Colloques en ligne

Christopher Lucken

« Si convient que on se gart de tous » : De La Response du Bestiaire d’Amours à La Belle Dame sans Mercy

À Helen Solterer, Master and Minerva

1« Je n’ay le pouair de grever / Ne de pugnir aultre ne vous », affirme la dame dans l’avant-dernière réplique du débat qui l’oppose à l’amant dans LaBelle Dame sans Mercy d’Alain Chartier (1424) ; « Maiz pour les maulvaiz eschiver / Il se fait bon garder de tous1 ». L’amant a beau l’assurer de sa loyauté afin de la convaincre d’avoir pitié de lui et de l’accepter à son service, la dame refuse de croire à ses paroles. « Tel se plaint et guermente fort / Qui n’a pas les plus aspres deulz », lui rétorque-t-elle (v. 269-70), alors qu’il espère l’apitoyer en affirmant qu’Amour lui fait souffrir de grands maux. Les propos élogieux et les promesses de soumission qu’il lui adresse ne sont que de « plaisans bourdes / Confites en belles parolles » dont l’amant tient « escoles » pour « faire croirre merveilles » aux dames, mais auxquelles ces dernières ne sauraient accorder le moindre crédit (v. 299-302). « Amours est crüel losengier, / Aspre en fait et doulx au mentir », soutient-elle (v. 313-14). Tout ce que l’amant peut dire en sa faveur n’est que « Faintise » (v. 363) et « Faulx Semblant » (v. 365). Rien ne lui sert de déclarer qu’il n’est point un « bon chanteur » ni un « vanteur », en assurant qu’il préfèrerait « le plourer » et « tout coy demourer » (v. 705-08). « Male Bouche tient bien grant court », lui réplique à nouveau la dame : « Chacun a mal dire estudie. / Faulx amoureux au temps qui court / Servent tous de goulïardie ». Aussi, conclut-elle, « pour rien que homme a femme die / Il ne doibt plus estre creüs » (v. 713-20). L’amant cherche encore à la persuader de ne pas condamner tous les « bons » parce que certains « ont honnye / Leur langue en mesdit eshonté » (v. 725-28 et 741-44) :

Fault il doncq faire tous onnys
Les humbles servans et les faulx,
Et que les bons soyent pugnis
Pour le pechié des desloyaulx ?

2C’est alors que la dame lui répond qu’elle préfère se « garder de tous ». Dans l’impossibilité où elle dit se trouver de distinguer le véritable amant du losengier, elle ne peut que les mettre dans le même sac pour les rejeter l’un et l’autre. Tout discours amoureux est potentiellement trompeur. Rien ne garantit que celui qui a obtenu ce qu’il cherche continue à se montrer loyal à l’égard de sa dame (cf. strophe LXX). L’amant n’a donc pas d’autre alternative que de renoncer à poursuivre le dialogue et s’abandonner à la mort, non sans s’être tourné vers Dieu pour porter plainte contre la dame et lui reprocher d’avoir oublié de la pourvoir de Pitié (v. 755-60).

3Cette sentence de la « belle dame sans mercy » (v. 800) est celle sur laquelle s’achève la Response au Bestiaire d’Amours de Richard de Fournival. Étant donné qu’il faut se garder « des mauvais », comme l’amant lui-même le lui aurait conseillé, et « que on ne set qui bons est ne qui mauvais, si couvient que on se garde de tous », affirme la dame au moment de mettre fin aux différents arguments qu’elle a avancés au cours de son rescrit2. Aussi est-ce là ce qu’elle a décidé de faire, conclut-elle, « tant que par raison merchis ara son lieu » (p. 334), soit aussi longtemps qu’elle ne sera pas convaincue – « par raison » plutôt que « par paroles », sinon par amour – de lui accorder cette « merchi » que l’amant lui requiert au terme du Bestiaire d’Amours (p. 274).

4Difficile de savoir si Alain Chartier a lu la Response du Bestiaire et si c’est à cette œuvre qu’il emprunte la réplique de la « belle dame sans mercy ». Non seulement il peut l’avoir réinventée, mais aussi une telle phrase doit certainement se rencontrer dans d’autres textes donnant la parole à un personnage féminin qui préfère mettre à distance tous les hommes qui lui déclarent leur amour, de peur d’être trahis et vaincus par leurs discours. Je ne chercherai nullement à retracer l’éventuelle filiation de cette réplique dans des textes ultérieurs. Je m’en tiendrai à la Response du Bestiaire. Mais je proposerai en conclusion de la rapprocher d’autres textes qui, comme la Belle Dame sans Mercy ou l’œuvre de Christine de Pizan, mettent en scène une instance féminine contestant la valeur du sentiment exprimé par l’amant et l’authenticité du discours amoureux. Il s’agit du même coup d’inviter le lecteur (et la lectrice) à réfléchir à l’hypothèse suivante : l’auctorialité féminine, non pas simplement les auteures-femmes, mais l’autorité propre à la figure de la femme devenant auteure, n’aurait-elle pas trouvé sa légitimité particulière au Moyen Âge par la condamnation des amants qui sont au principe de la littérature « courtoise », soupçonnés désormais de n’être que des losengiers ?

L’auteur et le partage des genres : jeu-parti et réalité

5La Response du Bestiaire est conservée à la suite du Bestiaire d’Amours dans quatre manuscrits (ABHV), alors que ce dernier est contenu dans 22 manuscrits3. Elle a été composée avant 1285, date à laquelle a été achevé l’un de ces quatre manuscrits (B), comme l’indique son colophon, alors que le Bestiaire d’Amours a dû être réalisé entre 1230 et 1250 approximativement, Richard de Fournival étant né en 1201 et mort en 12604. Marquée comme le Bestiaire par le dialecte picard, elle a probablement été composée dans une région proche de la ville d’Amiens où Richard occupait au sein de la cathédrale la fonction de chanoine et de chancelier. Aucun nom d’auteur n’apparaît dans les manuscrits. Si deux d’entre eux se contentent de donner son titre à l’incipit ou à l’explicit (A, H), les deux autres précisent qu’elle a été composée par la « dame ». Dans tous les cas, cette œuvre est étroitement associée à celle à laquelle elle répond. Dans un des manuscrits (B), l’incipit annonce qu’« Ici endroit comence li prologues a la response sour l’arriere ban Maistre Richart de Furnival. Ensi come sa dame s’escuse, si come vous porrés oïr si apriés », tandis que l’explicit dit qu’« Ici fine la response del bestiaire Mestre Richart de Fornival ». Dans l’autre (V), l’incipit affirme que « Chi coumence li prologues de la response dou bestiaire, que la dame fist contre la requeste que maistres Richars de Furnival fist sour nature des biestes5 ». L’anonymat dans lequel est laissée la dame est particulièrement frappant en comparaison du nom de l’auteur du Bestiaire d’Amours qu’on n’oublie pas de rappeler, au point que ce dernier semble pouvoir englober les deux œuvres. Le titre de maistre dont Richard est pourvu souligne en outre l’autorité qui lui est habituellement reconnue, tandis que la dame n’est identifiée que par rapport à ce dernier. Le titre par lequel est désignée la Response implique également une certaine dépendance à l’égard du Bestiaire, malgré le fait – mais aussi à cause du fait – que cette œuvre a été composée contre lui6.

6Si on a pu être tenté d’attribuer la Response à l’auteur du Bestiaire d’Amours, une telle hypothèse n’est plus suivie. Non seulement sa tradition manuscrite est différente, mais aussi son style s’en écarte sensiblement. Y percevant une certaine gravité d’intention et des arguments dont le sérieux ne serait pas totalement feint, Cesare Segre estime que le caractère moral de cet écrit exclut d’y voir un simple exercice littéraire. Il s’agirait plutôt d’une sorte de pamphlet condamnant le comportement et la phraséologie d’un amant courtois trop subtil pour être sincère, rédigé par un « homme d’une certaine culture religieuse, troublé par la joyeuse mondanité du Bestiaire7 ».

7Alors que Segre considère que l’auteur de la Response du Bestiaire est un homme, Jeannette Beer propose d’y voir l’œuvre d’une femme8. Celle-ci pourrait appartenir à une famille seigneuriale ou à une communauté religieuse auprès desquelles Richard aurait exercé certaines responsabilités9. Ce dernier lui ayant envoyé son Bestiaire après lui avoir adressé – en vain – de nombreux chants, elle aurait finalement décidé de lui répondre afin de prendre la défense des femmes mises en cause dans cette lettre. Nous aurions donc affaire à un dialogue entre deux personnes s’inscrivant dans la réalité historique. Certes, le titre de « maistres » employé par la dame pour s’adresser à son destinataire (p. 278, passim) et le fait qu’elle l’identifie explicitement à un « clerc » (p. 326 et suiv.) semblent supposer qu’elle savait qui était en réalité cet auteur. Le surnommant Renart en jouant sur le prénom de Richart, elle semble également savoir comment il s’appelle (p. 330)10. Mais la « dame » a très bien pu emprunter ces différents éléments aux incipits du Bestiaire d’Amours qui, comme nous l’avons vu, qualifient régulièrement son auteur de « maistre » et ne manquent presque jamais de donner son nom. Les enluminures dont le Bestiaire d’Amours est généralement pourvu dans les manuscrits le représentent d’ailleurs très souvent sous les traits d’un clerc. De plus, si l’image de l’arriereban employée par Richard pour représenter son œuvre relève de la militia amoris, les propos contenus dans son prologue comme l’essentiel de sa matière en font davantage l’œuvre d’un clerc que celle d’un chevalier.

8S’il est tout à fait possible, et même vraisemblable, que la Response du Bestiaire ait été écrit par une femme, on ne saurait rendre compte de ses caractéristiques et de ses enjeux sans l’inscrire tout d’abord dans la tradition littéraire à laquelle elle se rattache. Comme le Bestiaire d’Amours lui-même, elle s’apparente à une lettre et relève par conséquent d’une pratique littéraire qui veut que chaque écrit puisse être suivi de la réponse de son destinataire11. Elle peut être rapprochée en cela des Héroïdes d’Ovide et, plus particulièrement, de celles qui donnent forme à un échange épistolaire entre deux amants (XVI à XX)12. Le Bestiaire et sa Response peuvent également être apparentés aux nombreux débats composés en latin au cours du Moyen Âge13, comme le Conflictus veris et hiemisattribué par la Biblionomia et le gros de la tradition manuscrite à Ovide (ms. B. 117), mais qui pourrait avoir été réalisé par Alcuin, l’Ecloga du Pseudo-Théodule (contenu dans le ms. B. 126 de la Biblionomia), débat rédigé au ixe siècle qui oppose le pasteur Pseustis et la bergère Alathia, soit le mensonge et la vérité, ou encore l’Altercatio Phyllidis et Florae, débat sur les valeurs respectives du clerc et du chevalier en amour composé par un poète anonyme dans la seconde moitié du xiie siècle14.

9De nombreuses œuvres dialoguées ont été composées par un seul et même auteur. C’est le cas des trois œuvres dont il vient d’être question, mais aussi du débat que feint de retranscrire l’auteur – ou le narrateur – de la Belle Dame sans Mercy, sans oublier les différents dialogues entre un homme et une femme inventés par André le Chapelain dans son De amore (ca 1200). D’autres débats sont dus cependant à des auteurs différents. C’est le cas en particulier de nombreuses correspondances épistolaires et, dans la tradition lyrique en langue romane, de très nombreux partimen, jeux-partis et autres tensons opposant deux poètes dont les voix alternent d’une strophe à l’autre au sein d’une même chanson15, un genre que Richard de Fournival a pratiqué en composant deux jeux-partis avec Gautier de Dargies16. On peut noter à ce propos que, sur les 182 jeux-partis français édités par Arthur Långfors, seuls dix ou onze mettent en scène une figure féminine (dont deux qui font dialoguer deux personnages féminins). Mais, alors que les voix masculines sont le plus souvent rattachées à des trouvères connus (sous les noms desquels sont habituellement copiés les jeux-partis dans les manuscrits), les voix féminines sont généralement rapportées à une simple « dame » ou, lorsqu’on en précise l’identité (comme c’est le cas pour la « dame de Gosnai », « Sainte des Prez », la « dame de la Chaucie », « dame Margot » ou « dame Maroie »), le nom qui nous est donné ne permet pas de véritable identification (à l’exception peut-être de « Sainte des Prez ») et ne renvoie en tout cas pas à un auteur ou à un personnage reconnus17. On ne saurait en tirer que toutes ces « dames » ne sont que des masques derrière lesquels se dissimulent des hommes qui parlent à leur place ; mais force est de constater qu’elles n’ont pas le même statut que leurs interlocuteurs – ou confrères – masculins.

10La Response du Bestiaire doit aussi être rapprochée de la pratique de la disputatio qui caractérise l’enseignement médiéval depuis la fin du xiie siècle, en particulier à l’université, sous l’influence toujours plus grande de la logique aristotélicienne18. Opposant deux points de vue antagoniques, la disputatio invite chaque partenaire à défendre sa position et à répondre à son contradicteur à l’aide d’arguments rationnels se succédant de manière structurée. Un tel procédé se prête évidemment à la relation entre un maître et son élève. Ce dernier se voit invité à répondre aux questions du maître qui l’interroge afin de participer à son raisonnement, de montrer qu’il acquière les connaissances qu’on attend de lui et qu’il sera capable d’incarner à son tour une figure d’autorité. Mais la disputatio ne cherche pas nécessairement à résoudre la question en jeu et peut au contraire trouver sa force d’attraction dans la capacité de chacun d’opposer à la partie adverse des arguments qui permettent de poursuivre le débat. Au savoir fondé sur la tradition impliquant une certaine répétition succède ou se combine une connaissance fondée sur la différence qui préfère mettre l’accent sur les « contreres choses »19. Ce sont là, d’ailleurs, deux des principaux modes de la pensée médiévale.

11Si le Bestiaire d’Amours occupe la position du maître, la Response se trouve dans celle de l’élève. Son auteure ne se contente pas, toutefois, de se soumettre à son savoir. Elle s’évertue au contraire à contester point par point tout ce qu’il dit, formant ainsi avec l’œuvre à laquelle elle s’oppose un couple parfaitement antithétique. Conformément à la pratique scolaire de la disputatio et comme l’illustre la partie conclusive que nous avons citée, elle entend surtout lui porter la contradiction « par raison ». Elle emploiera pour cela une technique argumentative fondée principalement sur le syllogisme : ainsi, étant donné qu’il faut se garder « des mauvais » et « que on ne set qui est bons est ne qui mauvais », deux prémisses que la dame attribue explicitement à d’autres qu’elle-même (comme on aura d’ailleurs l’occasion de le préciser), elle ne peut qu’en conclure qu’il « couvient que on se gart de tous20 ». CQFD.

12On ne saurait achever cette brève présentation du contexte intellectuel et littéraire dans lequel s’inscrit la Response du Bestiaire sans souligner le caractère ludique des écrits et des pratiques agonistiques. Comme l’indiquent le nom attribué aux jeux-partis ou le caractère spectaculaire des disputationes mis en scène dans l’université médiévale, ces différents débats sont souvent de véritables jeux de rôle où chaque partie est chargée de défendre la cause qui lui a été attribuée et de l’emporter en manifestant son art du langage et sa maîtrise de l’argumentation, quelles que soient ses idées personnelles. Ils apparaissent ainsi avant tout comme des joutes verbales, au cours desquelles l’expression individuelle disparaît derrière les nécessités du jeu qui dicte en quelque sorte aux personnages qui s’y engagent les propos qu’ils doivent tenir.

13Si rien n’obligeait le Bestiaire à être suivi de la Response, sa forme épistolaire et son caractère argumentatif pouvaient très bien inciter quelqu’un à lui répondre. On peut douter que ce soit Richard de Fournival lui-même. Mais cette Response a pu être composée par un écrivain qui, pour des raisons différentes de celles avancées par Segre, s’est amusé en quelque sorte à reprendre la quasi-totalité des animaux cités dans le Bestiaire d’Amours, en respectant l’ordre dans lequel ils apparaissent, afin de retourner le sens qui en est tiré et de s’opposer ainsi aux arguments de l’amant. Rien n’empêche en effet un auteur masculin de parler à la place d’une « dame », comme le fait Alain Chartier dans la Belle Dame sans Mercy ou comme l’a probablement fait Richard de Fournival lui-même dans la chanson de femme, Onqes n’amai tant que jou fui amee, qui apparaît sous son nom dans un des manuscrits qui nous l’a transmise21.

14On peut toutefois penser que le caractère « proto-féministe »22 de la Response convient davantage à une vraie femme qu’à un homme. Le personnage de la « dame » y joue désormais un rôle essentiel (comme le mettent en évidence les enluminures qui accompagnent cette œuvre). Elle n’est plus réduit au silence comme c’est le cas dans le « grand chant courtois » (ce dont l’amant se plaignait dans le Bestiaire d’Amours, reprochant notamment à la dame de ne pas faire comme l’aigle et de ne pas briser son bec qui l’empêche de parler et de lui accorder sa merci : p. 260). Non seulement elle se fait entendre, elle argumente de manière symétrique et similaire au « maistre » qui lui avait adressé la parole. C’est elle qui occupe la position du clerc assise à son pupitre en tenant à la main les instruments de l’écriture, comme l’illustre l’enluminure du ms. V, alors que l’amant se retrouve dans la position qui était auparavant la sienne. Aussi, quel que soit le sexe de l’auteure de la Response du Bestiaire et quel que soit son caractère ludique ou fictif, cette œuvre contribue à fonder une auctorialité féminine à même de contester le privilège que possèdent en la matière, non seulement l’ensemble des figures masculines, mais aussi cette figure par excellence de l’autorité masculine qu’est le clerc23. Mais il faut ajouter à cela que la Response n’emploie quasiment jamais le terme de « dame » et parle principalement de la « feme », que ce soit pour désigner celle qui fait couple avec l’homme (comme le faisait également le Bestiaire d’Amours) ou pour se désigner elle-même (raison pour laquelle je ne la qualifierai plus ci-dessous de « dame », mais de « femme »). « […] moi, qui feme sui » (p. 280), « je qui feme sui » (p. 284), précise-t-elle à différentes reprises son interlocuteur. C’est toujours en tant que femme qu’elle affirme s’exprimer. Aussi me semble-t-il impossible de ne pas prendre en compte une telle revendication.

Je qui feme sui

15Si « toutes gens desirrent par nature a savoir », comme l’affirme le début du Bestiaire d’Amours en citant la Métaphysique d’Aristote (p. 154), « hom qui sens et discretion a en soi ne doit metre s’entente ne son tans a cose nule dire ne faire par coi nus ne nule soit empiriés, anchois fait chil bonne oevre qui aucune chose puet dire et faire qui puist porter pourfit as non sachans », soutient à son tour la Response (p. 278). Il ne suffit pas de répondre au désir de tout être humain en lui transmettant le savoir qu’on détient, encore faut-il qu’il soit bénéfique, plutôt que maléfique, pour ceux – et celles – qui le reçoivent. C’est ainsi que celle qui prend la place de la « bele tres douche amee » à laquelle s’adressait le Bestiaire d’Amours (p. 156) a « entendu » le « prologue » qui précède la « requeste d’amours » que lui a envoyé le « biaus sire » et « chiers maistres » auquel elle écrit en retour (p. 278). La Response attribue d’emblée à la translatio studii caractéristique du monde des clercs qu’évoque le Bestiaire d’Amours une perspective éthique. Elle rejoint ainsi la célèbre maxime de la tradition rhétorique selon laquelle l’orateur doit non seulement être dicendi peritus, mais aussiun vir bonus24. Cependant, comme « nus ne puet tout savoir », ainsi que le soutient l’auteur du Bestiaire, « ja soit che que toute cose puist estre seue », il n’est pas aisé d’« estre sages de tout che qui bien mestier me porroit avoir », précise la femme (p. 278). Pour y parvenir, la femme doit « metre grant peine » à rédiger sa « response », sans quoi elle risquerait de subir des moqueries (ibid.). Mais si elle ne peut « savoir » tout ce que ce « maistre » qu’est l’amant peut savoir, elle sait « aucune chose » qu’il ne connaît pas (p. 280). Elle se réfère ici au prologue du Bestiaire d’Amours qui affirmait que, si « nus ne puet tout savoir, ja soit che que chascune chose puist estre seue, si couvient que chascuns sache aucune chose, et che que li uns ne set mie, que li autres le sache » (p. 154). Chacun détient une parcelle du savoir que les autres ignorent. La totalité du savoir n’est possible que par la mise en commun des connaissances singulières de chacun. Au savoir du maître, dont il a fait étalage au cours de son écrit, la femme oppose ainsi ce qu’il ignore mais qu’elle connaît. Et s’il en connaît beaucoup plus qu’elle, comme elle le concède avec une humilité non dépourvue de quelque ironie, il lui faut s’appuyer sur le savoir qu’elle est seule à détenir car elle en a grand besoin (« dont il m’est bien mestiers que je m’en aïe selonc che que li besoins en est grans a moi, qui feme sui ») (p. 280). La femme semble reprendre ainsi – ou détourner – à son propre compte la célèbre image des « nains juchés sur des épaules de géants » attribuée par Jean de Salisbury à Bernard de Chartres (milieu du xiie siècle) : si le savoir qui lui vient du Bestiaire a des allures de géant, la parcelle de savoir qu’elle y ajoute lui permet de percevoir ce qui lui échappe.

16L’importance accordée par la femme à son savoir individuel et personnel est parfaitement conforme avec ce qu’elle avait commencé par affirmer au seuil de son texte. S’il ne faut transmettre que ce qui est profitable aux non sachans, auxquelles elle semble – par opposition à la figure du maistre – s’identifier, c’est avant tout la connaissance qu’ils sont les seuls à détenir – et qu’ignorent les autres – qui leur serait le plus utile. Tel est le savoir singulier – que l’amant n’a probablement aucun désir d’entendre – que la Response de la femme a la ferme intention de dire.

17Si la femme a tellement besoin de l’aide du savoir qui lui est propre, c’est qu’elle est justement une « feme » – comme elle le souligne avec insistance – et que Dieu n’a pas voulu la faire d’une « matere » « mains souffissant » (de moins grande qualité) que celle avec laquelle il a créé l’homme (p. 280). Elle s’en explique en racontant l’histoire de la création d’Adam et Ève fondée, non sur le texte bien connu de la Genèse, mais sur « aucuns actours » anonymes (p. 280) qu’elle semble avoir le privilège de connaître et derrière lesquels se trouve en particulier une légende juive. Après avoir créé le ciel et la terre et avoir ordonné toute chose, Dieu « fist home pour le plus noble creature qu’il peust faire ». Il le réalisa néanmoins au moyen « d’une matere qui n’est mie des plus souffissans des autres » (p. 280). Il est bien sûr fait référence au second récit de la création (Genèse, II, 7), selon lequel Dieu forma l’homme à partir du limon de la terre (« de limo terrae », dit la Vulgate). Après avoir créé l’homme, Dieu créa la « feme » avec la même « nature » (p. 280). Comme dans le premier récit de la création, l’homme et la femme sont d’abord créés à peu près au même moment et de la même façon. Mais la femme que Dieu avait créée ne plut point « a l’omme ». Aussi, « quant Diex en l’un et en l’autre donna vie [lorsqu’il insuffla sur le visage de l’homme un souffle de vie, comme le dit la Genèse, II, 7], Adans ochist se feme ». Et lorsque « Diex lui demanda pourquoi il avoit che fait », il « respondi : “Ele ne m’estoit rien, et pour che ne le pooie je amer” » (p. 280). Adam tua sa première femme parce que la terre avec laquelle elle avait été créée lui enlevait toute valeur (bien qu’il ait lui-même été formé avec la même matière) et qu’il ne pouvait donc pas éprouver le moindre amour pour elle.

18Cette histoire s’inscrit dans le prolongement des nombreux commentaires qu’ont suscités les deux récits de la création de l’homme et de la femme contenus dans le texte biblique (Genèse, I, 26-29 et II, 7-25)25. Elle fait écho plus précisément à un passage du Midrash Rabba consacré à la Genèse (Genèse Rabba, XVIII, 4), composé vers le ve siècle, passage qui porte sur la phrase qu’Adam prononce lorsque Dieu lui présenta la femme qu’il avait tirée de ses côtes après avoir fait défilé devant ses yeux toutes les autres créatures du monde sans qu’il en trouve une qui soit semblable à lui26 :

L’homme dit : Celle-ci, ce coup-ci (ha-paam), est l’os de mes os (Gen. 2 : 23). Rabbi Yehouda bar Rabbi dit : Le Saint béni soit-Il avait créé une première femme. Mais l’homme, la voyant pleine de sang et de sécrétions s’en était écarté. Aussi le Saint béni soit-Il s’y reprit-il et la lui créa, une second fois. Voilà pourquoi le texte dit « celle-ci, ce coup-ci » – c’est bien celle de ce coup-ci !

19Au premier récit de la création de la Genèse correspondrait la création d’une première femme, qu’Adam aurait répudiée car il avait vu le sang et les sécrétions dont elle était remplie et que Dieu aurait remplacée en tirant de ses côtes celle qui recevra le nom d’Ève. Selon une légende juive apparentée, qui semble prolonger ce texte midrashique et qui se trouve en particulier dans l’Alphabet de Ben Sira (composé entre le viiie et le xe siècle), cette première femme se serait appelée Lilith. Elle serait toutefois partie d’elle-même car, ayant été créée avec la même matière que l’homme, elle estimait être son égale et n’acceptait pas de lui être soumise27.

20L’auteure de la Response devait plus ou moins connaître cette tradition légendaire. Le premier texte à y faire allusion dans l’exégèse chrétienne est l’Historia scolastica de Pierre le Mangeur (ca 1170), ouvrage qui bénéficiera d’une large diffusion et qui sera suivi à ce sujet par plusieurs commentaires bibliques de la fin du xiie siècle et de la première moitié du xiiie siècle28. Albert le Grand, vers 1240, la mentionne également en ajoutant que la première femme d’Adam s’appelait Lilith29. On peut cependant penser que l’auteure de la Response ne s’est pas contenté de reprendre ce qu’elle a trouvé par ailleurs, qu’elle l’a adapté à son propos et que la version qu’elle attribue ici à « aucuns actours » est donc la sienne. Aussi est-ce probablement elle qui, plutôt que de se contenter de dire qu’Adam a répudié sa première femme, affirme qu’il l’a tuée. C’est aussi elle, probablement, qui amène Adam à justifier l’impossibilité d’aimer son épouse et le meurtre qui s’en suit, non par la vision des « secrets » de la nature féminine, mais par la matière terrestre dont elle avait été formée.

21La disparition de la première femme d’Adam est suivie de la création d’Ève telle qu’elle est racontée dans le second récit de la création (Genèse, II, 21-22). Dieu vint auprès d’Adam qui « dormoit », il « prist l’une de ses costes et en fourma Evain, dont nous sommes tout issu » (p. 280). Mais, à la différence du texte biblique, cette deuxième création répond moins à la volonté divine et à l’incapacité des animaux d’offrir à l’homme une aide semblable à lui, qu’au désir d’Adam. Les conséquences de cette nouvelle création engagent par conséquent sa responsabilité. Comme le précise en effet la femme, en se référant à ce que certains pouvaient dire, « se le premiere feme fust demouree, Adam n’eust ja pechiet, pour coi nous sommes tout en paine » (p. 280). Non seulement c’est Adam qui a accompli le première meurtre, et non Caïn, c’est lui qui serait à l’origine de la faute qui précipita sa Chute et l’entraîna hors du Paradis terrestre (alors que l’Ecclésiastique, 25, 24, affirme par exemple que c’est la femme qui est à l’origine du péché et que c’est à cause d’elle que tous les hommes doivent mourir). Le péché originel n’aurait donc pas été provoqué par la tentation du serpent promettant à Ève de devenir sicut dii, mais par l’amour qu’éprouve Adam pour sa nouvelle femme. Comme le souligne la femme, alors qu’il n’aimait pas sa première épouse, c’est le « tres grant amour qu’il eut a cheli qui faite estoit de lui » qui le poussa à « seurmont[er] le commandement de nostre Seigneur », à désobéir à Dieu et, entraînant sa femme avec lui, à manger « le fruit qui leur avoit esté deveés » (p. 280-82).

22La Response semble faire écho cette fois à certains commentaires chrétiens de la Genèse, selon lesquels Dieu créa Ève d’Adam plutôt que de la terre afin de favoriser l’amour de l’homme pour sa femme30. Mais si Adam, ici, a tué la femme que Dieu avait commencé par lui donner afin de pouvoir en aimer une autre, le sentiment auquel il aspire n’est pas l’amour conjugal auquel pensent les exégètes chrétiens. Dirigé vers celle qui a été tirée de sa chair, il s’apparente plutôt à l’amour de Narcisse qui s’éprit du reflet de son visage que lui renvoyait le miroir de la fontaine après avoir rejeté Écho, comme si l’homme devenait lui-même le créateur de la femme et que cette dernière ne pouvait être façonnée qu’à sa propre image31.

23Le rôle maléfique de l’amour dans l’histoire de la Chute était déjà présent dans le Bestiaire d’Amours. Celui-ci se référait au premier récit de la création à propos du lion qui dévore l’homme qui le regarde : étant donné que « figure d’ome porte ensi comme unes ensengnes de signourie de tant comme il est fais a l’image et a le sanlanche de Jhesucrist » (Genèse, I, 26), lorsque le lion se rend compte qu’il le regarde, il en a peur. Cependant, plutôt que de prendre la fuite, il se précipite sur lui à cause de son « naturel hardement » (p. 176). Il en serait de même à propos d’Amour. L’homme qui le regarde ne pourra qu’être défiguré par lui et perdre « l’ensengnes de signourie » qui le caractérise du fait d’avoir été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. À cette perte de l’empreinte divine provoquée par l’amour, la Response ajoute la création d’une nouvelle image qui se substitue en quelque sorte à la précédente tout en expliquant sa disparition. Le lion représenterait donc moins la femme que l’amour que l’amant éprouve pour elle32.

24Du meurtre de la première femme, Ève et les femmes nées à sa suite tireraient cependant un certain avantage. Dieu les aurait faite en effet « de plus souffisant matere que il n’avoit fait l’ome » (comme le notent également certains exégètes du texte biblique, qui n’en concluent pas pour autant qu’Ève est supérieure à Adam, d’autant qu’ils ne l’opposent pas à celle qui l’aurait précédée33). La femme serait donc de meilleure qualité que l’homme. Pourtant, cela n’a pas empêché « nostre Sires Diex » de donner « a home le segnerie seur toute creature [comme l’affirme la Genèse en se référant aussi bien à l’homme qu’à la femme : I, 26, 28], meisme seur le feme [ce que ne dit pas le texte de la Genèse, mais qu’affirme notamment saint Paul : I Corinthiens, XI, 3, et Éphésiens, V, 23] » (p. 282). C’est pourquoi la femme admet que, bien « que nous sommes plus noblement criees que vous, biaus maistres, n’aiés esté, tout soit il ensi qu’il nous couviegne obeir a vous par le commandement de nostre Seigneur » (ibid.).

25Bien sûr, la femme ne va pas s’en tenir là. Certes, Dieu n’ayant rien fait « sans raison », « il couvient que chele cose qui vient de l’autre soit obeissans a cheli dont ele vient ». Cet axiome implique que la femme doit « obeir a l’home ». Mais il implique aussi que l’homme obéisse « a le tere, et le terre a Dieu, dont il fu crieres et souvrains de toutes creatures ». L’obéissance que la femme doit à l’homme n’est donc valable que si l’homme obéit à son tour à la terre, qui doit elle-même obéir à Dieu. Elle s’inscrit par conséquent dans une chaîne qui remonte jusqu’au Créateur. Aussi, si chacun « doit obeir a che dont il est venus », il doit obéir « principaument a Chelui qui tout fist », soit à Celui qui est au principe de la hiérarchie que forme l’ensemble des êtres créés (p. 282).

26C’est pour cette « raison », affirme la femme en conclusion de son raisonnement qui avait débuté avec l’histoire de la création d’Adam et Ève, que, si elle doit obéir à l’amant du Bestiaire d’Amours qui lui demande de lui accorder sa merci, dans la mesure où elle est une « feme » qui doit « obeir a home » et que l’amant est un « hom » auquel elle doit obéissance, elle ne peut le faire (le « metre a oevre ») qu’« en tel maniere que che qui bon me sanle », soit pour autant que ce qu’on lui demande lui semble conforme à ce qui est bon et, donc, conforme à la bonté divine d’où procède tout ce qui est bien (p. 284).

27La femme rejoint du même coup sa sentence initiale, selon laquelle on ne saurait rien dire ou faire qui ne soit profitable aux non sachans. Si ce que l’amant lui demande ne lui apporte aucun bienfait, elle ne peut que le renvoyer à Dieu auquel il devrait obéir en ne lui demandant de faire que ce qui est bon pour elle. C’est pourquoi la femme ne cesse de se référer à Dieu au cours de son texte. « En non Dieu, che ne me puet avoir mestier », dit-elle par exemple à propos de la figure du singe que lui décrit le Bestiaire d’Amours (p. 290). Elle ne se contente pas d’invoquer Dieu pour justifier les sentiments qu’elle éprouve à la lecture du Bestiaire d’Amours et rejeter ce que dit l’amant, comme dans ce passage ; elle semble également s’adresser directement à Lui, comme si le « biaus dous Diex » était appelé à remplacer le « biaus sire maistres » auquel elle adresse sa Response (p. 310), ou, du moins, comme s’il s’agissait d’inviter ce dernier à se tourner vers Lui et à lui obéir, plutôt que de demander à la femme quelque chose qui soit contraire à ses véritables intérêts.

Le savoir des clercs et le contredit de la femme

28La relation entre Ève et Adam s’apparente à celle entre la Response et le Bestiaire d’Amours. Tout d’abord, ils ne sont pas faits de la même matière. Alors que le Bestiaire « est de nature de bestes » et « d’oisiaus » qui peuplent la Terre (p. 158), la Response est tirée du Bestiaire lui-même (comme Ève de la côte d’Adam), soit d’une œuvre écrite par un homme. Se plaçant dans un rapport de dépendance à l’égard de cet écrit, elle ne peut que se soumettre à son autorité et suivre animal après animal les exemples qu’il avance. Tout laisse en effet penser que sa connaissance des natures animales (ou de la tradition des bestiaires) repose entièrement sur l’œuvre de Richard de Fournival (ce qui n’est en fait pas tout à fait vrai, car elle introduit deux ou trois natures animales qui en sont absentes). Pour autant, elle ne peut pas se contenter d’obéir à son propos car il ne semble pas lui être profitable. Aussi ne cesse-t-elle lui rappeler que, devant obéissance à Dieu – c’est-à-dire à la source, non seulement de toute science, mais aussi de toute bonté –, il devrait agir ou parler pour le bien d’autrui.

29Comme nous l’avons vu, la femme laisse entendre au seuil de sa Response qu’elle est ignorante. Tout ce qu’elle sait lui vient de l’ouvrage que l’amant lui a envoyé. Il lui faut donc commencer par trouver appui sur son « sens », « selonc che que je en ai recheu » (p. 280). « Par raison m’aiés moustré devant que memoire si a .ii. portes, che sont veoir et oïr, certes che m’a grant mestier que je sache che ce soit voirs […] », lui dit-elle par exemple (p. 284), en se référant au prologue du Bestiaire d’amours (p. 154). « Il me sanle que vous me donnés a entendre que je toute seule sui en vostre memoire, de coi vous ne poés partir, selonc che que vous me faites assavoir par vo escrit » (p. 284), se référant à nouveau à ce que disait l’amant dans son ouvrage (p. 156). Ou encore : « Et pour che que je ne sui mie sage que che me puist avoir mestier que vous me faites asavoir, je ne sai a quel confort envoier se je ne prenc warde a l’asne sauvage, dont je vous ai oï parler » (p. 284), renvoyant cette fois à l’une des premières figures animales du Bestiaire (p. 160-62). La femme ne cesse de se rapporter au savoir du maistre tel que l’expose le livre qu’il lui a transmis.

30Cependant, si la femme a « grant mestier d’aide » (p. 284) pour savoir ce qu’il lui faut faire et si ce que lui dit le maistre doit pouvoir l’aider, il lui faut aussi s’aider elle-même, comme elle l’avait souligné d’emblée (p. 280). S’il est vrai que la mémoire « est tresors et garde » (p. 284), comme le dit le prologue du Bestiaire (p. 156), il lui faut faire attention à ce qu’on ne lui dise « chose dont me memoire soit de riens empeechie » (p. 284). Elle n’a donc aucune intention de faire comme l’amant dont la mémoire est obsédée par l’image de la dame. Les leçons que ce dernier tire des animaux qu’il décrit ne semblent pas davantage avoir son assentiment. « Je puis mauvaisement dire cose qui puist contrester a vous », dit-elle par exemple à propos de la nature du loup qui perd son « hardement » quand l’homme le voit en premier, alors que c’est l’homme qui perd « la parole » si le loup le voit en premier (p. 286) : tandis que l’amant identifiait le loup à la femme (p. 162), cette dernière estime que c’est elle qui a été vue la première et que c’est donc l’homme qu’il faut « par cesti raison apeler leu » (p. 286). Et alors que l’amant se compare au grillon qui oublie de se nourrir à force de chanter et finit par mourir (p. 164), elle réplique qu’elle ne se laissera pas apitoyer par ses plaintes au point de céder à son désir : « ne m’est il mie grans mestiers que je prengne warde a vos paroles, qui ont sanlanche de moi mestre a vostre volenté » (p. 286). Si la Response de la femme se greffe sur le Bestiaire de l’amant, elle ne cesse en même temps d’en refondre le propos, de le modifier, de le détourner ou de le rejeter, ne craignant pas non plus d’omettre certaines natures animales ou d’en ajouter de nouvelles.

31La Response ne manque pas d’illustrer son projet à l’aide de certaines natures animales. Elle le fait par exemple à partir de la figure du lion. Ayant affirmé, à propos de la « nature del corbel », qu’elle ne s’accordera pas à la « requeste » de l’amant avant de savoir s’il s’accordera à elle (ou s’il sera d’accord avec elle), elle justifie sa décision en précisant que « li nature du lion ne s’i acorde mie, si que vous avés moi meisme apris » (p. 292). La femme fait référence ici au lion qui attaque l’homme qui le regarde. Tandis que l’amant avait admis avoir regardé ce lion qu’il identifie à Amour, elle dit qu’elle ne regardera pas « che qui grever me porroit, ne qui pourfit ne me porroit porter, anchois me trairai de chele part ou je sarai que mes avantages iert, a che que je fournierai et meterai a point, se je puis, che que bien n’est mie dit ou pensé » (ibid.). Plutôt que de suivre l’exemple de l’amant et faire quelque chose dont elle ne peut tirer aucun bienfait, elle préfère se mettre en retrait afin de parfaire et de mettre au point ce qui n’a pas été bien dit ou pensé, soit d’améliorer autant que possible les propos de l’amant qui étaient demeurés imparfaits. C’est ce qui a fini par donner sa Response.

32La femme s’appuie encore, pour justifier sa décision, sur une autre nature du lion (p. 292) :

Aussi comme fait meisme li lions qui giete, si comme j’entenc de vous, une pieche de char quant il faonne, et dont li sanle que par raison n’est mie bien maullee a s’ymage ; dont va entour et le fourme a le langue tout autel comme il doit estre.

33Contrairement à ce qu’affirme ici la Response, le Bestiaire d’Amours ne mentionne nullement cette nature du lion. Il rapporte seulement que le lion rugit pour ressusciter son petit lorsqu’il est mort-né (p. 216). La femme ne saurait donc avoir entendu cette caractéristique chez l’amant. Peut-être en a-t-elle trouvé certains éléments dans le Bestiaire de Pierre de Beauvais, qui qualifie le petit que la « lionnesse » « rent tot mort par la bouche » lorsqu’elle l’enfante, avant que le lion ne le ressuscite en soufflant sur lui et en rugissant, de « pieche de char en forme de lioncel34 ». Mais, comme on l’a déjà remarqué, cette nature du lion s’apparente davantage à celle de l’ours. Isidore de Séville affirme par exemple, dans ses Étymologies (XII, 22), que l’ours (ursus) est ainsi nommé parce qu’il « façonne ses petits avec sa gueule [ore suo], quasi orsus. On dit en effet qu’il engendre des petits informes et qu’à la naissance, c’est un morceau de chair [carnem quandam] dont la mère, en le léchant, forme les parties du corps. De là ce texte [ajoute Isidore citant un poète latin inconnu identifié parfois à Ennius] : “L’ourse façonne ainsi de sa langue [lingua] le petit qu’elle mit au monde”35 ». On peut alors penser que la Response a combiné plusieurs motifs issus de différentes sources, y compris l’idée que l’homme a été créé à l’image de Dieu que cite le Bestiaire à propos du lion, pour les fondre en une seule nature, attribuée ici au lion. Voici en tout cas la leçon qu’elle en tire pour elle-même (p. 292-94) :

Aussi bee je a faire, sire maistres, que s’il avient que dire me couvient en aucune cose que je n’aie mie bien conchut, c’est pensé, que je voise entour, et le meche a sens et a raison par bonne doctrine que je puisse aprendre en vos dis.

34C’est ce dont est censé témoigner sa Response : alors même qu’elle affirme devoir sa « bonne doctrine » à l’amant, elle ne peut se contenter de la créature mal léchée que ce dernier l’amène en quelque sorte à jeter au monde, sans la concevoir ou la penser à nouveau. Il lui faut donc lui redonner forme à l’aide de sa langue et de sa raison, afin qu’elle soit moulée à sa propre image.

35La Response s’appuie ensuite sur la figure de la belette (moustoile), qui « faonne par le bouche et conchoit par l’oreille », afin de mettre en garde ceux qui se contentent de concevoir ce qu’ils ont entendu – soit de le répéter à l’identique. Leur accouchement se révélera « si griés et si perilleus » qu’ils en mourront. La femme applique à nouveau cette leçon à son propre cas (p. 294-296) :

Car verités est que pis ne puet li hom et le feme faire que de son faonner, c’est a dire de dire chose qui n’est couvenaule, et dont uns roiaumes puet estre destruis. Diex ! Si en ai-je tel doute que je ne m’en sai mie bien conseillier. Car se je disoie aucune parole que jou aroie conchut par l’oreille et je le faonnoie par le bouche, je me doute mout que ele ne porche venin, et que morir ne le couviegne, aussi que on conte des faons de la moustoile.

36Le thème de l’enfantement va se poursuivre avec les natures de la perdrix et de l’autruche. Alors que la perdrix néglige de couver les œufs qu’elle a pondus, ce qui l’empêchera d’éprouver pour eux de l’affection, la femme préfère surveiller « aucunes contenanches ou aucunes volentés qui bonnes ne sont mie » pour qu’on ne lui enlève pas ses œufs, c’est-à-dire « les bonnes raisons que je ai entendues des natures d’aucunes bestes, qui bien m’aprendent que jou me garde, et tout che que je ai a warder » (p. 314). Tandis que les animaux convoqués par le Bestiaire d’Amours doivent aider l’amant à convaincre la femme de lui accorder sa merci, ils lui enseignent au contraire de prendre garde à elle-même.

37Quant à l’autruche, elle abandonne au soleil l’œuf qu’elle a pondu. Mais la femme a de bonnes raisons de ne pas en faire autant (p. 316) :

A, sire maistres ! Comme je cuit que se je m’afioie en vous aussi comme li ostrisses s’afie ou soleil, que vous le me couveriés de pute escole ! Maudehait ait qui ja en vous s’en affiera, encore vous fachiés vous si vrai. Et si ne suis je mie mout courtoise, quant je ne vous ai encore de riens deveü, et si en ai tant dit, car il me sanle que peu sont de si grans folies comme de folement parler.

38Au savoir du maistre qui prostitue dans son école l’élève qui se fie à son prestige et à son autorité mais qui n’y apprendra qu’à parler comme un fou sans même connaître celui auquel il s’adresse, la femme « courtoise » oppose son propre savoir qui l’amènera pour finir à se taire. C’est ce à quoi aboutira bien sûr sa Response.

39Née de la lecture du Bestiaire d’Amours envoyé par un amant qui entend occuper la position du maistre, la Response en tire un savoir qui se retourne contre lui. Plutôt que de s’inscrire comme tout bon élève dans le prolongement de la science qui lui a été transmise par l’intermédiaire d’un livre, la femme fait appel au savoir qu’elle doit à son genre, soit à sa nature féminine. Au lieu d’ajouter une pierre à l’édifice scolaire, elle en conteste l’enseignement. La « pute escole » de l’amour n’est jamais fréquentée que par des losengiers.

À l’école des losengiers

40Se demandant comment il pourrait se venger de la dame qui refuse de lui accorder sa merci, l’amant du Bestiaire d’Amours évoquait la possibilité qu’elle se mette à aimer « cui que soit qui de li n’eust cure » (p. 226). Si cette perspective est aussitôt repoussée, elle introduit un personnage qui va dominer la fin de cette œuvre, celui du losengier, illustrée pour commencer par l’hirondelle et le hérisson (p. 226-28). Évoquant également la possibilité que la dame se repente d’avoir rejeté l’amour et se décide à aimer, l’amant craint que l’homme qui en profitera soit, telle une hydre à cent têtes, pourvu de « tant d’amies con il a d’acointanches » (p. 232). Aussi conseille-t-il à la dame de se garder « de chele ydre, et nommeement de chiaus que plus li sont humeliaule. Car chil qui plus li dira : “Dame, aidiés me a valoir ! Dame, souffrés que je soie vostre chevaliers”, c’est chil de cui il li couvient plus garder s’ele veut celer sen couvine » (p. 236).

41Contrairement aux amants qui, après avoir convaincu leur dame de les aider en acceptant leur amour, les abandonne dès qu’ils rencontrent quelque difficulté, notre amant promet de rester fidèle. C’est ce qu’illustrent notamment chez lui les figures de la perdrix (p. 248-50) et de l’autruche (p. 252). L’amant s’en prend en revanche à celles qui révèlent leurs amours à des tiers (p. 262), comme à ceux qui en propagent la nouvelle, les comparant aux dragons dont la langue envenime ce qu’elle touche « au lekier » (p. 264). La dame doit faire preuve de « pourveanche » en acceptant l’amour qu’on lui porte avant que d’autres puissent s’en « perchevoir » et en se refrénant d’en « parler » avec ceux qui pourrait le divulguer (266-68). Elle n’aura dès lors plus à craindre qu’on en prenne connaissance (p. 268) :

Qui tel tel pourveanche useroit, si n’aroit garde c’on le seüst, car on ne set mais en cui fier, et qui se veut warder des mauvais, si se gart de tous.

42On aura bien sûr reconnu la sentence conclusive de la Response du Bestiaire. La reprise qu’en effectue cette dernière offre une nouvelle illustration de la manière dont la femme s’appuie ce que dit l’amant (comme elle le reconnaitra lorsqu’elle répétera cette phrase) pour le retourner contre lui. Ce dernier affirmait dans le Bestiaire d’Amours que la meilleure façon de se garder de tous était d’empêcher son amant de dire quelque chose qui puisse révéler son amour en lui accordant sa merci et de n’en parler à personne. Il invitera encore la dame à se méfier « de chiaus qui ami se font, car tes dist qu’i se muert d’amour qu’il n’en sent ne mal ne doleur, et en dechoivent la bonne gent aussi con li houpiex fait les pies » (p. 270). Il estime être étranger à ce type de personnes. Mais, poursuit-il, « par aventure aussi diriés vous de moi mesme » (p. 272). Comme en témoigne en particulier le nom de Renart employé pour l’apostropher, c’est bien là ce que dira la Response.

43La figure du losengier fonctionne dans le discours amoureux de la tradition « courtoise » comme une sorte de bouc émissaire ou de double négatif de l’amant36. Il incarne tous ceux qui pervertissent l’amour par leur comportement ou leurs propos déloyaux : les « faus amans qui sievent les dames et les damoiseles pour faire leur preu d’eles, combien qu’eles en doivent empirier » (p. 274), ceux qui n’en aiment aucune, mais qui « ne sevent nului acointier s’il ne parolent d’amour » (ibid.), les jaloux et les médisants qui trahissent le secret des amants et se répandent en calomnies à leur sujet. La dame ne peut que souffrir de leurs discours séducteurs et de leurs paroles mensongères. Ils tendent du même coup à disqualifier tout langage amoureux. Dénonçant de tels personnages et invitant la dame à s’en garder pour ne pas être déçue, l’amant espère pouvoir la convaincre qu’il ne leur ressemble pas. Lui seul est sincère et mérite d’être aimé. Mais plutôt que de faire une exception, la femme ici préfère le prendre au mot et se « garder de tous ».

44Tandis que l’amant apparente au dragon celui qui corrompt l’amour en en parlant, la femme identifie à cet animal celui « qui de paroles se fait […] dolereus » (p. 322). La langue empoisonnée du dragon n’est pas seulement celle du délateur qui diffame l’amour en en trahissant le secret ; c’est également celle de l’amant lui-même qui se plaint de la souffrance qu’il lui cause. Mais il y a pire encore qu’un tel dragon, affirme la femme : c’est celui qui « dist qu’il se muert d’amours qui n’en sent nes que je fas » (p. 326). Car, alors que le premier « n’envenime se chelui non cui il en atouche », l’autre, « chil faus menterres », « fait entendant, par s’orde vieus langue envenemee, che dont il vaurroit avoir se volenté de cheli que il couvoite, combien qu’ele en fust empirie » (ibid.). À ce « dyable de dragon » qui prétend mourir d’amour afin d’attendrir sa dame et la persuader de céder à son désir, s’ajoute le « dyables d’oisiaus de proie, qui si vient en seursaut que a paines est nus que il ne sousprende » (p. 326-28) :

Che sont chil clerc qui si s’afaitent en cointise et en leur beles paroles qu’il n’est dame ne demoisele qui devant aus puist durer qu’il ne veullent prendre. Et sans faille, bien m’i acort, car en eus est toute courtoisie, si que j’ai entendu. Et en aprés sont le plus bel de coi c’on fait clers, et sont li plus soutil en malisse, et sousprendent les non sachans.

45La femme s’en prend plus particulièrement ici à la figure du clerc. Choisi – dit-elle – parmi les hommes les plus beaux, sa langue est également la plus belle. Ce n’est pas tant sa souffrance ou les sentiments qu’il éprouve qui donnent naissance à ses propos ; c’est son art du discours. Par sa « cointise », sa « courtoisie », la subtilité de sa « malisse », ce maître du langage, loin de transmettre un savoir qui soit profitable à ces non sachans que sont les dames et les demoiselles, ne fait que les tromper par leurs « beles paroles ». S’il est peritus dicendi, il n’est nullement un vir bonus. C’est un parfait losengier. On ne saurait donc lui faire confiance et chercher « a escouter [ses] paroles » en y trouvant du plaisir (p. 330). Les femmes et les clercs eux-mêmes ne pourront en tirer un quelconque bénéfice. D’une part, précise la femme, « li clers em pert a estre pourveus de sainte Eglise, ou il seroit canoinnes ou vesques » : à force de composer de « beles paroles », il ne pourra que renoncer aux avantages d’une carrière ecclésiastique37. D’autre part, « li demoisele aroit .i. chevalier gentil home dont ele seroit a honneur, et deportee plus que de chelui qui tel riqueche n’a mie » (ibid.). La Response fait allusion ici aux célèbres débats du clerc et du chevalier. Au lieu du clerc qui n’a d’autre richesse à lui offrir que des mots, la demoiselle est invitée à choisir un noble chevalier qui s’efforcera, non pas de vaincre sa résistance comme espère y parvenir l’arriereban dépêché par l’amant, mais de lui prodiguer honneur et agrément.

46Dans l’impossibilité de prouver qu’il n’est pas un losengier, l’amant est condamné au silence. Le chant lui-même ne semble pas lui permettre de se faire entendre. La figure du losengier semble nourrir en revanche le discours de la femme. Alors que l’amant ne lui laisse pas d’autre perspective que de céder à sa requête, cette figure lui donne l’occasion de prendre la parole pour se défendre. Mais dès qu’elle s’empare de la parole, il semble qu’elle ne puisse faire autrement que d’assimiler l’amant au losengier. C’est ce que fait la femme dans la Response du Bestiaire d’Amours en décidant pour finir de segarder de tous. C’est également ce que fait la « belle dame sans mercy » chez Alain Chartier38. N’est-ce pas aussi ce que fait Christine de Pizan lorsqu’elle met en cause, dans ses différentes œuvres, la sincérité des amants et celle du discours amoureux ? Ne pourrait-on pas dès lors se demander si l’auctorialité féminine ne s’est pas affirmée pour commencer, au Moyen Âge, par la mise en cause radicale d’un discours amoureux qui, non seulement ne permet pas à la femme d’être autre chose qu’une dame accordant à l’amant sa merci, mais qui paraît aussi incapable d’assurer la moindre vérité ? Elle lui emprunte pour cela son discours contre les losengiers. Mais elle le retourne en même temps contre lui de sorte qu’il ne lui reste plus rien à dire.