel, d’un auteur chrétien qui ne se soumet qu’imparfaitement au modèle du livre de l’Apocalypse qui conditionnerait l’exigence de fin de la narrativité occidentale selon Frank Kermode. Par défaut de sens et donc de révélation, l’exigence de Dieu apparaît aberrante et scandaleuse.

26On retrouve ainsi les quatre contraintes qui pèsent sur la fin, que l’on ne saurait réduire, on s’en est rendu compte, à une question de narrativité. Que traduisent les interrogations du public, sinon les interrogations suscitées par le mystère d’une histoire révolutionnaire qui assure le salut de Dieu et d’une histoire noble qui problématise le salut de ses héros ? Les variations de Claudel sur la fin, soumises à sa pensée de la fin et à sa théorie de la figure analogique, utilisant le langage dramatique, construisent une énigme qui passe la rampe : elles transportent dans une société partagée par la séparation récente de l’Église et de l’État et par la question de la laïcité le mystère religieux.