Colloques en ligne

Isabelle Daunais

Une frontière entre les âges de l’œuvre : la maturité comme valeur

1Au cœur des termes soumis à notre réflexion pour ce colloque se trouve la question du temps et de la durée. L’abandon, le reniement, le remodelage non seulement exigent que du temps se soit écoulé – on n’abandonne, ne renie et ne remodèle que ce qui a existé suffisamment longtemps pour avoir été une présence et un compagnonnage, pour avoir coexisté avec d’autres objets –, mais ils constituent en eux-mêmes une mesure du temps, chacun pouvant être vu comme une variante de cette mesure, le temps de l’abandon venant avant celui du remodelage qui viendrait lui-même avant celui du reniement. Il ne s’agit évidemment pas de mesures dans l’absolu : une œuvre peut être reniée presque aussitôt après son lancement dans le monde tandis qu’une autre sera abandonnée au terme d’une vie entière consacrée à son advenue. La distinction entre l’abandon et le reniement peut d’ailleurs être abordée en termes de perspective : l’œuvre reniée est celle qui aurait « raté » l’abandon dont il aurait été préférable qu’elle fasse l’objet, et l’œuvre abandonnée celle qui, faute d’avoir été accomplie (ou par chance de ne pas avoir été accomplie), aurait échappé à son reniement. Il arrive du reste que les gestes se confondent, comme le montre Balzac dans Le Chef-d’œuvre inconnu. Les retouches que Frenhofer apporte pendant dix ans à sa « Catherine Lescault » dans le secret de son atelier finissent par produire une œuvre qui n’en est plus une. Découvrant à travers le regard de Porbus et de Poussin que sa toile est devenue illisible, Frenhofer l’abandonne autant qu’il la renie, d’abord en concédant avec effroi qu’il ne s’y trouve « Rien, rien1 ! », puis en la brûlant, la nuit même de cette découverte, avec toutes les autres qui se trouvent dans son atelier.

2Si l’abandon, le remodelage et le reniement sont des mesures en propre du temps, c’est que celui-ci ne se trouve qu’accessoirement en-dehors des œuvres, c’est-à-dire dans les circonstances – personnelles, institutionnelles, idéelles – qui peuvent mener un artiste à vouloir se distancier de ce qu’il a produit ou a essayé de produire. Le temps que mesure l’action d’abandonner ou de renier est plutôt le temps même des œuvres, le temps inscrit dans le concept d’œuvre, qui est à la fois le temps nécessaire à son advenue (le temps de la création) et le temps au sein duquel elle existe (le temps du legs). Dans les deux cas, il s’agit d’un temps vaste, sans bornes précises : la création d’une œuvre ne se compte ni en heures, ni en mois, ni en années, mais à l’échelle, qui peut être immémoriale, du savoir hérité et de l’expérience acquise ; le temps dans lequel elle existe est lui aussi infiniment extensible : même conçue dans une visée d’actualité, d’anticipation ou de tradition, une œuvre ne cesse pas d’exister parce que cette visée se trouve accomplie. C’est ce double temps que mesurent l’abandon, le remodelage et le reniement, chacun étant une façon d’évaluer si une œuvre contient assez du temps qui fait la création et assez de force ou de valeur pour tenir dans le temps du legs.

3Quel que soit le verdict, l’abandon, le remodelage et le reniement mesurent, dans leur possibilité même, le moment, chaque fois énigmatique et chaque fois unique, où une œuvre advient en tant qu’œuvre. Cette œuvre peut encore être inachevée, elle peut encore exiger un long travail, mais une fois cet instant survenu, sa nature d’œuvre serait trouvée. Il n’existe aucun moyen de décider de cet instant, auquel on pourrait appliquer, pour le décrire, la formule de Pierre Michon : « Le roi vient quand il veut » (rappelons la citation de Michon qui espère toujours qu’il y ait dans ses textes « le roi, c’est-à-dire la littérature, ou le sens, ou le vrai, ou peut-être tout simplement le lecteur. Mais le roi vient quand il veut2 »). Tout au plus l’écrivain peut-il entrevoir le « problème » que constitue, ainsi que l’explique Julien Gracq dans En lisant en écrivant, le moment de ce démarrage :

Le début d’un ouvrage de fiction n’a peut-être au fond d’autre objectif que de créer de l’irrémédiable, un point d’ancrage fixe, une donnée résistante que l’esprit ne puisse plus désormais ébranler. Car il y a un problème des problèmes de la fiction qui se pose préalablement à tous les autres, et qui n’est autre que celui du point d’appui d’Archimède3.

4Si nécessaire soit-il, ce point d’appui ne suffit pas cependant à garantir l’advenue de l’œuvre et ne saurait se substituer à un point d’arrivée dont l’abandon, le remodelage et le reniement sont des formes inversées de saisie.

Affirmer la maturité

5C’est le rôle « positif » de la négativité liée à l’abandon, au remodelage et au reniement, ce qu’elle permet d’établir et de valoriser que j’aimerais examiner à travers le concept de maturité. Le terme est à entendre ici à la fois dans son sens biologique de développement et d’achèvement, et dans son sens axiologique de force et de plénitude, autrement dit, à la fois comme un état et comme une qualité. Les trois actions qui nous intéressent – mais on pourrait leur en ajouter d’autres comme celles de l’oubli, du délaissement ou de ce que Judith Schlanger appelle dans Présence des œuvres perdues l’élimination « par indifférence4 » – ont toutes, en effet, à voir avec la maturité. De l’œuvre abandonnée, on peut dire qu’elle est celle qui échoue à atteindre la maturité, celle qui reste en deçà du moment qui la ferait basculer du côté de l’accomplissement ; de l’œuvre remodelée qu’elle est celle à laquelle la maturité, pourtant atteinte ou possiblement atteinte, est refusée ou repoussée, celle que son auteur, pour toutes sortes de raisons, souhaite garder au moins partiellement en état de possibilité ; de l’œuvre reniée qu’elle est soit celle qui était faussement mûre et dont l’immaturité, soudainement ou peu à peu apparue, n’est plus soutenable pour son auteur (on pense ici à des textes publiés en début de carrière que leur auteur considère au fil du temps trop informes ou inaboutis), soit celle, à l’inverse, dont c’est la maturité même qui serait insoutenable : l’objet du reniement reposerait là aussi sur une perte d’accord avec une forme ou un contenu (l’auteur ne se reconnaît plus dans le propos, par exemple), mais c’est en tant que l’œuvre serait aboutie, qu’elle aurait les qualités, la puissance et l’aura d’une œuvre, que s’imposerait, pour marquer ce désaccord, le geste fort du reniement. Quant à l’oubli et à l’indifférence – puisque je les ai évoqués même s’il ne s’agit pas de gestes actifs –, ils auraient affaire à une maturité devenue inutile, redondante ou simplement trop discrète. Parmi les façons de perdre les œuvres, rappelle Judith Schlanger, la disparition dans la masse et l’anonymat est l’une des plus communes :

dans la majorité des cas les œuvres glissent hors champ, en quelque sorte d’elles-mêmes. Elles sont sorties de la scène sans qu’on s’en occupe et parce qu’on ne s’en occupait pas, et comme il n’y a eu ni décision ni action, on n’a guère conscience de les avoir délaissées. Tout au plus supposera-t-on vaguement, au moment qui précède l’oubli, qu’elles ont tort de ne pas retenir l’attention5.

6Renier, abandonner ou remodeler une œuvre, c’est au contraire s’occuper des œuvres (et s’en préoccuper), c’est décider et agir. Et c’est notamment, comme l’observe Jean-Yves Jouannais à propos de l’abandon, agir contre l’échec, qui n’existe que « virtuellement, et ne se peut envisager autrement que comme résultat6 », or les œuvres abandonnées, ou avortées, « impliquent la cessation avant terme du projet, et donc la dispense de tout résultat7 ».

7Mais abandonner, renier ou remodeler, ce n’est pas seulement s’occuper des œuvres que l’on veut voir se perdre et être oubliées, c’est aussi, et peut-être plus encore, s’occuper de celles dont on souhaite qu’elles restent et dont les auteurs travaillent ainsi à la démarcation. Si les trois actions soumises à notre attention sont liées à la maturité, c’est parce que la maturité a besoin d’elles, c’est-à-dire besoin, pour assurer son rôle et exprimer sa valeur, de dire sa nature de dépassement. La maturité est par définition comparative ; elle n’existe que par ce qui la distingue d’un état qui la précède : l’inachèvement, la potentialité, la possibilité, le début, la jeunesse.

8Cette dernière a pendant une longue période constitué chez les artistes, et chez les écrivains en particulier, un motif d’abandon et de reniement. L’œuvre dite de « jeunesse » est emblématiquement une œuvre dont on se sépare ou qu’on met à distance, avec plus ou moins d’indulgence, non seulement parce qu’on ne la juge pas suffisamment digne ou intéressante pour figurer à côté des œuvres de la maturité, mais parce que l’acte de séparation est la marque même de la maturité. Marcel Bénabou résume bien cette fonction dans Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres. Expliquant avoir longtemps rêvé de « publier d’un seul coup et le plus tard possible », après avoir attendu silencieusement le temps qu’il faut l’éclosion d’une pleine maturité, « quelque chose comme des œuvres complètes8 », Bénabou pointe la faille qu’il savait exister dans cette ambition :

Je savais, dans ces conditions, qu’une chose me manquerait toujours, comme elle manquerait à mes lecteurs, même les plus bienveillants : la possibilité de renvoyer à une œuvre antérieure, à une œuvre de jeunesse. Sans elle, comment trouver le moment de la coupure, de la sacro-sainte rupture par quoi s’instaure, dans une carrière bien menée comme dans une science bien constituée, un avant et un après ? Où situer cette rassurante discontinuité qui témoigne [...] [qu’on est] dans l’œuvre proprement dite [...]9 ?

9Certes la notion d’« œuvre de jeunesse » a aujourd’hui quelque chose de suranné. L’expression semble appartenir à une autre époque, venir d’un temps qui distinguait plus fortement qu’aujourd’hui – pour ne pas dire qui distinguait tout court – non seulement les âges de la vie mais également ceux de la création. Si nous n’avons aucune difficulté à l’appliquer à un écrivain du xixe siècle (Balzac, Flaubert, Baudelaire, Nerval, Mallarmé ont des œuvres de jeunesse ou ce que les éditions critiques appelle des « premiers écrits »), elle tend à disparaître et à perdre en pertinence au fur et à mesure où nous entrons en régime contemporain. Nous sommes aujourd’hui plus enclins à distinguer, chez un écrivain ou un artiste, différents moments de sa maturité qu’à établir le moment de sa maturité. La notion de « style tardif » développée par Edward Said à la suite d’Adorno (On Late Style, 2006), selon laquelle il existerait des « qualités tout à fait spécifiques de la perception et du sens de la forme que les artistes acqu[ièrent] en vieillissant, et dont elles seraient la conséquence, au cours de la phase tardive de leur parcours10 », est à cet égard symptomatique, qui s’accorde mieux à une conception de la création vue comme processus continu et évolutif qu’à l’idée de discontinuité, rassurante ou non.

Renier et abandonner la jeunesse

10Les œuvres de jeunesse me semblent intéressantes en raison même de ce qu’on peut appeler leur nature historique et de la façon dont elles ont longtemps servi – et servent encore pour certains auteurs – à marquer la valeur de maturité. On peut d’abord se pencher sur les conditions qui rendent possible la désignation même d’une œuvre dite de « jeunesse ». Parmi ces conditions, celle qui vient le plus spontanément à l’esprit et qu’atteste d’ailleurs le lieu privilégié de leur édition que sont, pour un auteur, ses « œuvres complètes », est la longévité : pour avoir une œuvre de jeunesse, il faut aussi avoir une œuvre tardive, au long cours, c’est-à-dire échelonnée dans le temps. Arthur Rimbaud, par exemple, n’a pas d’œuvre de jeunesse (même si la Bibliothèque de la Pléiade lui reconnaît des « proses et vers français de collège », ce qui n’est pas sans donner une forme de maturité à une œuvre rédigée à peine quelques mois plus tard), non plus que Lautréamont, même s’ils ont tous deux écrit leur œuvre à un âge qui, pour un autre écrivain, serait perçu comme celui de sa jeunesse. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles l’abandon de son œuvre par Rimbaud et son reniement de la poésie nous émeuvent, là où nous faisons peu de cas, voire pas de cas du tout, des œuvres que Balzac, par exemple, a choisi de ne pas inclure dans La Comédie humaine ou encore de la forme du théâtre qu’il a très tôt abandonnée. Ce n’est pas seulement que nous estimons géniale l’œuvre de Rimbaud et ordinaires les romans de formation que Balzac a écrits sous pseudonymes. C’est aussi que, chez Balzac, comme dans le cas d’écrivains dont l’œuvre se poursuit après un abandon ou un rejet, l’abandon ou le rejet ont une valeur positive, puisqu’ils donnent à dire la maturité de ce qui leur fait suite. Tandis que dans le cas de Rimbaud, l’abandon est un geste négatif, puisque c’est à l’inverse la maturité – une maturité immédiate et quasi-miraculeuse, et pour cette raison d’autant plus précieuse – qui se trouve rejetée.

11Une autre condition que doit remplir une œuvre de jeunesse pour être perçue comme telle est d’ailleurs d’offrir les signes de l’immaturité. Les notices, préfaces et introductions qui accompagnent dans la Bibliothèque de la Pléiade la publication d’œuvres ou d’écrits de jeunesse insistent fortement sur ces signes, les termes revenant le plus souvent pour décrire ces œuvres étant ceux de maladresse, d’inachèvement, de spontanéité, de discontinuité. À propos de Novembre, par exemple, Claudine Gothot-Mersch écrit qu’il s’agit de la « plus achevée » des œuvres de jeunesse de Flaubert, dans lesquelles normalement « règne plutôt le discontinu, soit par maladresse, soit au nom de la spontanéité11. » Guy Sagnes décrit les textes de jeunesse de Fromentin comme des « fragments en prose de divers ordres [...] encore développé[s] à la manière du collège [...] ou bien d’une rédaction tout à fait spontanée12 ». Marc Lapprand présente le Conte de fées à l’usage des moyennes personnes rédigé par Boris Vian en 1942 (donc à l’âge de 22 ans), comme « jaill[i] au fil de la plume comme le montre son manuscrit pratiquement exempt de retouches, et l’on sent bien que le jeune écrivain n’a pas l’intention de produire une œuvre stylistiquement sérieuse ou esthétiquement achevée ». Rédigé l’année suivante, Trouble dans les Andains pourrait, à la rigueur, être considéré comme le premier roman de Vian, ajoute Lapprand, mais « son auteur ne semble pas prendre ce deuxième texte en prose plus au sérieux que le précédent13. » On trouve la même spontanéité et la même fraîcheur dans les réponses de Proust à deux questionnaires qui lui sont proposés alors qu’il est adolescent et dont l’« intérêt très vif » qu’y trouvent Pierre Clarac et Yves Sandre tient à l’« évidente sincérité14 » du tout jeune homme. L’absence de prévision et de calcul, et donc d’ancrage dans le double temps du savoir acquis et de l’inscription dans une trajectoire, est également un des traits constitutifs des œuvres qui ne sont pas de maturité. Les œuvres de jeunesse de Flaubert, précise par exemple Claudine Gothot-Mersch, « paraissent des écrits de premier jet, assez peu raturés, et on ne leur connaît ni plans ni brouillons15 », ce qui s’explique par le fait que Flaubert n’a pas, à l’âge qui est alors le sien, « de bagage théorique, d’exigences techniques à porter16 ».

12L’œuvre de jeunesse existe dans un système qui fait de la formation et de l’apprentissage une part essentielle de la création et c’est pourquoi les écrivains du xixe siècle en sont si particulièrement dotés. La jeunesse commence à se définir comme un âge en propre à l’époque romantique, que l’école va renforcer : les écrivains du xixe siècle n’ont plus ou presque plus de précepteurs ; ils vont au collège, d’où ils rapportent des textes dont nous sommes aujourd’hui curieux et qui nous charment précisément parce qu’ils appartiennent à une époque de la vie que nous distinguons de la maturité (et qui aussi l’annonce : nous abordons le texte de jeunesse comme un jeu de piste, une énigme à déchiffrer, parfois comme une version fantôme de l’œuvre à venir). Surtout, ils connaissent ce que le romantisme a appelé une éducation. Si aux âmes bien nées la valeur n’attend point le nombre des années, la naissance, même de qualité, s’augmente à partir du xixe siècle de l’idée de formation, vue à la fois comme expérience et comme durée. Plus encore, à cette durée initiale s’ajoutent des durées ultérieures, nées de la nécessité d’innover, de renouveler, d’inventer ou d’anticiper. Les âges de la carrière sont un des éléments qui distinguent la littérature des Belles-Lettres. Fondée sur la singularité et la mobilité du sens, la littérature définit la carrière de l’écrivain par sa capacité à créer du neuf et à marquer une évolution. L’originalité et la singularité conduisent en outre l’écrivain à être vu – et à se voir lui-même – comme le propriétaire de son œuvre, une œuvre dont il décide seul (du moins en principe ou idéalement) des termes, des conditions et de l’achèvement et dont l’autorité tient dans ce qu’elle a d’unique et d’inimitable. Abandonner, rejeter, remodeler deviennent alors autant de manières de dire cette propriété et cette autorité. L’enjeu est d’autant plus important que cette dernière n’est pas seulement d’ordre esthétique mais aussi d’ordre existentiel. Une œuvre qui se fond dans la tradition, qui reprend et transmet des formes connues peut être moyenne ou ordinaire sans grande conséquence sur son statut d’œuvre, dès lors que sa valeur est précisément liée à la tâche de poursuivre et de transmettre. En revanche, une œuvre qui fonde sa valeur sur son unicité et son originalité doit, pour exister en tant que telle, affronter non seulement toutes les autres œuvres qui se veulent elles aussi uniques et originales et qui risquent par ce fait même de l’entraîner dans l’invisibilité du nombre, mais aussi les exigences de la réception. Si Flaubert n’a pas, au temps de la jeunesse, « de bagage théorique, d’exigences techniques à porter », ceux qu’il portera au temps de la maturité ne seront pas seulement les siens, mais ceux aussi de la critique et des lecteurs devenus eux-mêmes chargés d’attentes spécifiques. Mettre de l’ordre dans sa production, classer, trier, endosser, rejeter sont pour l’écrivain autant d’actions liées au régime moderne de la création tel qu’il se met en place au xixe siècle.

Une frontière qui s’efface

13Si les œuvres de jeunesse ont une nature historique, c’est que ce régime n’est plus le nôtre ou plus tout à fait le nôtre. Au sein du régime qu’on peut appeler contemporain de la littérature, mais aussi plus largement dans notre façon d’entrevoir toutes les sphères de l’existence, la maturité n’est plus une valeur. La raison en est d’abord pratique : nous ne distinguons plus de la même façon qu’autrefois les âges de la vie, ne serait-ce que parce que la jeunesse déborde aujourd’hui sur des années qui appartenaient auparavant au temps de la maturité et parce que les rites qui autrefois marquaient le passage d’un âge biologique à un autre se sont affaiblis, au point de presque s’effacer. La valorisation de la jeunesse comme un état d’esprit à cultiver toute sa vie rend elle aussi difficile, ou simplement moins pertinente, la distinction, au sein d’une œuvre donnée, des âges de la carrière. Par ailleurs, dans un univers critique et théorique qui nous a appris à concevoir la littérature comme une « traversée des discours » et qui a été façonné par la « mort de l’auteur » ou encore par l’idée que le langage est un construit que l’écriture a pour but d’interroger et même de défaire, l’idée de spontanéité et de jaillissement liée aux œuvres de jeunesse devient problématique. (Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le concept d’œuvre de jeunesse est essentiellement subjectif, en plus d’être souvent éditorial, et qu’il n’est ni théorisé ni sans doute théorisable : les textes de présentation cités plus haut n’ont aucune prétention à cet égard et sont d’ailleurs presque toujours très brefs. En réalité, par leur nature même, les œuvres de jeunesse constituent une forme d’aporie pour la critique, qui ne peut déployer ses outils et ses systèmes sans risquer d’écraser sous leur poids les qualités mêmes – maladresse, fraîcheur, naïveté – de leur objet. Et si celui-ci résiste à ce poids, il vient dire qu’il est un peu plus qu’une œuvre de jeunesse, qu’il appartient déjà, ou presque déjà, à la maturité.)

14Une autre raison au caractère historique des œuvres de jeunesse et, partant, de la maturité, est que le régime contemporain, à l’inverse du régime moderne, valorise l’inachèvement, ce qui n’est évidemment pas sans incidence pour les actions abordées ici. La fin du xxe siècle pourrait constituer une ligne de démarcation – une ligne large, s’entend –, comme le propose Enrique Vila-Matas dans Bartleby et compagnie, essai publié en 2000 et consacré aux « écrivains négatifs qui emplissent de leur assourdissant silence l’histoire de l’écriture17 » : auteurs d’un seul livre ou de livres inachevés, avortés ou incessamment reportés, auteurs qui veulent écrire, rêvent d’écrire ou ont écrit, mais qui n’écrivent pas ou n’écrivent plus, autrement dit : auteurs qui préfèrent ne pas. S’intéressant au « pronostic que l’on peut porter sur la littérature en cette fin de millénaire18 », Vila-Matas décrit ce qu’il appelle sa « promenade à travers le labyrinthe de la Négation19 » comme une promenade sur « le seul chemin encore ouvert à la création littéraire authentique », à savoir l’interrogation incessante et toujours inachevée de ce qui fait la création en elle-même. Sa réflexion « fin de siècle » rappelle celle d’Italo Calvino qui, se penchant lui aussi, dans ses Leçons américaines, sur les directions prises par la littérature et sur ses voies d’avenir, faisait de la « multiplicité » l’une des grandes valeurs à avoir en mémoire en vue du prochain millénaire20. Par multiplicité, il entendait, entre autres éléments, l’idée de virtualité et l’impossibilité de conclure21 qui lui est rattachée, citant en exemple de cette valeur Carlo Emilio Gadda, Marcel Proust et Robert Musil. Tous les romans de Gadda, écrit Calvino, sont, « pourrait-on dire, restés inachevés ou fragmentaires, comme des ruines d’ambitieux projets » ; « [t]el roman qui devait être policier s’achève sans proposer de solution22 ». Quant à Proust, s’il ne peut « voir la fin de son roman-encyclopédie », ce n’est pas « faute d’un dessein, puisque le projet de la Recherche naît comme un tout, dans ses grandes lignes comme dans son principe et sa fin, mais parce que l’œuvre s’épaissit et se dilate de l’intérieur en vertu de son propre système vital23 ». Loin d’être un défaut, cette expansion annonce l’idée d’une totalité ouverte, qui, pour Calvino, est la voie de la littérature à venir : « De nos jours, il est devenu impossible de penser une totalité qui ne soit potentielle, conjecturale et plurielle24. »

15Mais l’impossibilité de clore, qui est aussi bien le souhait de ne pas clore, vient resémantiser tous les termes. Elle dicte, dans un premier temps, une idée de la littérature par laquelle aucune œuvre ne saurait avoir de frontières fixes. La qualité même d’une œuvre est d’être inachevée, virtuelle aussi bien que réelle, possible aussi bien que réalisée. On voit, tel que dit plus haut, comment la valeur de maturité disparaît dans un tel cadre, mais on voit aussi comment les gestes de l’abandon, du remodelage et du reniement s’abolissent à leur tour, et deviennent peut-être même impossibles. Qu’est-ce, en effet, qu’abandonner une œuvre quand celle-ci a déjà accompli par sa virtualité sa fonction créatrice ? Que signifie le reniement quand la vie multiple et changeante des œuvres nous apparaît comme le cœur même de la littérature ? Et qu’a de particulier l’action de remodeler, quand le sens des livres est infiniment ouvert ? À partir d’un certain point du xxe siècle les valeurs se seraient inversées : ce n’est plus l’œuvre inachevée ou suspendue qui serait le repoussoir de l’œuvre reconnue, revendiquée pour sa complétude et sa plénitude, donnée comme accomplissement et comme legs, mais cette œuvre même qui serait le repoussoir de ce par quoi se définit la création, vu non comme résultat mais comme acte : la mobilité, la transformation, le mouvement. Plus encore : que nous parlions de plus en plus, s’agissant de littérature, de création, et de moins en moins d’œuvres – ou, en tout cas, avec plus de réticence, plus de méfiance ou plus de gêne – fait de la décréation un concept problématique en lui-même. Car dès lors que tout se fond dans un même processus, dès lors que le processus et l’activité deviennent la valeur première, alors non seulement il n’y a plus de décréation utile, mais il n’y a plus de décréation possible, sauf, bien sûr, à voir dans la décréation un autre nom de la création.