Colloques en ligne

Steeve Sabatto

L’interprétation de la trame urbaine par Idelfonso Cerdà à la ville industrielle barcelonaise : entre innovation et exégèse

1Cette intervention est motivée par une interrogation sur les qualités et les propriétés du langage dessiné, et plus particulièrement de ce qu’on pourrait nommer son caractère « dégénéré » ou encore polysémique pour prendre un qualificatif appartenant au champ de la linguistique, c'est-à-dire la capacité d’un même système formel à proposer des éléments de réponse à des problématiques différentes par le lieu et l’époque où il se trouve être sollicité, réactivé ou encore nié.

2Le motif du plan en damier est affecté de cette « pathologie », comme en témoigne sa réactivation par l’ingénieur madrilène Idelfonso Cerdà en réponse aux problèmes posés par la ville industrielle du milieu du XIXe siècle, en s’appuyant sur le modèle des villes coloniales hispano-américaines mises en place au XVIe par la couronne d’Espagne pour les villes sud-américaines. Il serait tentant de voir entre celles-ci une filiation généalogique puisque cet héritage est assumé par l’auteur de la Teoria1 comme « un système si parfait qu’il servit de type et de modèle à nombre de villages dont les plus réussis2 ». Cependant les sources disponibles sont insuffisantes3 pour que les conditions de systématicité et d’exhaustivité nécessaires à une étude comparative soient remplies. Le recours que l’on fera au modèle colonial hispano-américain devra, dans ce présent travail, être entendu comme des jalons, et aucunement comme des éléments visant à établir une filiation généalogique.

3Ainsi, cette présentation va s’évertuer à dégager les traits novateurs de la Teoria avec les outils conceptuels sollicités et construits par Idelfonso Cerdà pour l’étude des faits concrets urbains, et le dessin du plan d’extension de Barcelone qui suivra la démolition de ses remparts en 1854.

4À cette fin, on regardera successivement :

5— Le contexte de l’émergence du plan d’extension conçu par Cerdà pour la ville de Barcelone,

6— Le rôle fondamental de la philologie dans la construction d’un mode discursif « scientifisant » par le développement d’outils conceptuels (statistique et technico-anthropologique) à la compréhension de la dynamique de l’urbanisation,

7— La spatialisation du modèle au travers du critère de la communicativité.

La Teoria : circonstances d’une imposition ou circonstances d’une émergence !

8C’est en 1859, par l’ordonnance royale du 7 juin 1859, que le Ministère des Travaux publics espagnol impose la proposition dessinée par Idelfonso Cerdà pour l’extension de Barcelone en dépit du choix de la municipalité en faveur du projet de Antonio de Rovira y Trias à l’issue du concours lancé dans le courant de la même année. Or c’est, 8 ans après, dans un contexte très polémique, qu’est publiée au compte de l’État, La Teoria.

9Cette publication pourrait être assimilée à juste titre, compte tenu du moment de son entrée dans la sphère publique, à une campagne de communication et de légitimation populaire. Toutefois, ce serait se tromper que de restreindre La Teoria à une « fonction d’accompagnement » post-traumatique, car :

10– d’une part, sa taille de 2000 pages s’y prête mal,

11– d’autre part, l’inscription historiographique de la genèse de l’ouvrage et l’implication politique de l’auteur à la vie de la capitale catalane peuvent aisément donner la preuve de son antériorité à la date de 1859.

12Pour comprendre le caractère traumatique des réactions, il convient avant d’entrer dans l’analyse de ce texte, de poser quelques repères historiques sur la capitale catalane et de son inscription dans l’histoire économique et politique de l’Espagne. En effet, Barcelone présente un caractère critique qui a sans doute été instructif au développement du travail de l’ingénieur madrilène, et dont la cristallisation réside dans l’objet architectonique des remparts.

13Je propose donc dans ce qui suit de mettre en évidence comment les remparts barcelonais, justifiés au XVIIIe par une politique d’astreinte spatiale coercitive, deviennent l’hypothèse fondamentale d’une opportunité foncière propice à une spéculation sur l’espace qui trouve sa pleine intensité dans le courant de la première moitié du XIXe siècle.

La construction des remparts de Barcelone

14C’est en 1719 que Philippe V ordonne la construction des remparts de Barcelone, en répression à son ralliement de la ville à la cause de l’archiduc Charles de Hasbourg dans la guerre de succession. Si leur construction est justifiée par des considérations défensives, il convient de noter qu’elles recèlent sans aucun doute une vocation répressive au développement de la cité catalane. Outre des astreintes commerciales, fiscales et culturelles mises en place par la couronne d’Espagne (Traité de Nueva Planta4, 1716), je souhaite confiner l’analyse des mesures répressives aux données spatiales de la ville. Dans ce cadre, deux points sont à noter.

15Le premier réside dans le dimensionnement des remparts construits puisque, comme le souligne Antonio Lopez Aberasturi5, il ne laisse aucune marge d’extension entre le front de ses constructions d’alors et son tracé. Leur existence n’est donc pas simplement défensive comme a pu l’être la construction tardive de celles de Vienne pour éviter la répétition de l’épisode de l’invasion turque, ou encore administrativo-financière à Paris, par la mise en place d’une taxe d’entrée aux marchandises gérée par la barrière des Fermiers Généraux, mais remplit clairement une fonction coercitive de par sa spatialité.

16D’autre part, la mesure de ces restrictions spatiales ne doit être estimée uniquement qu’en termes physiques, mais aussi par rapport à une culture spatiale urbaine. On peut en introduire un autre, qui permet d’aller dans le sens de l’argument proposé par Françoise Choay6, mais aussi d’en jauger la valeur répressive au regard de la culture hispanique de l’espace... à savoir la ville coloniale hispano-américaine. En effet, celle-ci va à contre-sens d’une culture hispanique de l’espace urbain qui s’est exprimée dans le développement du modèle de la ville coloniale hispano-américaine ; de ce modèle urbain qui a trouvé des milliers de fois l’opportunité de s’éprouver sur le continent sud-américain, et dont le dessin est précisé en ces termes par l’Ordonnance Royale de 1523 émise sous Charles Ier, qui stipule :

Et quand on a choisi le lieu de l’implantation de la ville, la répartition des places, rues et terrains seront tirées au cordeau depuis la place principale et prolongées jusqu’aux portes et chemins en prenant soin de laisser un espace vide afin qu’avec la croissance de la population, le développement de la ville puisse se poursuivre suivant la même forme7.

L’arrivée au pouvoir des forces libérales et l’industrialisation

17La fin du XVIIIe amorce la déstabilisation d’une prospérité espagnole essentiellement basée sur le monde rural, avec la guerre d’indépendance contre l’occupation napoléonienne. De l’abdication de Ferdinand VII, en 1808, s’ensuit la mise en place d’une constitution nouvelle qui prend appui sur les classes supérieures de la population espagnole, mais aussi sur le même mouvement d’une résistance populaire pugnace. Cette résistance, prosaïque par la multitude des visages politiques qui la compose aboutit à la victoire contre les forces françaises en 1813 et la restitution de la couronne d’Espagne à Ferdinand VII, mais aussi à une polarisation des idéologies qui y sont représentées. Les années de guerre contre l’Empire de Napoléon préparent l’instabilité d’une politique intérieure qui oppose dans un premier temps les Absolutistes monarchistes et les Libéraux modérés. L’installation de ces derniers au pouvoir à partir de 1833 avec le règne d’Isabelle II, sera confortée par la défaite des Carlistes en 1839.

18Une politique sur la propriété foncière est alors menée par les Libéraux modérés redessinant profondément le visage des acteurs fonciers et immobiliers avec la mise en vente forcée des biens ecclésiastiques et communaux qui finiront dans les mains d’une nouvelle classe de propriétaires. Si la concentration des biens fonciers se déplace de mains en mains, elle ne répond plus aux mêmes logiques spatiales : en effet, les tenants de cette société de classe exploiteront l’exode rural, et celui de la contrainte spatiale des enceintes de la capitale catalane, en maintenant en place8 les conditions nécessaires et favorables à la prospérité aux mécanismes spéculatifs sur le logement, avec une hausse des loyers et d’autre part une stratégie de densification sans commune mesure. Barcelone présente alors la densité urbaine moyenne la plus forte d’Europe avec 864 hab./ha (pour une population urbaine de 150 000 habitants) contre 348 hab./ha à Madrid et 714 hab./ha pour Paris (voir planche I). Certains secteurs présentent des pics de densité de 1 724 hab./ha qui ne sont dépassés qu’en Angleterre dans les quartiers ouvriers de Liverpool avec 2 989 hab./ha).

La catégorisation philologique, assise à la capacité analytique de la statistique à la science urbaine

19Suite à la grève générale du 3 juillet 1854, en 1855 une délégation composée d’une commission d’ouvriers et de corporations locales, dont Ildefonso Cerdà faisait partie (car il est alors commandant de la Milice Nationale à Barcelone) est envoyée à Madrid pour négocier avec le gouvernement des dispositions contre les conditions de vie insupportables dans lesquelles la classe ouvrière se trouve plongée. La négociation est un échec, à la suite de laquelle Ildefonso Cerdà propose la réalisation d’ « un mémoire statistique » pour rendre compte de façon irrécusable des conditions de vie des ouvriers de la ville et de la justesse de leurs revendications. L’enquête se matérialise dès 1856 dans une première version de la Teoria où le rôle de la statistique dans la « science de l’urbanisation » trouve déjà une formulation complète qui prend valeur d’instrument dans « la science de l’urbanisation » préalable à toute conception dessinée :

Pour le technicien qui fait un projet d’urbanisation pour une population donnée, ce type de statistique est un outil fondamental ; compte tenu de notre organisation sociale, il serait actuellement absurde et erroné de vouloir consigner chaque classe sociale dans des rues ou des quartiers à l’avance9.

20Cette enquête n’est pas une enquête sociologique traditionnelle, car pour la première fois elle met en évidence l’interaction entre des paramètres spatial et socio-démographique urbain par l’introduction de l’instrument statistique. Barcelone est donc un échantillon prototype exemplaire, c’est à dire capable de prendre une valeur de modèle dans son produit mais aussi, et surtout dans le procès de sa conception. Ildefonso Cerdà rappelle, que si le premier tome atteint l’universalité dans la généralité d’une démarche analytique entreprise dans le cadre d’une genèse technico-anthropologique de la ville, le second (tome) consacré à la Statistique urbaine de Barcelone y tend tout autant (à l’universalité), mais quant à lui selon un processus fonctionnant sur le mode exemplaire d’une investigation « empirisée » des concrétudes de la ville moderne grâce à l’outil de la statistique10. Cet outil ne pourra être affûté sur la base exclusive des données administratives mises à disposition par la municipalité, car celles-ci sont insuffisantes à l’établissement d’une relation entre espace et occupation humaine. C’est donc cet objectif de démonstration qui justifie le complément de l’appendice Monographie statistique de la classe ouvrière à Barcelone en 1856 sous-titré Spécimen de statistique fonctionnelle de la vie urbaine appliquée concrètement à cette classe sociale qui intègre le second tome de La Teoria. Il n’est évidemment pas question ici de l’invention de la statistique, mais bien plutôt d’un agencement sophistiqué qui opère non seulement dans une transversalité des outils convoqués :

21– la philologie à l’élaboration des catégories,

22– l’anthropologie et la narration structurelle aux principes et lois utiles à l’entendement du développement urbain,

23– la statistique sociologique mise en espace à la quantification du fonctionnement d’une ville (on verra plus loin comment le fonctionnalisme chez Ildefonso Cerdà constitue l’interface dynamique entre deux organismes : contenu/contenant génératrice de l’urbe),

24– formalisation dessinée de ce complexe d’opérateurs.

25L’objet de leur convocation étant leur instrumentalisation au service d’une science de l’urbanisation. Quant au recours à la statistique, on a bien vu que sa constitution adaptée à la science urbaine répond chez Cerdà à une téléologie qui recherche la logique irrécusable des chiffres à la preuve construite de l’inégalité de la distribution des nuisances spatiales dans la population barcelonaise. L’échec du constat qualitatif comme un argument non recevable par les autorités gouvernementales espagnoles en 1855 (alors entre les mains des libéraux progressistes) ne peut trouver appui dans les données chiffrées de l’administration en place et dans une simple analyse réordonnancée de celle-ci mais par un complément de données qu’un contour doit circonscrire. Ce contour n’appartient pas au dessin mais au champ de la philologie. La terminologie chez Ildefonso Cerdà est le ressort fondamental à la dynamique narrative et structurelle de la genèse technico-anthropologique des villes du premier tome L’urbanisation comme fait concret. Et ce n’est sans doute pas un hasard mais le résultat d’une volonté si l’on retrouve le même vocabulaire avec les mêmes pouvoirs discriminants dans le premier tome – qui traverse les temps archaïques pour arriver jusqu’à l’ère de la ville industrielle dont la localisation n’est évoquée qu’au travers de facteurs génériques non spécifiés d’un point de vue culturel mais exclusivement en termes techniques et environnementaux (physiques et géographiques) – et dans l’enquête statistique du second tome, consacré à Barcelone. En introduction à ce second tome on trouve l’énumération des précisions suivantes :

– Nous considérons la ville ou le contenant en plan et en élévation

Nous distinguons :

– L’ourdissage viaire constitué par les voies parallèles à la côte,

– La trame viaire constituée par les voies parallèles à la côte.

– Les nœuds de voirie sont les surfaces communes à deux voiries.

– Les tronçons de voie sont les surfaces de voirie comprises entre deux nœuds successifs.

– La nodation de voirie est le système des nœuds.

– Le tronçonnement de voirie est le système de tronçon.

– L’ajour ou maille du réseau urbain est l’ensemble des intervoies et des îlots circonscrits par les tronçons de voies.

– Les élévations qui se trouvent au dessus des mailles ou intervoies sont divisées en étages ou strates11.

26L’intérêt de ce précis est de dresser un paysage terminologique qui montre comment le système de découpage spatial utilisé dans les entrées spatiales des tableaux de données s’élaborent sur la base d’une terminologie mise au point quant à elle au premier tome que l’on retrouve dans cet extrait à travers les termes suivants : voie, intervoie, contenant.

27Les facteurs spatiaux du contenu (densité de population, mortalité) et du contenant (construit) sont systématiquement appliqués à l’intérieur de l’entité spatiale de l’îlot (ou intervoie) pris comme entité élémentaire spatiale à l’analyse de la ville barcelonaise existante. L’entité spatiale de l’îlot est « tri-dimensionalisée » dans une différenciation altimétrique des étages, qui prend une valeur démonstrative très probante, entre autres lorsque I. Cerdà la couple à la distribution du taux de mortalité décennal, et à celui des deux mois et demi durant lesquels une vague de choléra a frappé la ville de Barcelone en 1865.

28C’est ce cadre de catégories qui va permettre le décryptage de la corrélation entre, d’une part, une distribution spatiale des catégories sociales dans une ville et une densité d’occupation humaine et construite, et d’autre part un taux de mortalité enregistré (voir planche II). Ces informations (récemment cartographiées12, voir planche III) ont permis de montrer comment le taux de mortalité est corrélé alors non seulement à une densité de population mais aussi à une densité d’unité de logement. Le résultat de ce tableau dressé par Ildefonso Cerdà pour Barcelone est probant en ce qu’il est strictement redondant et ce dans tous les emboîtements spatiaux du contenu au contenant.

29Pour aller du micro au macro, les densités les plus fortes des unités d’habitation se superposent et se conjuguent aux densités les plus fortes d’habitation par surface de foncier, qui elles-mêmes se superposent et se conjuguent aux densités de population les plus fortes, qui...elles-mêmes se superposent et se conjuguent au taux de mortalité les plus élevés en situation ordinaire ou d’épidémie (les données sont considérées dans l’entité spatiale de l’îlot et rapportée à l’hectare de foncier). L’équation avec son emboîtement spatial des échelles est parfaite. La sinistre perfection de cette équation de l’insalubrité est redevable quelque part d’une acuité du phénomène de spéculation qui est décelable en particulier dans la densité d’habitation par surface de foncier, qui en est le traceur typique. (En effet, il est bien connu des spéculateurs que 2x1 est plus grand que 2).

La capacité projective de la statistique urbaine : de l’intervoie13 comme unité fondamentale à l’instrumentalisation analytique de la statistique urbaine, au foyer14 : unité fondamentale à l’instrumentalisation projective de la statistique urbaine

30Après cet aperçu du pouvoir d’analyse de l’outil statistique sur l’existant, je souhaiterais regarder son activité dans le processus de projection. Pour cela, il nous faut rappeler que si l’entité spatiale retenue par I. Cerdà à l’analyse quantifiée de Barcelone est l’îlot, elle est remplacée dans la projection du plan d’extension de Barcelone par celle de l’habitation. Cette observation est importante car si la question du logement est perçue dès le XVIIIe (avec les architectes des Lumières), c’est seulement à partir du XIXe siècle que la question fait l’objet d’une recherche centrale et massive sur des modes d’approches utopistes ou non (par les utopistes Charles Fourrier, Richard Owen, Ebenezer Howard, mais aussi par des non utopistes tel Haussmann dont Cerdà a pu apprécier les réalisations à l’occasion d’un voyage en 1856 destiné à étudier le système Arnaux qui a été utilisé pour l’implantation du système de chemin de fer de Paris) pour être poursuivie dans tous le courant du XXe siècle. C’est cette entité construite qui articule les deux organismes contenu/contenant, qu’on trouve scandée en tête du premier tome L’urbanisation comme fait concret :

« Indépendance de l’individu au foyer

Indépendance du foyer dans la ville

Indépendance des mouvements dans

la vie urbaine. Ruralisez la ville

Urbanisez les campagnes... »

Replete terram.

31Le choix de situer le noyau de l’édifié et de l’urbe non sur la base du foncier mais sur celle du logement est sans doute une approche conceptuelle qui est à mettre au compte de l’outil statistique. Le relevé des densités d’habitation rend clairement compte de la manière dont la spéculation joue sur la division parcellaire du foncier pour construire les cœurs d’îlot dont l’accessibilité est traitée par des ajouts de tronçon de venelles en impasse15. Si les acteurs privés sont mis en cause quant à la densification insalubre des intervoies16, les acteurs publics le sont quant à eux par l’adoption d’un laxisme intéressé. Cette densification spéculative des îlots s’accompagnant d’une augmentation des entrées d’impôt, leur laisser-faire trouve une pure et immédiate justification financière, qui « s’accommode » de l’insalubrité des habitants qui en occupent les logements. Le processus trouve son dilemme, remarque Idelfonso Cerdà, dans la question de la voirie qui est à charge des autorités administratives. En effet, les rentrées financières générées par la densification (mais aussi par la révolution des nouveaux moyens de locomotions qu’on omet ici sciemment car allant qualitativement dans le même mouvement) auraient dû être investies dans un retraitement complet de la voirie qui aurait permis la gestion de l’accroissement de la circulation qui accompagne cette densification d’occupation. Or qu’en est-il ? Ildefonso Cerdà écrit :

L’ornementation publique, l’aspect général de l’urbe, s’étaient considérablement améliorés. Chaque intervoie ressemblait à un palais. Les rues plus larges et mieux alignées, surtout celles que devaient visiter les étrangers, devenaient de véritables promenades. L’administration, plus par vanité que par souci d’hygiène, plantait des arbres et créait de petits jardins là où elle trouvait de l’espace disponible. Telles sont les dernières transformations des urbes. Elles sont parvenues à un stade de déplorable magnificence qui ne peut satisfaire ni les besoins actuels, ni ceux avenir17.

32L’enchaînement n’est cependant pas fini, il se poursuit pour favoriser l’inertie et l’étranglement des marges de manœuvre des autorités administratives. En effet, l’embellissement de ces rues lorsqu’il est réalisé se traduit par une valeur ajoutée des biens immobiliers qui les jouxtent. Leurs expropriations rendues inévitables par les nécessités de circulation indispensables au fonctionnement global de la ville ne pourront donc se faire alors qu’au prix d’un dédommagement de plus en plus onéreux et difficile à entreprendre. Et enfin, lorsque les rues n’ont pas eu la chance d’être embellies, la densification qui s’accompagne systématiquement du morcellement parcellaire et donc du nombre de propriétaires en rendent la procédure d’expropriation plus difficile en terme administratifs, mais encore en termes financiers puisque le dédommagement se fait sur la base du nombre d’habitation. C’est l’analyse de cette interaction des acteurs dans la fabrique des espaces du séjour et du mouvement qui explique la stratégie isotropique de la proposition d’Ildefonso Cerdà à l’extension de Barcelone. Cette approche s’avère très différente de celle envisagée par le préfet de Seine, non par les difficultés propres à la ville qu’il faut surmonter et sur lesquelles on peut affirmer qu’elles se recoupent toutes deux généreusement dans les grands problèmes urbains émergents au XIXe siècle : hygiénisme, circulation... mais dans le rôle du logement (et de ses prolongements, voir plus loin la question de l’outil urbain) comme étant l’enjeu central du fait urbain à partir duquel se projette l’ensemble à la fois du contenu et du contenant d’un phénomène urbain moderne dont Ildefonso Cerdà rappelle dès les premières pages de La Teoria que l’enjeu n’a pas cessé de résider dans cette raison première qui explique l’implantation des hommes sur des terres voisines : la communication, une qualité, compromise cycliquement par les limites de la ville.

L’inscription de la proposition de Cerdà dans la tradition moderne d’extension de la ville

33Le rôle des remparts comme vertèbre du développement du travail de Cerdà n’est pas neutre, car il peut être considéré dans la ville catalane comme un paradigme qui, tout d’abord cristallise avec une intensité toute particulière un grand nombre de questions relatives à la situation politique, géographique et historique de cette ville à l’égard du reste du royaume espagnol, et plus spécifiquement à la capitale madrilène, mais aussi comme facteur essentiel de sa disparition dans la morphologie de l’actuelle Barcelone. Alors que les villes d’Europe continuent à pratiquer (tout en le revisitant) le thème du pourtour dans les transformations qu’elles entameront, avec des logiques de centre et de périphérie – que ce soit à Vienne avec la construction du Ring en 1863 ou encore un peu plus tôt au milieu du XIXe siècle, dans le Paris haussmannien avec la dilatation de sa limite au-delà de la barrière des Fermiers Généraux, pour absorber les villages limitrophes de Belleville, Montmartre, Monceau, les Batignolles... (en reprenant sagement le thème des portes de Claude Nicolas Ledoux reportées quelques centaines de mètre plus loin, distribuées cette fois le long de la boucle du boulevard des Maréchaux), Barcelone verra non seulement la disparition physique de ce mur d’enceinte comme Paris et Vienne, mais aussi la construction de sa disparition comme tracé constitutif de son identité de la ville industrielle moderne (voir planche IV).

La dynamique philologique de la Teoria assise d’une modélisation de la ville industrielle

34Les grèves catalanes dans lesquelles Cerdà est impliqué lui font prendre conscience du caractère paradoxal des villes, à savoir que la communication donnée comme une des deux composantes fondamentales18 de l’urbe (avec celle de l’habitabilité) induit un processus de concentration, qui est lui-même susceptible d’en compromettre la viabilité de son fonctionnement tant dans l’organisme du contenu et dans l’organisme du contenant :

35– Dans l’organisme du contenu, par la distribution des densités démographiques, et des conditions de vie en milieu urbain est rendue visible grâce à l’outil statistique (voir partie précédente), dont leur corrélation (appelées lois de continuité par I. C.) est indicée à partir de catégories spatiales tridimensionnelles et démographiques, en particulier par le biais du taux de mortalité19.

36– Dans l’organisme du contenant avec ici, la voirie et la difficulté de circuler, la spéculation foncière et l’envolée des loyers, les activités industrielles et ses nuisances...

37La question du fonctionnement se situe dans un processus de régulation de ces deux organismes qui sont interdépendants, mais dont les existences respectives sont liées à l’idée de fonctionnement. Le découpage des éléments en termes de contenu et de contenant n’est pas à comprendre comme un contenu envisagé comme actif qui s’inscrirait dans une forme, le contenant étant envisagé quant à lui comme passif. Pour le montrer, il suffit de relever que tous deux ont indifféremment droit au qualificatif d’organisme20. Tout deux sont donc actifs, plus précisément co-actifs, et présentent des logiques qui se déclarent propres21. L’argument philologique est-il valide ? Décrire la conception du fait urbain chez Ildefonso Cerdà, à travers la terminologie est un critère d’analyse nécessaire puisqu’elle a été tout au long de la vie de l’auteur l’objet d’une préoccupation constante (il y retravaillait à la fin de sa vie), mais plus encore, on peut avancer qu’il y a aussi pertinence à envisager la question de sa suffisance dans la production de son œuvre.

38L’affirmative de cette piste ou sa négation fait de l’outil philologique, dans les deux cas d’hypothèse, le point névralgique de la Teoria. En effet, l’outil philologique est investi pour trouver une continuité terminologique :

39– d’une part en termes temporels puisque c’est le même socle terminologique qui traverse les échelles de temps long, en particulier dans l’approche technico-anthropologique du phénomène développée dans le premier tome et dans l’échelle du temps court dans le second tome par l’investigation statistique spatialisée du fait social urbain,

40– et d’autre part, afin d’avoir simultanément capacité de lecture descriptive sur une situation urbaine existante, et capacité de projection sur le fait urbain.

41Ce sont les mêmes termes catégoriaux et opérants que l’on trouve à la fois dans le diagnostic d’un état existant, et dans l’alternative de la conception d’un état projeté. En cela, ce travail n’est pas seulement un complexe méthodologique adapté aux spécificités des problèmes du fait urbain de la ville moderne industrielle, mais aussi une épistémologie prise au sens d’un savoir qui fonde, et soutient une compréhension transhistorique de la perception de la dynamique du fait urbain concret qui remet en perspective l’intelligibilité des villes présentes, futures, mais aussi passées. C’est la recherche des moteurs communs aux faits urbains qui induit la substitution de la notion de composition urbaine, pour celui d’urbanisation et d’urbe comme produits d’un phénomène universel qui fonde l’élaboration de la science de l’urbanisation dont Ildefonso Cerdà en est l’un des pères (sinon le).

42Ce découpage du fait urbain en deux organismes contenu/contenant aux logiques propres se retrouve-t-elle dans une dichotomie inhérente à leurs « natures substantielles » respectives : humain/matériel ? Or, si l’on regarde quelles sont les catégories qui intègrent le contenu, on retrouve celle déjà utilisée par l’administration (sexe, état civil, âge et conditions sociales) dont il nous est précisé qu’elles sont complétées par d’autres critères. Dans le cas des catégories sociales, des critères spécifiques ont dû être mis au point pour décrire la classe ouvrière. Jusque-là rien de troublant, toutefois, dans le même paragraphe, l’auteur ajoute un groupe de critères pour décrire le contenu qui sort du double découpage associé : contenu/contenant – humain/matériel, dont l’importance tient à l’enjeu d’un classement des individus établi sur la base de critères spatiaux, en fonction de leurs outils urbains22.

43Pourquoi ne trouve-t-on pas le logement (espace du séjour) et le mode de transport (espace du mouvement) dans la catégorie de l’organisme contenant ?... mais dans le contenu ?

44On trouve cependant dans la Teoria d’autres propos contradictoires par rapport à ce qu’on vient juste de mettre en évidence, et à l’ambiguïté introduite dans la dichotomie entre humains et non humains. L’auteur affirme en introduction à la première partie que l’étude de sa dynamique unitaire constitue l’objectif essentiel de la Teoria :

D’abord, il fallut donner un nom à cette mare magnum de personnes, de choses, d’intérêts de tout genre, de mille éléments divers qui semblent fonctionner, chacun à sa manière, d’une façon indépendante. Mais une observation minutieuse et critique découvre qu’ils entretiennent des relations constantes les uns avec les autres et que, par conséquent, ils finissent par former une unité. Je sais que l’ensemble de toutes ces choses, pris surtout dans sa dimension est appelé cité. Or mon objectif n’était pas d’exprimer cette matérialité, mais plutôt comment, et selon quel système se sont formés ces groupes, comment ils se sont organisés et comment ils fonctionnent : en plus de la matérialité, je voulais désigner l’organisme, la vie, pour ainsi dire, qui anime la partie matérielle23.

45Elle est ici envisagée dans le sens d’une instrumentalisation de l’objet par l’homme et d’une distinction dichotomique du monde des objets de celui des hommes. On remarque donc que l’auteur tente de reprendre ses distances quant aux conséquences posées par sa réflexion relationniste sur la nature des entités constitutives de la ville mais « le ver est désormais dans la pomme ». C’est désormais en termes de capacité qu’est entendue l’activité humaine (contenu), d’une capacité affectée par les objets techniques (contenant) dont on verra plus loin comment Idelfonso Cerdà sera tout particulièrement attaché à sa distribution isotropique dans l’étendue de la ville auprès de chacun et tous ses habitants dans le Plan d’extension de Barcelone.

46Peut-on dire qu’on est là devant l’installation organisée d’un complexe d’acteurs réseaux, pour reprendre la terminologie de Bruno Latour24 ou encore de celle d’individuation chez Gilbert Simondon25 ?

47La coïncidence terminologique entre la définition de l’individuation technique chez G. Simondon et la description des entités qui participent à la dynamique urbaine est troublante. Lorsque Gilbert Simondon introduit le milieu comme la condition nécessaire et suffisante à la constitution complète de l’individu technique, cette condition paraît difficilement envisageable dans le cas de l’ensemble des acteurs de la ville, le processus d’individuation technique l’est quant à lui, lorsqu’on retrouve dans leurs textes l’emploi du terme ensemble pour désigner ce qu’il n’est pas, à savoir une adjonction de phénomènes indépendants.

48On se trouve devant une intrication (ou une hybridation?) du matériel ou plus précisément d’un « potentiel » du matériel qui affecte le contenu du fait humain entendu comme fait exclusivement biologique. L’équité de l’accès à la communication constitue la grande modernité distinctive de La Teoria et du plan d’extension de Barcelone. Si l’on retrouve aussi le thème de la circulation (viabilité dans la Teoria) dans les profondes refontes menées dans d’autres pays d’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle que ce soit dans le Paris d’Haussmann, ou encore le Ring viennois, la question de la communication n’est pas envisagée comme condition vitale et nécessaire de la ville moderne mais bien plutôt comme un moyen ; celui de la construction d’un paysage instrumentalisant la communication dans l’échange de la marchandise, et dont Walter Benjamin en décèle clairement les mécanismes en écrivant dans Paris, capitale du XIXe siècle :

La foule est le voile à travers lequel la ville habitée fait un signe de l’œil au flâneur, comme une fantasmagorie. Dans la foule, la ville est tantôt paysage, tantôt boutique. Les deux constituent ensuite le magasin par lequel la flânerie même devient utilisable pour l’échange des marchandises. Le magasin est le dernier tour des flâneurs.26

La communicativité comme enjeu d’une formalisation dessinée

49Prolongeons malgré tout la proposition dans ses aspects opérationnels. Ildefonso Cerdà réalise l’étude de l’urbe en établissant d’une part une grille de lecture composée de trois entités élémentaires : voirie, intervoirie, habitat et d’autre part en en révélant leur « tissage », c’est-à- dire les relations dynamiques que ces entités entretiennent entre elles dans le processus de fabrication de la ville au travers des relations d’interaction causales à l’intérieur et entre les bi- pôles, mouvement / séjour, et, intérêts particuliers / intérêt général dans une trans-historicité des villes (livre II) et de leurs expressions dans la ville industrielle (livre III). Par cette reconstruction, l’auteur met en évidence de véritables phénomènes urbains localisables, rendant visibles les points névralgiques, et intelligibles leurs relations de causalité. L’urbaniste peut alors intervenir comme acteur dans le dénouement des antagonismes que la multiplicité des intérêts divergents induit dans l’espace des villes.

50Le travail de Cerdà consistera à opérer leur réglage, en sollicitant les nouvelles potentialités de l’avènement de la technique industrielle (train, automobile, électricité, télégraphe.....), qui s’imposent au dessin de la ville industrielle comme ses véritables agents de développement qui puissent réaliser une adéquation entre le contenu d’une ville humaine et le contenant de la ville matérielle.

51Pour aller plus loin, il nous faut éclaircir les raisons du choix d’une part de la trame, de son orientation géographique, de sa proportion carrée, et enfin de son dimensionnement. Ces raisons répondent à des impératifs techniques multiples relatifs à l’évolution des caractéristiques de la locomotion avec l’émergence de plus en plus prépondérante de la locomotion à roue (en particulier sur la locomotion équestre et de traînage), de sa mécanisation puis de sa motorisation, pour s’en tenir par exemple à la question de la viabilité, mais aussi à la pensée hygiéniste en termes de ventilation pour s’en tenir cette fois à la question de l’habitabilité. Ces questions ont une prégnance technique très forte dans la Teoria, mais elles n’en constituent pas la spécificité car l’on retrouverait très facilement de très fortes similitudes avec les interventions haussmanniennes pour Paris par exemple. La diversité de ces contraintes techniques sont asservies dans l’œuvre de Cerdà à l’enjeu d’une communicativité isotrope dont la construction spatialisée travaille dans le jeu d’une articulation de l’espace du mouvement à celui de l’espace du séjour et dans leurs sujets associés, à savoir : la viabilité et l’habitabilité, opérant dans toutes les échelles, que ce soit à l’intérieur de l’unité fondamentale du logement, comme dans le bâtiment, la ville, et le territoire27 pour garantir à la fois un degré de liberté maximum et leurs liaisons hiérarchisées et réticulées.

52Le sens de ce débordement du fait concret urbain à la politique et non de la politique sur le fait concret urbain n’est pas une contingence, mais un choix qui s’ensuit aux échecs d’un vie politique qu’Ildefonso Cerdà connaît pour l’avoir pratiquée en tant que député aux Cortès en 1850, en tant que conseiller municipal de Barcelone, ou encore vice-président du Conseil Général sous la Ière république, dont M. Angelon, un de ses collaborateurs rapporte l’analyse tenue : « Je vais fonder un parti — nous disait-il souvent — en faveur de la suppression du gouvernement, de tout gouvernement28. » L’enjeu politique qu’Ildefonso Cerdà attribue à cette articulation spatiale sous-tend une conception de l’espace qui a pouvoir de bloquer ou encore d’activer l’articulation des libertés collectives à celles individuelles, dans l’enjeu d’une conception égalitariste alternative à la rigidité d’une pensée communautariste qu’il associe au communisme. Dans la note [456], il écrit :

Il nous reste à parler de l’état désastreux d’une grande partie des habitations qui constitue cette grande ruche qu’on appelle l’urbe. L’exploitation a considéré la liberté domestique comme un luxe superflu. Alors l’habitation fut à son tour morcelée et il en résulta la perturbation, la confusion et le communisme au sein du foyer.

53Regardons comment se spatialise la conception égalitariste d’I. Cerdà, et en particulier comment la communicativité qui fonde l’existence et le fonctionnement du fait urbain se distribue dans la proposition d’extension de la ville moderne et industrielle de Barcelone. Cette axiologie se spatialise dans une recherche formelle qui puisse construire une distribution isotropique des qualités citées ci-avant. Géométriquement, le plan ne présente aucune circonscription, aucune limite autre que celle d’une géographie physique et hydrologique qu’Ildefonso Cerdà connaît très bien pour en avoir fait lui-même le relevé en 1854. Il élabore ce que l’on pourrait nommer aujourd’hui une logique entière d’agglomération dépourvue d’une centralité qui la fédèrerait dans une diffusion inexorablement inégalitaire, mais plutôt par un système polycentrique discret qui cherche à constituer une alternative au découpage centre ville/banlieue (urbe/suburbie) dont il faut rappeler l’origine étymologique du mot banlieue : ce qui est au-delà de la distance d’une lieue. De ce découpage, c’est la centralité de l’urbe qui se trouve être défavorisée au profit de la suburbie29. Cette analyse témoigne de la situation critique dans laquelle se trouve la cité catalane au milieu du XIXe siècle, puisqu’elle rend compte d’un processus d’asservissement de la centralité urbaine aux entités urbaines qui la jouxtent. En préambule à la partie consacrée aux Réformes et transformations réalisées dans les urbes lors du passage de la locomotion équestre à la locomotion à roue, l’auteur écrit :

Les faubourgs se développent à côté des centres pour finalement constituer la pièce majeure de la ville après la destruction des remparts. Le faubourg passe par la quantité des flux d’échanges commerciaux, du statut de morceau de ville attaché au centre à celui d’une entité constructrice de l’intégralité du tissu urbain de la ville moderne : [....]. Lorsque les murailles tombèrent sous l’impulsion de la civilisation moderne, on vit avec surprise que l’humble suburbie avait acquis les proportions d’une grande urbe, en même temps que la prépondérance économique, commerciale et sociale : l’accessoire avait absorbé le principal30.

54C’est dans ce sens de l’inégalité que le plan d’Ildefonso Cerdà va s’employer à rééquilibrer la distribution des charges et des contraintes. Mais pourra-t-il effectivement renverser l’ordre de ce schéma spatial en ne traitant que l’extension de Barcelone ? On peut constater que le plan de Cerdà ne cherche pas à réaffirmer la centralité de l’urbe par l’adoption d’un plan radio-centrique dont elle se trouverait en être le centre, mais dans la tâche ardue d’une intégration à un système qui trouve sa logique au-delà de ses portes, dans ses suburbies. Cette intégration du centre historique est problématique, en raison même de la question fondamentale des échanges qui est conditionnée en particulier par la question de la voirie. Or elle demeure telle quelle dans le plan d’extension. Le centre ville prend la valeur d’une exception intégrée, mais dont Cerdà ne pourra en redresser le rôle. Regardons maintenant de plus près l’organisation et la structuration du système urbain mis en place dans le dessin du plan d’extension conçu par Idelfonso Cerdà pour Barcelone.

55Le système procède par un emboîtement extrêmement structuré de trois entités urbaines (dans l’ordre croissant : quartier – district – secteur, voir documents graphiques) réglé sur un pavage géométrique discret dont la régulation s’appuie sur la combinaison d’une trame intra urbaine orientée SO–NE, et d’une trame territoriale formant avec la première un angle de 45° qui gère l’entrée géométrique des voies transcendantales (territoriales) provenant des vallées du Llobregat et du Bèsos dans le réseau intra urbain. Toutefois, de récentes études tendent à montrer que le double faisceau de trames règle, en plus de l’articulation de ces deux ordres de voirie (intra et extra urbain), la fabrication de l’octogone qui accueille la grande entité urbaine : le secteur31.

56Chaque secteur constitué de 400 îlots est formé d’un ensemble complet d’équipements et d’activités qui fonctionnent séparément dans les échelles du district et du quartier, mais aussi s’y conjuguent selon un « tissage emboîté des programmes publics » travaillant dans la « profondeur » des échelles du secteur. Par « profondeur », il faut pour cela regarder la distribution des programmes publics et d’activité dans le plan du secteur. On remarque alors une distribution optimisée des programmes (toujours au regard des logements qui est l’enjeu fondamental de cette grille d’analyse en dépit de sa disparition dans ces quelques lignes) qui travaille simultanément dans les échelles du district et du quartier, pour obtenir une isotropie dans l’entité sectorielle. Le modèle s’annonce comme parfaitement isotrope puisque les zones d’activité peuvent systématiquement se distribuer sur les interstices carrés attenants aux octogones sectoriels du tracé régulateur. Si Ildefonso Cerdà propose de favoriser le développement de l’extension suivant l’axe parallèle au littoral, la distribution des zones d’activité et des parcs sectoriels, le modèle laisse cependant toujours ouverte la possibilité des autres directions de développement. Le modèle présente donc une forte flexibilité qui répond à la fois à la valeur générique du modèle mais aussi aux possibilités nouvelles offertes par la technique dans la perspective d’un éventuel nouveau rapport aux données géographiques de l’urb (voir planche V).

57En effet, ces dernières ne sont pas envisagées comme des contraintes naturelles immuables mais comme des artifices potentiels (dont Cerdà a fait le relevé en 1854) dont l’investigation édifiée peut devenir d’actualité par le progrès technique. L’avantage d’un tel système par rapport à la question de l’extension réside donc dans une récurrence additive qui maintienne, en dépit de ses extensions présentes et à venir à l’ensemble des points (logement et individus) qui le composent, la pérennité d’une équité d’accès aux outils urbains (abordé dans les lignes précédentes en termes d’équipements publics) qui sert l’enjeu fondateur et fondamental aux yeux de son concepteur : la communicativité.

58Après cette approche qui a traité la logique de configuration entre les éléments programmatiques, et la régulation de leur organisation géométrique, venons-en à la question du choix de leurs dimensionnements. Les points peuvent s’énumérer comme suit :

59– Tout d’abord, il faut remarquer que le choix de la trame carrée est ainsi justifié par Ildefonso Cerdà : « Le rationnel et le symétrique de la division en quatre parties (d’une ville), comme résultat de la division en deux moitiés des côtés d’un carré ou d’un rectangle quelconques avec pour particularité que les figures résultantes soient non seulement égales entre elles mais également à la forme initiale dont elles dérivent32. », qui associe clairement l’équité du fait édifié à la symétrie,

60– Dans la voirie puisqu’un seul gabarit de voie gère l’ensemble du réseau viaire (dont la largeur est dimensionnée à 20 m, pour supporter l’apparition des moyens de locomotion modernes) à l’exception des voies transcendantales (ou territoriales) qui échappent à l’orientation géométrique de la trame mais aussi par l’exception de leur gabarit (30 et 40 m), des îlots carrés de 113,33 m orientés selon les bissectrices de l’angle formé par le parallèle et le méridien terrestre pour réduire le plus possible l’inégalité des façades à l’ensoleillement,

61– La distribution des suites d’équipements publics (Hôpitaux, fonctions administratives, parcs publics ou de loisirs...).

62Pour conclure cet exposé, je laisserais de côté l’intervoie et le logement pour continuer encore de l’aborder en négatif par le second point des outils urbains : le mode de transport et plus particulièrement la logique d’organisation de la voirie urbaine (trame interne) à celle territoriale (transcendantale) qui trouve un intérêt en particulier par rapport à la question de l’influence du modèle colonial hispano-américain. Si l’utilisation de la trame carrée peut trouver des affiliations qui soient géographiquement plus proche avec les bastides du Moyen Âge ou encore dans l’antiquité grecque avec la ville d’Hippodamos de Millet, ou romaine, avec le castrum, on retiendra plutôt ici le schéma spatial mis en place par les Ordonnances des Indes qui a réglé l’implantation des villes hispano-américaines et dont on a relevé la pérennité opérante dans la partie consacrée aux remparts de Barcelone.

63Prenons la liberté de prolonger cette hypothèse dans la connexion d’un système urbain à la dimension territoriale, plus précisément du lien ville territoire et de ce qui les irrigue tous deux : la voirie. Or qu’en est-il de ce point dans les villes hispano-américaines ? Rappelons une partie de l’ordonnance royale de 1523 qui spécifie : « [...] rues et terrains seront tirées au cordeau depuis la place principale et prolongées jusqu’aux portes et chemins ». On a donc une géométrie de la voirie intra urbaine qui se projette à l’extérieur de ses limites, et reste indépendante du tracé des routes et chemins qui irrigue l’échelle du territoire. Or, quel est le mode de fonctionnement de ces villes ? Rappelons pour cela que le système mis en place au XVIe siècle par la couronne espagnole sur le territoire sud-américain consiste dans un réseau urbain « lâche » pour palier au déficit de migrants espagnols présents sur le territoire sud-américain qui sont alors nombre de 150 000 pour peupler environ un millier de localités. Le complexe des cités territoire qui gère l’occupation espagnole d’étendues situées parfois à des dizaines de lieux, présente une très faible hiérarchisation en raison même de leur mode de fonctionnement autarcique33 (en effet très peu d’échanges commerciaux se faisaient de cité-territoire à cité-territoire) auquel n’échappe que les villes minières, et en particulier la ciudad imperial de Potosi. Les seules traces de hiérarchie résident dans un jeu de titres nobiliaires urbains (pueblo, villa, ciudad, pour ce qui est du statut, complété par une diversité de qualificatifs : noble et loyal, très noble et loyal, très noble et très loyal) qui ne se situe aucunement dans une cohérence d’ensemble liée par exemple à la dimension de la cité ou de sa position stratégique sur le territoire mais plutôt à une logique qu’on pourrait qualifier de circonstancielle et méritoire qui répond à un souci de représentation et de contrôle de la couronne espagnole, mais aussi d’auto surveillance. Il est donc ici question d’un processus de soustraction « distancée » (au sens qui ne fait que se connecter) des grandes implantations habitées aux grandes routes. La preuve de l’opérativité de ces schémas de fonctionnement autarcique, et auto surveillant est à trouver dans les guerres intestines qui ont participé à l’échec du grand projet politique de Bolivar pour l’unification qu’il projetait pour l’émancipation de l’Amérique du sud vis-à-vis de la couronne d’Espagne. La structuration spatiale des cités territoire y a eu un rôle prépondérant. Assemblons donc nos deux points : logique intra urbaine et autarcie, pour affirmer que les villes hispano-américaines fonctionnent sur un mode de diffusion que les routes et chemins relient extérieurement aux cités territoire en tant que système indépendant.

64La proposition d’Ildefonso Cerdà pour Barcelone est fondamentalement différente dans le traitement des voiries intra et extra urbaines puisque la géographie qui conditionne le tracé des voies transcendantales vient imposer leur géométrie dans l’urbe (voir planche VI, fig. 2). On a donc là clairement une inversion des hiérarchies entre la ville et le territoire qui se dédouble dans un enjeu représentationnel. Alors que dans les villes hispano-américaines, l’empreinte du pouvoir est à trouver dans le vide construit de la Plaza de Armas, tout porte à penser qu’il se trouve déplacé à partir du XIXe siècle dans l’étrange vide plus difficilement saisissable du réseau des voies. La ville se trouve être le siège d’une condensation matérialisée dont Cerdà nous propose une organisation réticulée et hiérarchisée dans une configuration de la viabilité universelle (voir planche VI, fig. 4, le schéma a un intérêt « topologique » mais non géométrique), et ce dans ses échelles urbaines et territoriale. Là, où dans l’enjeu de la colonisation, la route est susceptible d’être un danger pour la mainmise de la couronne sur ses colonies, expliquant le mode de fonctionnement diffusif de la cité sur le territoire, la route devient chez Idelfonso Cerdà, l’objet d’une gestion que l’on pourrait qualifiée d’intégrée et intégrante, et qu’on pourrait résumer à la fois dans le simple terme d’accueil, d’un accueil du monde extérieur, à l’image de ces voies territoriales, ou encore du tracé ferroviaire qui traverse Barcelone de part en part pour maintenir toujours et encore, dans toutes ses parties, l’équité d’accès à la communicativité. Si la densité d’occupation de 250 habitants à l’hectare prévue par le plan d’extension d’Ildefonso Cerdà a largement été dépassée34 et n’a pu donc trouver une pérennité effective dans son système de combinaison d’îlots ouverts ; le pari de faire entrer les réseaux (viaires, ferroviaires) dans un enjeu qui dépasse celui de la circulation pour le faire participer à l’enjeu fondamental de la communicativité a quant à lui trouvé une pérennité. Sa distribution isotropique constitue-t-elle pour autant une alternative à l’étau de la circulation communicationnelle relevé par les Situationnistes Attila Kotany et Raoul Vaneigem qui déclarent en 1961 : « La circulation est l’organisation de l’isolement de tous » pour la faire entrer dans la potentialité de la communicativité tant désirée par Ildefonso Cerdà ?

Annexes

PLANCHE I

De haut en bas :

I.1 Carte extraite de J.M. Montaner, Barcelone, La ville et son architecture, Taschen, 1997, fortifications soulignées par moi-même.

I.2 Plan extrait de la réédition de la Teoria (Madrid, Instituto de estudios fiscales, 1968-1971) reproduit dans sa traduction française (édition citée, voir note 1 de cet article)

PLANCHE II

PLANCHE III

PLANCHE IV

Colonne gauche de bas en haut :

IV.1 Relevés de l’espace du mouvement du plan d’extension de Barcelone de Cerdà extrait de la traduction française de la Teoria (édition citée, voir note 1 de cet article)

IV.2 Schémas des relations entre urbie et suburbie par Sabatto S.

IV.3 Schémas théoriques d’organisation physique territoriale des villes coloniales hispano-américaines par Julio A. Morosi, « La existencia de la normativa indiana. Variaciones sobre la cuadricula ». La cuadricula como espacio vivo de hoy y como modelo de planificacion urbana, Séminaire international, La cuadricula en la ciudad hispano americana, Salamanca, Espagne, 21-26/09/1992, CEPA, La Plata (Argentine).

Colonne droite de bas en haut :

IV.4 Relevé de l’emprise des constructions édifiées sur le Ring dans la seconde moitié du XIXe siècle par Sabatto S.

IV.5 Plan d’extension infini proposé par Wagner O. pour Vienne in O Wagner, Architecture moderne et autres écrits, Mardaga, 1980.

PLANCHE V

Colonne gauche :

V.1 Schémas extraits de S. Padrès Greixell & S. Vela Parès, « El modelo teorico del Plan Cerdà », Revista 2-C, Construccion de la ciudad, n° 6-7, Barcelone, 1976, trad. fr dans Cahiers de la recherche architecturale, n° 1, 1977, mis en couleur par moi-même.

Colonne droite :

PLANCHE VI

Colonne gauche :

VI.1 Relevés de l’espace du séjour du plan d’extension de Barcelone de Cerdà, extrait de la traduction française de la Teoria (édition citée, voir note 1 de cet article)

VI.2 Relevés de l’espace du mouvement du plan d’extension de Barcelone de Cerdà, extrait de la traduction française de la Teoria (édition citée, voir note 1 de cet article)

Colonne centrale :

VI.3 Axonométries de Ricardo Gili sur le processus de densification des îlots barcelonais reproduites dans la traduction française de la Teoria (édition citée, voir note 1 de cet article)

VI.4 Schémas de la viabilité universelle par S. Tarrago d’après le texte de la Théorie de la viabilité (I.Cerdà) reproduit dans la traduction française de la Teoria (édition citée, voir note 1 de cet article)

Colonne droite :

VI.5 Axonométries de Ricardo Gili sur le processus de densification des îlots barcelonais reproduites dans la traduction française de la Teoria (édition citée, voir note 1 de cet article)

VI.6 Dessins comparatifs de carrefours d’I. Cerdà extraits de la Théorie de la viabilité (I. Cerdà) reproduits dans la traduction française de la Teoria (édition citée, voir note 1 de cet article)