Colloques en ligne

Yves Ouallet

De la finitude en littérature

Mon ami, tu étais un citoyen de cette grande cité. Que t’importe de l’avoir été cinq ans <ou trois> ? Ce qui est réglé par les lois est équitable pour tous. Que trouves-tu d’exorbitant à être renvoyé de la cité, non par un tyran ou un juge inique, mais par la nature qui t’y a fait entrer ? C’est comme si le prêteur qui l’a engagé congédiait de la scène un comédien.

« Mais je n’ai pas joué les cinq actes ! Trois seulement ! – Fort bien ! Dans la vie, trois actes font une pièce achevée. »

Quant au terme, il est fixé par celui qui assume la responsabilité, naguère d’avoir assemblé ton être et maintenant de le dissoudre. Pour toi, tu es irresponsable dans l’un et l’autre cas. Pars donc de bonne grâce pour répondre à la bonne grâce de qui te libère.

Marc Aurèle, Pensées, Livre XII, 36 (dernière pensée).

1Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser […] Cela a pu commencer ainsi.

2Commencer par le commencement est devenu impossible. On ne peut plus commencer par le commencement. Sans doute parce qu’il n’y a pas de commencement. Seuls les dieux commençaient. L’homme débute. Il bute sur le commencement. Et l’œuvre débutera désormais sur cette butée, arc-boutée sur la question de l’impossibilité du commencement. Mais en même temps elle bute sur l’absence de but. « Où maintenant ? » veut dire aussi « vers où maintenant ? ». Non seulement : « Où suis-je ? Où suis-je dans ce début ? » mais aussi : « Où aller ? Vers quel but ? Vers quelle fin ? » Et déjà la fin apparaît tout aussi impossible. Il n’y a plus de fin, on arrive au terme seulement quand on est à bout. La terminaison, terme provisoire, remplace la fin. Il n’y a plus de mot de la fin, seul demeure le mot fin. Ainsi le terme ultime de la Recherche est le mot Fin, inscrit par Proust sous le mot Temps – qui n’est finalement que l’avant-dernier mot du Temps retrouvé. Par-delà la rime entre Longtemps et Temps qui marque l’intention de clore l’œuvre dans le geste qui prétend la terminer, l’inscription manuscrite du mot Fin indique le différend entre le désir d’achèvement du livre et l’inachèvement réel de l’œuvre. Le paraphe du mot Fin agit comme une signature qui parachèverait à elle seule, par avance, l’inachevé de l’œuvre. Or seule la mort pourra mettre le point final à la Recherche proustienne, comme à l’expérience infinissable de L’Homme sans qualités, mais si elle est inachevable, à la différence de Musil, c’est déjà en son centre qui ne cesse de s’approfondir – milieu de l’œuvre qui augmente et s’alourdit sans trêve par accrétion de la matière du monde contemporain que happe sans fin l’insatiable trou noir de l’écriture. Le mot Fin chez Proust veut désespérément faire coïncider la fin de la fable avec le terme du discours. La fin de la fable proustienne, c’est précisément la fiction d’un début de l’écriture qui nous est donnée à lire à la fin de la lecture. Mais en réalité le dernier mot de l’auteur n’est pas dit, il ne cesse lui aussi de réécrire en amont de cette feinte du récit. Le terme ultime est feint tant que l’auteur n’est pas défunt. Mais au moins la feinte de la fin est ici affirmée et soulignée, même si la réalité double de l’écriture interminable et de la lecture à recommencer sans fin est déjà là. Avec Beckett et L’Innommable nous n’aurons plus rien que la pure impossibilité de commencer et de finir.

3Alors, désormais, pour nous, lorsque nous arrivons au terme de la lecture, le terme fin n’est plus qu’une borne qui indique au bord du chemin de la vie une étape d’écriture qui va devenir une pause de lecture. Le terme est bien la borne et non l’achèvement. Le terminus est une arrivée comme le début est un départ, une question de rive et de partage, donc de limite. Partir, c’est quitter d’abord le bord du rivage pour s’embarquer à bord, et arriver c’est s’arrimer au bord d’une autre rive. La lecture, comme l’écriture, est une traversée. Et l’œuvre ne trace plus qu’un chemin de traverse, le plus court chemin qui va de l’un à l’autre – l’auteur et son alter ego, le lecteur.

4Oui, pour nous, il y a bien l’ancien temps dans lequel le commencement du Livre disait le Commencement des choses – et la fin du Livre la Fin du monde. Et il y a désormais notre temps où nous savons que le début et la fin de la fable ne coïncident plus avec une genèse et une apocalypse. C’est justement parce que le destin du début et de la fin sont liés – mais depuis quand ? – que le procès des mutations qui affectent le sens de l’œuvre se distingue d’abord dans le processus formel qui délimite la double frontière de l’œuvre. C’est précisément à cause de cette conjonction et afin de mieux comprendre cette destinée qu’il nous faut essayer de penser ensemble ces deux bords de l’ouvrage littéraire qui orientent le sens de l’œuvre entière.

5Deux conceptions de l’œuvre vont s’affronter ici, l’œuvre fermée et l’œuvre ouverte – mais elles ne sont pas strictement successives. On opposera donc l’œuvre d’art classique marquée par la clôture, qui appartiendrait plutôt à l’Ancien temps, et quelque chose comme l’œuvre de l’art moderne, ouverte, qui serait un signe des temps Nouveaux, mais cette opposition n’est ni absolument chronologique ni tout à fait historique – elle met face à face deux conceptions de l’œuvre et deux visions du monde autant que deux moments historiques (même si ces moments peuvent se cristalliser dans des couples antagonistes : classique/baroque, formel/informel).

6L’œuvre littéraire classique1 peut être définie comme une œuvre d’art verbale. Son matériau est donc le texte (écrit plutôt qu’oral), travaillé de manière à obtenir une forme/sens autonome, sorte de monade qui fait système avec les autres monades (œuvres littéraires) regroupées en familles suivant leurs airs de ressemblance (genres). Mais ce système fait monde tout en renvoyant implicitement ou explicitement au Monde extérieur au texte – dont il fait lui-même partie. Chaque œuvre littéraire (dans cette conception classique) a alors une unité, elle est cette unité même, définie ainsi que toute œuvre artistique par Iouri Lotman « comme espace d’une certaine façon délimité, re-produisant dans sa finitude un objet infini – un monde extérieur par rapport à l’œuvre »2. Et inversement, si l’on suit toujours Lotman, « la structure de l’espace du texte devient un modèle de la structure de l’espace de l’univers, et la syntagmatique interne des éléments intérieurs au texte – le langage de la modélisation spatiale »3. Comme l’œuvre picturale, sculpturale ou musicale, l’œuvre littéraire ressemble ainsi à une monade car elle est en soi-même formée comme un monde autonome qui renvoie syntagmatiquement au reste du monde du texte (la littérature) et paradigmatiquement au reste du Monde (monde de l’auteur et/ou monde du lecteur) – le monde des textes appartenant lui-même au Monde qui le transcende mais qu’il re-produit en son sein comme en abyme4. Le système classique divise en classes, elles-mêmes subdivisées en œuvres élémentaires parfaitement délimitées.

7La monade littéraire est donc un organisme limité, que délimite un contour, une forme extérieure qui la sépare à la fois du Monde et des autres monades de même classe (famille ou genre) que sont les autres œuvres littéraires. Iouri Lotman appelle cadre cette zone frontière entre l’œuvre d’art et le reste du monde5. Cette notion de cadre est empruntée à la peinture, mais étendue à tout ce qui est œuvre artistique assimilable à un texte (« iskoustvieni tiekst »), soit la sculpture, l’architecture, le théâtre, la musique et l’œuvre littéraire. Chez Lotman, le cadre délimite une zone particulière à l’intérieur de la réalité, fenêtre qui re-donne sur le monde (fonctionnement souvent re-produit à l’intérieur du tableau chez Magritte). C’est une sorte de « tableau logique » à la Wittgenstein, constitué de propositions qui, organisées en texte, renvoient une image (une figure dirait Paul Ricœur) du Monde. Ce cadre du tableau logique est bien sûr constitué de mots pour l’œuvre littéraire. Il délimite ainsi également l’œuvre par rapport aux autres œuvres de même nature à l’intérieur du monde des textes. C’est ici – enfin ! – que nous retrouvons le problème du début et de la fin de l’œuvre : en effet début et fin sont précisément les deux bords de ce cadre logique qui peut s’ouvrir horizontalement sur le syntagme indéfini du texte qui lui-même s’ouvre sur l’infinie combinatoire du langage. Je cite encore Lotman : « Le cadre de l’œuvre littéraire est constitué par deux éléments : le début et la fin »6. Lotman identifie ainsi la totalité du cadre aux deux bords de l’œuvre, alors qu’il a défini préalablement le concept de cadre de manière beaucoup plus large (c’est au théâtre la rampe, le rideau de scène etc.). Il faudrait distinguer de cette fonction globale de séparation entre l’œuvre et le Monde rendue visible par le concept de cadre logique, la délimitation de l’œuvre littéraire par ses deux bords qui la limitent en son début et à sa fin : on pourrait appeler bordure cette double frontière textuelle de l’incipit et de l’explicit. C’est une autre chose – même si comme on le verra les deux seront à penser conjointement – que de comprendre que le cadre logique de l’œuvre littéraire s’ouvre également de toutes parts sur le paradigme du Monde. Je propose d’appeler clôture cette limitation globale du cadre qui maintient l’unité sémantique de l’œuvre littéraire. L’effacement ou le franchissement de la bordure textuelle, et la rupture ou l’ouverture de la clôture monadique marqueront le passage du régime de l’œuvre fermée au règne de l’œuvre ouverte7.

8Essayons dans un premier temps d’analyser la bordure textuelle de l’œuvre. Nous envisagerons ensuite la clôture d’ensemble de l’œuvre avant de tenter d’esquisser une réflexion sur le rapport qu’entretiennent bordure textuelle et clôture monadique avec la question de l’unification de l’œuvre – c’est-à-dire de son désir de totalisation ou du deuil de ce désir unitaire – question qui pose le problème de la finitude et de l’infinitude de l’œuvre.

9J’aurais envie d’appeler début et terme ces deux limites qui définissent les deux bords de ce morceau de texte monadique – cette pièce de texte que l’on appellera poème, roman ou justement pièce de théâtre. Le vocabulaire musical est plus humble qui se contente de parler couramment de morceau de musique – ce qui n’empêchera pas la création de formes classiques comme la forme sonate (définissant le concerto et la symphonie classiques) qui dramatise le commencement et la fin du morceau. Les notions de début et de terme sont moins marquées et permettent ainsi la distinction avec commencement et fin qui renvoient plus profondément à une genèse ex-nihilo et une apocalypse dont la vision est retour au néant. Commencement et fin sous-entendent une métaphysique de l’écriture comme création – c’est-à-dire la théorie de l’art comme création esthétique qui a défini la pratique artistique depuis deux mille ans en Occident. Il s’agit ici à proprement parler de la clôture ou de l’ouverture du monde de l’œuvre sur le Monde figuré comme Grand Œuvre. Je préfère parler d’abord de début et de terme pour montrer que la délimitation du morceau de texte dépend de la division de l’espace littéraire en œuvres distinctes – opération que la définition progressive des genres littéraires mais aussi de la notion d’auteur ne va cesser d’individualiser jusqu’à ce point de rebroussement que l’on peut commencer à lire à la fin du XIXe chez Mallarmé (avec Le Coup de dés et le projet du Livre) ou en peinture chez Monet avec les séries qui culmineront dans l’entreprise interminable des nymphéas. À l’intérieur de l’indéfini de l’espace littéraire se définissent ainsi successivement quelque chose comme la littérature française (qu’y mettre ?), puis l’œuvre dite « complète » de X. – par exemple Flaubert – (comment la définir ?)8 puis tel roman de X. – Madame Bovary – dont je crois pouvoir délimiter facilement les deux bords liminaires. Mais je peux aussi bien partir de l’ensemble de tous les romans (qu’y mettre ?), puis l’ensemble des romans du XIXe siècle (comment le définir ?), avant d’arriver à X. et à Madame Bovary, dont je crois bien toujours tenir le début et la fin. Mais qu’est-ce qui m’empêche de lire Madame Bovary comme la suite de Novembre et de la première Éducation sentimentale ? Et Bovary comme le début de Bouvard ? Et pourquoi pas Bovary comme la suite de la Comédie humaine (par exemple le complément – l’envers –  du Lys dans la vallée), tout Flaubert devenant l’interlude entre Balzac et Proust ? Ce qui m’en empêche, c’est l’opération de délimitation de l’objet de lecture qui est en réalité déterminée par la classification, dans laquelle entrent d’ailleurs en jeu des considérations matérielles (normes de publication et d’édition, habitudes de lecture). L’opération centrale, chirurgicale, est donc ici celle de la séparation en classes et de l’extraction d’un produit fini qui va pouvoir circuler de manière autonome (apparemment) et individuelle (d’une indivision fabriquée dont la marque de fabrique est la principale raison d’être des seuils du paratexte). Le résultat de l’opération est l’opus : l’œuvre classée – bientôt classique ou déclassée – ne peut pas déborder sur les autres. La coupure est donnée comme séparation ontologique alors qu’elle relève elle aussi de la tomaison (le tome avoue sa contingence là où l’opus préserve la nécessité de sa complétude). Mais on a lu autrement autrefois, et on lit et relie différemment les livres aujourd’hui.

10Pour bien comprendre la distinction entre bordure et clôture – et donc respectivement entre début et commencement d’un côté et fin et terme de l’autre côté – il faudrait d’abord différencier dans le texte littéraire le niveau du discours de celui de la fable. Le discours et la fable s’opposent comme le signifiant et le signifié, mais au niveau de l’ensemble du texte qui fait œuvre. Le discours désigne la matérialité de l’œuvre littéraire – matérialité à la fois sonore, rythmique, spatiale dans son organisation sur le support livresque, mais essentiellement temporelle à cause de la temporalité inhérente au maniement du langage qui ne se réalise que dans le flux temporel de la parole. Le discours se caractérise donc fondamentalement par le fait qu’il correspond à une temporalisation effective du langage : par exemple le texte de tel roman (mais cela vaut aussi pour n’importe quel pièce de théâtre ou poème) est caractérisé par sa durée, que l’on peut mesurer par la durée de lecture dont la longueur du texte n’est qu’un équivalent spatial. Ce temps du discours a un début et il a un terme qui le bornent – bornes en effet plus que bords : par exemple les premières phrases du chapitre I de la première partie et les dernières phrases du dernier chapitre de la troisième partie de Madame Bovary, ou le premier vers et le dernier vers de « L’invitation au voyage » par exemple. Le discours de l’œuvre n’est qu’un morceau de l’ensemble fini des discours de toutes les autres œuvres – qui lui-même s’enlève sur le bruit de fond illimité mais encore fini de la parole humaine, lequel à son tour se fond dans le Discours infini de la Bibliothèque de Babel. La fable est le monde fictif créé par l’œuvre, qui symétriquement se définit par rapport aux autres mondes fictifs – le Monde réel étant le fond sur lequel s’enlève l’ensemble de tous les mondes possibles. La fable est donc le dit ourdi par le texte, qui trame l’aventure définie comme l’espace des faits – ce que l’on appelait autrefois l’histoire. De même que le Monde est tout ce qui arrive, la fable est ce qui est arrivé (non-fiction) ou ce qui aurait pu ou pourrait arriver (fiction)9. Si le Monde semble sans commencement ni fin, la fable est un tableau avec un cadre logique qui l’entoure comme une clôture qui peut ouvrir plus ou moins l’intériorité du monde de l’œuvre sur l’extériorité du Monde. Ce tableau logique est délimité en particulier par un semblant de commencement et un simulacre de fin. Le travail de délimitation d’un commencement et d’une fin est d’ailleurs essentiel dans le processus de fictionnalisation du récit. La fable désigne ainsi l’univers fictif qui s’ouvre dans le début de Madame Bovary et de « L’Invitation au voyage », et se referme au terme de la lecture du roman ou du poème. Quelque chose comme un monde – le monde fictionnel du texte – s’ouvre et donc commence au début de la lecture, puis se referme et donc finit quand elle s’arrête au terme du roman ou du poème. Entre ce commencement et cette fin a lieu une aventure, mais elle est fictionnelle, voire fictive : quelque chose arrive, mais dans le monde mimétique, voire virtuel de la fiction. La temporalité de la fable est donc fictionnelle, mais d’une fiction dont l’essence est de mimer l’existence réelle du monde réel et de sa temporalité, et de cette relation entre le monde virtuel de la fiction et le monde réel des faits dépend la plus ou moins large ouverture de cette clôture10.

11Les bords du discours sont matérialisés par le support écrit du texte qui, dans le livre surtout, spatialise le début et le terme de l’œuvre, mais cet espace n’est que la matérialisation nécessitée par la constitution de l’écrit comme trace de la parole. La fragmentation du discours de la parole transparaît dans la segmentation du discours de l’écrit. Il s’agit bien d’une temporalisation réelle : le temps du discours appartient au temps du monde, il se découpe comme lui par une opération de segmentation du continuum temporel : segment ouvert ou fermé avec un début et un terme11. La temporalisation de la fable est quant à elle fictionnelle : elle est figurative. C’est pourquoi il est préférable de parler à son sujet de figuration temporelle. Le commencement et la fin sont donc des figures, alors que le début et le terme du discours ne sont que des bornes, des marques, voire des marches (si elles occupent une certaine épaisseur, comme pour le paratexte). Le paratexte pour l’essentiel appartient donc aux bornes qui bordent le discours et non aux figures qui informent la fiction. Bien sûr le discours et la fable sont en interaction, comme la forme interagit avec la matière dont elle est faite. Tel matériau va avec telle forme. C’est le rapport entre les deux qui définit la configuration du temps. Entre la bordure physique du discours et la clôture figurée de la fable se joue la métaphysique du commencement et de la fin. Au temps linéaire du discours répond le temps multidimensionnel de la fable. C’est ici qu’il faudrait introduire la spécificité du récit : sa fable est une histoire mimétique du temps du monde, dans le sens que lui donne Paul Ricœur dans Temps et récit. La triple mimèsis qui définit le cercle herméneutique entre récit et temporalité selon Ricœur suppose trois moments de préfiguration, de configuration et de refiguration du temps par le récit. Pour Ricœur, le moment central de configuration trouve son achèvement dans la création fictionnelle et son parachèvement dans sa reprise par l’interprétation de la lecture. Le travail de l’écriture (littéraire mais aussi cinématographique) joint les temps disjoints de la fable et du discours. Le morceau de temps du discours (segment linéaire) se superpose au morceau de temps de la fiction qui malgré son caractère multidimensionnel est mimétique de la linéarité du cours de la vie. À la linéarité du discours coupé en ses deux termes liminaires correspond cette linéarité brisée du cours de la vie entre naissance et mort. C’est ce travail de jointure qu’opère la saisie conjointe de l’incipit et de l’explicit : il configure précisément le temps de la fiction comme moment qui a du sens. Car la particularité de la fiction du commencement et de la fin dans la configuration du temps par le récit est de donner une unité sémantique au moment visé par le tout de l’œuvre. Mais il y a une dissymétrie fondamentale entre commencer et finir : normalement le début ouvre et la fin ferme. C’est pourquoi le début paraît orienter le sens, et la fin semble le déterminer. Cependant tout le travail de la fiction consiste à jouer sur la tension entre début et fin, et ouverture et fermeture, jusqu’à dissocier le lien qui lie dans la vie le début à l’ouverture et la fin à la fermeture : c’est cette dissociation des deux fonctions qui est le propre de la fiction et constitue le fait déterminant dans le phénomène de donner un sens au texte et du sens à la vie – faute de donner un sens au monde.

12Bordure du discours et clôture de la fiction dessinent ensemble un Pli qui définit l’œuvre littéraire en ses deux extrémités12. Pli de la matière littéraire qui se remplit par le repli du monde fictif, ce Pli est double : incipit et explicit peuvent être justement délimités comme ces deux plis jumeaux, faux jumeaux qui définissent ce que l’on nomme habituellement début et fin de l’œuvre. Ce plissement est temporel, mais ce pli du temps est donc en même temps pli du sens. L’incipit est le premier pli de l’œuvre : entre premier vers et première strophe, première réplique et première scène, premier paragraphe et premier chapitre, il est la première unité de matière/sens dessinée par le dépli de la lecture. L’explicit, dans une apparente symétrie, correspond au dernier pli. Mais là où le premier pli dans la trame du texte ne fait que rendre perceptible le plissement initial de l’ouverture d’un monde implicite – comme la première ride striant une surface auparavant lisse –, le dernier pli, en refermant la totalité du monde désormais déployée et expliquée en multiples plis que traverse de part en part la lecture, referme ce monde que l’imagination a rendu explicite avec la complicité de la mémoire.

13Pour mieux comprendre ce lien entre début et fin, jetons un regard sur les premier et dernier plis d’À la Recherche du temps perdu. La Recherche offre cette particularité d’être, en tant qu’expérience temporelle fictive, une fable du temps, et précisément de thématiser le commencement et la fin comme figures du temps, dans un geste créateur qui semble parachever l’histoire de l’art occidental – à la manière des symphonies malhériennes et de leurs interminables mouvements, symphonies qui dès le début sont hantées par leur fin, ne serait-ce que dans l’infini déploiement des adagio souvent inhabituellement placés en position liminaire. Ce final de la littérature s’ouvre sur la nuit et se referme sur la mort. L’incipit ouvre apparemment sur le monde nocturne de la conscience intime du je, chambre noire que va éclairer progressivement le développement des images de la chambre claire de la mémoire qui seul va donner naissance au récit. Tout Combray est construit comme un emboîtement d’incipit en poupées russes, Combray entier prenant forme d’incipit pour l’ensemble de la Recherche, puis à l’intérieur de Combray, le kinétoscope des chambres13 sert d’incipit mais aussi d’explicit à Combray ; dans ce kinétoscope le kaléidoscope de l’obscurité qui cerne le Narrateur, au tout début, est le véritable incipit de Combray I, avec dans ce début la fameuse première phrase. De façon apparemment symétrique, la Matinée chez la princesse de Guermantes ferme l’ensemble de la Recherche, puis à la fin de la Matinée « Le bal de têtes » referme Le Temps retrouvé, que clôt finalement la vision du Livre à écrire – « aussi long que Les Mille et une Nuits »14, « il aura la forme du Temps » – vision qui se termine par la non moins fameuse dernière phrase qui scelle l’inachevable de l’œuvre « – dans le Temps »15 en lui apposant le mot Fin. Pourtant ce double plissement jumeau du début et de la fin est profondément dissymétrique. Le début qui simule un incipit in medias res est bien en réalité, dans sa vérité figurative, une Genèse. Rappelons que Genesis est la traduction grecque des Septante de l’hébreu Beréshit, que Elie Chouraqui traduit par « entête »16, c’est-à-dire littéralement in capite (d’où in principio), donc incipit. Terme que l’on retrouve dans l’incipit de l’Évangile selon Jean, 1,1 : « Entête »… Le commencement du Discours est au sujet du Commencement du monde ; mais cette fois, ce Nouveau Monde, c’est l’existence de l’identité personnelle. La fable, c’est le je qui va s’identifier avec la constitution de son propre verbe incarné. Et la fin du Temps retrouvé est de toute évidence une Apocalypse17, vision de mort et de résurrection possible dans le Livre à venir. La fin du Discours est au sujet de la fin de la fable, c’est-à-dire de la fin de l’homme, mais également de ses fins, comme si le Monde était effectivement fait pour aboutir à un Livre, Autre Monde dans lequel en vérité – le je vient de nous le dire – « la vraie vie c’est la littérature ». L’écart est incommensurable entre le tohu-bohu de l’ouverture chaotique du début et la vision téléologique de la fin, véritable découverte. Bien sûr la fin est un retour sur le début, mais à la façon dont la mort est un retour sur la naissance : le possible chaotique de la Genèse – c’est-à-dire de l’Entête selon Chouraqui, traduisez incipit – s’est transmué en découvrement définitif du sens, donc en destin. Mais ce destin n’a gardé du modèle biblique que la forme du lien qui lie ensemble le Livre comme totalité. Le Destin est devenu destination. La question de la mortalité de l’homme a pris la place de celle de l’immortalité divine. Si la mort est notre destination, la réponse de Proust est esthétique et cette croyance en l’art transforme le passage de la naissance à la mort en parcours d’un début où l’identité narrative est d’emblée perdue à une fin dans laquelle le découvrement de l’œuvre vaut pour l’identité retrouvée. Seul le travail d’une œuvre qui totalise l’expérience de la vie et la refigure sous la forme du chemin qui conduit de l’éparpillement inaugural jusqu’à une vision eschatologique qui retourne la mort en œuvre d’art, seul ce travail de l’œuvre de l’art peut indiquer le sens renouvelé d’un véritable commencement conduisant à une authentique fin. En ce travail du désir de totalisation, la Recherche est peut-être la dernière œuvre de l’art classique occidental. Mais l’envers du parachèvement de la sphère parfaite de l’œuvre dont la fin comble le manque du début, c’est l’inachèvement réel du corps de l’œuvre, inachèvement insolite du milieu de l’œuvre plus que de sa fin, inachèvement du lieu même de l’œuvre. Le désir de totalisation indique le corps de l’œuvre comme l’endroit même de son impossibilité. Ainsi Blanchot peut-il dire de Proust : « il écrit pour pouvoir mourir ». De ce point de vue, l’œuvre de Proust est sans doute aussi une des premières œuvres de notre temps, car elle confond en un seul geste l’expérience d’achèvement de l’œuvre avec l’achèvement de l’aventure de la vie.

14Que l’identité de l’œuvre narrative se soit définie si particulièrement dans le travail de finition du début et de la fin, on pourrait le rapprocher de la définition du concept d’identité narrative chez Paul Ricœur. L’identité narrative « c’est l’assignation à un individu ou à une communauté d’une identité spécifique […] L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative »18. L’identité personnelle n’est plus alors comprise au sens d’un même (idem) mais au sens d’un soi-même (ipse). Je cite Ricœur : l’identité de l’ipséité « repose sur une structure temporelle conforme au modèle d’identité dynamique issue de la composition poétique d’un texte narratif […] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie, selon le vœu de Proust »19. Inversement, le récit – et tout spécialement le récit fictionnel – est à son tour effort de cohésion qui tente de rassembler le disparate du discours et le divers du monde en une unité signifiante. L’identité de l’œuvre devient assimilable à une identité personnelle, celle d’un corps propre qui habite un nom propre. Le propre de l’appropriation tient principalement dans la finition de ce corp(u)s, dont la terminaison ne sera inaugurée qu’en le nommant : ceci est mon corp(u)s = ceci (que je lis, sur lequel j’écris) est Proust. « Qui a fait telle action ? qui en est l’agent, l’auteur ? Il est d’abord répondu à cette question en nommant quelqu’un, c’est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence du nom propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative »20. Le tout de l’œuvre narrative s’étire de même de l’incipit qui marque désormais dans la lecture sa naissance, à l’explicit qui signe sa mort. La temporalité de l’œuvre résulte alors de la tension entre l’intentio et la distentio augustinienne, « réinterprétée dans les termes d’un dilemme entre l’unité rassemblée du temps et l’éclatement de celui-ci entre la mémoire, l’anticipation et l’attention »21. Or c’est tout particulièrement le lien entre début et fin du récit qui témoigne de l’intention de cohérence narrative. Cette intentionnalité du lien se lit à l’évidence dans la composition de l’œuvre et ce n’est pas un hasard si Ricœur se réfère souvent à Proust22 : le geste proustien de poser ensemble le début et la fin et sa pratique de l’écriture comme définition de soi sont hantés par cette pulsion d’identité narrative. La question de la connaissance de soi passe par celle de la reconnaissance par l’écriture qui seule (dans l’optique proustienne) propose une énigme aussi bouleversante que la mort. L’adhésion de l’identité de la vie de Proust à l’identité de sa propre œuvre justifie pour lui l’adhérence entre le modèle poétique et la forme d’une vie. Jamais encore l’identification (impossible) entre la vie et l’œuvre n’avait été tentée aussi profondément. Entendons-nous : dans le sens d’un Contre Sainte-Beuve : ce n’est pas l’homme qui explique l’œuvre ; c’est l’œuvre qui explique (déplie, déploie, finit et définit, termine et détermine) l’homme. Autrement dit – pour parodier Buffon – l’œuvre, c’est l’homme même.  L’identité narrative est sans doute celle d’un ipse qui ne cesse de bouger et de fluer, mais elle reste marquée par ce désir de totalisation qui s’est substitué à la totalité brisée de l’identité idem. Le lien qui lie les deux termes de l’œuvre sous la forme d’une fiction de trajet d’un commencement vers une fin, peut se lire comme la forme poétique de ce désir de totalisation. La totalité, c’était précisément la vision eschatologique d’une fin parfaite qui parachevait l’histoire en la menant à un terme absolu – absolu comme l’était en-tête la Genèse. La totalité, c’était le contraire de la répétition, forme moderne de la fausse fin qui redouble dans une boucle non moins parfaite le début, que nous retrouverons chez Flaubert. Le roman est sans doute pris dans l’histoire de cette chute depuis la croyance en une Intrigue de toutes les intrigues qui aurait mis en relation le Commencement et la Fin de toutes choses. En devenant d’abord l’histoire d’une vie, à chaque fois différente, le roman a repris en le relativisant et le laïcisant le schéma commencement-fin parce qu’« il n’existe pas d’intrigue de toutes les intrigues, capable de s’égaler à l’idée de l’humanité une et de l’histoire une »23. Le chronotype relatif naissance-mort va se substituer dans la fiction de type biographique au chronotype absolu Genèse-Apocalypse. D’où le stéréotype du roman comme histoire d’Une vie. Mais bien sûr le roman va se caractériser parallèlement par cette « propriété remarquable qu’a la voix narrative […] de s’établir en n’importe quel point du temps, qui devient pour elle un quasi-présent, et, du haut de cet observatoire, d’appréhender comme quasi-passé le futur de notre présent »24. Pourtant, par-delà toutes les anachronies et anisochronies, le roman va continuer jusqu’à la fin du XIXe siècle – même encore, comme jamais, chez Proust – à offrir un parcours orienté d’un début vers une fin, que l’unité totalisante qui définit la relation entre les deux soit prise dans le récit d’une vie, ou comprise dans la chronique d’une famille sur plusieurs générations25, ou morcelée en moment de vie. Les récits se lisent alors comme des destins. Récit d’une aventure, le roman reste défini par une fin interprétée comme l’avenir d’un commencement.

15On pourrait se demander si ce qui vaut pour le roman ne vaut pas, mutatis mutandis, pour tout récit, voire pour toute œuvre littéraire, à partir du moment où celle-ci est conçue ou reçue comme une unité narrative (car tout texte, même non narratif, est tramé sur la trace d’une voix qui parle) – unité définie par un simulacre de commencement et de fin. Dans la mesure où l’œuvre demeure liée par ce chronotype, elle entre dans cette relation mimétique avec la vie humaine. De ce point de vue, la bordure spatio-temporelle de l’œuvre et la clôture qui la limite par rapport au Monde peuvent être interprétées comme la représentation (consciente ou non) de la limitation de la vie humaine – par ses deux bords : naissance et mort. Or, de même que vivants nous vivons face à la mort et dos à la naissance, de même l’œuvre regarde en direction de sa fin et n’existe qu’en se détournant de son début – simulacre de commencement : ses deux bords sont dissymétriques, même dans les structurations apparemment circulaires de l’œuvre. C’est la fin qui donne alors tout son sens au début, en le métamorphosant en origine. C’est en ce sens que les deux bords initialement visibles ne sont en réalité que la matérialisation locale dans le texte d’un seul et même horizon qui inscrit dans son nom la fin comme la clôture circonscrit en elle la fermeture et non l’ouverture : l’horizon de la finitude humaine. Le temps de l’œuvre ne peut être un infini donné, mais il est au contraire « un trait de finitude » qui répète le trait de finitude qui marque les mortels : la mortalité en tant que « destination de chacun à sa propre mort – désigne la clôture interne de la temporalité primordiale »26. Entre l’être-pour-la-mort heideggerien qui débute au moment même de la naissance et l’être-pour-la-fin de l’œuvre classique qui commence à l’intérieur même de son début – c’est-à-dire entre la vie comme destin et l’œuvre comme destination – se dessine un étrange parallélisme. C’est évidemment encore plus frappant quand le moment fictif de la fable concerne une unité de temps tragique, même si la durée fictive n’a plus rien à voir avec l’unité d’une vie. Que ce soit la journée d’Œdipe Roi – de l’aveuglement du matin à la cécité du soir – ou les quatorze jours de l’errance de Raskolnikov – l’espace de l’œuvre représente une brisure du temps dont les deux arêtes délimitent le moment qui fait de la vie un destin. Si la fin donne la destination, le début est alors reconfiguré comme origine. L’unité du morceau de texte est dans ce cas définie par le lien qui tient ensemble l’œuvre et permet de la lire dans la définition d’un parcours qui s’origine dans son début et se destine à sa fin : l’interprétation de la fin comme destination retentit sur l’entente du début comme origine. Ainsi la fin d’Œdipe Roi permet-elle d’interpréter le choix du découpage étrange de Sophocle qui fixe le début de la pièce au commencement de l’enquête lancée par Œdipe sur le meurtre de Laïos : cette libre décision d’Œdipe est l’origine de la tragédie (et non le parricide et l’inceste), laquelle devient alors une interrogation sur l’identité autant que sur les limites de la liberté humaine. Par contre l’épilogue de Crime et châtiment (« ceci serait une autre histoire » dit Dostoïevski en parlant de la rédemption de Raskolnikov au bagne, et il ajoute : « cette histoire est terminée »), en déterminant donc l’aveu comme destination du roman, détermine à son tour le chapitre initial du roman (répétition et préméditation du crime) comme un prologue qui tient lieu d’origine pour poser la question éthique qui définit alors le sens du roman, à savoir la réflexion sur le premier commandement : « Tu ne tueras point ». Et de ce point de vue, la destination de la Recherche proustienne en tant que découvrement de l’œuvre à venir face à la mort et révélation parallèle qu’elle doit prendre la forme d’une figuration temporelle de l’homme (« Aussi, si elle [la force] m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas de décrire les hommes comme occupant une place si considérable […] – dans le Temps »), cette destination retentit sur la compréhension de l’incipit (que je résumerais ainsi : « Longtemps […] de bonne heure […] Parfois […] si vite […] je n’avais pas le temps […] Et une demi-heure après, la pensée qu’il était temps […] ») : je suis obligé désormais de lire le temps à chaque mot, ainsi que le titre définitif À la recherche du temps perdu – qui fin mai 1913 s’est substitué aux Intermittences du cœur – nous y incite également. Dans l’incipit proustien, l’essentiel est dit par les circonstants temporels et non dans les procès verbaux. L’homme est l’être qui a le sens du temps, non seulement son être est traversé de part en part par le souci du temps, mais son identité même se constitue dans le temps, c’est le sens de l’ipséité définie chez Ricœur par l’identité narrative. La chambre initiale est le lieu de toutes les métamorphoses temporelles, de toutes les métempsycoses qui porteront l’homme de la naissance à la mort. Cette chambre inaugurale est l’allégorie du mystère des origines. Lieu du sommeil et de l’insomnie de l’adulte, elle a pris la place de la chambre de l’enfance qui gravitait dans l’attraction de la chambre parentale autour de l’absence de la mère. La camera obscura de la mémoire devient camera lucida du souvenir, de même que la chambre de la lecture deviendra la chambre de l’écriture. Mais de même que le mot Fin qui signe l’explicit assigne à la fin sa fragilité contingente, cette allégorie de l’origine qui multiplie les significations de la chambre retourne la question de l’origine en énigme – dont le sens ultime pourrait bien être que l’image même du lieu de l’origine, et l’allégorie de son mystère, est celle de son absence. Si l’on reçoit si fortement l’énigme de cet incipit, c’est sans doute que, de même que la surdétermination de la fin implique son impossibilité, l’indétermination de ce début s’explique par le dérobement de l’origine. L’œuvre qui résume à elle seule cette réplique poétique à la finitude humaine qu’est le désir de totalisation est aussi celle qui est devenue – à l’insu de son auteur – le symbole de l’infinitude.

16Ce désir de totalisation de l’œuvre est visible très tôt en Occident et lisible aussi bien dans le théâtre que dans le roman. Je vois paradoxalement une première fêlure accompagner son affirmation inquiète chez Balzac – pour qui de manière inouïe le dessein infini de La Comédie humaine vient suppléer le défaut de totalisation du roman isolé – et son accomplissement en même temps que le signe de son impossibilité dans la Recherche de Proust. De Balzac à Proust se joue l’identification entre moment de l’œuvre et moment de la vie. Le principe du retour des personnages chez Balzac institue un lien entre les œuvres partielles et conduit à lire chaque incipit particulier comme une suite et chaque explicit comme un suspens à l’intérieur d’une œuvre totalisante où le commencement et la fin sont indiscernables car de fait ce grand œuvre est condamné à l’inachèvement – seule le mort de l’auteur l’achève sans la parachever. Proust réalise d’une autre manière ce projet de Comédie humaine en lui donnant son aspect totalisateur presque dès le départ – et non après coup. Mais, identifiant sa propre vie à ce travail d’écriture et de composition qui nous vaut sa Recherche – dans lequel Jean Santeuil est le premier brouillon et Contre Sainte-Beuve la première esquisse – bien plus encore que Balzac avec sa Comédie humaine, il nous lègue ce grand-œuvre dans l’état d’achèvement-inachevé que nous lui connaissons aujourd’hui, avec un commencement en forme de genèse qui interroge l’énigme de l’origine, et une fin à la semblance d’apocalypse qui questionne la destination temporelle de l’homme – mais un matériau incertain et fluctuant pour les parties non publiées de son vivant (Albertine disparue et Le Temps retrouvé). La Recherche, si démesurée soit-elle, est un immense diptyque ouvert en son centre27, au lieu même de la charnière impossible entre Commencement et Fin.

17Mais à mi-chemin entre Balzac et Proust – et avant d’aborder la brisure essentielle de la totalisation qui lie commencement-et-fin, je voudrais m’arrêter quelques instants sur l’écrivain du XIXe siècle qui a le plus profondément réfléchi sur le début et la fin dans le roman : j’ai nommé Flaubert.

18« La bêtise consiste à vouloir conclure » : voilà le credo originel de Flaubert. La conclusion est clôture, elle a quelque chose du dogme – croyance en l’autorité de l’auteur, foi en l’acte créateur, forclusion d’un monde créé dans une genèse et dont la fin apocalyptique ferme la succession des temps mortels et la suite des significations humaines pour installer ce hors temps qu’est l’éternité et cette clôture définitive du sens qu’est le jugement dernier. Le credo flaubertien va tenter de substituer au Symbole de Nicée de la clôture de la fable du monde une forme d’ouverture étrange car elle va essayer de concilier cette ouverture du sens du monde de l’œuvre avec une fermeture encore plus grande du cours du discours. Le travail du style vise à cadenasser le discours pour le rapprocher paradoxalement de la neutralité et ouvrir le monde de la fable. Mais cette ouverture des significations de la fable après avoir donné sur l’extériorité du Monde et de son histoire, va tenter ce coup de force de s’ouvrir uniquement sur sa propre cohérence interne, en refusant toute extériorisation. Il y a encore de la monade leibnizienne dans l’ouvrage flaubertien, mais la monade à deux portes de Madame Bovary va se refermer progressivement sur la monade sans portes ni fenêtres de Bouvard et Pécuchet.

19Quand Flaubert donne la fausse impression de commencer en littérature avec Madame Bovary, il se pose déjà la question du début et du terme dans leur relation avec le commencement et la fin. Le début de Madame Bovary est délimité comme un préfixe ou plutôt une pré-position : c’est le chapitre I – ce préambule va bien plus loin que ce que l’on appelle communément incipit (lequel peut se délimiter à la scène de Charbovari avec narrateur à la première personne du pluriel). Le commencement véritable, c’est le second chapitre avec la rencontre d’Emma. Faut-il en effet préciser que, si pour tout le monde, Madame Bovary, c’est Emma, en réalité il y a deux Madame Bovary qui la précèdent dans le premier chapitre : la mère Bovary, appelée Madame Bovary, puis la première épouse de Charles, Madame veuve Dubuc Héloïse, seconde Madame Bovary qui meurt à la fin du chapitre deux ? Symétriquement, si la mort d’Emma à la dernière ligne du chapitre VIII de la troisième partie marque une première fin, les trois derniers chapitres forment une terminaison (où l’on retrouve Madame Bovary mère), dont la désinence est la mort de Charles, elle-même affublée d’un suffixe (post-position) constitué des quatre dernières phrases au présent et passé composé qui réintroduisent in extremis la position de narration initiale effacée dans tout l’entre-deux du roman d’Emma. Les deux bords du roman font apparaître par le travail même d’encadrement – enchâssement de plusieurs marges de commencement et de fin – une sorte de dénivelé matérialisé par autant de marches qui marquent l’entrée puis la sortie progressive du récit. En réalité, la multiplication des cadres engage le désencadrement de l’œuvre. En effet Flaubert procède déjà à un décadrage en estompant la frontière entre ce qu’au cinéma on appellera plus tard champ et hors champ. Il a dès Madame Bovary l’intuition que la première personne étrangère du début puis la narration de l’enfance et du premier mariage de Charles qui constituent le chapitre un, et symétriquement les trois chapitres posthumes par rapport à Emma soulignés par le présent terminal, déterminent aux bords du roman des confins qui montrent à l’intérieur même de l’œuvre par les marches de ses deux seuils un geste vers le dehors de l’œuvre qui est l’équivalent d’un décadrage du tableau en peinture ou de la présence du hors champ au cinéma28.

20Mais c’est bien sûr avec Bouvard et Pécuchet que Flaubert fracture définitivement le cadre du roman classique. Il ne s’agit pas ici de l’inachèvement de l’ouvrage. Il nous reste suffisamment de documents (plan de la fin du premier volume et morceaux du second volume – celui de la copie de Bouvard et Pécuchet) pour comprendre comment devait se terminer le livre. La forme entière du livre est déterminée par ce projet de fin. C’est pourquoi il faut commencer par la fin. Voici l’extrait du plan esquissé par Flaubert qui indique la conclusion du récit :

Ainsi tout leur a craqué dans les mains. Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie. Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent – De temps à autre, ils sourient, quand elle leur vient ; puis se la communiquent simultanément : copier. Confection du bureau à double pupitre […] Achat de registres – et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc.

Ils s’y mettent29.

21Ainsi devait s’achever le récit, qui n’occupait que « le premier volume » du livre, « le second volume » étant constitué en entier par la copie de Bouvard et Pécuchet : Sottisier, Album de la Marquise, Dictionnaire des idées reçues, Catalogue des idées chic. Où s’arrête donc l’œuvre ? En apparence au terme inachevé du chapitre dix, alors que Bouvard et Pécuchet, après l’échec de leur expérience pédagogique, projettent un cours pour adultes qu’ils se préparent à annoncer lors d’une conférence inaugurale30. Ce terme n’est évidemment pas assimilable à une fin, car il n’est pas indiqué comme tel par l’auteur. Nous ne pouvons lire le bord de l’œuvre fracturé par la mort comme une fin car sa finalité n’est pas donnée comme telle par le geste de l’œuvre interrompue par la mort. Nous pouvons prolonger ce geste de l’œuvre en étudiant son sens. Nous devinons son sens en suivant les directions indiquées par Flaubert. Malgré l’absence d’explicit rédigé, les notes données par le brouillon de plan et les esquisses du second volume suffisent paradoxalement à comprendre la signification de la fin du livre. Ces traces du projet flaubertien sont aussi explicites que tout explicit complètement rédigé. La fin du livre, c’est la copie, c’est-à-dire la réalisation d’une mimèsis tellement parfaite qu’elle aboutit en l’achevant à la négation même du projet artistique occidental de création, parce qu’en réalité toute création ne vit que d’être imparfaite, et la reproduction parfaite, donc tautologique, de l’origine, signe l’entrée dans une contrée où l’art en remontant trop près de l’origine va vers sa fin, qui est sa disparition. Question terrible que nous lègue Flaubert – qui a également à voir avec le sens général du livre, qui tourne en dérision le savoir absolu et la volonté de totalisation tout en sauvegardant le désir de savoir. Ces questions sont désormais les nôtres. La limite de l’art et de la pensée – mais aussi de la vie – comme pure répétition, voilà la leçon de cette fin absente mais parfaitement lisible dans la finalité de l’œuvre inachevée. Cet inachèvement dû à la mort rend encore plus émouvante la question de la fin de la littérature présente dans la substitution de la copie à l’écriture (qui reproduit une grande partie du travail préparatoire harassant de Flaubert qui s’est astreint lui-même à lire et à recopier tous les livres qui forment la matière des dix chapitres rédigés). Car en laissant in extremis inachevé le récit du premier volume et en interdisant le parachèvement explicite du projet de second volume dans la copie – fin de la fiction dans la pure répétition qui aurait signé l’arrêt de mort de la littérature –, la mort de Flaubert sauvegarde la possibilité même de la littérature.

22Alors, quel est donc le sens de l’incipit de Bouvard et Pécuchet ?

Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.

Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre […]

Deux hommes parurent.

L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue31.

23La première réaction est de souligner l’ironie de ce début qui, tout en parodiant le topos de la première rencontre, la situe entre deux hommes déjà âgés qui vont prendre leur retraite à la fin du chapitre I. Ce début pourrait être une fin, mais en même temps on retrouve les caractéristiques d’une genèse : boulevard absolument désert, en bas l’eau couleur d’encre du canal Saint-Martin, en haut le grand ciel pur, et puis la lumière écrasante inondant la terre dans une rumeur confuse ; et brusquement, à la ligne, alinéa, une seule phrase détachée, sous la réverbération du soleil, dans un fiat lux brutal : « Deux hommes parurent ». Création ex nihilo (qui reprend le « Ce fut comme une apparition » de L’Éducation sentimentale) mais en forme de farce, le couple Bouvard et Pécuchet est né. Avec un petit détail apparemment anodin : leur nom apparaît, lu par l’autre, à l’intérieur du couvre-chef : « le petit homme aperçut écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet »32. Ils naissent à la littérature de l’intérieur même du texte, comme deux lapins sortis du chapeau du prestidigitateur. Simulacre d’acte créateur, simulation de genèse, à quoi s’oppose la trivialité de la réalité de l’écriture profane : deux mots écrits pour marquer l’appartenance d’objets vulgaires qui vont en réalité signer leur identité, pauvres noms propres très communs, annoncés par l’eau couleur d’encre du canal Saint-Martin. La fiction sourd du corps même des caractères d’imprimerie du texte, auto-produite, voire auto-re-produite, puisque bien entendu, si Bouvard rappelle Boulevard, il renvoie surtout à Bovary, comme la casquette, de même que ce début réécrit également celui de L’Éducation sentimentale. Mais cette interprétation n’est-elle pas arbitraire ? Et quoi d’extraordinaire après tout ? Autoproduction textuelle, textualité, textique, juste un nouveau roman un siècle avant… Mais où arrêter exactement l’incipit ? Il faut aller bien sûr deux pages plus loin : « et ils levèrent les bras d’étonnement, ils faillirent s’embrasser par-dessus la table en découvrant qu’ils étaient tous les deux copistes »33. Voilà la fin, voilà le but de ce début : la copie, et la copie redoublée, mais dans une légère différence, juste assez pour que la répétition en miroir soit encore la vie. La fin est dans le début, mais de même que ce début est un faux commencement, cette fin n’est plus une finalité. Plus rien ne distingue la fin du commencement, le but du début, si ce n’est la pure forme de la répétition mécanique. La tautologie est le contraire de la totalisation. La où le tout relie le commencement à sa fin propre avec un geste d’inclination ou au moins de déclivité dans lequel la différence de niveau entre les deux crée le sens, la tautologie en se contentant de répéter la copie aux deux bouts du livre annule le sens du récit, ou plutôt propose à la place d’une totalité, un rien. Le voilà, ce livre sur rien qui était l’horizon de Madame Bovary, livre du rien qui paradoxalement embrasse la totalité des connaissances ! Le second volume va répéter les dix premiers chapitres, mais en recopiant ce qu’ils ont tenté de digérer, cette totalité indigeste, trop copieuse, Bouvard et Pécuchet vont l’excréter sous forme de digest qui sélectionne Sottisier, Bêtisier, Dictionnaire des idées reçues. Dans ce geste négativiste, la copie annihile le positivisme contemporain, et l’on comprend alors que le tout du livre est fondé sur cette terrible négation de la totalisation. Au moment où le lien entre début et fin se fait le plus solide possible, cette soudure qui clôt sur lui-même le volume parfait de l’œuvre totale anéantit ironiquement tout désir de totalisation.

24Pendant que Flaubert meurt dans Bouvard et Pécuchet, ce désir de totalisation atteint justement son paroxysme en Europe avec le fantasme wagnérien de l’œuvre totale, repris mais en même temps porté jusqu’à son seuil d’impossibilité chez Mallarmé et chez Scriabine. Le tournant commence quelque part vers la fin des années 1880, aussi bien dans cette formidable érosion des contours réclamée par le marteau de la philosophie nietzschéenne que dans l’entourage post-mallarméen qui refuse l’identité narrative du récit et clame l’intemporel du pur poème – que hante ce fantôme du sens qu’est l’azur et qui hésite entre le règne matériel, privé de sens – à la fois désorienté et insensé – du signifiant, aboli bibelot d’inanité sonore, et l’épuisement du signifié, l’inénarrable Coup de dés… Quant au Livre, il devait répondre à un principe poétique exactement à l’antipode du principe narratif : « Un livre ne commence ni ne finit ; tout au plus fait-il semblant ». Ce semblant, c’était au fond la définition de la mimèsis, autant dire de la fiction. Fictionnaliser le réel, c’était d’abord lui donner une forme temporelle, configurer le temps en le supposant racontable. La possibilité même qu’il fût racontable posait comme implicite une totalisation que chaque histoire tout à la fois morcelait et réorganisait par morceaux saturés de significations, repliés aux deux bouts en un incipit et un explicit qui ne furent d’abord que des points de repères dans le flux indistinct du discours, puis ces ourlets qui délimitaient les bords du tissu narratif sont devenus deux pièces majeures du patron romanesque. Il était une fois un temps des histoires qui fut compris comme le temps de l’histoire, avec un commencement et une fin. L’origine et la fin de l’histoire sont les deux grands mythes que l’occident n’a cessé de décliner depuis deux mille ans : le mythe généalogique et le mythe téléologique. Et puis voici venir le temps où l’on comprend que la vérité marche aux antipodes : c’est chaque petit morceau de discours ainsi figuré en une fiction qui tisse pièce à pièce la fable du monde et fabrique ainsi petit à petit, mis bout à bout, cousus bord à bord, mille fois repris, mille fois reprisés, un patchwork qui en simulant le réel, dissimule l’absence d’origine et de fin. Le monde n’est pas fait pour aboutir à un livre, c’est le livre qui est fait pour aboutir au monde. Le livre à venir n’est que le fantasme, c’est-à-dire le fantôme, de ce livre qui serait la reprise de chaque simulacre de fin – toutes les fins sont fausses exceptée la mort – en un nouveau début, et de chaque nouveau début vers un nouveau but. La seule chose qui compte, c’est la fin, mais en même temps il faut rendre la fin fictive pour pouvoir continuer, il faut la fin mais en même temps la fin fait forcément défaut – car toute fin est en réalité la marque du manque. La fin est fiction par excellence – sauf à être définie comme la mort qui est l’unique non-fiction – mais rechercher la construction du sens implique de prendre au sérieux cette fiction de la fin. La fin est fiction du terme, mais d’un autre côté, comme la vie se construit comme une fiction autant que la fiction se construit comme une vie, la fin est également la seule fiction vraie. Le projet de vie s’élabore comme une fiction, il se reconstruit un commencement a posteriori à partir du regard jeté en arrière, qui reprend le début en lui donnant un sens, et il se projette en avant en s’imaginant un but qui après coup, à la mort, peut être interprété comme finalité. Mais cette finalité de la vie n’est-elle donc pas elle-même une fiction ? Car on peut tout aussi bien considérer que ce tout de la vie ne fait pas totalité, mais au contraire que la mort défait cette fiction en la renvoyant à sa vérité de construction imaginaire.

25Comment peut-on arriver à dire que « la vraie vie, c’est la littérature » ? Parce que justement, la vraie littérature, c’est la vie. L’œuvre de Proust est prise dans ce tournant. La Recherche, si elle semble chercher cette essence de l’achèvement, est existentiellement inachevable – comme le montre l’inachèvement central de l’écriture qui aurait dû n’être qu’une traversée reliant le temps perdu au temps retrouvé34. Un des modèles de l’œuvre à venir du Temps retrouvé le dit bien : c’est les Mille et une nuits. Mais le modèle qui le dit le mieux, c’est celui de la robe rapiécée, du tissu de texte que Françoise ne cessera de repriser de paperole en paperole. La cathédrale est la fiction de l’ancien temps – ou le temps de l’ancienne fiction, c’est-à-dire de l’ancienne croyance, la plus belle et la plus inouïe, mais que nous ne pouvons plus qu’habiter du dehors. La cathédrale était ce chef-d’œuvre de clôture du monde, structuré et orienté de la terre vers le ciel, métaphore du Livre qui enclôt le monde comme une histoire monosémique, création dans laquelle l’artiste s’érige en créateur à l’image du Créateur que lui-même a créé par son imagination. La cathédrale était la métaphore de l’œuvre comme transaction accomplie d’un commencement vers une fin, celle d’une forme finie refermant finalement l’infini qu’elle faisait semblant d’ouvrir – comprenez la transition du temps perdu au Temps retrouvé. Le vêtement indéfiniment ravaudé est, à l’opposé du travail de l’écriture comme finition, l’allégorie de la finition impossible parce que cet habit sera habité par l’artisan jusqu’à sa mort. L’œuvre comme habit a remplacé l’œuvre comme habitation, la figure de l’artisan prend la place de celle de l’artiste. Françoise est son auxiliaire en même temps que son modèle. Pénélope a remplacé le démiurge. Il faut désormais imaginer Homère en Pénélope aveugle tramant et détramant elle-même l’Odyssée, qui est sa propre histoire et non plus celle d’Ulysse. Il faut imaginer que le Narrateur et Françoise sont l’image d’un seul et même processus, inachevé jusqu’à la mort, dont une face est l’écriture, et l’autre la vie. Il faut imaginer qu’Ulysse et Pénélope sont l’allégorie d’une seule et même aventure, l’Odyssée, celle d’une tapisserie qui de jour représente une personne, et la nuit, personne.

26Ce tournant va désormais éroder les contours mêmes de l’œuvre, que ce soit en peinture, en musique ou en littérature. Bien au-delà du problème de l’inachevable qui guette Proust et Musil, l’œuvre contemporaine va désormais affronter directement l’abrupt de la bordure du discours et la fracture de la clôture fictionnelle. C’est la direction prise par le chemin qui mène de Kafka à Beckett et Blanchot, en passant par Artaud et Michaux. Le début et la fin ne sont plus la marque du refoulement de la finitude sur les fins de l’œuvre, mais au contraire le signe de l’acceptation de cette finitude. Le début et la fin sont alors travaillés à l’opposé par l’incommençable et par l’infinissable. À la finitude humaine répond désormais l’infinitude de l’œuvre, dont la finition s’avère un leurre impossible. Alors la bordure de l’œuvre ne peut que déborder sur l’infini du discours et la clôture du sens s’ouvrir sur l’indéfini de la fable. L’œuvre ainsi ouverte à l’infini devient l’envers de la finitude de la vie. Pour mieux exposer cette finitude dans sa nudité radicale, elle se risque elle-même à montrer l’infinitude dont elle n’est plus que la trace. Infinissable et indéfinissable, l’œuvre contemporaine s’aventure jusqu’à sa propre disparition, comme si les frontières qui la séparaient du monde s’effaçaient et les limites qui la coupaient de la vie étaient abolies. D’où le théâtre de la cruauté d’Artaud qui refuse la clôture de la représentation, sa parole soufflée qui nie la bordure de l’écriture. D’où l’œuvre ouverte au sens de Umberto Eco – Ulysse et Finnegans Wake, les œuvres modulables de Luciano Berio, Boulez, Stockhausen, mais aussi la musique concrète et les expériences de John Cage, mais surtout les ready made de Duchamp et l’action painting de Pollock, et puis les installations post-modernes. L’art comme la littérature va bien vers son essence, qui est la disparition…

27Quelle est donc cette question sous-jacente travaillée par la relation entretenue entre le début et la fin de l’œuvre ? C’est sans doute cette interrogation sur le lien entre finitude et infinitude.

28Le sentiment de finitude de la vie a impliqué en occident le désir de finir l’œuvre, de la finir par les deux bouts dans un même geste de finition qui définit la création achevée. Le début est l’un des deux termes de l’œuvre, il est sa première fin (finis au sens latin). Cette expérience de la finitude a eu comme conséquence la volonté de rassembler le sens, de le clore pour qu’il signifie encore plus, et cette clôture qui cerne l’œuvre concerne d’abord la vie. Une vie, même chez Maupassant, devient un destin. La fin de l’œuvre comme destination devient peut-être le signe le plus évident et le plus fort de cette clôture. Il s’est sans doute passé autre chose dans la définition de la vie, et donc dans la définition de l’art et la finition de l’œuvre, en Orient – particulièrement en Inde et en Chine. François Jullien le montre, quand il oppose la pensée chinoise du procès à la métaphysique occidentale de la création. Et il suffit d’écouter les raga indiens pour entendre la configuration temporelle d’une musique non mesurée (mais avec un rythme bien plus compliqué que chez nous) qui rejoint l’infini en effaçant la dramatisation du commencement et de la fin, et pour comprendre ce qui la sépare du temps mesuré, borné et saturé de sens de la musique occidentale – qui précisément a sursaturé symboliquement le début et la fin des principales formes savantes. Ce n’est pas un hasard si le tournant décisif dans la redéfinition du début et de la fin s’est produit chez nous à la fin du XIXe siècle et en particulier dans l’entourage de Mallarmé, dans le même mouvement d’érosion du contour et d’élision du cadre en peinture (Monet) mais également de destruction de la forme sonate (Debussy) – par le refus de l’exposition thématique au début et de la coda à la fin – puis de décomposition de la tonalité (du chromatisme wagnérien à l’atonalité chez Schoenberg et Scriabine). Remarquons que chez Debussy et Scriabine comme chez Mallarmé et les impressionnistes, l’influence de l’orientalisme joue un rôle déterminant dans cette redéfinition de l’œuvre d’art. Et aujourd’hui le récit, suivant le cheminement de l’art contemporain, rejoint peut-être cet autre chemin possible, mais sans cesse menacé d’oubli, qui affleure dans le baroque et ressurgit dans le romantisme, parcours qui passe d’une œuvre à l’autre et d’un état de l’œuvre à un autre sans identité définitive, et qui glisse indistinctement du processus de l’œuvre de l’art au flux du monde sans sacraliser les frontières qui les séparent fictivement. Ce n’est pas un hasard si Paul Ricœur assimile à une forme de bouddhisme cette sape de l’identité narrative qui mine l’identité personnelle – que l’on peut lire aussi bien dans l’indéfinition du discours beckettien que dans l’évidement du récit chez Blanchot ou dans l’érosion des contours des morceaux de textes de Michaux. Le récit littéraire devient processus de parole écrite et non création d’une monade parfaitement finie et définie comme totalité analogon du grand Tout du Monde.

29C’est chez Kafka que ce travail de deuil de l’identité narrative et la douleur de l’absence de totalisation se lit le mieux. Tout le montre dans la lutte de son œuvre pour exister, ou plutôt pour sortir comme par effraction de l’inexistence : l’indéterminé des débuts et l’interminé des fins – même pour ce qu’on appelle ses romans – le style brisé des récits, l’écriture déchirée du fragment – bribes qui viennent de partout et ne vont nulle part qui apparaissent au vif dans son Journal – et surtout bien sûr ce vœu final d’anéantissement de l’œuvre que ne suivra pas Max Brod, comme si finalement l’œuvre avait été tout aussi incommencée et incommençable. Toute l’œuvre de Kafka ressemble à cette Muraille de Chine lacunaire, inachevée et inachevable, qui est le symbole même de l’œuvre sans commencement ni fin, œuvre infinissable et indéfinissable. Mais ce témoignage bouleversant porte pour nous le deuil de l’idéal de la création dans l’art occidental, plus qu’il ne glorifie l’art comme incréé qui témoigne de l’union de l’homme avec un monde infini caractéristique de l’art oriental.

30Comment parler de Beckett, dont toute l’œuvre est comme la conscience malheureuse du commencement et de la fin impossibles ? Murphy, Mercier, Molloy, Malone, sont les premiers noms de l’Innommable. Chaque nouveau texte poursuit le précédent, à la fois sur le plan de la continuité du discours et dans l’espace indéfini de la fable. Que dire de Blanchot, de sa recherche de l’effacement, du neutre et de l’entretien infini ? Rien d’autre peut-être que de demander si une conscience heureuse de l’absence du début et de la fin – de l’inachevable autrement que par la mort – est possible. Déjà Montaigne nous indiquait cette autre voie improbable, celle d’une œuvre sans cesse remaniée, retouchée, réécrite autant que continuée, perpétuellement en mouvement et que seule la mort peut achever, mais dont l’indétermination procède tout à la fois de la quiétude d’une docte ignorance et de l’inquiétude d’un gai savoir. Les Essais sont peut-être le premier exemple moderne d’œuvre ouverte, qui dialogue avec bonheur par delà l’espace et le temps avec un Nouveau Monde pourtant déjà condamné et un Ancien Monde depuis longtemps révolu. Sans doute est-ce d’ailleurs grâce à l’éloignement et l’absence de ces deux mondes que Montaigne peut être heureux. Quant à nous, nous vivons aujourd’hui dans le règne du commencement perpétuellement recommencé et de la fin éternellement multipliée, à l’intérieur même du Jardin aux sentiers qui bifurquent, dans le mythe de l’œuvre infinie, labyrinthique bibliothèque de Babel écrite par un écrivain aveugle et immortel, dont le chien Argos nous révèle qu’il est à la fois Ulysse, Homère, Joyce et Borges. La rumeur confuse de cette Babel qui parle toutes les langues ressemble de plus en plus au bruit de fond de l’univers. Ce babil diffus qui sourd de partout et ne provient de nulle part a de plus en plus la semblance du silence. Ce chuchotement bientôt inaudible défie tout entendement. L’écouter signifie entendre le silence. Le silence de ces espaces infinis ne m’effraie plus. Seul ce silence sera sans fin.

31ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer