Colloques en ligne

René Démoris

La peinture et le « temps du voir » au siècle des Lumières

Source : extrait de L'ordre du descriptif, dir. J. Bessière, PUF 1988.

« Les Peintres mêmes diront qu'il est en eux un sentiment subit qui devance tout examen, et que l'excellent tableau qu'ils n'ont jamais vu, fait sur eux une impression soudaine qui les met en état de pouvoir, avant aucune discussion, juger de son mérite en général : cette première appréhension leur suffit même pour nommer le noble Artisan du tableau. »

Du Bos, Réflexions critiques…, 1770, t. II, p. 344.

1 Une toile de Yuri Kuper, peintre russe, vivant actuellement en France : d'assez grandes dimensions, cette toile ne m'offre d'abord qu'un ensemble de zones obscures et d'autres plus claires, sous un éclairage au demeurant vraisemblable, celui, par exemple, d'un grenier faiblement éclairé, où les objets sortent peu à peu de l'obscurité, à mesure que l'œil s'y habitue. Il se passe quelque temps avant que je discerne une malle, vue en plongée, puis le dessin de son fermoir de métal. Un effet analogue se retrouve en d'autres toiles du même peintre, natures mortes (pinceau, horloge, colonne, etc.), où le travail de la surface colorée, très poussé et complexe, traduit la matière de l'objet et de son environnement, quitte à en interdire d'abord la reconnaissance. Ailleurs, parfois, I'objet est immédiatement perçu comme tel, mais un examen attentif découvrira peut-être à la surface de la toile la mouche mystificatrice de Cimabue. Souvent aussi, c'est sur la toile même que le peintre semble avoir jeté une espèce de voile : le tableau semble sali, comme si on avait omis de le nettoyer — ou alors de façon très sommaire — après un passage, par exemple, dans un grenier.

2D'après l'artiste lui-même, l'effet de sa peinture lui fut révélé par la méditation silencieuse et prolongée où l'un de ses premiers tableaux plongea brutalement un de ses amis... Il est là dedans déjà question du temps de voir. Ce qui m'intéresse d'abord ici, est que, dans cette stratégie de dissimulation, I'instant où je puis dire : ceci est une malle, rend sensible, en l'articulant, le temps nécessaire à la découverte de la toile, marque une transition entre un avant et un après, me montre aussi ce que j'aurais manqué si j'avais jeté sur l'œuvre un regard trop rapide — cette malle qui modifie en retour ma vision de la toile et me fait sans doute, après coup, inventer la lumière d'un grenier...

3L'expérience pour moi fait écho à une autre, fournie par une toile d'un tout autre âge, la Femme se lavant les pieds de Poussin, ou, pour être plus exact, la bonne copie d'époque qui se trouve au musée de Reims (1). Le sujet : au premier plan, une femme se lave les pieds dans un ruisseau ; une autre, plus âgée, assise non loin, la regarde ; toutes deux se trouvent devant une haie assez régulière d'arbustes ; le fond est un beau paysage où, à mi-distance, deux hommes couchés sont en train de converser. Au second regard, au mien du moins, on perçoit que la régularité de la haie est interrompue par une tache de couleur un peu plus rougeâtre et que cette tache est la tête d'un personnage rustique (ce n'est pas un satyre, ni le décor ni les vêtements ne sont d'ailleurs antiques) qui regarde la femme en demeurant caché. La découverte de cette scène de voyeurisme modifie bien entendu l'idée que je pouvais avoir du sujet du tableau. Du fait de son rapport avec des thèmes antiques, (Jupiter et Antiope, Vénus surprise par les satyres, Diane et Actéon), elle pose aussi la question de l’« interprétation » de la toile et m'entraîne à la recherche d'autres indices. Dans la mesure où cette quête ne me conduit pas à une signification évidente, Je puis même avoir le sentiment d'une infraction aux normes du regard qui se porte habituellement sur le tableau classique. Cependant le temps de mon regard s'est à la fois prolongé et structuré d'une certaine manière.

4La question du temps du voir, en peinture, de son articulation, de sa transitivité (que j'ai abordée par la biais de l'objet caché) étant un sujet fort étendu, je voudrais analyser ce qui s'en dit dans le discours sur l'art des deux siècles classiques en France. Ce qui ne peut se faire qu'à propos de textes où l'écrivain ne s'intéresse pas seulement aux œuvres, mais aussi à l'effet que ses œuvres ont sur lui. Ces textes produisent, pour leur époque, une image des conditions de légitimité de la perception et du plaisir esthétique. Le fait que, dans ce domaine comme en d'autres, il se trouve peu de formules prescriptives ou normatives, n'empêche pas, on le sait, ces conditions d'exister, même si elles ne sont pas formellement énoncées : ce n'est pas sans un léger malaise qu'on assiste aux courses de vitesse auxquelles se livrent les touristes dans la grande galerie du Louvre… Une crise de larmes devant un Greuze nous serait plus étrange que pour un spectateur du XVIIIe siècle… Il est à peine besoin de dire qu'à aborder ce problème, c'est bien aussi nos propres conditions de légitimité, quant au temps du voir, que j'entreprends, d'un peu loin, de questionner.

« Je ne vous décrirai point plus particulièrement toutes ces peintures, je me souviens du plaisir que vous preniez autrefois à les voir, lorsque nous passions si agréablement des heures entières dans ces salles du Vatican.

Je vous avoue, dit Pymandre, que la pensée m'en est encore tout à fait douce, et à présent que vous m'en parlez, il me semble que je vois devant moi ces beaux ouvrages, où tout ignorant que je suis, je trouvais tant de charmes que bien souvent je vous y arrêtais, peut-être plus longtemps que vous n'eussiez voulu.

Tant s'en faut, repartis-je, je ne les voyais qu'à demi, et il me reste un secret déplaisir de ne pas les avoir encore assez considérées » (2).

5Ceci, écrit en 1666, est, à ma connaissance, une des premières remarques faites sur la durée d'une expérience esthétique. Suit la description détaillée des fresques de Raphaël qui en ont été l'occasion et que pourtant les deux interlocuteurs connaissent fort bien. Dans l'espace propre du dialogue, cette description prend allure de célébration. Que cette réflexion sur le temps de vision et son indéfini prolongement intervienne à propos de Raphaël, « maître à tous », figure suprême du second Entretien et de la peinture italienne, n'est évidemment pas un hasard. Le nombre de pages consacré par Félibien à cette description (qui est aussi narration en ce qu'elle répète l'histoire racontée par l'œuvre peinte prend, du même coup, une autre signification que dans le cas d'autres peintres. L'histoire du duc d'Athènes, celle de la conjuration des Pazzi, évoquées respectivement à propos de Giottino et d'Andrea del Castagno, se justifient par leur intérêt intrinsèque et par les informations qu'elles fournissent sur la situation des peintres, non par la qualité de la représentation picturale (3). Dans le cas des fresques du Vatican, le récit devient la traduction sensible, par son étendue, du temps passé à regarder, son équivalent.

6Ce temps est fortement structuré par les étapes nécessaires au déchiffrement progressif d'une histoire complexe, déchiffrement au fil duquel se révèlent des beautés jusqu'alors non aperçues, où le spectateur accède par une série de transitions nettement marquées. Je dirai que le temps du voir est, dans ce cas, puissamment transitif. Plus encore que pour les fresques du Vatican, la succession des émerveillements de Félibien s'inscrit dans la description qu'il donne de la Transfiguration du même Raphaël, où foisonnent les éléments qui renvoient à l'énonciateur ou à son interlocuteur — « on ne peut sans quelque sentiment de douleur, regarder ce jeune enfant... » / « Et ne dirait-on pas... » etc. (4).

7La bonne expérience picturale se traduit donc par une prolongation du temps de voir, nécessaire pour recueillir tout le plaisir que peut donner l'œuvre, constatation qui ne doit pas se confondre avec l'exigence habituellement reconnue d'un examen attentif, prolongé et répété, lorsqu'il s'agit de porter un jugement sur un tableau. Mais il est vrai aussi que le plaisir prolongé se constitue peu à peu en jugement... Remarquons cependant que Félibien n'établit nulle part de rapport systématique de cause à effet entre la complexité de l'œuvre et la qualité de l'expérience esthétique. Bien entendu, ce rapport peut-être tenu pour probable dans un ensemble hiérarchisé où la peinture d'histoire a un privilège sur les autres genres. Mais il importe de souligner que Félibien, tout en affirmant cette hiérarchie dans la Préface des Conférences de l'Académie, n'en use pas, dans les Entretiens, à des fins d'exclusion : rien n'indique que la contemplation prolongée d'une œuvre à sujet simple et même pauvre — une contemplation « intransitive » en quelque sorte, sans discours — soit à tenir pour modèle d'une mauvaise expérience esthétique... (5).

8Or la question de ce rapport entre temps de voir et qualité de l'œuvre vient à se poser en 1719, dans les Réflexions critiques de l'abbé du Bos. Dans son premier livre, I'auteur s'est engagé dans une justification de la hiérarchie des genres, appuyée sur le sacro-saint principe de l'imitation. Dans cette perspective, le temps de l'intérêt pour la copie — le tableau — ne devrait jamais dépasser celui que requiert l'original ou modèle. De toute évidence, la nature morte, par exemple, fait ici problème. Du Bos écrit : « On pourrait objecter que des tableaux où nous ne voyons que l'imitation des différents objets qui ne nous auraient point attachés, si nous les avions vus dans la nature, ne laissent pas de se faire regarder longtemps » (6). La durée de l'attention est si bien devenue une norme que du Bos ressent une menace dans ce « longtemps » : qu'adviendrait-il de la hiérarchie des genres, si la Transfiguration ne requérait pas le spectateur plus longtemps qu'un « villageois passant son chemin » ou un « panier de fleurs » (car à vrai dire, entre l'un et l'autre, du Bos ne fait guère la différence — tout cela relève de la peinture de « genre »...).

9La réponse à la question prudemment laissée en suspens par Félibien est typiquement une de ces réfections néo-classiques qu'on a souvent prise, à tort, pour le classicisme même. Elle consiste à distinguer entre l'admiration éprouvée pour l'habileté de l'artiste et l'intérêt profond suscité par l'œuvre (et donc par son modèle), c'est-à-dire l'émotion qui est le propre de l'effet artistique. Dans les deux cas, la prolongation du temps de voir est légitime et renvoie à des œuvres de qualité : mais ce sont des qualités de nature différente, dont une seule, dans la sphère de l'art, est proprement légitimée, celle qui s'appuie sur l'identification à des personnages dignes d'intérêt, tandis que l'autre reste au niveau, tenu pour inférieur, de l'exécution et de la curiosité qu'on en peut avoir. Ici comme là, le temps de voir est articulé par un discours, mais pour les grands genres, ce discours porte surtout sur l'objet imité (la pensée de la mort chez les Bergers d'Arcadie de Poussin, par exemple), tandis que, pour les genres inférieurs, il s'attache à la relation entre l'objet imité et sa représentation picturale autrement dit à un problème de technique.

10Lorsque Diderot écrit de Chardin : « On s'arrête devant un Chardin, comme d'instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s'asseoir... », — et l'image implique la durée de la vision —, il transgresse de fait la distinction établie par du Bos, puisqu'il montre un effet sans rapport apparent avec le sujet du tableau (7). Mais la chose est rare et le plus souvent, l’auteur des Salons ressasse sans fin le thème de la ressemblance, sans parvenir à élaborer un discours technique, quitte à proportionner son texte à l'importance du peintre en le remplissant par des développements rhétoriques ou à coups de digressions qui attaquent de biais ce bloc de silence qu'engendre le peintre de la Raie. Ce que laisse entrevoir en revanche la comparaison du voyageur, est un temps de voir qui ne serait plus articulé par aucun discours, une intransitivité du regard, que Diderot parvient lui-même assez malaisément à supporter.

11Dans le malaise de Diderot comme dans la position de du Bos, nous pourrions être portés à voir une suite naturelle du privilège accordé à la grande peinture, complexe sur le plan iconologique comme sur le plan narratif. Il faut quelque temps pour identifier, à ses deux mains gauches, la figure de la Fraude, dans Vénus et l'amour de Bronzino, ou pour saisir l'intérêt d'un Narcisse dans la Naissance de Bacchus de Poussin. Cesare Ripa prétendait, on le sait, dans la préface de son Iconologie que la peinture avait été faite pour dissimuler au vulgaire une vérité réservée à une élite… Il convient de bien marquer que du Bos ne s'appuie sur aucune justification de cet ordre. Au contraire.L'ensemble de la critique du XVIIIe siècle rejette comme contraire à l'émotion et donc au plaisir esthétique, cette recherche de significations dissimulées, à laquelle Félibien fait encore allusion. L'expression d'une pensée revient à l'écriture, et encore à une écriture « dogmatique« , non à celle de poètes. Dans les arts d'imitation, ne se trouvent plus guère tolérées, avec bien des réserves, que les allégories les plus claires et les plus usées, valant immédiatement pour le terme propre. Forme systématique est donc donnée à cette apologie de la représentation « au naturel » qui caractérise l'esthétique classique. Dans cette évolution, on peut se demander si certaines œuvres, comme la Femme se lavant les pieds, citée en tête de cette étude, et d'autres paysages de Poussin, à sujet indécis ou mystérieux (comme l'Homme au Serpent), ne représentent pas des stades intermédiaires, un moment où le peintre offre matière à interprétation, mais l'utilise de manière déceptive, sans laisser au spectateur la possibilité de la conclure. On peut toujours penser que le secret dernier en aura été gardé entre l'artiste et quelques happy few, ou éventuellement son seul client... Comme dans le cas où un groupement de personnages fait penser à une scène mythologique ou biblique, que l'examen détaillé ne vient pas confirmer, la prolongation de la vision, pour le spectateur ordinaire du moins, s'obtiendrait par articulation sur des questions sans réponse, sur des significations en creux, en quelque sorte.Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, elle n'est plus de mise au XVIIIe siècle, où du Bos comme Diderot plaident franchement en faveur du paysage animé, directement émouvant par l'aventure humaine qui vient s'y inscrire.

12Il est vrai que le XVIIIe siècle pousse à bout en revanche l'exigence narrative, celle de la storia. Mais ici encore il n'est pas question de justifier la prolongation de la vision par les nécessités du déchiffrement. Ce dernier doit être aussi rapide et aisé que possible, et l'information parvenir sans délai au spectateur (d'où chez du Bos la règle de bannir, en peinture, les sujets peu connus du spectateur, comme le mélange de l'histoire et de l'allégorie).

13Nous touchons ici à un lieu paradoxal de cette question du temps de voir. Au moment même où sa durée en vient à être ressentie plus ou moins comme norme, il est affirmé que la peinture se caractérise par la rapidité de l'effet qu'elle produit. Cette notion de vitesse est absente de la définition canonique de la peinture donnée par Félibien dans ses Principes en 1676. Tout au plus a-t-il rappelé en 1666, dans son premier Entretien, que la peinture, outre l'avantage d'être une langue universelle, a celui de se faire comprendre « dans un instant » (8). La notion de grâce — en tant qu'elle est opposée et complémentaire à celle de la beauté — penche d'autre part du côté de l'intuitif, de l'ineffable, du soudain, mais de façon encore vague. Il revient à Roger de Piles d'affirmer, en 1708, la vitesse, comme caractère distinctif de la peinture :

« L'essence et la définition de la peinture est l'imitation des objets visibles par le moyen de la forme et des couleurs.Il faut donc conclure que plus la Peinture imite fortement et fidèlement la Nature plus elle nous conduit directement et rapidement vers sa fin qui est de séduire nos yeux, plus en cela elle nous donne des marques de sa véritable idée... La véritable peinture est donc celle qui nous appelle (pour ainsi dire) en nous surprenant ; et ce n'est que par la force de l'effet qu'elle produit, que nous ne pouvons nous empêcher d'en approcher comme si elle avait quelque chose à nous dire » (9).

14Intensité et vitesse : il s'agit pour Roger de Piles de défendre Vénitiens et Flamands, leur droit à séduire par la couleur, à imiter la nature présente, et de faire excuser des défauts relevant d'un examen plus prolongé (expression des passions, respect de l'histoire, du costume, etc.). La théorie de l'appel suppose. d'autre part, que l'essentiel du tableau se trouve déjà là, en ce moment limite où l'acte de voir a à peine commencé et où la conscience critique semble à un degré à peu près nul. À ce moment peut agir non seulement le charme de la couleur, mais aussi l'appréhension globale, encore confuse, du sujet (la surprise, dans ce cas, on le voit, n'est pas à découvrir un élément d'abord inaperçu, mais à éprouver le tableau comme inexplicablement intéressant par rapport à ce qui l'entoure).

15L'usage fait par du Bos et ses épigones de cette notion de rapidité n'est sans doute guère fidèle aux intentions de Roger de Piles (elle prend place dans un système où Vénitiens et Flamands sont sévèrement critiqués). Mais cette idée tient une place capitale dans la version du paragone poésie-peinture que du Bos fournit en 1719, notamment dans les sections 13 et 14 de ses Réflexions (10). Inférieure à la poésie, lorsqu'il s'agit de raconter une histoire (car elle n'a « qu'un instant », selon une formule mille fois répétée), la peinture garde l'avantage de transmettre en peu de temps des informations complexes sur de nombreux personnages et celui de l'intensité de l'effet produit. Ceci pour une raison fondamentale, énoncée dans la section 40 : la peinture utilise des signes naturels et non arbitraires comme ceux du langage verbal, et épargne ainsi l'énergie gâchée par ce « ressort » supplémentaire (11). Elle fournit directement ces tableaux intérieurs que les mots doivent faire surgir dans l'âme du spectateur — l’effet supérieur de la tragédie ne s'explique alors que par sa capacité de répétition desdits tableaux... Or, pour du Bos, cette transmission immédiate a pour champ la représentation des signes des passions et des caractères qu'un instinct est supposé nous faire connaître de façon immédiate, sans besoin de passage par une instance réflexive. Sachant l'importance donnée, à l'époque, à cette dimension psychologique, on voit que l'idée d'un coup d'œil contenant virtuellement l'essentiel du tableau, dont les instants subséquents ne seraient que des prolongements nécessaires, devient plus vraisemblable.

16Se trouve donc particulièrement investie la frange initiale du temps de voir, de ce moment où la signification est déjà présente, agit sur nous, provoque déjà une réponse, même si elle ne peut être énoncée. Ce rapport au tableau n'est pas sans lien avec une conception du rapport aux autres. Marivaux, dans La Vie de Marianne, sait fort bien faire apprécier les vertus cognitives de ce premier coup d'œil, de ce « sentiment » qui permet à l'héroïne, avant tout raisonnement, de savoir ce que lui veut l'autre, et ce qu'il convient de lui rétorquer. Mais il conviendrait aussi de noter le rapport de cette conception de l'appel aux conditions pratiques de la vision des tableaux, autrement dit à la structure, devenue de plus en plus prépondérante, de l'exposition. Églises, palais ou galeries privées n'imposent guère une détermination du temps de voir. En revanche, le Salon met en concours les œuvres exposées (Diderot parle de ces œuvres qui « tuent » leurs voisines, et des malices de Chardin tapissier...), privilégie celles qui se signalent à l'attention, impose au spectateur la conscience d'un temps qui doit de répartir entre les diverses toiles, avec le meilleur rendement possible.

17Y a-t-il dans cette soudaineté un héritage lointain de la grâce de Félibien ? A vrai dire, la jouissance artistique tend à être tenue pour jouissance élevée, et cette orientation spiritualiste est sensible chez du Bos, pour qui les arts d'imitation font atteindre à des valeurs éternelles (contrairement aux vérités passagères du savoir philosophique). On n'est pas très loin de l'hypothèse d'un sixième sens soutenue par certains... Diderot lui-même n'est pas sans éprouver une certaine gêne devant les œuvres qui font appel trop directement à sa sensualité. Disons qu'il y a au moins une certaine complaisance à une relative dématérialisation de l'œuvre d'art, tenue d'ailleurs, pour véhicule de l'idée ; et que de façon confuse, un amalgame se devine entre un infini qui serait aussi un intemporel, et ce presque rien de temps, cet infiniment petit, où se reproduirait l'effet de l'œuvre, avec une rapidité défiant presque les lois humaines de la durée. C'est là un des aspects d'un phénomène plus général qui est la fonction substitutive qu'assume l'art, dans son rapport à la religion.

18De telles complaisances ne sont sans doute pas le fait de Condillac qui analyse avec précision le processus dit instinctif tout autant que la manière dont l'œil du spectateur parcourt le tableau. Dans les deux cas, Condillac montre que l'impression de simultanéité est illusoire et qu'il se produit un très rapide enchaînement d'opérations préverbales. Mais la conclusion du philosophe tend plutôt à réévaluer ce qu'il appelle les « jugements d'habitude », dont le jugement de goût se trouve être en somme le meilleur modèle. Représentation naturelle de signes naturels (ceux des passions), l’art du peintre se caractérise bien par un pouvoir d'instantanéité, par rapport à d'autres pratiques, notamment celle de l'écriture (Condillac met seulement cette réserve importante, oubliée par Diderot, que le langage verbal a hélas ! un effet en retour sur les pratiques naturelles — le peintre n'est donc que partiellement du côté du préverbal et de la nature, plus que d'autres…).

19Entre ces deux approches du temps de voir la peinture, on ne saurait nier qu'il y ait tension. Diderot la manifeste dans le sixième chapitre de son Essai sur la peinture, mais à propos, d'abord, d'architecture. À l'effet soudain et violent, mais sujet à déception, provoqué par certains types d'architecture (on peut songer au gothique ou au baroque), il oppose l'exemple de Saint-Pierre de Rome où la perfection des proportions, peu à peu découverte, se paie de la perte, pour le premier coup d'œil, de l'effet de grandeur (12). Puis passant à la peinture, il évoque la cohorte des grands coloristes, Rubens, Van Dyck, Titien, Rembrandt, pour les confronter à Raphaël « où rien ne m'appelle, rien ne me parle, rien ne m'arrête. Il faut qu'on m'avertisse de regarder, qu'on me donne un petit coup sur l'épaule... ». Et Grimm de protester, en note, contre une pareille assertion (il se peut bien qu'ici Diderot développe un peu brutalement quelques pages de Roger de Piles hâtivement lues...). Diderot conclut que Raphaël est peut-être le plus grand poète, mais non le plus grand peintre. Les dés sont évidemment un peu truqués : les peintres cités en faveur de l'effet immédiat ne prêtaient guère à une expérience de déception. Il est clair que l'auteur des Salons penche de leur côté. La bonne expérience est celle où le temps de voir permet d'articuler en le développant ce qui était contenu en germe, en quelque sorte, dans la soudaine intransitivité du moment initial.

20L'exemple de Boucher fournit une intéressante contre-épreuve. Diderot ne cache pas, tout d'abord, qu'il est émerveillé de la profusion de l'artiste, qui lui donne le sentiment d'un « il y a encore à voir », non sans rapport avec ce qu'éprouve Félibien en face des fresques du Vatican. « Quand on a longtemps regardé un paysage tel que celui que nous venons d'ébaucher, on croit avoir tout vu. On se trompe... » Et ailleurs : « Quelle tapage d'objets disparates ! Il vous attache. On y revient » (13). Le temps de voir se prolonge donc, mais cela conduit à une dispersion, le spectateur étant continuellement entraîné ailleurs, pour des découvertes qui ne laissent pas ramener à l'impression initiale globale, et qui lui font perdre la maîtrise de l'œuvre. D'où un malaise, traduit notamment par l'accusation de folie, où se trouve indiquée l'incapacité où se trouve le spectateur, d'inventer des transitions acceptables entre les divers moments de son expérience. Inversement, la satisfaction du retour au point de départ se lit dans le théâtral « Fuyez, fuyez », adressé aux personnages du tableau, qui couronne la description de l'Homme au serpent et répète ce que l'on peut d'abord saisir du sujet : un homme qui fuit. Entre temps, une énergique dramatisation de l'œuvre (d'une légitimité parfois discutable...) a permis en quelque sorte de décomposer sous forme narrative et de justifier l'effet premier. Greuze, on le sait, fournit l'occasion d'exercices analogues. A propos de Chardin, il y a bien aussi malaise. Il faudrait parler d'un bon malaise... L'appel se produit bien. Mais lorsque le temps de voir se prolonge et que le spectateur part en quête des transitions, il ne trouve rien. Mieux même, s'il se déplace, il en voit moins qu'il n'en voyait d'abord : « Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit » (14). Le tableau a donné du premier coup toutes les informations qu'il recélait et la surprise devient ici négative. D'autre part, le discours technique, qu'on pouvait attendre, échappe au littérateur : « Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg, vous expliqueraient ce faire bien mieux que moi ». Un échec donc pour qui cherche les (bonnes) raisons de son plaisir. Mais un échec heureux, malgré cette mise en déroute du discours, parce que l'effet initial continue à se produire et soutient un acte de foi en un ordre qui ne peut être exprimé, sinon par des catégories générales comme celles de l'harmonie. Du même coup, le spectateur se trouve dispensé de la besogne d'élaborer des significations et de savoir ce qui relève de l'admiration et de l'émotion. La conscience que sont à l'œuvre ici de subtiles et infinies transitions conduit Diderot à supporter, pour le temps de voir Chardin, une vertigineuse et exceptionnelle intransitivité.

21Dans ce privilège singulier donné par le dix-huitième siècle à l'appel, à l'effet immédiat, au premier moment, nous serions volontiers portés par un certain nombre de lieux communs à lire un triomphe de la sensibilité. Et c'est bien ainsi que l'entendent, depuis du Bos, les esthéticiens de l'époque, appliqués à montrer que l'art est affaire d'émotion, non de raisonnement. N'y a-t-il pas là malentendu ? Dans le modèle de jouissance offert par Félibien, il n'y a pas refus de la sensibilité. Il y est admis que l'opération intellectuelle de déchiffrement et d'interprétation fait partie du plaisir et est capable d'engendrer à son tour des effets affectifs. Dans la vision commune à du Bos et à Diderot, au contraire, se manifeste le souci de séparer et d'opposer l'instance intellectuelle et la sensibilité. Tout se passe comme si l'on craignait que la raison (à laquelle est légitimement dévolu le domaine du savoir) ne vienne à pervertir ce précieux contact avec la nature que procure l'art, et notamment la peinture, par copie interposée. Ce qui est privilégié dans le premier moment, c'est moins la sensibilité dans son ensemble, que ces formes de la sensibilité qui paraissent pures parce que la raison ne semble pas avoir eu le temps d'y intervenir. Est-il besoin de noter qu'on trouvera sans peine une démarche analogue dans le domaine moral, et notamment à travers le fantasme de l'homme naturel que Rousseau n'est pas seul à développer ?

22J'en viens à un énoncé qui peut sembler paradoxal : la structuration particulière du temps de voir au siècle des Lumières, c'est-à-dire le primat reconnu au premier instant, ne relève-t-elle pas du besoin d'asseoir le jugement de l'œuvre sur autre chose que les incertitudes de la raison, d'être en somme rassuré sur sa valeur avant d'y pénétrer ? Car il est bien évident que, si elle est forte, I'émotion initiale se constitue aussitôt en jugement. On ne saurait oublier ici que le tableau est alors devenu l'objet d'une pratique sociale et le jugement sur sa valeur une espèce d'obligation qui qualifie en retour, selon sa pertinence, celui qui l'a porté (dès 1677, de Piles parlait des jugements que l’on doit faire des tableaux...). Obligation d'autant plus sensible que l'expérience picturale se fait, en grande partie, non à propos de chef-d’œuvres reconnus, mais de la peinture moderne des Salons, c'est-à-dire d'une peinture à juger, attendant son billet pour entrer ou non dans l'Histoire... Le rapport est assez évident entre cette question sur la valeur et le développement d'un marché de l'art, où le jugement a des conséquences économiques. C'est un autre aspect du problème qui conduirait à envisager le rendement du premier regard...

23Ces quelques réflexions n'épuisent sans doute pas les problèmes posés par le temps de voir, même au XVIIIe siècle. J'ai voulu seulement marquer le rapport entre la prime accordée à l'irrationnel en peinture à l'époque des Lumières et le besoin quelque peu angoissé d'un jugement critique sur les œuvres et indiquer la rupture qui se produit avec la pratique de siècles antérieurs et mène notamment à situer du côté de l’« intransitivité » la spécificité de l'expérience picturale (en quoi le rapport de Diderot à Chardin a quelque allure prophétique). Un des aspects les plus curieux de cette évolution est sans doute la manière dont en somme la pulsion de savoir se trouve officiellement exilée de la peinture. Il ne fait aucun doute que cet usage en partie nouveau de la peinture et du temps qu'on prend à la regarder a joué un rôle important dans la détermination de notre propre comportement à l'égard des tableaux, de ce qui constitue, sans que nous en prenions conscience le plus souvent, les normes de notre vision. L'analyse ici ébauchée de leur archéologie pourrait éventuellement aider à reconnaître ce que ces normes nous empêchent de voir... (15).