Colloques en ligne

Emanuele Arioli

Décréer et recréer un roman médiéval : Ségurant ou le Chevalier au Dragon

1L’ensemble narratif que nous avons appelé Ségurant ou le Chevalier au Dragon a connu un grand succès à son époque et a circulé de l’Italie à l’Angleterre et de la France à l’Espagne avant de disparaître de la mémoire littéraire1. Auparavant inconnu, il se trouvait morcelé dans des manuscrits dispersés dans toute l’Europe : nous l’avons recomposé à partir de tous les fragments et les épisodes subsistants. Sa version la plus longue et la plus ancienne, que nous avons nommée « cardinale », a été écrite en langue française en Italie du Nord, entre 1240 et 1279 ; ses prolongements et ses réécritures s’échelonnent du xiiie au xve siècle2.

2Cet ensemble narratif s’inscrit dans l’univers fictionnel de la légende du roi Arthur, des chevaliers de la Table Ronde et du Graal. Plus précisément, ses modèles principaux sont deux romans – toujours anonymes – de la première moitié du xiiie siècle : le Lancelot en prose et le Tristan en prose. Ségurant ou le Chevalier au Dragon peut être défini comme une continuation paraleptique (ou paraquel ou expansion parallèle) de ces deux textes, c’est-à-dire une œuvre qui se déroule dans le même cadre chronologique, mais qui raconte d’autres histoires3. Son originalité tient surtout à l’invention d’une intrigue totalement nouvelle dont le protagoniste est un chevalier naïf et gourmand, nommé Ségurant, qui va à la cour du roi Arthur plein d’espoir, lorsqu’une fée mal intentionnée le lance à la poursuite d’un dragon illusoire.

3Pour analyser la part de l’auteur dans la création d’œuvres « inadvenues », nous introduirons des nuances propres au domaine de la littérature médiévale. Précisons d’abord que le terme de « création » est forcément anachronique pour l’époque : l’homme ne crée pas, seul Dieu crée. Néanmoins, nous pouvons adopter les expressions de « pouvoir de création » et de « décréation » dans l’optique d’une relecture contemporaine. Quant à la notion d’auteur, on sait qu’elle est bien plus fluide au Moyen Âge qu’à l’époque moderne, que les romans arthuriens en prose sont généralement anonymes et que, même pour les œuvres médiévales dont on connaît l’auteur, les documents attestant les intentions sont extrêmement rares.

4Nous interrogerons dès lors les gestes « négatifs » des divers acteurs du processus de création, de transmission et de redécouverte de l’œuvre médiévale, non seulement de l’auteur premier, souvent anonyme, mais aussi des copistes et remanieurs, enfin de l’éditeur moderne, qui peut donner une postérité à un texte « inadvenu » en le publiant pour la première fois. Dans le cas de Ségurant ou le Chevalier au Dragon, nous traiterons d’un abandon possible de la plus ancienne version, du remodelage de cette œuvre anonyme qui n’a cessé d’être réécrite et réagencée du xiiie au xve siècle et enfin du pouvoir de décréation et de récréation de l’inventeur moderne – au sens étymologique – qui en reconstitue la mosaïque détruite par le temps.

Une intrigue abandonnée ?

5La plus ancienne version conservée de Ségurant est dépourvue de dénouement. Le manuscrit qui en transmet le plus grand nombre d’épisodes – ms. Arsenal 5229 – est incomplet : le copiste s’est arrêté au milieu d’une phrase en laissant en blanc le verso du dernier folio. Au terme de cette version, le récit est encore dans le feu de l’action : Ségurant est soumis à un enchantement qui le contraint à poursuivre un dragon illusoire et deux cents chevaliers se sont mis en quête du héros. L’énigme sur la fin de l’intrigue – jamais composée ou à jamais perdue – ne peut que rester en suspens. Cette absence de dénouement est-elle imputable à une disparition matérielle ou à un inachèvement inhérent à la structure même de l’œuvre ?

6Si l’on en croit les indications du narrateur – pas nécessairement fiables4 – l’histoire de Ségurant devait continuer au moins jusqu’à l’apparition du Graal, qui aurait brisé le sortilège. Pour cela, il fallait couvrir une très large chronologie correspondant à plusieurs romans du Cycle Vulgate : le Merlin, le Lancelot et la Quête du Saint-Graal. Si l’auteur voulait accomplir cette tâche audacieuse, c’est peut-être à cause de cette ambition immodérée que l’histoire de Ségurant est probablement restée inachevée.

7Au-delà du risque d’inachèvement que pouvait comporter un projet aussi vaste, l’absence de dénouement peut également être rapportée à une dynamique interne d’écriture, au principe de l’aventure sur laquelle se fonde l’intrigue. En effet, Ségurant est déterminé à poursuivre le dragon jusqu’à ce qu’il l’ait tué, mais le narrateur prend bien soin de préciser que ce projet est voué à l’échec, étant donné que le dragon est « chose esperituele5 ». Le monstre est en réalité un diable ayant pris l’apparence d’un dragon, et les diables – explique le narrateur – ne peuvent être tués. La traque étant sans issue, l’intrigue de même est insoluble, l’histoire inachevable. Devant cette impasse, l’œuvre aurait-elle été abandonnée en cours d’écriture ? Il va de soi que, pour la période médiévale, il est plus délicat de parler véritablement d’un abandon volontaire de l’œuvre, puisque les intentions de l’auteur ne peuvent être suggérées que par l’œuvre elle-même et par les interventions du narrateur.

8Néanmoins, l’auteur nous semble guidé par le désir d’éviter de contredire les romans arthuriens précédents, dont il s’inspire pour écrire cette continuation paraleptique. Le héros doit en quelque sorte être mis à l’écart, puisque ce nouveau venu, présenté comme le meilleur chevalier au monde, plus puissant que Tristan et Lancelot, est incompatible avec les cycles antérieurs qui l’ignorent. Plus qu’un véritable objet de quête, le dragon fonctionne comme un expédient narratif qui permet d’éloigner le héros de la cour arthurienne et de le faire disparaître de la mémoire collective. Ségurant, après être parti à sa recherche, est réduit à l’inconsistance de l’être qu’il poursuit. Les chevaliers de la Table Ronde viennent à se demander s’il a réellement existé ou s’il n’était qu’un mirage. Deux servantes de la fée Morgane persuadent enfin le roi Arthur et toute sa cour que Ségurant est aussi illusoire que le dragon qu’il ne pourra jamais atteindre6. Les chevaliers de la cour arthurienne renoncent alors à rechercher le héros réel qu’ils croient imaginaire, lui-même parti traquer un dragon imaginaire qu’il croit réel.

9Le lecteur moderne pourrait se demander si l’auteur, en vouant Ségurant à une sorte de damnatio memoriae, ne s’est pas retourné contre le protagoniste de son roman et contre son œuvre tout entière. Pour maintenir la cohérence avec les romans précédents, ne fallait-il pas sacrifier le nouveau protagoniste, venu trop tard, alors que les destins de tous les héros arthuriens étaient déjà écrits ? De là il n’y aurait qu’un pas à traiter ce choix fictionnel comme une trace de l’abandon de l’œuvre par son auteur premier, qui la voue à l’oubli comme son protagoniste. Ce pas franchi, on pourrait considérer cet effacement du héros comme une mise en abyme d’un reniement que la fiction exercerait sur elle-même.

Remodelages d’une œuvre anonyme et collective

10L’inachèvement, qui caractérise Ségurant ou le Chevalier au Dragon, hante aussi la littérature arthurienne dès son origine : on sait que Lancelot ou le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes a été achevé par Godefroi de Lagny et que Perceval ou le Conte du Graal est sans doute resté inachevé à la mort de l’auteur7. Cette légende inaboutie du Graal a appelé plusieurs continuations en vers qui tendent à repousser le dénouement8. L’inachèvement de ces deux œuvres capitales est aussi à l’origine du foisonnement de la prose arthurienne : le Petit Cycle et le Cycle Vulgate ont tâché de raconter de manière exhaustive les histoires qu’ils puisaient au Chevalier de la Charrette et au Conte du Graal de Chrétien de Troyes.

11De même, l’inachèvement de l’histoire de Ségurant a vraisemblablement contribué à la prolifération de ses prolongements et de ses réécritures et donc à sa postérité. Même si elle n’offrait pas un dénouement, la « version cardinale » suggérait une solution à son intrigue inachevable. Le narrateur annonçait que Ségurant serait libéré de l’enchantement – et donc de sa quête sans issue – par le Graal : « mais ce ne fut pas a cellui temps, ains estoit ja commencee la queste du Saint Graal et par la vertus de cellui saint vessel fu il deschantez, ainsi com nous vous compteron ça en avant » (épisode XXXI, ms. Arsenal 5229, fol. 130rb). Cette annonce ne se concrétise pas plus dans la « version cardinale » que dans les autres qui en reprennent la promesse.

12En effet, en mettant un terme au sortilège de Ségurant et en le jetant de nouveau sur les routes arthuriennes, l’apparition du Graal pulvériserait le subterfuge qui rend l’existence du héros compatible avec l’univers de fiction auquel il est supposé appartenir. Le dénouement de l’aventure – dont le Graal serait l’agent prodigieux – est donc annoncé, mais renvoyé à une réalisation perpétuellement différée. Le Graal a alors la fonction d’un deus ex machina destiné à se faire attendre indéfiniment sans jamais se manifester. Sans doute l’auteur ne voulait-il pas raconter l’apparition du Saint-Vase, pas plus que Beckett ne voulait mettre en scène l’arrivée de Godot. Dans l’espace ménagé par cette attente constamment déçue, le roman coule une série d’aventures, dont la conclusion se dérobe comme le Graal lui-même.

13Les versions que nous avons appelées « complémentaires » assurent la suite de l’intrigue laissée en suspens par la « version cardinale ». Elles racontent quelques épisodes qui se situent pendant la traque du dragon ou font allusion à des événements postérieurs au désensorcellement de Ségurant : celui-ci vainc les meilleurs chevaliers de la Table Ronde dans une joute, part pour la croisade et devient même roi d’Orient. Des versions qu’on peut qualifier d’« alternatives » sont incompatibles avec la « version cardinale » : elles en copient tels quels deux épisodes, mais réécrivent à leur façon les premiers exploits du héros et l’aventure du dragon. La quête de Ségurant, qui traverse de nombreux manuscrits, serait vouée à demeurer inachevée, si un continuateur tardif, sans doute au xve siècle, n’avait décidé, après deux siècles de chasse au dragon, d’en finir avec le monstre en lui donnant la mort9. Plus qu’un Chevalier au Dragon, Ségurant est en fin de compte un chevalier sans dragon.

14Dans le remodelage qu’a subi l’œuvre du xiiie au xve siècle, on peut observer plusieurs procédés de dérivation textuelle. Le plus évident est l’expansion ou, si l’on préfère, la continuation : l’action est relancée au-delà des limites chronologiques de l’œuvre. Les nouvelles aventures, de type proleptique (sequel), prennent la suite de l’intrigue inachevée de la « version cardinale », sont cohérentes avec elle et ont un « statut complémentaire10 », raison pour laquelle nous leur avons attribué ce qualificatif. Un autre procédé de dérivation, doté d’un statut « substitutif11 », est la transformation – plus ou moins radicale – d’un texte par remaniement ou par réécriture : certains épisodes coexistent en deux versions avec le même déroulement global, mais avec des variantes diégétiques importantes (par exemple des changements de personnages ou des « expurgations12 » de scènes ou de discours scabreux).

15Un dernier procédé, typique du florilège, est l’insertion en « collage13 » que l’on pourrait appeler aussi, en usant d’une métaphore botanique et médicale, la greffe. Les greffes constituent souvent des « corps étrangers » dans les sommes romanesques ou les compilations qui les accueillent, mais peuvent être accompagnées de remaniements et d’expansions assurant une meilleure cohésion. C’est le cas des versions alternatives qui se sont formées dans des sommes romanesques autour de la greffe de deux épisodes de la « version cardinale », doublés d’expansions analeptiques et proleptiques (prequels et sequels). Pour cette combinaison de procédés, on pourrait proposer l’expression médicale de « greffes expansées » ou parler plus généralement d’« écritures greffées ». Les deux « versions alternatives » ont suivi de façon indépendante des modèles de dérivation semblables : en ce sens, il s’agit de deux écritures greffées parallèles.

16L’incomplétude de la plus ancienne version, l’impossibilité d’en cerner les contours exacts, le nombre de réécritures et d’épisodes satellites nous invitent à considérer toutes les parties subsistantes comme les restes d’une œuvre collective d’auteurs anonymes qui se sont succédé pendant plus de deux siècles. Si ce remodelage s’éloigne du modèle classique auquel nous sommes habitués dans le domaine de la littérature française, certaines modalités contemporaines peuvent toutefois s’en rapprocher : on songera par exemple à l’écriture collaborative en ligne où la notion d’auteur retrouve dans un certain sens la fluidité qu’elle avait au Moyen Âge.

Décréer et recréer aujourd’hui un roman médiéval

17Les raisons de la disparition de Ségurant ou le Chevalier au Dragon sont multiples. On pourrait tout d’abord indiquer l’évolution du goût littéraire et la diffusion de la pratique de la compilation. Dans la deuxième moitié du xiiie siècle, les formes longues du roman français sont souvent délaissées au profit de la circulation d’épisodes indépendants et d’une poétique du florilège. Surtout en Italie, les grands cycles français sont transformés en livres décousus, semblables à des recueils de nouvelles de chevalerie14. C’est alors que l’histoire de Ségurant a vraisemblablement été décomposée pour être lue par séquences dans des compilations.

18D’autres aléas historiques ont également contribué à cet effacement de la mémoire littéraire. À la Renaissance, les feuillets des manuscrits médiévaux ont souvent été détachés et vendus pour être remployés pour des reliures15. Ainsi, plusieurs fragments que nous avons utilisés pour notre reconstitution formaient la reliure de livrets ou de registres de notaires des xvie-xviie siècles. Certains, aujourd’hui conservés à l’Archivio di Stato de Bologne et à l’Archivio di Stato de Modène, proviennent de la dispersion de la bibliothèque de la famille Este. D’autres bibliothèques seigneuriales ont eu un sort analogue, et, plus récemment, d’autres catastrophes ont marqué l’histoire des bibliothèques : pour notre reconstitution, nous avons par exemple utilisé des manuscrits de la Biblioteca Nazionale Universitaria de Turin dont on croyait qu’ils avaient entièrement brûlé dans l’incendie ayant ravagé les précieuses collections en 1904, mais qui subsistent encore.

19L’enquête que nous avons menée à partir d’un noyau de manuscrits parisiens nous a conduit à suivre les traces de ce chasseur d’un dragon imaginaire dans les bibliothèques de toute l’Europe, de Venise à Londres, de Trèves à Aberystwyth, de Berlin à Turin, de Bologne à Chantilly, de Bruxelles à Modène et, de manière virtuelle, dans bien d’autres villes et pays, grâce à des reproductions de manuscrits. Après avoir consulté des centaines de manuscrits, nous avons pu isoler vingt-huit témoins – manuscrits et fragments – qui conservent soit des parties de la « version cardinale » soit ses prolongements et réécritures, mais aussi de nombreux autres révélateurs de sa circulation et de sa fortune littéraire. La plupart d’entre eux, qui s’échelonnent de la fin du xiiie au xvie siècle, ont rarement fait l’objet de recherches soit parce qu’ils relèvent de la tradition tardive, soit à cause de leurs conditions matérielles de conservation : plusieurs sont brûlés, dépecés ou fragmentaires et ne peuvent être lus que grâce aux rayons ultraviolets.

20La reconstitution que nous avons effectuée a été autant un travail de création que de décréation. Les extraits ont été tirés de manuscrits brûlés, de découpes de parchemins, d’immenses compilations et sommes romanesques réunissant des épisodes divers et variés. Il fallait découdre et recoudre les morceaux pour créer cette « œuvre-robe16 », si l’on veut reprendre cette métaphore proustienne qui souligne les aspects les plus matériels du processus de la création littéraire. Autrement dit, être « un homme aux ciseaux et à la colle17 », ainsi que Joyce décrivait le travail d’assemblage et de composition de l’écrivain. Comme un compilateur médiéval – ou plutôt en faisant le travail inverse des compilateurs médiévaux –, il s’agissait d’effectuer un travail de récupération et de montage.

21Le remodelage qu’a subi l’œuvre au cours des siècles nous offre aujourd’hui un ensemble romanesque multiple – avec plusieurs débuts et plusieurs fins. Notre édition fait de Ségurant ou le Chevalier au Dragon une sorte d’« œuvre ouverte18 », en proposant divers parcours entre ses ramifications, plusieurs romans virtuels que le lecteur peut recomposer à sa lecture. Dans une optique contemporaine, ce type de lecture pourrait être comparé au fonctionnement d’un « livre dont vous êtes le héros », récit interactif dans lequel le déroulement dépend des choix du lecteur, roman à plusieurs embranchements grâce auxquels chacun peut générer des histoires divergentes.

   

22Ce roman construit sur le principe d’une quête inachevable était peut-être destiné dès son origine à ne pas avoir de dénouement. D’autres héros comme Ségurant, venus après les grands protagonistes des premiers romans de la Table Ronde, doivent éviter d’entrer en contradiction avec la vulgate arthurienne et sont voués à l’échec. Néanmoins, leurs errances inabouties peuvent facilement se lier à un corpus en expansion constante, celui de la littérature arthurienne : elles peuvent être lues comme des branches ou des développements ultérieurs des cycles précédents, sans qu’un dénouement propre à leurs aventures soit nécessaire. En somme, la littérature arthurienne en prose procède selon un principe de greffage toujours plus complexe qui, parce qu’elle ente chaque nouvelle œuvre sur un univers de fiction préexistant, contraint le nouvel arrivant à se faire une place à la faveur de subterfuges narratifs et de procédés romanesques : cette forme d’écriture ne serait-elle pas une caractéristique des romans arthuriens tardifs ?

23Le suspens de l’aventure principale de Ségurant était également un moyen de faire appel à des continuations, de donner au roman la possibilité de grandir au fil du temps et de s’épanouir dans de nouveaux chemins fictionnels. Les continuateurs ont exploité cette ouverture du sens non seulement pour compléter l’intrigue mais aussi pour infléchir le récit de départ, en générant un ensemble narratif aux multiples ramifications. L’inachèvement pourrait être alors considéré comme une stratégie narrative et un choix esthétique de la littérature arthurienne tardive. La création médiévale paraît donc à nos yeux modernes comme une écriture « décréative », un mode de composition qui se sert sans doute volontairement du non finito – de l’inachevé – pour ouvrir la voie aux remodelages et contribuer à la postérité de l’œuvre.

24Notre édition réunit les vestiges d’un chantier narratif où plusieurs architectes se sont succédé pendant plus de deux siècles. Elle dévoile la genèse et l’évolution d’une œuvre collective et montre le fonctionnement de quelques procédés de dérivation textuelle – comme l’expansion, le remaniement et la greffe – employés par les scribes pour confectionner de nouvelles versions. Elle vise à colliger les amas de décombres d’une « œuvre-cathédrale » – si l’on veut utiliser une autre métaphore proustienne – ainsi que toutes ses tentatives de reconstructions postérieures. Elle fait coexister plusieurs versions et épisodes, qui sont publiés les uns à la suite des autres, avec des indications pour que l’on puisse se repérer dans les différentes strates archéologiques de ce labyrinthe textuel. C’est ensuite au lecteur de recoudre nouvellement cette « œuvre-robe » ou de rebâtir cette « œuvre-cathédrale », de la décréer et la récréer à sa lecture.