Colloques en ligne

Simona Gîrleanu

De La Coste, voyageur à Londres. Enjeux de la description urbaine

1 Le Voyage philosophique d'Angleterre fait en 1783 et 1784, paru en 1786, est divisé en deux tomes et se présente sous la forme de dix-neuf lettres envoyées par De La Coste à son épouse et à son fils, Jules. Sa plume, quoique hésitante par endroits, arrive à dresser des tableaux surprenants de Londres en accord avec les mouvements de l'âme.

2 Le terme philosophique étonnera peut-être plus d'un. C'est l'éditeur qui choisit de l'ajouter au titre car il l'a jugé approprié au « genre d'observations et [à] l'esprit de l'observateur »1. D'ailleurs, la présentation du récit dans le fameux répertoire de Gilles Boucher de la Richarderie met l'accent, à juste titre, sur la nouveauté du regard posé sur la ville :

Ce voyage, en forme de lettres, n’offre aucune description d’objets qui ne fussent déjà bien connus ; mais on y remarque une nouvelle manière de les voir et de les juger. L’avertissement que l’éditeur a placé à la tête de l’ouvrage, explique très bien le genre de philosophie qui domine dans cette relation : « Le style de ces lettres, dit-il, ne rappelle sans doute ni le pinceau léger et satirique de Sterne, ni la plume facile et abondante du naïf Montaigne… ; mais on reconnaît dans l’ensemble une méthode empruntée de ces deux hommes célèbres. Comme le philosophe français, l’auteur paraît avoir étudié l’homme dans l’intérieur de lui-même ; et, comme l’écrivain anglais, il observe les individus, non dans les grands mouvements de l’âme, mais dans les déterminations les plus familières ; et par suite de cette méthode, c’est toujours dans la manière d’être et les actions d’un seul qu’il offre successivement les différentes et nombreuses nuances du caractère national2. »

3 Quelques lignes sont nécessaires pour annoncer les mouvements de la présente étude, pour laquelle nous n’avions guère de devanciers qui nous aient frayé la voie. En effet, pour l'heure, la recherche biographique se trouve dans une étape préliminaire, mais on pourrait pallier ce manque en consultant la presse périodique de 1787. Le propos sera donc ponctué par les réactions des journaux qui ont fait un compte rendu du Voyage philosophique : Affiches de province, le Journal encyclopédique, le Journal de Paris et l'Esprit des journaux3.

4 À la lecture de ces lettres, un portrait apparaît. Plusieurs attributs pourraient caractériser leur auteur : instruit, attentif, « volontaire »4. Son regard se dirige la plupart du temps vers la ville et ses habitants. C’est précisément l'évocation de l'espace urbain qui a attiré notre attention, car à mesure que le récit avance, De La Coste élabore une technique propre de la description qui plonge ses racines dans plusieurs traditions : celles de l'histoire naturelle, du sensualisme, et de l'évocation sentimentale, dans la lignée de Sterne. Ces « unités de composition textuelle5 » que sont les descriptions seront analysées avec des outils linguistiques empruntés, pour la plupart, à Jean-Michel Adam et à Philippe Hamon.

5 Le choix de faire une étude de cas sur un récit moins connu dévoile un parti pris méthodologique. C'est dans le caractère mineur, hybride, que réside, paradoxalement, l'intérêt de ce texte. Le récit s'inscrit dans la tradition humaniste du Grand Tour – il y a une évidente volonté pédagogique, mais en même temps, il est doublé d'un voyage de « découverte de l'intérieur6 ». L'observation savante se mêle à l'observation sentimentale et débouche sur des remarques philosophiques.

6 En 1786, paraît à Londres un récit de voyage anonyme intitulé Voyage philosophique d'Angleterre fait en 1783 et 1784. Le texte connaît une deuxième édition l'année suivante à Paris. Depuis, le récit a été attribué à un certain De La Coste, dont le prénom n’est pas mentionné. C'est ainsi qu'il apparaît dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France. Il en va de même dans le Catalogue Collectif de France et dans le SUDOC pour la plupart des exemplaires de ce récit, à une exception près7, celui qui se trouve à la bibliothèque de La Rochelle. Le récit est attribué à une personne précise dont on peut aisément retrouver la trace : le chevalier Jean-Aimé de Lacoste, magistrat et député, né à La Rochelle en 1740 et mort à Paris en 1815.

7 Or, la notice sur Jean-Aimé de Lacoste dans le Dictionnaire biographique des Charentais8 ne fait aucune mention d'un voyage à Londres, ni d'un récit de voyage...Contactés à ce propos, Messieurs François Julien-Labruyère et Frédéric Morin, auteurs de la notice, ont déclaré ignorer l'existence de ce récit de voyage.

8 Dans la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel Michaud9, les différents Lacoste (Jean Lacoste, Élie Lacoste, l'Abbé Philibert-Augustin Lacoste, le baron de Lacoste, le marquis Hippolyte Gracieux de Lacoste, Pierre-François Lacoste, Jean-Baptiste Lacoste, le baron Étienne-Clément Lacoste) ne voyagent pas en Angleterre. Le Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 188910, où sont mentionnés Jean de Lacoste, le comte Jean-Baptiste de Lacoste, le chevalier Jean-Aimé de Lacoste et Élie Lacoste, ne dit rien sur un déplacement à Londres.

9 Le récit est anonyme dans la Bibliothèque universelle des voyages de Gilles Boucher de la Richarderie. D'ailleurs, la notice met ensemble le Voyage philosophique d’Angleterre, fait en 1783 et 1784, publié en 1786 et les Promenades d’automne, 1791.

10 Comment s'est fait alors l'attribution à De La Coste ? Selon la réponse très aimable de Madame Valérie Denier, conservatrice à la bibliothèque de La Rochelle, il paraît que c'est le Dictionnaire des ouvrages anonymes d'Antoine-Alexandre Barbier qui aurait permis cette identification. Voici le contenu de cette notice : « L'auteur, De La Coste, n'était pas un écrivain, mais un observateur judicieux. En 1791, l'on a adjoint à plusieurs exemplaires de ce Voyage les Promenades d'automne en Angleterre (par Cambry), ce qui a fait attribuer aussi le Voyage philosophique à ce dernier11. » Voilà qui explique la notice de Gilles Boucher de la Richarderie et le regroupement des deux récits ! Il reste en revanche le mystère de l'attribution du prénom Jean-Aimé par les conservateurs de la bibliothèque de La Rochelle. Malheureusement, le registre d'entrée du XIXe siècle n'existe plus. Tout ce qui reste est une mention manuscrite au titre « Barbier, N° 19400, par De La Coste ». Point de trace du prénom qui figure pourtant dans le catalogue de la bibliothèque.

11 Et pour brouiller les pistes, reprenons l'avertissement de l'éditeur : « Ces lettres ne sont point de moi, elles ne m'ont été ni adressées, ni données ; et cependant j'ose en disposer comme de ma propriété, les ayant trouvées dans un porte-feuille faisant partie d'une succession ouverte en ma faveur12. » Évidemment, on ne peut faire confiance à cet avertissement. En 1786, Jean-Aimé de La Coste a quarante-six ans et se porte très bien. Mais aucun indice ne nous permet d'affirmer qu'il est l'auteur du Voyage philosophique. C'est aussi l'opinion de Monsieur Jean Flouret, président de l'Académie des belles-lettres, sciences et arts de La Rochelle, historien réputé de l'Ancien Régime et fin connaisseur des biographies des anciens membres de l'Académie. Pour l'heure, rien ne confirme le déplacement de Jean-Aimé de La Coste en Angleterre dans les années 1780.

12 À maintes reprises, De La Coste fait référence aux préparatifs de son voyage. Faute d'informations biographiques précises, on ne pourrait savoir l'âge qu'il avait lors de son déplacement en Angleterre. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas d'un jeune homme qui achève sa formation, mais d'un homme à l'âge adulte qui écrit à sa femme et à son fils. Mais, comme le montre Jean Boutier dans une excellente mise au point sur le Grand Tour13, cette pratique européenne ne renvoie pas à une réalité uniforme. D'ailleurs, De La Coste lui-même démontre son appartenance à cette véritable communauté de voyageurs. Il affirme avoir déjà fait un voyage dans le nord de l'Europe, en Prussie14. Sur le chemin de retour d'Angleterre, il déclare avoir croisé dans une auberge à Douvres15 le marquis de Bombelles qui, de toute évidence, rentrait lui aussi de son voyage dans les îles britanniques16 . En plus, il s'entretient avec les voyageurs rentrés des pays qu'il envisage de visiter17 afin d'avoir leur avis sur ce qu'ils ont vu.

13 À cette époque, l’expérience du voyage est rare et se prépare à l’avance. Le futur voyageur doit acquérir un véritable savoir encyclopédique18 qui lui permettra de dire le monde19. Conçus comme des textes prescriptifs, les « arts de voyage » fournissent un ensemble de règles pour organiser le déplacement et son compte rendu ultérieur. Le voyage n’existe que s’il est raconté. Son récit est une manière de s’acquitter d’une dette envers son pays. Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, ce type de texte fait florès en Europe. Selon François Moureau20, l’ultime mise en forme de ces préceptes est l’ouvrage de Léopold Berchtold, publié à la fin des Lumières, en 1789.

14 La vue est le sens le plus important pour un voyageur. Le régime d’observation auquel il adhère est tout à fait particulier : « Tout voyageur qui aime à s'instruire, doit fixer un regard observateur sur chaque objet qui s'offre à la vue, afin que son attention toujours exercée ne laisse rien échapper de ce qui pourrait lui être de quelque importance21. » Difficile tâche que celle du voyageur !

15 Mais les textes font bien écho à ces prescriptions. On en trouve un exemple frappant chez De La Coste au début de son récit. Il a consulté des plans de Londres et s'est imaginé les différentes vues offertes par la ville. Il pense donc maîtriser l'espace. Pourtant, la ville résiste et le coup-d'œil magnifique auquel il s'attendait n'existe point :

Je savais, par différents plans de Londres, que les deux quartiers principaux, Westminster et la Cité, qui s’étendent sur la rive gauche de la Tamise, dans un espace de huit milles, décrivaient une ligne courbe, et appercevant le pont de Westminster, je me préparais à soutenir l’effet d’une vue qui, sous cette donnée, devait offrir un tableau unique. Quelle fut ma surprise de me trouver enfermé entre deux parapets de six pieds d’élévation ! l'attente trompée se changéa en dépit ; je fis arrêter ma voiture et m'élançai avec indignation sur l'un des trottoirs, pour jouir, du moins à travers les morillons, d'un spectacle à l'existence duquel je ne mettois aucun doute, dont je me faisais la plus vaste idée [...]. Mais mon indignation dégénera subitement en stupéfaction, en ne découvrant sur ce majestueux canal que de frêles barques occupées au transport des marchandises [...] et sur ses bords, que des maisons sans apparence, sans ordre d'architecture, sans décorations analogues à la nature de leur emplacement, et dont les fondations étoient immédiatement baignées par les eaux du fleuve22.

16 À l'époque du Voyage philosophique, un des objectifs du pouvoir politique à Paris est de débarrasser les ponts de la Seine de maisons et de boutiques pour la circulation de l'air et la beauté du coup-d'œil23. Le Français est donc étonné de ne pas retrouver la même préoccupation pour la Tamise24. L'imagination du voyageur est refroidie par cet incident et il oublie ensuite de faire attention au paysage urbain. Il perd ainsi l'occasion de se laisser pénétrer par la première image de Londres qui se déploie sous ses yeux et s'excuse de devoir brosser une scène d'entrée dans la ville qui n'est que « la sèche esquisse de la froide observation25 ». Il en résulte une scène classique d'entrée par le quartier de Westminster, le plus beau de la capitale britannique (dans la lignée de P. J. Grosley, de François Lacombe26, etc.).

17 L'impact des arts de voyage est aussi visible dans le recours systématique aux termes techniques. De La Coste déclare s'être procuré des connaissances sur l'administration intérieure de l'Angleterre27. Quand il décrit la ville et les problèmes urbains, son vocabulaire est très précis. De même, quand il fait des descriptions d'architecture, il fait preuve d'une bonne connaissance des concepts architecturaux et des grands architectes anglais. Il est à l'aise quand il utilise des métaphores picturales, notamment des termes de la construction perspective. En véritable voyageur instruit, il sait faire des remarques pertinentes sur la sculpture, la gravure, la musique.

18 Lorsqu'il explique les motifs de son voyage, De La Coste prend soin de justifier son choix de ne pas faire des descriptions exhaustives de Londres à la Louis-Sébastien Mercier en définissant son propre récit contre ce type d'écriture qui se développe à l'époque :

Si je voyageois pour rassembler les matériaux d'un livre ; si j'écrivois pour la presse, oh ! sans contredit, je serois plus attentif à saisir les vices, et sur-tout les ridicules ; j'étudierois la manière de M. Mercier, comme Sterne se nourrit long-temps de Rabelais ; et quoiqu'il n'y ait à Londres ni racoleurs, ni porteurs d'eau, ni L...de P..., je ferois de cette ville un tableau qui pourroit bien, aussi, aller jusqu'au huitième volume [...]. Mais c'est pour moi que je voyage ; mais c'est pour vous que je mets mes observations sur le papier ; et ayant le choix de la place, dans le cercle des élèves, qui, le crayon à la main, entourent le modèle ; c'est, autant que je le peux, du point sur lequel réfléchissent les rayons du plus beau développement, que j'observe, non en réformateur, non en aristarque, mais en amateur de la bonne nature, les contours heureux, les belles proportions, et l'ensemble de l'être que j'étudie avec l'intérêt de l'analogie. Lorsque mon œil glisse rapidement sur les perfections, et va chercher des défauts dans les détails ; lorsque je m'apperçois que l'aigreur circule dans mes veines [...] alors je ferme mes crayons, je quitte la place et vais exister dans un autre cercle où je n'aurai que des sensations momentanées...28.

19 À part Mercier et Sterne qui sont clairement invoqués, on perçoit la trace affective de Montaigne et le clin-d'œil intertextuel au célèbre avertissement au lecteur des Essais. De La Coste est sensible au nouveau régime d'observation qui se met en place, mais il s'oppose à cette évocation massive de la ville en dirigeant son regard seulement vers les objets qui parlent à son âme. De ce point de vue, il est plus proche de son cher Sterne et aussi, d'un autre voyageur à Londres qui, pour sa part, met le doigt sur la rapidité du regard dérivée de ce désir de tout embrasser d'un seul coup-d'œil. Pour reprendre la belle phrase de P.J. Grosley, « […] le coup-d’œil rapide […] brûle une foule d’objets qui ne peuvent que gagner à l’examen29 ».

20 Mais il y a plus. La métaphore picturale renvoie à une recherche délibérée du beau. À la différence de Louis Sébastien Mercier, De La Coste censure ses moments de faiblesse où le regard n'est attiré que par les défauts. Au fond, il n'a rien d'un aristarque. Le réseau lexical du beau est mis en rapport avec celui de l'intemporel. Observer le beau en tant que manifestation de l’essentiel lui permet de réfléchir, en philosophe, sur l'être humain.

21 Même s'il ne suit pas Louis Sébastien Mercier dans ses descriptions de l'espace urbain, De La Coste est d'accord avec Mercier sur un point : aborder la ville, c’est découvrir l’incapacité de l’appréhender. Pour citer Karlheinz Stierle, celle-ci « est une totalité dynamique, un système ouvert auquel on n’a jamais que partiellement accès30 ».

22 Dès sa deuxième lettre, De La Coste justifie à sa femme le désordre qui règne dans ses observations :

Je prévois, et vous préviens, qu’il me sera presque impossible de mettre une certaine suite dans les différentes parties du tableau de cette grande ville et de ses habitants, ne comptant y passer que six mois, huit au plus ; je serai obligé de saisir l’occasion de voir à mesure qu’elle se présentera ; car les Anglais n’ont point, mais du tout point, cette affabilité prévenante des Français, toujours prêts, en général, à voler au-devant des désirs du timide étranger. […] Je serais donc forcé de régler mes pas sur les moments que voudront bien me donner ceux qui me doivent quelque retour d’attention, en échange de l’empressement dont ils ont été l’objet pendant leur séjour en France ; et dès-lors, nulle liaison dans les matières qui se succéderont sous vos yeux dans l’ordre où elles m’auront été présentées par les circonstances31.

23 L'Esprit des journaux observe d'ailleurs que ce capharnaüm rappelle un jardin à l'anglaise : « Obélisques, statues, pyramides, inscriptions, rivière, petits sentiers, temples, tableaux, tout s'y trouve comme placé au hasard, sans suite, sans ordre, sans analogie, en un mot, avec le désordre pittoresque, dit-on des jardins anglois ou chinois32. »

24 Ce que le voyageur dénonce au début comme une nécessité s'avère être un trait fondamental de son écriture. Dans sa douzième lettre, De La Coste s'excuse encore une fois du manque d'ordre dans ses évocations de Londres :

Il vous seroit infiniment plus commode de trouver de la suite dans les différents objets que vous offrent mes lettres ; mais après m'être très-bien consulté, j'ai vu que cet assujettissement n'était pas possible ; hélas ! Non : né pour tout, comme la majeure partie des hommes, mais éduqués, par je ne sais pas qui, ou quoi, pour ne faire que ce qui m'est suggéré par le mouvement, en apparence, indépendant, que nous nommons superbement volonté ; la seule idée d'assujettissement, fût-il imposé par mes propres réflexions, est pour moi un obstacle insurmontable à l'exécution d'une chose quelconque : il m'arrive bien quelquefois de me prendre courageusement à deux mains, et de me pousser dans le sentier que me prescrit la raison ; mais à peine ai-je fait quelques pas, que l'engourdissement se fait sentir ; bientôt je tombe dans le repos de l'apathie, et je languis aussi long-temps que je m'obstine à ne pas m'écarter d'une route que la nécessité seme de pavots. [...] et je ne peux qu'implorer la même indulgence que vous avez, à cet égard, pour vos bons amis, Rousseau, Sterne et Montaigne, qui, franchement, sont les patriarches de ces enfants volontaires33.

25 Voilà une pensée capricieuse qui se veut désordonnée. D'ailleurs, la forme épistolaire sert bien son dessein, car elle rompt la monotonie de la narration et justifie le manque de contraintes formelles. Mais, nous l'aurons remarqué, ceci est un véritable manifeste du sensualisme : « nous ne connaissons et communiquons que par l'intermédiaire de nos sens, la raison est seconde par rapport à eux34. » Les réflexions de De La Coste s'appuient sur les sensations, notamment sur la vue, qui, sous l'emprise de la volonté, est responsable des mouvements de l'âme35. Le regard, cet acte culturel par excellence, se doit d'être accompagné par des émotions. Le coup-d'œil ne doit jamais être rapide, la description doit fuir la « froide indifférence36 ». C'est seulement quand le regard provoque des émotions que les observations restent gravées dans la mémoire : « pour parvenir à bien penser ou à se faire entendre, il faut donc que les sensations, les images soient fortement reçues ou rendues37. »

26 Même s’il ne les nommait pas, De La Coste nourrit son écriture de Rousseau, de Sterne, de Montaigne. Sterne est d'ailleurs le plus souvent invoqué. L'éditeur le fait apparaître dans la table des matières. Le premier tome contient un passage que l'éditeur appelle « Fragment sentimental » et le second, un autre intitulé « Sterne ». En effet, De La Coste parle longuement à sa femme de l'auteur du Voyage sentimental car ils l'admirent tous les deux38. Dans la douzième lettre, il raconte son entretien avec une jeune anglaise qui est en train de lire Sterne. Il accompagne cette lettre d'un portrait de l'écrivain qu'il envoie à sa femme.

27 Bien que, de toute évidence, cette correspondance soit destinée à une lecture du for privé40, le voyageur sent le besoin d'instaurer un contrat de lecture qui repose, évidemment, sur la vue. Il faut regarder, mais non pas au hasard. Il faut voir, mais voir assez avant de pouvoir formuler une opinion. Son ambition et, en même temps, sa certitude, c'est d'offrir seulement des notions vraies41.

28 Pour reprendre la célèbre distinction de Sir Arthur Young entre les récits de voyage composés de lettres et ceux qui se présentent sous la forme d'un essai thématique42, la logique du Voyage philosophique est celle du journal. De La Coste l'affirme d'ailleurs dans sa troisième lettre : « [...] et me trouvant dans mon quartier, je rentrai chez moi, où seul, sans objets de distractions, je jouis une seconde fois des détails de la journée, en les mettant par ordre sur le papier43. »

29 Mais le récit est avant tout soumis au pacte du voyage philosophique imposé par son éditeur. D'ailleurs, les journalistes s'en moquent et le prennent pour un signe de pédantisme. Voici la réaction dans Affiches de province : « Qu'est-ce qu'un Voyage philosophique ? C'est annoncer qu'on a observé avec attention, qu'on a pris la peine de réfléchir ; et tout homme qui s'avise de prendre la plume ne doit-il pas écrire dans cet esprit ? C'est au Lecteur à juger si l'objet a été rempli44. » Pourtant, la conclusion est différente : « Il faut l'avouer : ici se trouvent des observations, pour ainsi dire, toutes neuves45. » Le Journal de Paris pose également un regard favorable sur le récit de De La Coste : « Un excellent observateur fera toujours lire avec intérêt ses remarques sur les choses les plus connues ; car il aura su voir ce que le vulgaire n'appercevra jamais. C'est ce qui distingue en général le Voyage philosophique dont il est ici question. Le mot de philosophique n'est pas seulement à l'égard de cet ouvrage une espèce d'enseigne comme à beaucoup d'autres livres à la mode46. » Nous reviendrons sur ce point dans la partie qui traite de la description philosophique.

30 En plus du pacte viatique, la relation entre le voyageur et les destinataires de ses lettres est soumise à que Dominique Maingueneau appelle un code de bonne conduite47, qui repose sur le principe de coopération de H. P. Grice. Celui-ci est formé de quatre types de maximes conversationnelles : de quantité, de qualité, de relation (pertinence) et de manière (modalité).

31 De La Coste fait preuve d'une compétence pragmatique en essayant de courir au devant des souhaits de ses destinataires. Ainsi, il est préoccupé par la pertinence (« je ne descendrai pas à des détails qui seroient sans intérêt pour vous48 ») et la qualité de ses propos (« j'ai cru ne devoir vous entretenir que des édifices qui, par leurs rapports avec la belle architecture, ont des droits à l'attention de l'amateur des arts. Les autres n'ont de remarquable que leur destination49. »).

32 Il est donc soucieux de ne pas dépasser la loi d’exhaustivité (Oswald Ducrot) qui dérive du principe de pertinence. Dans ses descriptions, il doit fournir les informations les plus pertinentes et qui sont censées, en même temps, intéresser son lecteur. En effet, même si le voyageur, par son statut, est censé fournir un maximum d'informations, il doit savoir distinguer entre des propos élaborés et l’accumulation pesante de détails. Nul ne veut être exposé à une avalanche d'informations.

33 Dès l'avertissement, l'éditeur attire l'attention sur le côté didactique des lettres de De La Coste : « Quant à ses principes moraux, politiques et religieux, c'est, vraisemblablement, à la crainte de devancer les époques déterminées par lui pour le développement moral du jeune enfant auquel il paraît qu'on abandonnait, en grande partie, la lecture de ces lettres, qu'il faut attribuer l'attention soutenue avec laquelle il les place constamment dans le vaporeux de la demi-teinte [...]50. » Mais il faudrait compléter ce propos par une remarque à la fin de la première lettre : « Adieu, la multitude des choses dont j'aurai à vous parler, ne permettra guère à mon cœur d'être en tiers dans notre correspondance ; je change mon fils d'être son organe auprès de vous : dites-lui que je lui rendrai le même service, lorsque l'âge me retiendra dans vos bras, et qu'à son tour le goût des connaissances l'entraînera loin des nôtres51. »

34 En fait, les deux destinataires sont également importants pour De La Coste. Il se montre infiniment tendre avec eux dans les formules d'adieu et on perçoit même un soupçon d'autorité morale sur sa femme lorsqu'il lui conseille de ne pas essayer de comprendre les romans de Richardson et de Fielding qu'il lui envoie52. En tant que voyageur et père de famille, De La Coste doit remplir une tâche pédagogique et il en est très conscient. D'où la précision extraordinaire de ses descriptions de la ville, véritables conférences sur la capitale anglaise.

35 Par ailleurs, la contamination de ces évocations de Londres par la description d'histoire naturelle se manifeste à plusieurs niveaux. Comme le remarque Marie-Noëlle Bourguet, vers la fin des Lumières, la simple curiosité tourne à l'enquête scientifique, la démarche se systématise. On retrouve donc les mêmes mouvements épistémologiques dans les voyages lointains et les voyages du Grand Tour : « au catalogue de singularités éparses s'est substituée une approche globale, compréhensive, articulée à la géographie. L'espace, considéré sous tous ses aspects, est devenu le véritable objet d'étude : universelle, valable pour la France, comme pour l'Egypte, l'Amérique ou Tahiti [...]53. »

36 Le regard descripteur produit une description ambulatoire54 : « une succession de tableaux descriptifs juxtaposés assumés par un même personnage mobile (voyageur, badaud, touriste)55. » Ce regard, source de la description, organise la distribution interne du texte en introduisant « une nomenclature lexicale, une distribution, une taxinomie, un ordre56 ». Le paysage urbain est découpé en points de vue, quartiers, monuments classés57. La description construit alors une taxinomie d’espaces corrélés du type : ici / là, haut / bas, près / lointain (paysages), dehors / dedans. L’analyse de ces schémas logiques met en évidence « la hiérarchie, la distribution et l’investissement axiologique et idéologique (positif / négatif) dans le texte58 ».

37 De La Coste adopte la formule des récits de voyage de l'époque à Paris et à Londres : d'abord, la scène d’entrée dans la ville qui est censé frapper l’imagination du lecteur, ensuite, la déambulation dans les rues (ce premier contact avec la nouvelle ville donne lieu à de nombreuses remarques sur l'urbanisme), enfin, les visites des monuments importants (églises, musées, théâtres, etc.). Après, on peut quitter la capitale et visiter les alentours.

38 Au fil des descriptions, il émerge une articulation, très bien expliquée par Lorenza Mondada dans son ouvrage Décrire la ville, entre « modes descriptifs et savoirs hétérogènes–savoirs experts, savoirs spécialisés, savoirs pratiques, savoirs ordinaires de la ville59 ». Les descriptions de la ville mêlent en effet divers savoirs devenant ainsi un moyen d'instruction, mais aussi le moment idéal de montrer, voire d'exhiber ses connaissances. D'ailleurs, selon le modèle d'analyse « par niveaux60 » proposé par Philippe Hamon, la description chez De La Coste fonctionne en tant qu’objet-savoir communiqué par le locuteur-destinateur à des lecteurs-destinataires moins informés (le cas échéant, sa femme et son fils).

39 La première description de Londres, savamment préparée, constitue le premier exemple. Le voyageur raconte la carte qu'il a déjà consultée en détail. C'est une image virtuelle, perçue par « un œil qui n'a pourtant jamais existé61 », pour reprendre Michel de Certeau. Le regard plonge sur la ville qui ne pourrait lui échapper :

Les abords de Londres n’ont rien de commun avec ceux de Paris ; des chemins ouverts dans une largeur aussi vexatoire pour les propriétaires de fonds, qu’inutile au public, alignés sans égards aux droits de propriété, et plantés aux dépens de la fécondité du sol qui les fournit […]. En arrivant à Londres par la route de Douvres, on traverse la Tamise sur l’un des trois ponts qui en lient les bords. Celui de Westminster, celui de Blak-Friars, ou celui de Londres, auquel on parvient par le quartier de Soutwark, l’une des trois divisions de cette capitale. Ces ponts, d’une largeur à-peu-près égale, déterminée par la largeur du fleuve, sont d’une belle coupe […]. Quant à ses proportions [du pont de Westminster], les différentes ouvertures de ses arches, la force de ses piles, des éperons, des culées, etc. je suppose que le détail en serait peu intéressant pour vous, et je me réduirai à vous dire qu’en somme, sa hardiesse, sa longueur, sa hauteur, sa régularité, sa solidité et sa noble simplicité, satisfont également toutes les idées de grandeur, d’utilité et de génie, attachées à cette espèce d’édifice public62.

40 D'après la structure de l’énoncé descriptif63 proposée par Philippe Hamon, la description contient : une dénomination (le pantonyme ou le terme intégrant : Londres) et une expansion formée par la nomenclature (les termes intégrés : les chemins, la Tamise, les trois ponts, le quartier de Southwark) et les prédicats (« ouverts », « alignés », « plantés », « d'une belle coupe », etc.). Notons au passage que l'écriture des toponymes indique une faible connaissance de la langue anglaise, ce qui lui attire des critiques dans Affiches de province64.

41 C'est surtout en regardant les opérations à la base de la séquence descriptive65 que ressort l'enjeu pédagogique de cette description. Londres, le thème-titre ou le pantonyme, apparaît en tête de séquence. Cette première opération d'ancrage référentiel est complétée par l'opération d'aspectualisation qui permet de décrire les propriétés du thème-titre et ses parties (les chemins, la Tamise, les trois ponts, le quartier de Southwark). Le pantonyme est aussi caractérisé par une opération de mise en relation par laquelle, d'une part, il est situé dans l'espace (« en arrivant à Londres par la route de Douvres ») et, d'autre part, il est comparé avec la capitale française. Cette première description de la ville ne pourrait se passer d'une assimilation comparative, car à l'époque il est de rigueur de dresser des parallèles Paris–Londres.

42 À partir de l'aspectualisation du thème-titre, on multiplie les opérations de sous-thématisation (des pantonymes secondaires66), ce qui ouvre la voie à l'expansion descriptive. D'abord, par ancrage, « les chemins » sont choisis comme sous-thème et sont soumis à une nouvelle opération d'aspectualisation (propriétés : « ouverts », « largeur », « alignés », « plantés »). Ensuite, « les trois ponts » sont à la base d'une autre sous-thématisation, accompagnée d'ancrage et d'aspectualisation : les parties « le pont de Westminster », « le pont de Blak-Friars » et « le pont de Londres » (nouvelle sous-thématisation et mise en relation spatiale par « auquel on parvient par le quartier de Soutwark ») et les propriétés (« largeur », « belle coupe »). Enfin, « le pont de Westminster » devient un nouveau sous-thème à l'origine d'un grand développement descriptif67 (parties : « arches », « piles », « éperons », « culées » et une longue liste de propriétés : « hardiesse », « longueur », « régularité », « solidité » qui culmine par « grandeur », « utilité » et « génie »). Par la suite, le pont de Westminster devient un véritable repère dans l'espace londonien par rapport auquel sont introduites les nouvelles descriptions de la ville.

43 Vu l'expansion de la séquence descriptive, cette image de Londres à vol d'oiseau a une évidente fonction pédagogique. Le grand nombre de sous-thématisations et le manque de reformulations expliquent le caractère démonstratif du propos de De La Coste.

44 L'influence de l'histoire naturelle est visible dans l'ambition taxinomique (dont parle Michel Foucault dans Les mots et les choses), à savoir « l'euphorie de la dénomination par le langage du continu des objets du monde (opération d'ancrage), [la] division et classement des éléments qui composent les objets eux-mêmes (opération d'aspectualisation)68 ». La compétence linguistique est complétée par la compétence encyclopédique. Par les adjectifs axiologiques, qui impliquent un jugement de valeur esthétique, l'auteur de la description démontre ses connaissances d'architecture. Aussi, la longue liste de propriétés du pont de Westminster renvoie à un concept majeur de l'architecture des Lumières : l'architecture parlante de Jacques François Blondel69.

45 Il s'ensuit la véritable scène d'entrée dans la capitale britannique, pour la froideur de laquelle le voyageur s'excuse car il vient d'être bousculé par l'opacité de la ville70. Ce petit artifice lui permet de dévider un savoir considérable sur Londres. En effet, ce qui frappe d'entrée de jeu c'est que les descriptions localisables sur la carte sont très rares et qu’elles apparaissent surtout au début de sa correspondance. Après avoir décrit quelques rues précises (la rue du Pont, la rue du Parlement) pour situer la scène d'entrée dans la ville, il se lasse aussitôt de ce type d'évocation et construit des descriptions à caractère général :

L'aspect des rues à Londres offre à l'étranger, surpris, tout ce qu'une sage police a pu réunir : une largeur qui donne un libre cours à l'air, des trottoirs qui assurent la vie des gens de pied, une illumination qui les rend fréquentables la nuit comme le jour, des issues multipliées pour l'eau des conduits souterrains, qui tranquillisent le citoyen sur le danger des incendies [...] : tel est au premier apperçu le tableau intérieur de Londres ; et pour peu qu'on descende aux détails, [...] on éprouve bientôt un sentiment d'estime pour les administrateurs, et de vénération pour le gouvernement71.

46 À la manière de l'histoire naturelle, on commence par évoquer le tout et ensuite on présente les parties72. Aussi, la grande opération d'aspectualisation du thème-titre (« les rues ») sert à mettre en évidence les différentes parties (« trottoirs », « issues multipliées ») et les propriétés (« largeur », « illumination »). Comme l'ensemble des voyageurs français, De La Coste est surpris par « le caractère moderne du pays73 ». Les Français admirent la richesse de la capitale et ses rues larges, pavées et bordées de trottoirs dans les nouveaux quartiers. Ils apprécient également les grandes places carrées, très spacieuses et entourées de belles maisons.

47 Au XVIIIe siècle, la santé et le bien-être physique du corps social deviennent un des objectifs du pouvoir politique à Paris74. L’ensemble de ces mesures urbanistiques acquiert une nouvelle cohérence et s’inscrit dans une préoccupation générale d’embellissement de la ville qu’on se propose d’arracher aux ténèbres baroques. On pense donc à dégager un réseau de voies cohérent qui ne mènent plus d’un monument à l’autre, mais qui favorisent la circulation (des hommes, des véhicules, de l’air, de la lumière) selon des principes rousseauistes et physiocratiques. Cette description de Londres est donc traversée par tous les soucis urbains de la France. D'ailleurs, une page plus loin, De La Coste utilise même le terme d'embellissement.

48 La description des trottoirs est très précise et s'étend sur plusieurs pages :

La largeur du pavé des rues est au moins de quarante pieds, quelquefois de cinquante ou soixante, proportion qui ne paraît point excessive, lorsqu’élevant les yeux on apperçoit à une certaine hauteur un brouillard très épais et toujours subsistant […]. Les rues qui n’ont pas trente pieds de large sont, dans Westminster, pavées en pierre de taille, ou fermées aux voitures par des barrières ; sagesse de réglements qui, sans doute avec le temps, s’étendra sur les deux autres quartiers, la Cité et Soutwark, dont les anciennes rues attestent encore l’état de barbarie dans lequel l’Angleterre était au siècle dernier. De chaque côté du pavé, qui ne diffère de celui de Paris, ni pour la façon, ni pour la qualité des grès, est un trottoir de huit à neuf pouces d’élévation sur quatre, cinq, six, et même huit pieds de large, qui, revêtu en dalles, est bordé d’un granit du pays, pour résister au choc inévitable des roues qui l’écorneraient s’il était totalement en pierre tendre, et en rendraient le marcher dangereux. [...] Or, de la largeur des rues résulte, non-seulement un renouvellement d'air nécessaire, mais une très-grande rareté d'embarras75.

49 Une fois de plus, le caractère didactique du propos est manifeste. Le pantonyme « pavé » est décrit, grâce à l'aspectualisation, dans toutes ses manifestations possibles à Londres. En plus, ses propriétés sont expliquées par son environnement (l'opération de mise en relation spatiale : « élevant les yeux on apperçoit à une certaine hauteur un brouillard très épais et toujours subsistant »).

50 Quant aux propriétés du thème-titre suivant, « les rues », elles sont aussi expliquées d'une manière logique. Si leur largeur est insuffisante, les rues sont « pavées en pierre de taille, ou fermées aux voitures ». Après la description du pavé, c'est le tour des trottoirs, dernier pantonyme de cette séquence descriptive. Le regard est d'abord attiré par le centre de la rue londonienne, puis il considère les côtés. Les propriétés du trottoir sont décrites avec précision. Comme pour le pavé, De La Coste décrit tous les cas de figure : « huit à neuf pouces d’élévation sur quatre, cinq, six, et même huit pieds de large ». Il explique aussi pourquoi le trottoir est bâti ainsi, en évoquant une propriété fictive (« s’il était totalement en pierre tendre ») et ses conséquences (« le choc inévitable des roues [...] l’écorneraient [...], et en rendraient le marcher dangereux »).

51 Le parcours thématique de la capitale continue avec les autres topoï de la description urbaine annoncés au début : l'illumination des rues, l'approvisionnement d'eau, etc. En bon pédagogue, le voyageur prend soin d'expliquer l'enchaînement des différents tableaux de la ville en ponctuant sa description-promenade (Jean-Michel Adam) par des préceptes anciens, comme le fameux miscuit utile cum dulce d'Horace : « Tels sont les principaux objets d'utilité que présentent les rues de Londres  [...]. La partie d'agrément consiste spécialement dans les richesses étalées sur le devant des boutiques [...]76. »

52 Ce type de description générale renvoie, encore une fois, à la description d'histoire naturelle. Comme le remarque à juste titre Denis Reynaud, « un des mérites de l'histoire naturelle fut de promouvoir l'objet moyen [car] la description ne s'intéresse pas à l'individu exceptionnel, mais à l'individu exemplaire77 ».

53 Chez De La Coste, la description libérée de la contrainte d'un emplacement précis met en avant sa dimension paradigmatique78 et remplit à merveille son rôle pédagogique. Derrière ces évocations se dessine la silhouette invariante de Londres. Pour citer Daubenton, « une bonne description doit établir " le caractère de l'ensemble ", c'est-à-dire : 'le résultat des rapports qui constituent l'essence d'un être, de manière qu'au premier coup d'œil on affirme sans savoir pourquoi, que cet être diffère de tout autre'79 ».

54 Au niveau linguistique, cette propension à la description exemplaire se traduit par des marques de l'itérativité qui rythment les évocations de la ville. En parlant de la salubrité des rues et de la sûreté des citoyens, De La Coste explique :

Le matin les servantes balaient le devant de leur maison ; des tombereaux, payés par les paroisses, passent et enlèvent les immondices mises en tas ; et à midi on n'apperçoit plus que la boue inévitable dans les habitations majeures. [...] Le jour, les citoyens, et sous cette dénomination sont compris les étrangers, les citoyens sont sous la garde du public, dont chacun d'eux fait partie. [...] La nuit, la sûreté générale et particulière est confiée à des gardes nommées Watch-Mans, placés dans une guérite à quarante ou cinquante pas les uns des autres [...]80.

55 Les non-déictiques temporels « le matin », « à midi », « le jour », « la nuit », ainsi que l'utilisation du présent donnent à cette description son caractère démonstratif, exemplaire. Concernant l'emploi du présent, Louis Marin remarque d'ailleurs que l'instance descriptive s'en sert pour « s'affirme[r] présente en tous points et tous temps de l'objet qu'elle décrit81 ».

56 Une autre modalité est représentée par les adverbes à caractère itératif :

L'entrée des maisons, celle des hôtels exceptés, et ils sont en très-petit nombre, est un corridor de huit à neuf pieds de large, qui se termine ordinairement par une petite cour [...]. Les chassis de fenêtres à grands carreaux, sont brisés à demi-hauteur, et se lèvent à contre-poids, ainsi que les rideaux, communément à l'Italienne. La bouche de la cheminée, toujours de forme carrée, a un manteau, presque sans saillie, de marbre gris ou blanc, et dont la tablette, élevée de cinq ou six pieds, et souvent en bois peint de la couleur du marbre, est toujours garnie de quelques objets d'ornement, plus ou moins précieux82.

57 Le regard du voyageur organise la description des maisons de Londres en suivant le type d'ordonnancement stéréotypé pour les bâtiments : de l'extérieur à l'intérieur. Le texte est ponctué par ces marques de l'itérativité qui font ressortir la dimension « verticale », décryptive de la description (Philippe Hamon).

58 D'ailleurs, tous les édifices de Londres (l'hôpital de Londres, l'abbaye de Westminster, la cathédrale de Saint Paul, la Royal Exchange, le Museum Britannicum) sont décrits de la même manière : emplacement, façade, corps et ensuite, on pénètre à l'intérieur. En revanche, quand il s'agit de rendre l'espace, le sens de la description est de gauche à droite, telle une lecture imaginaire. D'après Lorenza Mondada, ceci renvoie à la tendance du texte descriptif « à se structurer de façon iconique à ses objets de discours83 ».

59 Mais nulle explication n'est complète sans une illustration. De La Coste affirme la supériorité de l'image sur le texte :

Au surplus, pour vous donner du matériel de cette ville une idée plus exacte que ne pourroient le faire des descriptions toujours susceptibles d'être interprétées, je joindrai à chacune de mes lettres les gravures ou dessins que je croirai nécessaires à leur intelligence. Avec celles-ci vous recevrez deux vues gravées, l'une du pont de Westminster, l'autre des trois sections de Londres, et deux dessins : le premier est une rue de la Cité, [...] ; le second, est une place de Ville-Neuve, ou Westminster, dans lequel vous verrez l'usage nouveau de tranchées, des barrières et des demi-trottoirs [...]84.

60 Malheureusement, nous ne disposons pas de ces gravures, elles n'ont pas été publiées. La gravure, le dessin parachèvent l'explication et évitent les malentendus. Ce rapport à l'image n'est pas sans rappeler le rôle fondamental de la planche dans l'histoire naturelle85.

61 Ce qui frappe d'entrée de jeu dans le Voyage philosophique de De La Coste, c’est l’isotopie de la vue qui innerve tout le récit. Posée dès le début comme principe fondateur du texte, la vue est responsable des mouvements les plus intimes de l'âme. L'énergie de cet appareil visuel est considérable, mais elle ne saurait se confondre avec celle qui anime, par exemple, l'auteur du monumental Tableau de Paris. Si Louis Sébastien Mercier comprend l'importance de décrire de nombreux objets jusque-là inconnus ou négligés, sous l'influence de l'histoire naturelle87, De La Coste utilise ses sensations pour comprendre le monde et, pour ainsi dire, en extraire les essences. C'est précisément l'énergie qui permet la transformation des sensations en idées88 : « [elle] caractérise la capacité d'embrasser le genre humain et de s'arracher à soi-même pour penser les intérêts de l'espèce89. » Sous l'influence de Rousseau, chez De La Coste, les impressions sont tirées vers le sentiment90.

62 Lorsqu'il écrit dans la Ve lettre « [...] c'est pour moi que je voyage », De La Coste se revendique d'une tradition qui remonte à Montaigne, Rousseau, Sterne. D'ailleurs, il utilise très volontiers le mot sentimental. Mais quand il emprunte, il le fait à bon escient. Fidèles à l'esprit de Sterne, ses descriptions sentimentales finissent d'habitude par une touche d'ironie qui rappelle le célèbre humour de l'Anglais. Le voyageur essaie de se protéger ainsi des dangers de la sensibilité menée à son paroxysme, comme s'il devait maintenir un équilibre vital :

[...] quand je fus tout-à-coup distrait de ses réflexions, par la rencontre d'un modeste tombeau, que mon guide n'avoit pas cru digne de mon attention. Ce n'étoit qu'une simple pierre, sur laquelle étoit une épitaphe en prose, et en langue vulgaire. J'imaginai qu'elle couvrait les cendres d'un homme qui n'avoit fait objet sur terre que pour la seule amitié ; et cette idée répandit un charme vraiment sentimental autour de cette silencieuse tombe. [...] « Ci-gît un Italien de bonne extraction, qui vint en Angleterre, non pour nous tromper, mais, comme un bon provincial, pour gagner honnêtement sa vie : il ne cherchoit point à usurper une réputation, mais à la mériter ; il faisoit peu de cas des louanges de ses amis, mais il étoit sensible à leur amitié [...] et, si suivre les loix de la nature, et respecter les conventions de la société, c'est être philosophe, il étoit un parfait philosophe. Fidèle ami, compagnon agréable, bon mari, distingué par une famille nombreuse, qu'il eut le bonheur de voir marcher sur ses traces ; il se retira, sur le déclin des ans, dans la maison d'un ecclésiastique de campagne, où il finit sa course terrestre, et mourut un honneur et un exemple pour l'espèce entière... » Cette épitaphe, moins fastueuse que celles des rois, des guerriers et des grands, dont cette demeure est le temple, ne remplit-elle pas votre âme d'une douce mélancolie ? [...] Lecteur, ne crois pas cette pierre coupable de flatterie : car celui à qui elle est érigée n'est pas un homme..., mais un lévrier91.

63 La séquence débute par un organisateur simple « Ce n'étoit que ». Ensuite, l'organisateur spatial « ci » permet de commencer l'énumération des propriétés. Mais le thème-titre n'apparaît pas en tête de séquence et le lecteur est forcé d'émettre des hypothèses qu'il peut vérifier seulement à la fin de la description. La cohérence des qualités ne paraît nullement mettre en doute l'existence d'un pantonyme humain qui sera nommé à la fin de la séquence. Cette opération inverse « retarde le [...] processus référentiel et cognitif92 ». L'écrivain ménage ainsi l'effet de surprise et, à la fin, par affectation, on apprend que les songeries du narrateur avaient été déclenchées par l'épitaphe d'un chien ! D'où un bouleversement total des connaissances mobilisées pour la compréhension de la description et, bien sûr, l'identification de l'ironie. Cette description astucieuse est reprise dans le Journal encyclopédique et l'Esprit des Journaux :

On conçoit aisément que cette fin de l'épitaphe détruisit bientôt le charme qui éblouissoit notre auteur, plus ému du commencement de sa lecture qu'il ne l'eût été de l'obélisque de Wolfe, de la colonne rostrale de Gréenville, d'un monument de Congreve, etc. Cette gaieté morale, bien marquée au coin de ce qu'on appelle à Londres l'humour, qui dit pour nous plus que le mot de raillerie, et quelque chose de moins que celui de sarcasme, nous a paru assez originale pour mériter d'être extraite du voyage philosophique93.

64 Maints autres exemples permettent de ranger le récit de De La Coste dans le registre sentimental. Pour nommer quelques-uns : sa visite des tavernes à bière, vêtu d’« une redingotte propre, mais commune aux ouvriers94 » pour écouter le menu peuple, la rencontre d'une charmante jeune femme dont la souffrance et le malheur éveillent sa pitié mais qu'il soupçonne (à tort !) de lui avoir volé la bourse, les anecdotes sur le courroux des Britanniques (notamment la haine irrationnelle qu'ils éprouvent pour les Irlandais), le tableau sentimental d'un père paralytique soignée par sa fille, enfin, les petites scènes morbides, telles les descriptions d'un convoi funèbre ou des tombeaux95. Comme dans le Voyage sentimental96, cette mise en évidence des sentiments du narrateur participe du plaisir « que l'on goûte à la lecture de [ce] voyage97 ».

65 D'ailleurs, l'époque développe le culte des tombeaux et des ruines. À ce propos, Michel Delon remarque à juste titre que « la ruine fait retourner l'œuvre à l'état de projet, d'élan énergique98 ». Mais cette « volonté d'atteindre le pur noyau d'énergie qui constitue l'origine de la création artistique est inséparable du rêve monumental99 ». Le goût pour les ruines va de pair avec l'art à grande dimension, dont les projets d'Étienne-Louis Boullée fournissent un bel exemple. Or, ces idées sont clairement exprimées dans le Voyage philosophique : « L'esprit humain aime les grandes images ; l'amour-propre lui fait redouter les limites ; et croyant grandir en proportion du cercle qu'il cherche à parcourir, la plus vaste étendue est toujours le champ qu'il préfère [...]100. »

66 Chez De La Coste, le regard posé sur le monde provoque des émotions qui se manifestent par la vibration des fibres, sur laquelle il s'attarde longuement. Ce concept qui renvoie au matérialisme émerge très souvent dans les descriptions de Londres, au désespoir des journalistes de l'époque qui n'apprécient guère cette « sorte d'amphigouri, tantôt physique, tantôt métaphysique, quand il rend compte de ses sensations101 ». Par exemple, quand il doit choisir entre plusieurs hypothèses qui expliquent le comportement des Anglais, il adopte celle « qui avoit vibré doucement la fibre de la sensibilité102 ». En rentrant en France, le voyageur est ravi d'entendre à nouveau parler le français : « le langage grossier, mais françois, des matelots avoit une certaine mélodie qui vibroit doucement mes fibres103. »

67 Comme le remarquent les journalistes, le modèle mécanique est effectivement assez souvent invoqué : « Mais changer continuellement de mode, est malheureusement la loi première de notre essence physique ; nos fibres sont les cordes de l'instrument homme ; nos sens, les touches du clavier ; et la multitude des êtres environnants, les doigts rapides du grand facteur qui l'inventa104. » Le vocabulaire de la physique apparaît également, comme dans cette description des passants dans Hyde Park par un beau jour ensoleillé : « Impassibles, pour ainsi dire, au brouhaha, à l'impulsion du mouvement physique ; toutes ces âmes, privées de leur moteur ordinaire, auquel elles sembloient avoir échappé pour un instant ; toutes ces âmes étoient dans un apparent repos d'inertie, le même pour toutes, quoique nuancé par la physionomie d'habitude de chaque individu105. »

68 Mais l'auteur ne parle pas seulement de la vibration mélancolique de ses fibres. Ce qui frappe c'est la dialectique du repliement et de l'expansion qui se met en place. En effet, selon Michel Delon, « l'âme énergique veut [...] exister fortement106 ». Il apparaît ainsi un couple dynamique qu'on pourrait comparer à une systole et une diastole. Cette dialectique de la sensibilité, théorisée par Rousseau, se fraie chemin dans le récit de De La Coste. L'ouverture au monde doit être enracinée dans la conscience de soi : « fidèles à la leçon de Jean-Jacques, les âmes sensibles vont se chercher et se perdre au cœur de la nature. [...] L'expansion la plus large s'achève en repli sur soi107. » Michel Delon distingue les quatre formes de ce mouvement de diastole–systole : le repli sur soi, la jouissance de soi, la réflexion, la concentration108.

69 Quand De La Coste décrit sa technique du journal, le repli sur soi devient réflexion :

[...] et descendant les marches du perron, je m'éloignai à grands pas d'un lieu où mon âme avoit été surchargée de sentiment. Je ne m'arrêtai qu'après avoir fait près de deux milles, alors seulement je me repliai sur moi-même, je ralliai mes idées, qui jusque-là s'étoient plus entre-choquées que succédées ; et me trouvant dans mon quartier, je rentrai chez moi, où seul, sans objets de distractions, je jouis une seconde fois des détails de la journée, en les mettant par ordre sur le papier109.

70 Le geste du journal est emblématique du repli sur soi qui « transforme ce qui ne serait vécu, sinon, que passivement, en acte volontaire, en une décision dont l'être goûte les répercussions et les effets dans son for intérieur110 ».

71 Parfois, l'âme sensible, exposée aux violences du monde extérieur refuse de s'imprégner de ce qu'elle perçoit. La réaction à la vue du Monument est très violente : « Cette image, offerte sur les lieux de la réalité, me donna une telle commotion, que je ne peux pas même me rappeler ce que j'ai éprouvé. Ce fut sans doute un bouleversement total111. »

72 Il éprouve une réaction similaire quand l'œil est exposé à une pléthore de beaux objets, comme pendant la visite de la maison de campagne du Lord Temple à Stowe. Le repli sur soi s'accompagne de la réflexion :

Pendant que je parcourais les différents objets dont je viens de vous donner le détail, je passais alternativement de l’émotion du sentiment à l’ébranlement de l’admiration ; et parvenu au terme de ce petit voyage, mon sein oppressé, fatigué même du poids d’une multitude de sensations trop rapidement éprouvées, se soulagea par un long soupir ; je me courbai sur ma canne, et mon âme fixée toute entière dans l’organe de la vue, attirait, se pénétrait du charme idéal que mon imagination, doucement exaltée, ajoutait au charme réel de ces lieux ; l’air me paraissait épuré par la présence des manes auxquelles ils servaient d’élysée112.

73 Cette description d'actions (Jean-Michel Adam) est marquée par « une dominante de prédicats fonctionnels113 » : parcourais ... viens ... passais ... se soulagea ... me courbai ... attirait ... se pénétrait ... ajoutait ... paraissait. L'imparfait, temps descriptif par excellence, crée un arrière-plan (H. Weinrich)114 sur lequel se détachent des actions au présent et au passé simple. Jean-Michel Adam explique ce genre d'alternance par le fait que l'imparfait à lui seul « risque d'atténuer la valeur d'événement des actes mis en scène (entendons par événement ce qui fait passer d'un état à un autre, ce qui assure une transformation d'états)115 ».

74 Comme le remarque Michel Delon, la jouissance de soi « n'est pas à la portée de n'importe qui, [elle] nécessite une indépendance morale, une énergie psychologique116 ». De la Coste fait allusion à la difficulté d'atteindre cette force d'âme supérieure : « ce n'étoit point de la tristesse ; je jouissais de la teinte mélancolie qui enveloppoit mon âme ; et je ne voulus point la mettre au hasard de la disposition dans laquelle elle se trouvoit. Il n'en est pas de même avec vous ; la mer nous sépare, en vous écrivant, je jouis sans distractions [...]117. »

75 Mais il doit aussi se sentir partie d'une collectivité sociale. Il s'ouvre donc sur le monde et réfléchit sur le genre humain :

tel fut, pendant près d'une heure, le monde nouveau pour moi, dans lequel s'égara mon imagination exaltée par l'idée d'audace attachée à chacun de ses habitants, et par celle de puissance, empreinte sur son ensemble. Aussi, me fut-il impossible de supporter la solitude de moi-même, lorsque je fus rentré dans mon cabinet ; je ne m'appercevois au sein du calme silencieux qui m'enveloppoit, que dans la proportion d'un atome flottant dans le vuide ; je me hâtai de dîner, et je fus au théatre de Durilane chercher l'oubli de la journée, dont le mouvement trop rapide de mes idées me faisoit un besoin118.

76 Chez De la Coste, la bienfaisance des Lumières119 devient philanthropie : « Si j'avois à faire un choix entre les différentes manières d'être, qui varient alternativement le tableau du cœur humain, il tomberoit, n'en doutez pas, sur cette heureuse philanthropie, que vous me reprochez presque : le jour s'enfuit si doucement, lorsque l'équilibre des humeurs a monté mes affections morales au ton de l'expansive bienveillance [...] 120. » Aussi, il écrit à la fin de son aventure anglaise : « Enchanté sous la baguette de l'imagination, je respirois, sur la boue fétide du port, un air qui dilatoit, qui grandissoit mon être ; [...] mon individu étoit jouissance de l'une à l'autre extrémité121. »

77 La scène classique d'expansion dans les récits de voyage à Londres est la vue panoramique offerte par l'Observatoire royal :

Greenwich est situé sur le bord de la Tamise, et adossé à la montagne sur laquelle s’étend le parc du même nom. On me proposa d’entrer dans un canot pour jouir du coup-d’œil de l’ensemble, qu’on ne peut embrasser que du milieu de la rivière ; et de ce point qui semblait avoir été calculé en faveur des matelots en activité, pour être le centre des rayons divergents de la perspective ; je fus tellement frappé de la beauté, de la richesse et du luxe d’architecture qui se développaient sous mes yeux, que je ne pus résister au besoin de connaître les raisons d’une magnificence dont le prix énorme devait être en moins dans les fonds d’entretien de la maison ; mais j’appris avec plaisir qu’il était le tort des circonstances, et non celui d’une administration plus orgueilleuse que bienfaisante. L’aile gauche, qui est un massif carré, ouvert dans son centre par une vaste cour, et décoré dans son pourtour extérieur d’une colonnade d'ordre corinthien de toute élévation, avoit été bâtie sous Jacques II […] on construisit une seconde aile parallèle [...] on termina les deux ailes par deux bâtiments détachés, du même style que les premiers, égaux en profondeur, et respectivement prolongés dans la largeur, sur un quart d’espace de la cour, dont le resserrement, plus fortement prononcé à l’œil par l’élévation de deux dômes, placés sur le carré de deux angles d’ouverture, conduit la vue sur la montagne qui sert de rideau à la perspective122.

78 Les « grilles descriptives » (Philippe Hamon) organisent la séquence selon deux principes complémentaires : topographique (« l'aile gauche », « une seconde aile parallèle », etc.) et chronologique (l'histoire de la construction de Greenwich). Le voyageur, posté sur une éminence, jouit de la vue panoramique et essaie d'en faire la description la plus complète possible.

79 D'ailleurs, le panorama, phénomène culturel fulgurant, apparaît à la même époque et prend son essor pendant le XIXe siècle. Selon Bernard Comment, il incarne « le désir de la maîtrise absolue qui procure à chaque individu le sentiment euphorique que le monde s’organise autour et à partir de lui, un monde dont il est en même temps séparé et protégé par la distance du regard123 ».

80 Sous la plume de De La Coste, toutes ces traditions fusionnent pour faire apparaître un autre type de description, certes hétéroclite, mais pas dépourvu d'intérêt. Le Voyage philosophique donne lieu à ce qu'on peut appeler une description philosophique de la ville. Nous savons que le titre du récit est de la main de l'éditeur, mais les journaux de l'époque approuvent ce choix et l'expliquent124.

81 Le Journal de Paris se penche le plus sur la méthode du voyage de De La Coste et la légitimité du qualificatif philosophique :

Un des caractères du vrai philosophe est de chercher l'influence du gouvernement d'un peuple sur ses mœurs, sur ses habitudes, sur ses principes : chaque lettre de ce voyage est rédigée dans cet esprit. [...] Cette méthode n'a qu'un inconvénient, c'est de faire conclure trop souvent du particulier au général : mais quand elle est bien appliquée, elle jette un grand jour sur ce qui distingue une Nation d'une autre ; et aucun peuple n'est plus susceptible que les Anglois d'être considéré sous ce point de vue, parce qu'aucun n'a une constitution plus déterminée, et ne fait mieux apprécier ce qu'il lui doit. Notre Voyageur étend ses observations sur tout ce qui mérite d'être étudié125.

82En effet, par le biais de l'étude de cas et de l'analogie, De La Coste met en place une véritable méthode inductive qui lui permet de faire des observations sur l'être humain.

83 C'est aussi l'opinion des Affiches de province :

On reconnoît avec plaisir que le Voyageur n'a point parcouru la ville de Londres sur-tout en étourdi ; qu'il a su se demander ce qui frappoit ses yeux ; et les regards de notre penseur s'étendent sur le moral même que sur le physique. Il est entré dans ce qui a composé la Législation angloise, l'Administration, le Commerce : il a eu le bon esprit de ne pas négliger les moindres détails, persuadé, avec raison, que de l'examen des petites choses, on parvient à la connoissance des grandes [...]126.

84À son tour, le Journal encyclopédique apprécie les remarques de De La Coste sur le caractère national anglais127.

85 Les réactions des journalistes concordent pour dire la nouveauté du regard posé sur des objets connus depuis longtemps et la rareté des observations « qui ne se trouvent pas chez les Voyageurs ordinaires128 » car ils ne possèdent pas cette sensibilité aux détails de la vie quotidienne.

86 La curiosité de De La Coste le range dans la catégorie des voyageurs philosophes. Cette volonté de tout connaître qui donne lieu à des observations peu communes, fort appréciées par les journaux de son temps s'imbrique dans les descriptions « énergiques » de la grande ville et dans les tableaux sentimentaux. À notre avis, c'est précisément ce mélange assez difficilement maîtrisé par endroits qui attire les critiques des journalistes pour lesquels le style représente le point faible du récit. Mais à y regarder de plus près, on devine la cause de leur réaction. De La Coste mêle plusieurs savoirs et plusieurs traditions d'écriture. Cette fusion des modèles ne peut passer inaperçue pour des journalistes qui ont des critères stricts pour l'évaluation des récits de voyage considérés « comme un genre proche du document129 ».

87 Le Voyage philosophique propose donc un bel exemple de description urbaine avant ce qu'on pourrait appeler, à l'instar de Denis Reynaud, « le moment d'une subdivision des tâches descriptives130 ». Apparaît ainsi la relation intime qu'entretiennent plusieurs modes descriptifs, le cas échéant, la description d'histoire naturelle, la description sentimentale, la description sensualiste. D'ailleurs, le récit de voyage est un genre qui se prête à la juxtaposition des types de discours hétérogènes, d'où son rôle pivot dans plusieurs traditions d'écriture131.

88 Considérons cette étonnante description d'une pompe à feu :

Je n'avois point d'objet, mes idées étoient vagues ; j'ai apperçu une des pompes à feu qui fournissent de l'eau à différents quartiers ; et je m'en suis approché, ou, pour mieux dire, j'y ai été poussé, non par la curiosité, je connaissois celle de Chaillot, mais par un je ne sais quoi que je ne peux définir, et que, cependant, je hasarderai de nommer un tribut, un hommage sentimental à l'auteur d'une invention, que l'industrie angloise commence à rendre d'une utilité presque générale. En effet, ce n'est pas seulement à procurer quelques filets d'eau aux habitants des villes, qu'elle est employée par ces hommes que travaillent continuellement les besoins ; mais à suppléer le manque de courants nécessaires au jeu des grandes machines [...].

Le premier cas est offert à Manchester, où un bassin remplit l'objet d'une rivière, en recevant le même fluide qu'il fourni pour le mouvement des roues, en même temps que la machine lui enleve un égal volume, successivement restitué. Le second, aux mines de charbons, où elle satisfait le double besoin de dessécher les galeries, et d'élever le charbon qui en est extrait, par le mouvement de rotation que l'eau enlevée donne à un grand rouet, encaissé, sur lequel tombe avant de se perdre dans les canaux de dégorgement. Ces deux exemples, auxquels je pourrois en joindre une multitude d'autres, sont une donnée d'après laquelle il vous sera facile de concevoir à combien d'objets différents on pourroit, avec succès, appliquer cette importante machine132.

89 Sans faire appel à la raison, le voyageur se laisse guider par le sens de la vue. Ses sensations sont transformées en idées par l'énergie de son organe visuel. Le choix d'un pantonyme anodin tel une pompe à feu est vite expliqué par l'idéal d'utilité, caractéristique du siècle des Lumières.

90 Dans un premier temps, selon la tradition de la description d'histoire naturelle, il décrit un objet exemplaire, car il manque l'opération de mise en relation spatiale. En revanche, l'assimilation comparative avec la pompe de Chaillot est bien présente. L'énumération des fonctions de l'objet lui permet de faire des observations philosophiques, selon l'acception des journaux, sur l'industrie anglaise.

91 Fidèle à sa tâche pédagogique, il continue avec des exemples précis dont il décrit en détail le fonctionnement. L'étude de cas et l'analogie débouchent sur des considérations générales.

92 Mais nulle part ailleurs De La Coste ne réussit mieux le mariage des différents types de descriptions que dans le dernier coup-d'œil sur Londres. La séquence est assez longue, mais à notre avis, indispensable pour comprendre les mécanismes de ses descriptions hybrides :

Il était minuit lorsque je montai en voiture [...] je ressentis quelques peines à quitter Londres ; je baissai une glace ; et à la clarté de ces nombreuses lampes, dont la lumière tranquille repose également sur toutes les parties du pavé et des murs, j'examinai, avec la même attention qu'au jour de mon arrivée, ces rues spacieuses, dont l'aire gémit, pour ainsi dire, sans relâche, sous le poids des productions de l'univers, qui s'y croisent en tout sens aux ordres du génie commerçant ; ces trottoirs, où le lord, comme l'artisan, n'a en propriété que la portion d'air nécessaire au jeu de ses poumons ; où le porte-faix, courbé sous sa charge, marche d'un pas cadencé, sans redouter le choc d'un essieu, dont ne répond pas l'insolent conducteur d'un char blasonné ; ces maisons, sans autre ornement qu'une propreté qui flatte l'œil, et présente à l'esprit la double et douce idée de l'aisance et de l'égalité ; ces conduites souterraines d'une eau amenée par la bienfaisance patriotique, pour délivrer le sommeil du souci des incendies ; ces spacieux marchés d'un abord facile, où l'air circule sans obstacles, et entretient la salubrité dans des rues formées par des boutiques alignées, qui, sous l'aspect le plus satisfaisant pour les sens, offrent aux besoins la réunion de tous les objets de consommation alimentaires : ces places, de formes régulières, destinées à perpétuer la mémoire d'un grand homme, comme celui d'un roi ; ces vastes édifices, consacrés à l'humanité souffrante ou nécessiteuse ; [...], etc., etc133.

93 Le dernier tableau de Londres fait écho au début de la première lettre (« Il était nuit lorsque j'arrivai à Calais134 »). Le récit est placé sous le signe de la nuit ou pour citer son éditeur, « dans le vaporeux de la demi-teinte135 ». Le verbe « examiner » régit toute la séquence, d'où la pléthore de détails. Une dernière fois, l'expansion et le repliement se font suite. L'image de Londres à travers la glace baissée de sa voiture renvoie au modèle pictural par la mise en place d'un cadre et par la description de la lumière dans laquelle baigne le paysage urbain. Le thème-titre apparaît en tête de séquence et ensuite, par aspectualisation, De La Coste reprend toutes les parties de la capitale britannique (« rues », « trottoirs », « conduites souterraines », « marchés », « places ») avec leurs propriétés. Une fois de plus, la fonction pédagogique est évidente, la séquence est conçue dans un esprit qui rappelle l'étape de fixation des connaissances. La multiplication des sous-thématisations donne lieu à une expansion descriptive considérable qui permet la reprise des observations sur la société anglaise, ainsi que les soucis urbanistiques de l'époque.

94 Le dernier regard sur la Tamise s'accompagne ensuite d'une comparaison avec la ville de Carthage. Le voyageur reprend et enrichit l'image du port de Londres qu'il avait décrite dans sa troisième lettre136 :

Le coup-d' œil rapide que je donnois à chaque objet, étoit un tribu acquitté au génie politique, civil ou religieux qui en étoit le créateur ; et mon dernier hommage fut rendu à celui du commerce, en appercevant, du pont de Londres, cette forêt de mâts rassemblés de toutes les parties du globe, qui, à la lumière vacillante de la lune et dans le silence du repos des êtres, se balançoient majestueusement au sein de cette nouvelle Carthage. Cette idée étoit trop grande pour ne pas absorber tout autre intérêt ; je levai la glace baissée, en entrant dans le quartier de Soutwark ; je m'enfonçai dans ma voiture et je soupirai...[...] oh ! ne m'en voulez pas mal ; cependant le regret pesoit sur mon cœur. [...] Tout ce que j'y avois sentimentalement admiré, formoit sur la toile de mes souvenirs le tableau le plus intéressant, cette fraternité religieuse, cette bienfaisance expressive, cette éducation en commun, faites, pour l'enfant de l'artisan, aux frais de la nation. [...] tous ces objets, dignes de la vénération de tout être sensible, venoient se ranger successivement sur la toile que dérouloit lentement le regret137.

95 Une fois que l'expansion spatiale et temporelle arrive à son apogée, l'âme sensible doit se replier sur soi et réfléchir. À l'intérieur de la voiture, sans regarder la ville, il peint le tableau moral de Londres sur « la toile de ses souvenirs » en utilisant les mêmes procédés descriptifs que pour le tableau physique. La réflexion débouche sur la jouissance provoquée par le portrait idéal de la ville :

Les abus, les défauts, les vices ne faisoient point ombre dans ce tableau, dont les parties n'avoient nul besoin du secours des oppositions : je n'appercevois ni l'orgueil maniant l'urne de la bienfaisance, ni la morgue du riche, [...] ni le génie commerçant dégénéré en esprit mercantille, ni le caractere parlementaire modifié dans le creuset du trésor royal, etc., etc. Mon immagination commandée, n'éclairoit du colosse Anglois que les contours heureux, dont le trait doux convenoit à l'affection présente de mon ame : et cette jouissance l'enveloppoit tellement, que mes organes l'avertissoient, sans en être entendu, des impressions qu'ils recevoient du dehors [...]138.

96 La magie de la mémoire sublime la perception. Ce vécu émotionnel de l'espace urbain renvoie à la leçon de Rousseau. L'âme énergique ne va pas seulement se chercher dans la nature, mais également au milieu de la grande ville. Voici, in nuce, la lecture de Rousseau faite par De La Coste.

97 Dans le cas du Voyage philosophique, c'est précisément cette expérience émotionnelle de l'espace urbain qui frappe d'entrée de jeu. La ville apparaît déjà comme un immense réceptacle de l'âme humaine. Pour paraphraser Michel Delon, à partir des agitations du monde et du corps, De La Coste arrive à atteindre le calme des idées et de la beauté pure139. La ville se prête à merveille à ce double mouvement de la conscience car elle invite tant à l'introspection qu'à la méditation sur l'être humain.

98 L'auteur est à la recherche d'une méthode qui ne saurait se donner d'emblée. Elle est sinueuse, la pensée se déplie et se replie. C'est une méthode à l'image de son objet, fragmentaire, voire kaléidoscopique. Le texte cherche modestement une voie personnelle et il la trouve dans la superposition des différents modes descriptifs. Le style gaucher à première vue laisse entrevoir « [...] un habile horloger qui se rend compte des plus minces ressorts dont est formé son ouvrage140 ». Car le récit de voyage n'est pas seulement « l'ancêtre du discours savant141 », il annonce aussi le pan de textes que K. Stierle appelle littérature de l'expérience de la ville. De cette ambiguïté, le Voyage philosophique de De La Coste participe pleinement.

99 Surtout, le récit est difficile à situer faute de plus d'informations biographiques, mais il vérifie nombre d'hypothèses qu'on peut faire sur la littérature de voyage de cette époque charnière, notamment sur la description des deux capitales voisines et rivales : Paris et Londres. Aussi, nous espérons qu'il fera l'objet d'autres réflexions plus approfondies.

100 Nul ne peut nier la part d'émotion véritable qui saisit le lecteur, ni le charme de ce regard philosophique posé sur le monde. D'ailleurs, le texte lui-même explique les conditions idéales de sa réception : « les images douces ne se peignent sur la toile de l'âme que lorsqu'elle est préparée pour les recevoir ; [...] la surface veloutée qui, seule, leur convient et peut les retenir [...]142. »