Colloques en ligne

Magali Bossi

Hain-teny et haïku. Détours et cheminements de Jean Paulhan

1En février 1917, Jean Paulhan ouvre la lettre suivante :

Cher Monsieur,
Je vous remercie de l’article si bienveillant pour moi et si pénétrant pour la poésie japonaise que vous avez donné à La Vie. Et je ne puis vous dire le plaisir que j’ai pris à vos hain-teny malgaches. C’est Madagascar et tous ses parfums. Il y en a qui sont de véritables haïkaï.
  
La frange de mon lamba est humide :
Dans l’eau que j’allais boire
La grenouille a sauté.1

2Cette lettre est signée Paul-Louis Couchoud et dresse un parallèle explicite entre deux formes poétiques extra-occidentales qui intéressent de près Paulhan : le haïku et le hain-teny2. Couchoud est le principal introducteur du haïku (alors nommé haïkaï) en France. On lui doit les premiers essais en langue française, rédigés en 1905 avec deux amis et intitulés Au fil de l’eau. Très confidentielle, la plaquette est suivie en 1906 de quatre articles consacrés à la forme. Toutefois, c’est avec un ouvrage plus conséquent que Couchoud marque les esprits de ses contemporains, en 1916. Cet ouvrage, auquel Paulhan consacre un « article si bienveillant », porte un titre énigmatique : Sages et Poètes d’Asie. Il aborde l’esthétique, la spiritualité, la littérature, mais également la militarisation et la modernisation du Japon contemporain. Son cœur gravite autour d’un chapitre dédié au haïku, actualisation des articles de 1906. C’est à partir de ce chapitre que Paulhan se bâtit une première idée d’une forme qu’il va lui-même pratiquer3.

3Qu’est-ce que le haïku ? À ce stade, contentons-nous de dire que le haïku est un petit poème japonais. L’appellation est minimale, il est vrai ; incomplète, sans doute ; mais garante d’une plasticité féconde à même de n’exclure aucune des potentialités qu’il a incarnées en France au début du XXsiècle. Car les voies du haïku sont, sinon impénétrables, du moins très clairement plurielles4.

4Un petit poème japonais, donc — voilà qui donne au haïku deux horizons complémentaires : en tant que petit poème, il est d’abord indissociable d’une certaine idée de la brièveté (quelle brièveté ? quantitative ou qualitative ? un peu des deux, sans doute, car l’acception du terme varie selon les auteurs), à laquelle se mêle une tension vers une forme, souvent métrique (mais pas obligatoirement). Parce qu’il est aussi japonais, le haïku programme pour celui qui l’écrit et celui qui le lit un rapport au monde impliquant, d’une manière ou d’une autre, le Japon. Quel Japon ? Japon réel, Japon rêvé ? Japon esthétique, historique, spirituel, social ? Japon-modèle, Japon-repoussoir ? Explicite ou implicite ? Disons simplement que, dès le début du XXe siècle, le haïku investit sans cesse de nouveaux possibles, au fil de ses nombreuses appropriations françaises.

5Parler d’appropriation implique ici de clarifier la valence du terme. Si le Japon n’a pas été, à proprement parlé, colonisé, son ouverture forcée au milieu du XIXe siècle a provoqué la mise en place de traités inégaux qui lui confèrent une position inférieure par rapport aux puissances occidentales5. Aux niveaux politique, scientifique, culturel ou social, le Japon importe et traduit alors massivement les connaissances occidentales, grâce à une élite formée à l’étranger ; toutefois, la modernité du pays se construit également à l’aune de ses spécificités intrinsèques6. Dans ce contexte, l’arrivée du haïku en France, par le biais de traductions, témoigne donc d’une inégalité linguistique : c’est la langue de l’Autre, une langue d’Extrême-Orient qui est traduite — car elle est encore peu parlée et peu étudiée en Occident7. C’est, ensuite, l’esthétique et la forme poétique de l’Autre qui sont simplifiées, afin d’être adaptées au goût français, qu’influencent largement les codes picturaux du japonisme8. Peut-on dès lors en conclure qu’écrire des haïkus en français, au début du XXe siècle ou aujourd’hui, constitue une spoliation, une trahison irrespectueuse de l’essence de la forme d’origine — une appropriation au sens négatif du terme ? Ce serait postuler un « absolu » du haïku japonais qui n’existe pas de fait, la forme ayant été, au gré des écoles et des périodes, pratiquée diversement dans l’archipel — ce qui est toujours le cas9. Ce serait également faire l’impasse sur l’inventivité propre aux productions françaises. En l’occurrence, il semble dès lors plus judicieux de considérer le terme appropriation dans une acception positive et créatrice – comme un ensemble de théorisations et de pratiques permettant aux poètes français de faire leur une forme venue d’ailleurs, en la passant au filtre d’une poétique personnelle pour créer un résultat nouveau, bien que tributaire d’une origine japonaise qui, si elle est souvent essentialisée, n’est pas oubliée10.

6Pour en revenir au haïku en France au début du XXe siècle, si certains auteurs le considèrent comme « un simple tableau en trois coups de brosse, une vignette, une esquisse »11, d’autres voient en lui une ressource pour exorciser l’expérience des tranchées12. D’autres encore le lisent comme un outil d’émancipation démocratique et artistique, n’hésitant pas à en recommander « la pratique à tous les amateurs de la véritable escrime intellectuelle » et, plus largement, à « tout homme cultivé »13. En tant que petit poème japonais, le haïku se place donc du côté de la poésie conçue comme un ensemble de formes (écrites, dans ce cas précis) prises dans des ancrages nationaux dont la reconnaissance induit une certaine relation au monde. Une relation qui fait rêver — une relation fantasmée.

7Quid, alors, du hain-teny ? Si le haïku est indissociable du Japon, le hain-teny, comme l’écrit Couchoud, « c’est Madagascar et tous ses parfums »14. Du haïku, Paulhan a une connaissance livresque. Le hain-teny, au contraire, il le rencontre directement à Madagascar, grâce aux proverbes.

8Lorsqu’il arrive à Madagascar en 1908, Paulhan a vingt-trois ans15. Lui qui n’a jamais été un grand voyageur devient professeur de lettres au sein du Collège de Tananarive. Il y reste jusqu’en 1910. Madagascar est, pour Paulhan, un lieu de rencontres — avec les Malgaches, dont il partage l’existence, et avec leur langue, dont il débute avec sérieux l’apprentissage. À une société coloniale étriquée et mesquine, il préfère les voyages dans des régions reculées, les discussions avec des informateurs locaux. Son acharnement paie : il obtient son brevet de malgache en 1910, nonobstant l’indifférence de ses compatriotes16. Dans ses lettres, il décrit « une jolie langue, très douce »17. C’est à travers l’expérience de l’oralité qu’il la découvre :

[J]’aurai dans le prochain numéro du Bulletin de l’Académie [malgache] un article sur de vieilles poésies malgaches que j’ai découvertes.
C’est-à-dire que j’ai découvert le type qui les connaissait : c’est un vieux [sic] homme nommé Ramanampatsa. Il paraît cent vingt ans et il est un peu fou : mais il semble que des souvenirs de sa jeunesse lui sont revenus brusquement avec une précision complète. Seulement c’est tout un travail de rétablir ce qu’il dit : il parle extrêmement vite, ne sait pas qu’il y a plusieurs mots dans une phrase et parle dans un très vieux malgache. […] C’est précieux, des vieillards, ici.

J’aimerais me faire malgache quand je serai très vieux. Au moins on a une valeur, on peut raconter des choses. Au lieu qu’en France si je raconte l’Affaire Dreyfus, on la saura bien mieux dans des livres. […] C’est une chose assez curieuse que les vieillards malgaches et ceux qui ne savent pas écrire ne remarquent guère que dans une phrase il y a plusieurs mots. Pourtant ils consentent à faire des arrêts, et ça tombe juste : mais ils ne l’avaient pas remarqué avant. Si c’est un proverbe ils ne consentent pas à s’arrêter — ou s’ils le font c’est au milieu d’un mot. Le proverbe entier n’est vraiment qu’un mot pour eux.18

9S’adressant à son père en février 1910, Paulhan témoigne dans cette lettre des difficultés rencontrées en collectant ces « vieilles poésies malgaches » prises entre oralité (celle de Ramanampatsa) et écriture (celle à laquelle Paulhan essaie de les plier)19. Son projet n’est pas seulement de noter des poèmes, mais d’identifier des proverbes conçus par l’informateur comme des flux continus, des entités rétives à la décomposition analytique. Cet intérêt, loin d’être une marotte dictée par les circonstances, trouve sa place au cœur d’une réflexion plus vaste. Paulhan, qui se rêve professeur de malgache à l’École des Langues Orientales de Paris (il y fera en effet un bref séjour en tant qu’enseignant en 1910), prévoit de se lancer dans une thèse sur le sujet20. Si le projet avorte finalement à son retour en France, il ne perd pas de vue son ambition. À Madagascar, les proverbes s’enrichissent peu à peu d’interrogations plus spécifiques, liées au hain-teny21. Le hain-teny est une forme de poésie orale, endémique de Madagascar, et qui, récitée au cours de joutes oratoires, permet de désamorcer les conflits. Son utilité est à la fois ludique et sociale : il demande non seulement la présence de deux adversaires qui s’affrontent (ou jouent à s’affronter), mais également celle d’un public qui exprime son soutien pour l’un ou l’autre camp. Au principe du hain-teny se trouve le pouvoir performatif des proverbes. Insérés dans les poèmes, ils fournissent à chaque duelliste les arguments et l’autorité nécessaires pour asseoir son point de vue et modifier le cours du combat grâce à sa virtuosité oratoire. Paulhan les rencontre d’abord dans la littérature missionnaire, dont les auteurs les voient, au mieux comme des « jeux de mots absurdes et incohérents », au pire, comme des « proverbes érotiques »22. Paulhan, lui, prend au sérieux le programme que contient leur nom :

Quant à leur nom de hain-tenys, il peut indifféremment signifier science du langage, science des mots ; et encore : paroles savantes ; si on le sollicite un peu : paroles sages.23

10Haïku, hain-teny : deux formes, deux moments — quel fil rouge ? Les remarques de Bernard Baillaud, en incipit de la préface du deuxième volume des Œuvres Complètes de Paulhan, fournissent un point de départ indirect à notre réflexion :

Qu’est-ce que dire ? Dans certaines régions du Languedoc, cette question a le sens d’une brève délibération : que dire ? Mais c’est bien au sens d’un ce que parler veut dire que la pensée de Paulhan a des chances de se voir résumée. Peut-on parler ? Qu’est-ce que l’expression ? Qu’on ne s’y méprenne pourtant pas : il ne s’agit pas de s’interroger sur l’origine du sens, ni de rechercher la langue originelle. Paulhan, qui se soucie comme d’une guigne du cloisonnement des disciplines, ne paraît se préoccuper de logique, de psychologie, de sociologie, de sémantique ou de linguistique que pour mieux s’adresser aux poètes eux-mêmes.24

11Ce que parler veut dire — voilà ce qui aiguillerait la curiosité de Paulhan, si nous suivons Baillaud. Dans cette perspective, prendre en compte le hain-teny et le haïku ajoute une dimension à l’énigme première (Qu’est-ce que dire ?) : comment dire ? Pour nourrir ce questionnement, quatre textes principaux seront sollicités : le compte rendu que Paulhan dresse de Sages et Poètes d’Asie en 1917 ; l’anthologie « Haï-Kaïs », publiée dans La Nouvelle Revue Française du 1er septembre 1920 ; l’article « L’Expérience du proverbe » (Commerce, 1925) ; et l’exposé liminaire ouvrant l’ouvrage Les Hain-Tenys (chez Gallimard, 1939)25. De loin en loin s’ajouteront des extraits tirés de la vaste correspondance paulhanienne. Il s’agira, tout en affinant les définitions et les contextes esquissés jusqu’ici, d’explorer de manière croisée les descriptions du hain-teny et du haïku, afin de s’interroger sur leur teneur — en insistant non tant sur les similitudes et rapprochements stricts qu’elles présenteraient que sur les positionnements herméneutiques particuliers qu’elles suscitent. On s’essaiera enfin à dépasser lesdites formes et à élargir l’horizon de l’analyse : comment, à travers les prismes du hain-teny et du haïku, Paulhan (re)pense-t-il la poésie et la littérature ?

La charrue avant les bœufs : de l’obscurité

12En 1913, Paulhan consacre aux hain-teny une première étude d’envergure : Les Hain-tenys merinas. Poésies populaires malgaches recueillies par Jean Paulhan26. Ce travail trouve un accueil favorable, comme en témoigne une lettre de Couchoud datée du 27 novembre 1917 :

J’ai eu aussi l’occasion de relire ces jours-ci vos Hain-teny. J’y ai trouvé cette fois, en plus de l’intérêt poétique, un intérêt sociologique. J’aimerais causer avec vous de cette forme de poésie si surprenante, si révélatrice d’un état social.
Savez-vous qu’il existe deux ou trois « haïjin » français qui s’efforcent de perfectionner le haïkaï français et de lui donner des règles. Ils doivent se réunir en décembre ou en janvier. S’il vous était possible de venir à cette réunion j’en aurais une grande joie.27

13Couchoud fait un rapprochement net entre haïku et hain-teny. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’il cherche à intégrer Paulhan au cercle des haïjins français (autrement dit, des poètes de haïkus français). Espère-t-il par là susciter chez Paulhan un intérêt nouveau à même de donner une plus vaste résonnance à la forme nippone en France ? Le cercle réuni par Couchoud compte en outre Julien Vocance et Paul Éluard, avec qui Paulhan correspond également28.

14Les Hain-tenys merinas de 1913 sont suivis de nombreux articles qui partagent le même souci de la langue proverbiale. En 1939, Paulhan ressaisit ses idées dans un ouvrage plus conséquent où, dès l’incipit, il avertit le lecteur de la complexité de son objet :

Les hain-tenys sont des poèmes populaires en usage chez les Malgaches, et particulièrement chez les Merinas, qui habitent la partie centrale de Madagascar : poèmes énigmatiques, difficiles à plus d’un égard et voisins de ceux que l’histoire des lettres nomme poésie obscure — fatrasies ou poèmes des troubadours.29

15« Poèmes énigmatiques », « poésie obscure », « fatrasies » – le hain-teny recèle une part d’ombre malaisée à saisir. Paulhan tâche de la cerner à partir de sa propre expérience, non sans souligner avec honnêteté ses difficultés :

Je les ai connus d’abord par les livres, un peu plus tard je les ai entendu réciter ; je suis parvenu enfin à les inventer et à les réciter moi-même. Par là, j’ai pris successivement sur eux des vues différentes, et parfois opposées. Je décrirai mon expérience. Je la décrirai sans en négliger la maladresse ni les erreurs.30

16Son exposé tient à la fois de l’étude rigoureuse d’un corpus, de la réflexion générale sur la poésie et de la dramatisation d’une interrogation qui tâtonne autour d’une idée : comment dire le hain-teny ? Autrement dit, comment décrire et comprendre un poème extra-occidental, face auquel le critique (Paulhan) voit sa position de surplomb vaciller, au fur et à mesure de ses progrès dans l’appréhension théorique et dans la pratique de la forme ? Plutôt que d’apporter à son lecteur des certitudes, Paulhan l’invite à suivre son parcours, dont nous dégagerons ici les temps forts. Sa première approche fonctionne par rapprochements avec le connu :

Les hain-tenys de premier abord les plus clairs, et ceux que je parvenais à traduire, s’ouvraient [sur] des exhortations à la prudence, à l’économie, à la fidélité :
Que les montagnes ne nous séparent jamais,
Ni les rochers, ni les plateaux !
Tiens ! Mais quel est ce mince sentier
Qui nous sépare ?
Je pensais voir une anguille ; c’est un têtard
.
Je rencontrais ailleurs des maximes et des sentences :
Il est dur d’oublier tout d’un coup,
Il est aisé d’oublier peu à peu.
Va dire au lac de patienter :
Les oiseaux n’y viendront pas boire
.
Ou bien des conseils de politesse, et de civilité […]31

17Ce détour par le comparant familier (le hain-teny comme exhortation, maxime, sentence, conseil) fonctionne aussi avec le haïku — décrit en 1917 dans les termes hérités de Couchoud :

Un court étonnement est l’essentiel du haï-kaï : poésie réduite à la sensation pure, et se défendant de lui donner une suite ; lucarne ouverte un instant sur un petit fait naturel, lanterne sourde. — Il est difficile de ne point songer ici à Jules Renard. Par ailleurs, le haï-kaï eût charmé Stéphane Mallarmé, qui dénonçait l’éloquence envahissant chez nous le lyrisme. « La poésie, disait-il, est fourvoyée depuis la grande déviation homérique. »32

18Contrairement au hain-teny, le haïku peut, apparemment, être défini facilement. En septembre 1920, La NRF fait paraître une anthologie de haïkus français, rédigés par onze auteurs. Paulhan prend en charge l’organisation de cette anthologie dans laquelle il publie lui-même ses essais. Loin d’imposer aux poètes des règles strictes de composition, il encourage la diversité des approches, propose un espace propice aux variations et aux tentatives. Dans la notice liminaire qu’il rédige, il donne une définition du haïku japonais qui, bien qu’elle conserve l’esprit du petit poème japonais, met l’accent sur des critères métriques souvent absents des traductions et des adaptations françaises :

Les haï-kaïs sont des poèmes japonais de trois vers ; le premier vers a cinq pieds, le second sept, le troisième cinq. Il est difficile d’écrire plus court ; l’on dira : moins oratoire. La poésie japonaise de treize siècles tient, à peu près, dans ces miettes.
Basil Hall Chamberlain les appelle épigrammes lyriques. « Lucarne ouverte un instant », dit-il, ou « soupir interrompu avant qu’on l’entende ». De toute manière, ce sont des poésies sans explication.33

19Ces « poésies sans explication » rappellent le mystère propre au hain-teny, « poèmes énigmatiques » dont l’obscurité est un trait essentiel et où « la maxime ou le conseil [vient] soudainement buter sur une phrase, aussi obscure ou saugrenue que ce lac et ces oiseaux, ce têtard, ce chiendent »34. Comment comprendre cette obscurité ? Toujours dans une approche théorique, Paulhan s’attache à en décortiquer le mécanisme, en identifier les « traits propres », les « lois précises » — notamment son détachement par rapport au reste du poème dans lequel il s’inscrit35. Pour le non-Malgache, il s’agit de chercher comment dire cette obscurité. Pour ce faire, Paulhan a d’abord adopté avec assurance une posture familière — celles des critiques de son temps, qui voient dans le poème la mise en forme d’un « état ineffable » :

Je n’étais pas trop embarrassé de démêler, avec le sens le plus général de ces lois, les signes que me faisait une telle obscurité. Irrégulière même, elle n’eût pas été pour m’effrayer. L’on admet aujourd’hui sans trop de peine que le charme d’un poème se passe de règles et de lois — et de celles-là même dont résulte un sens précis. Règles, recettes ou sens nous sembleraient plutôt propres à gêner et à corrompre le charme. Les critiques du XVIIIe siècle étaient satisfaits lorsqu’ils avaient réduit un poème à quelques figures de langage ; mais les critiques du XIXe et du XXe siècle, depuis Sainte-Beuve, le seraient bien plutôt lorsqu’ils ont ramené le poème à un état ineffable, que servent et trahissent quelques figures de langage.36

20Paulhan, qui revient dans ce passage sur une posture première dont il s’est par la suite défait, explique la tentation qui l’a alors saisi : celle de tirer le hain-teny vers un « état ineffable », une transcendance symbolique qui sort le poème du langage et de son inscription sociale. La manière dont il présente cette première étape est révélatrice, tant il use envers lui-même d’un ton volontiers ironique — comme s’il se moquait de cette présomption de jeunesse, de cette certitude à dissiper l’obscurité du hain-teny grâce à l’herméneutique occidentale. Ce n’est pas le hain-teny qui dit quelque chose au critique ; c’est le critique qui projette sur lui ses certitudes préalables :

Je goûtais en eux, sans grand effort, une poésie discrète, hésitante, avançant dans un clair-obscur vers l’image ou le symbole qui, en venant dégager de leur première réalité et priver de substance un désir, une plainte, un aveu, les dissolvait dans un état poétique. Je les goûtais d’autant plus aisément que les hain-tenys, par leur distinction du clair et de l’obscur, du réel et du poétique, me paraissaient donner son expression la plus forte et la plus précise à une conception de la poésie, qu’il m’était trop aisé de former […]37

21Suivant cette piste, Paulhan passe le hain-teny au crible du déchiffrement poétique ; aux passages obscurs qui lui résistent, il cherche des référents — des correspondances :

J’arrivais d’ailleurs, au prix de quelque effort, à découvrir une suite, et comme un passage de sens de l’obscurité aux phrases claires qu’elle venait assombrir, du message à l’eau, de l’anguille au sentier. L’oubli, me disais-je, se trouve ainsi poétisé, sitôt qu’on l’attribue au lac privé des oiseaux accoutumés ; le mari abandonné et déçu dès qu’on imagine de le comparer à l’enfant, réduit à jouer avec la poussière ; et l’amour imparfait, à la jarre qui laisse échapper l’eau. Je supposais, si la transition demeurait obscure, quelque passage plus abrupt. Le jeu n’était pas trop difficile : il suffisait, en tout cas, de dépayser un événement précis, et de le plonger dans un monde de similitudes et de correspondances.38

22Le hain-teny devient donc une forme où des correspondances élucident le passage de la « première réalité » (le clair, le réel) « vers l’image ou le symbole » (l’obscur, le poétique), ce système permettant d’aller en direction d’un « état poétique » qui dépasserait le prosaïque et relèverait de l’ineffable. L’expérience de terrain va toutefois radicalement ébranler ces premières conclusions.

Un prêté pour un rendu : de la pondération

23Après avoir considéré les hain-teny à travers les livres, Paulhan se confronte à leur pratique, à travers les duels poétiques. Il est d’abord spectateur de ces joutes. D’un point de vue ethnographique, son attitude mériterait un traitement détaillé qui dépasserait le cadre restreint de cette étude39. Ses observations enrichissent sa description des hain-teny. La forme est évidemment orale — mais l’oralité est modulée d’une façon particulière :

Il est un de leurs traits qui me frappa assez vite. C’est qu’ils étaient dits sur deux tons, et comme prononcés sur deux registres différents. Ils paraissent contenir des phrases fortes et des phrases faibles. Certains de leurs vers étaient prononcés de façon négligente et comme détachée. Certains autres — et le plus souvent les derniers de chaque poème — sur un ton appuyé, plus lent, plus grave et comme extérieur. […] Il y avait enfin, à juger les choses du dehors, entre ces deux parts la même différence à peu près qui sépare, dans un discours politique, la pure statistique, les renseignements ou les faits, des passages qui brusquement font appel à quelque principe, invoquent quelque idéal. On écoute les premiers, on adhère aux seconds. Seulement, il semblait dans le débat que le retour de telles invocations fût plus régulier et comme codifié.40

24Il devient peu à peu évident que les hain-teny, pris dans les joutes, n’ont rien des poèmes obscurs et symboliques lus dans les livres : ce ne sont pas des rêveries, mais des « débat[s] d’intérêts »41. En cela, ils diffèrent du haïku japonais présenté par Paulhan. Le haïku ne cherche pas à convaincre son lecteur ; il a avec lui un rapport moins intellectuel, plus immédiat — ce qui est du moins un trait de leur réception française, mais non de leur perception japonaise42. Porteur d’une « seule émotion », d’un « court étonnement », d’une « sensation pure »43, le haïku est immédiatement compris, même en traduction. En cela, Paulhan ne fait que suivre la description de Couchoud, en suggérant cependant une explication au curieux sentiment de proximité ressenti par le lecteur français :

Le plus surprenant des haï-kaïs est, sans doute, que nous ne soyons point déroutés en les lisant. Nous les comprenons ; comprendre est peu : ils nous font souvenir de quelque chose, ils paraissent nous venir du dedans et, pour tout dire d’un mot, ils semblent « faciles à faire ». Je donne le livre à un camarade de section, qui me dit : « Fameux, ces haï-kaïs ; ça me rappelle un type qui parlait argot, mais un argot clair, un Parisien. »44

25Contrairement au haïku, le hain-teny doit, pour être compris par un lecteur non-malgachisant, passer à travers un tamis analytique serré. Dans les duels qu’il observe, Paulhan constate que la « machine à convaincre » est suffisamment plastique pour s’adapter à des circonstances très différentes : des variantes du même hain-teny peuvent ainsi être mobilisées dans des contextes divers — pour régler un problème entre époux ou un litige entre créanciers, par exemple45. Mais Paulhan, en examinant de près ces variantes, butte à nouveau sur les vers obscurs qui résistent :

Il ne s’agissait plus seulement de savoir ce que voulaient dire les hain-tenys (à supposer qu’ils aient un sens précis) mais aussi de savoir pourquoi ils le disaient avec tant de force et de poids. Or cette seconde question se trouva plus facile à résoudre que la première : si le sens était épars dans tout le poème, il me semblait déjà que l’autorité, elle, avait sa place marquée, facile à reconnaître, frappante de premier abord. Je n’hésitais pas à la reconnaître dans ces vers prononcés avec tant de force, au rythme mieux marqué, jeté à la fin des hain-tenys comme le peuvent être, dans un discours politique, la justice, la liberté ou l’ordre. Ces vers étaient des proverbes.46

26L’autorité du hain-teny tient donc à la présence du proverbe. Ce n’est pas pour surprendre Paulhan, pour qui « le proverbe est, en toutes langues, une phrase pleine de sagesse et de poids, qui invite à l’adhésion »47. Cette certitude, Paulhan ne l’avait pas à son arrivée à Madagascar ; il l’a acquise par la suite, comme il l’explique en 1925 dans « L’Expérience du proverbe » :

On jugera peut-être, sur ce que je viens de rapporter, que j’étais plus maladroit qu’il n’est commun de l’être. Et je ne doute pas qu’un paysan français se fût, à ma place, assez bien tiré d’affaire. Mais j’ignorais, avant de venir à Madagascar, l’existence et jusqu’à la possibilité d’un langage proverbial. Plus exactement, je possédais sur cette existence quelques notions abstraites, littéraires — et plus faites pour me tromper que pour m’engager dans la bonne voie.48

27Pour Paulhan, les hain-teny ne se contentent pas de présenter des proverbes en leur sein. Ils reposent sur un système de pondération précis :

J’observais assez vite qu’il suffisait, pour l’emporter sur un hain-teny riche d’un proverbe, de répliquer par un poème qui en contînt deux : et, pour vaincre ce dernier, de réciter un hain-teny de trois proverbes. Puis de quatre contre trois. Ainsi de suite. Il semblait que la vertu d’un hain-teny dépendît uniquement de sa teneur en proverbes.49

28Corollaire dramatique à ce constat : le hain-teny se réduit à « un simple calcul », « un dosage savant et froid de phrases faibles et de phrases fortes ». Le jouteur devient « joueur d’échecs ou de dames » ; le poète se soumet à un « art écrasé de règles »50. Mais est-ce là tout ?

Forger pour devenir forgeron : de la pratique

29Après avoir considéré le hain-teny et le haïku de loin, en lecteur et / ou en spectateur, Paulhan passe à la pratique. La fréquentation indirecte du haïku est insuffisante ; le système de pondération des proverbes ne le convainc plus, car il ne peut, en effet, expliquer ni pourquoi certains proverbes du même hain-teny (généralement les derniers) l’emportent sur les autres, ni pourquoi certains hain-teny l’emportent sur d’autres, équivalents en nombre de proverbes :

Il ne suffit évidemment pas de dire que l’art de discuter consiste à invoquer un grand nombre de proverbes ; encore faut-il que ces proverbes viennent à l’appui de notre cause et qu’ils établissent dans un cas précis notre bon droit. Leur sens est une condition de leur autorité.51

30Alors que Paulhan espérait, en ramenant le hain-teny à un calcul, faire l’économie du sens et éviter le pis-aller critique de l’« état ineffable », la question sémantique semble inévitable. Les hain-tenys s’attachent surtout à des thèmes liés aux sentiments — amour, amitié, désir, refus… Loin du lyrisme amoureux à la Ronsard, « c’est un amour intellectuel et raisonneur, qui discute et cherche moins à émouvoir qu’à convaincre […] C’est, mieux encore qu’amour, querelle amoureuse »52. Le sens du hain-teny s’adapte aux événements qui prédéterminent la tenue du duel, puisque le poème agit sur deux plans — la diégèse (ce qu’il raconte) et le contexte (la situation de récitation dans laquelle il prend place). Ainsi, chaque hain-teny, en racontant une querelle amoureuse où deux amants s’affrontent, ne fait que rejouer la joute réelle dans laquelle s’opposent les deux récitants qui combattent. Au sein de cette intrication où le hain-teny met en abyme, dans son contenu, la situation illocutoire réelle dans laquelle il s’inscrit, c’est le proverbe qui donne autorité au poème. Or, en additionnant simplement le nombre de proverbes prononcés, le système de pondération manque la distinction entre ces deux niveaux (diégèse et contexte) et n’éclaire en rien leur enchevêtrement. Isoler le proverbe du reste du poème ou du contexte n’a, par conséquent, aucun sens ; pire, cela conduit à des incompréhensions mutuelles :

Je me voyais particulièrement dérouté par la difficulté que je trouvais à exposer à mes camarades malgaches la cause de mon embarras. Leurs réponses, encore que pleines de bonne volonté, offraient une maladresse symétrique de la mienne. Dès que je voulais attirer leur attention sur le proverbe nu, isolé du reste de la phrase ou du discours qui le contenait, ils s’embarrassaient, éludaient ma question, et semblaient éviter exprès de saisir, pour me le présenter, un objet dont je ne pouvais douter pourtant qu’ils n’eussent une idée nette.53

31Le nœud du problème réside dans cette « idée nette » : Paulhan et les Malgaches parlent de la même chose (le proverbe et son utilisation), mais pas de la même manière. Paulhan, cherchant à soumettre sa pratique du hain-teny à une pondération rigoureuse, voit dans le proverbe « un moule, un poncif susceptible de [lui] donner, à quelques retouches près, des centaines de reproductions »54. L’image qu’il se construit ainsi devient toutefois un frein :

[J]’étais parvenu entre-temps à inventer et réciter moi-même des hain-tenys. Or, non seulement je n’avais à aucun degré, ce faisant, le sentiment d’un calcul ou d’une combinaison, mais il arrivait encore que tout ce qui était, dans mes propos, prévision et dosage d’influence, me gênât, loin de me favoriser. Je ne parvenais guère à mêler à la dispute les proverbes que j’avais préparés […] Le moment venu, je ne savais comment entrer en eux. Au contraire, les hain-tenys dont je pouvais le mieux constater, après coup, le succès, étaient ceux dont l’invention ne s’accompagnait en moi, à aucun degré, d’une considération de phrases fortes ou faibles – ceux qui m’étaient venus, pour ainsi dire, tout naturellement, comme appelés par leur sens à la fois et par la situation. Ainsi ma seconde vue sur les hain-tenys ne se trouvait pas moins jouée que la première.55

32Avec honnêteté, il constate l’effondrement de ses deux voies d’analyse. Par quoi les remplacer ? Il faut adopter un autre regard. Pour les Malgaches, la vérité est dans le proverbe — non pas dans le proverbe considéré en tant que proverbe, en tant qu’élément purement langagier, mais dans le rapport que cet élément de langage entretient avec le réel :

Le langage aussi bien nous fait ici défaut, il est difficile d’admettre que parlant en général d’un proverbe l’on ait en vue tout autre chose qu’une phrase donnée, formée de certains mots, propre à rendre certains faits ; et exactement le contraire d’une phrase : un événement indépendant de tous mots, un fait qu’il s’agit d’exprimer. Dès l’instant qu’on parvient à isoler ce fait, toute difficulté est levée : lorsque je prononce le proverbe, ce n’est point une phrase que je place habilement, c’est une vérité dont j’affirme l’existence […] j’avais pris pour des mots ce que les Malgaches entendaient en choses. À quoi tenait notre malentendu.56

33C’est donc l’action du proverbe, la performativité que Paulhan doit considérer. Comprendre comment le hain-teny peut dire revient, ici, à adopter le point de vue malgache qui voit dans la forme une vérité capable d’agir sur le monde – davantage qu’un « état ineffable » de la poésie ou qu’un artifice de langage à quantifier.

34Si le hain-teny est l’occasion pour Paulhan de remettre en question son cheminement herméneutique, le haïku occupe chez lui une place plus modeste, bien qu’il ne tarde pas à le relier au proverbe — comme en témoigne dès 1919 sa correspondance avec le jeune Paul Éluard. Certains haïkus qu’ils échangent à cette occasion trouvent leur place dans l’anthologie de La Nouvelle Revue Française de 1920, mais ce sont des essais restés alors inédits qui s’approchent vraiment de la forme du proverbe :

« Quand le bolchevisme sera là
Le Directeur balaiera le bureau avec sa barbe. »
Ainsi vont les espoirs.
   
Le beau costume n’y fait rien.
Il faut sentir au-dedans
Que tu es bien celui qui porte le beau costume.
   
Georges aux paquets voit sur le mur :
« Merde pour qui le lira. »
Les complaisants partout sont punis.57

35Dans chaque exemple, un vers se détache nettement et n’est pas sans rappeler ce qu’Alain Montandon nomme la « vérité d’expérience » ou le « conseil de sagesse pratique », présents dans les proverbes58. Ces vers sont placés à des endroits stratégiques — la première ligne (« Le beau costume n’y fait rien. ») ou la dernière (« Ainsi vont les espoirs. », « Les complaisants partout sont punis. ») — et soulignent des moments de bascule au sein du tercet. Dans le haïku du bolchevisme et dans celui de Georges, les troisièmes vers apparaissent comme une morale, un point d’orgue qui à la fois résume la scène et lui donne une portée générale, applicable à d’autres contextes. Dans « Le beau costume », c’est le vers initial qui constitue une vérité générale sur laquelle le haïku revient, variante lointaine de l’habit ne fait pas le moine. Si Paulhan fait du proverbe un des pôles de sa réflexion sur la littérature, il n’est cependant pas le seul à le faire entrer dans ses haïkus — car le petit poème japonais, par sa brièveté et le phénomène de coupe / chute qu’il induit, s’accommode très bien de ces torsions. Ainsi, chez l’avant-gardiste Pierre-Albert Birot :

Un sentiment est une robe à traîne
Il est bien malaisé d’empêcher
Qu’on ne marche dessus.59

36Au terme de ce parcours, il est clair que l’importance accordée respectivement par Paulhan au haïku et au hain-teny, ainsi que l’usage qu’il en fait, sont très différents.

37Forme découverte à Madagascar, forme appréhendée à partir de la collecte, de la traduction et de la pratique en situation, le hain-teny est la pierre angulaire d’une vaste réflexion dédiée au langage proverbial et aux lieux communs. Son étude, rigoureuse et méthodique, est abordée par Paulhan avec l’attitude du savant — qui, il est vrai, ne cesse d’exposer et de commenter ses erreurs. Le haïku, au contraire, est saisi uniquement à travers les livres, sans connaissance préalable de la langue, sans voyage qui intensifie la rencontre. Il serait vain, cependant, de les opposer. Faudrait-il comparer l’expérience née d’un long séjour avec le savoir livresque ? Déplorer l’absence d’un périple au Japon ? Gloser sur le traitement inégal de la langue malgache et de la langue japonaise ? Non.

38Haïku et hain-teny, tous deux sont pratiqués par Paulhan — non pas comme des délassements exotiques, mais avec rigueur et sérieux : le novice en proverbes malgaches scrute avec attention ses erreurs pour mieux en apprendre ; l’apprenti haïjin remet sans cesse son ouvrage sur le métier, jusqu’à obtention d’un résultat final satisfaisant (comme en attestent les réécritures multiples de plusieurs de ses tercets60). Force est de constater que le haïku connaît néanmoins une pérennité bien plus grande que le hain-teny dans l’histoire de la littérature française — tant au début du XXe siècle qu’aujourd’hui. Pourquoi ? Est-ce en raison de sa plasticité, des potentialités dont il jouit en tant que petit poème japonais ? Des fantasmes qu’il fait naître, en évoquant l’Empire du Soleil Levant ? De son apparente facilité (on se souvient de l’anecdote du camarade de section, dans le compte rendu de 1917) ? Face au haïku, le hain-teny apparaît comme une forme bien plus complexe, dont l’inscription dans un contexte social précis (les joutes poétiques malgaches) rend l’importation difficile en France métropolitaine — paradoxe, quand on se souvient que le haïku japonais n’est pas moins pris dans une codification sociale stricte lorsqu’il est pratiqué dans son milieu d’origine61. Le hain-teny est-il moins fascinant, car endémique de la Colonie ? Moins adaptable ? Plus complexe à schématiser en une sorte de « portrait-robot » transposable en langue française ? Difficile, ici, d’isoler une cause unique.

39Hain-teny et haïku : ce qui est certain, en revanche, c’est que Paulhan les utilise tous deux comme leviers pour sa réflexion. Venus de loin, ils lui permettent d’effectuer un détour par l’ailleurs pour (re)penser ses propres pratiques critiques. Sous sa plume, le haïku devient en 1920 le point de départ d’un programme poétique à venir, un outil que les poètes doivent prendre en compte :

Dix faiseurs de haï-kaïs, qui se découvrent ici réunis autour de Couchoud, tâchent à mettre au point un instrument d’analyse. Ils ne savent pas quelles aventures, ils supposent la plupart que des aventures attendent le haï-kaï français — (qui pourrait trouver par exemple la sorte de succès qui vint en d’autres temps au madrigal, ou bien au sonnet ; et par là former un goût commun : ce goût justement qui passe pour préparer la venue d’œuvres plus décisives.)62

40Quant au hain-teny, il lui permet de réfléchir à la langue — littéraire et populaire, sa rencontre avec le proverbe étant l’occasion de se pencher sur des faits de langage peu considérés par les tenants d’une langue classique63, tout en remettant en cause les réflexes herméneutiques occidentaux traditionnels. Une lecture savante transcendante, en surplomb, est-elle préférable à une lecture naïve immanente, traversée de tâtonnements ? L’approche du critique brouille-t-elle ou révèle-t-elle le sens d’un poème ? Les errements de l’herméneute ne sont-ils pas des appuis sur lesquels construire une interprétation ? En cela, les hain-teny disent quelque chose de la nature même de la poésie — ce que Paulhan souligne avec humilité :

Il se peut bien que la poésie soit l’événement le plus simple du monde : cette simplicité n’aide guère à parler d’elle, ni même à la penser. Le sentiment où nous jette un poème se trouve du premier abord si naturel ou si parfait, qu’à vouloir l’observer de près et le détailler, l’on n’évite pas de commencer par le perdre. On doutera toujours, dans la suite, de l’avoir retrouvé. (Et qui saurait en retrouver la première surprise, et la naïveté ?)
Mais l’avantage d’une poésie obscure est qu’elle ne nous laisse parvenir à ce sentiment qu’après des hésitations, et de longs tâtonnements. Un état poétique, avant de nous surprendre, s’y forme sous nos yeux de toutes pièces. Il supporte, il exige d’être considéré. […] S’il est vrai que les seuls événements que nous avons cru lâchement comprendre du premier coup, risquent de nous demeurer à jamais inconnus, peut-être faut-il attendre des retours et des erreurs, que je montrerai, quelque indication précieuse sur les traits de la poésie.64

41Paulhan, en exposant sans complaisance ses tâtonnements interprétatifs, permet néanmoins à son lecteur de comprendre plus aisément à quel point ces formes extra-occidentales (représentées ici par le seul hain-teny) s’avèrent pour lui tout à la fois des énigmes et des ressources afin de penser l’événement paradoxalement le plus simple et le moins saisissable : la poésie elle-même.