Colloques en ligne

Nathalie Koble

Introduction - Judith et ses sœurs

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1Christine de Pizan, La Cité des Dames

2Paris, BnF, fr. 609, fol. 2v

3Dans son édition du 25 avril 2017, le journal Le Monde faisait état d’une pétition, rédigée par un collectif d’enseignant.e.s et d’étudiant.e.s émanant de l’École normale supérieure de Lyon et adressée au Ministère de l’Éducation nationale. Cette pétition réclamait plus d’œuvres de femmes au programme des Agrégations de Lettres et souhaitait alerter sur la nécessité de retravailler les critères de jugement qui sont à l’œuvre en France dans l’établissement du canon littéraire, dans lequel les écrivaines, toutes époques confondues, sont « victimes d’un système d’invisibilité » qu’aggrave encore, pour les siècles anciens, leur défaut d’existence1.

4En 1928, dans un ensemble de conférences sur les femmes et le roman, données à Cambridge dans deux collèges réservés à des femmes, Virginia Woolf incarnait en Judith, une sœur imaginaire de Shakespeare portée, comme son frère, par une vocation d’écrivain, cette double invisibilité matérielle et symbolique, qui produit chez les femmes qui écrivent un sentiment puissant d’illégitimité culturelle2. L’analyse visionnaire de la romancière anglaise, tout en explicitant l’impact des phénomènes de sexuation sur la production littéraire dans l’Histoire, en propose une très belle compensation symbolique par le biais d’une fiction : aussi douée pour l’écriture fut-elle, Judith, petite sœur invisible, était née dans un contexte qui lui interdisait de toute façon d’exercer son talent, faute de liberté, d’autonomie financière, d’expérience, de reconnaissance, et d’une « chambre à soi » qui lui permette de s’isoler pour écrire. Si Persée, en décapitant la Méduse, parvenait à triompher d’une terreur ancestrale face à l’altérité féminine, terreur dénoncée avec force par Hélène Cixous3, Judith – cette autrice en puissance – aurait eu bien de la peine à triompher de la tyrannie d’Holopherne, entendons l’exclusivité de la domination masculine dans toutes les sphères du pouvoir et du savoir, jadis et naguère. Faute de parvenir à s’inventer une identité dans l’institution littéraire, Judith Shakespeare, vagabondant dans Londres, « se tua par une nuit d’hiver et repose à quelque croisement où les omnibus s’arrêtent à présent, devant Elephant and Castle »4.

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5On peut se recueillir devant ce tombeau virtuel et pleurer la mort de cet être à « l’existence moindre », au sens où Étienne Souriau l’entendait5 ; mais on peut aussi remarquer que Virginia Woolf a choisi d’enterrer sa virtuelle ancêtre dans un lieu qui était au xviie siècle un important relais de poste, devenu aujourd’hui un immense carrefour voué à une intense circulation au Sud de la capitale anglaise : un espace intermédiaire propice aux flux des consciences, à la résurgence mémorielle et aux bifurcations6.

6Le présent dossier, consacré à l’auctorialité féminine dans les fictions courtoises, se place sous l’égide inventive de cette invitation7. De Marie de France à Christine de Pizan – femmes étrangères, toutes deux finalement entrées dans le canon français des monuments littéraires –, les questions d’aujourd’hui remettent en circulation d’anciennes voix d’autrices, imaginées ou réelles, qui ont proposé une réflexion sur l’invention de la parole des femmes et sur leur place au sein de la communauté littéraire et courtoise.

Une chambre à elle :
de Judith Shakespeare à Christine de Pizan 

7Christine de Pizan est née en Italie en 1364, deux siècles exactement avant le baptême de Shakespeare. Sœur d’hommes qui ne furent pas illustres, elle fut surtout dans le deuil des trois hommes de sa vie : le roi Charles V, roi sage sous la protection duquel vivait sa famille exilée à Paris, à l’ombre de la cour, Tommaso di Benvenuto da Pizzano, son père, médecin du roi et docteur en astronomie, qui lui avait donné, contre toute convention, une éducation intellectuelle de très haut niveau, et Étienne de Castel, un époux mort trop jeune, qui lui avait laissé une expérience exceptionnellement heureuse de la vie de couple au sein de la société parisienne8. Veuve, exilée et chef de famille, Christine décide alors, contre toute attente, non de se remarier ou de se tuer par une nuit d’hiver, comme la Judith de Virginia Woolf, mais de gagner sa vie par l’écriture, dans une langue qui était pour elle la langue des pères : le français. Première écrivaine de métier, Christine avait, anticipant les conditions d’existence préconisées par l’écrivaine britannique, une autonomie financière pour laquelle elle a dû lutter pied à pied avant de se mettre à écrire, et une chambre à soi dans laquelle elle est maintes fois représentée, en images, ou par l’écriture :

[…] autre chose n’y a quelconques fors tant – je le puis bien dire veritablement – que je ayme l’estude et la vie solitaire. (« Épître à Pierre Col »9)
[…] adonc cloÿ mes portes, c’est assavoir mes sens, que plus ne fussent tant vagues aux choses foraines, et vous happay ces beaulx livres et volumes et dis que aucune chose recovreroye de mes pertes passees. (La Vision de Christine10)
Ja estoye bas desjuchee
Ce me sembloit, quant fus huchee
De la mere qui me porta,
Qu’a l’uys de ma chambre hurta,
Qui de tant gesir s’esmerveille,
Car tart estoit, et je m’esveille. (Le Chemin de longue étude11)

Une solitude peuplée :
l’invention d’une communauté anachronique

8Cette chambre à elle est une étude, dans laquelle Christine est représentée dans sa solitude, mais bien entourée : de ses livres, des personnages mentaux qui peuplent sa réflexion et sa vie d’écrivaine, comme les trois allégories de la Cité des dames qui lui donnent matière et mortier pour construire un monument littéraire à la mémoire des femmes. À son tour, une autre « Judith », l’artiste américaine Judy Chicago, rendra hommage à son ancêtre médiévale dans sa Table triangulaire, installation réalisée en 1979 et conservée au Musée de Brooklyn12. Aux côtés d’autres femmes du Moyen Âge (l’impératrice Théodora, Hrosvitha de Gandersheim, Trotula de Salerne, Aliénor d’Aquitaine, Hildegarde de Bingen, Petronilla de Meath), Christine y est la seule écrivaine de fictions courtoises.

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9Judy Chicago, The Dinner Party

10Christine a proposé une réflexion précise sur sa vocation et sur la spécificité de son propre statut. De son temps, bien sûr, cette réflexion met aussi le temps hors de ses gonds, initiant une pensée sur le statut de la femme et sur la figure de l’autrice qui la fait pleinement entrer en dialogue avec ses consœurs modernes et contemporaines, de Judith Shakespeare à Judith Butler13. S’il faut en effet être prudente en matière d’analyse et de concept, il est aussi tout à fait juste, dans la mesure où Christine s’est inlassablement remise au métier sur la question, de ne pas évacuer les lointaines parentés possibles qu’elle entretient avec les féministes, au nom d’une pensée du temps que la mémoire littéraire s’efforce inlassablement de contrer. Au reste, sans ces dernières, qui ont œuvré, d’abord de l’autre côté de l’Atlantique, pour revaloriser son œuvre14, Christine de Pizan (poétesse et romancière, mais aussi historienne, moraliste et philosophe) serait sans doute restée condamnée à l’oubli que préconisait pour elle Gustave Lanson dans son Histoire littéraire15.

11Victime de Fortune, Christine vit son penchant pour l’étude comme un don de Nature et récuse, par l’exemple de sa personne et dans toute son œuvre, les préjugés des théologiens sur l’intelligence des femmes. Aux yeux de cette amoureuse de l’écriture, il n’y a donc pas de déterminisme de nature, même si les normes sociales assignent aux femmes une place que Christine ne remet pas en question, soucieuse qu’elle est, en pleine guerre de Cent Ans, de réfléchir le politique en tâchant de penser l’ordre entre les états de la société et l’harmonie entre les sexes. Christine a aussi conscience de son isolement, de la précarité et de la singularité de sa vocation : il lui faudra s’entourer, elle aussi, d’ancêtres, réelles ou imaginaires, pour se protéger à l’abri d’une « cité de dames » – détournement d’un monument de théologie qui corrige une injustice avec une impertinence avouée, tout en compensant le défaut d’autorité d’une figure féminine par l’invention d’une communauté qui puisse se confronter à l’autorité des hommes. Simone de Beauvoir ne s’y prendra pas autrement : dans le Deuxième sexe, sa réflexion sur l’identité des sexes s’ouvre sur une communauté féminine analogue16. Comme le montre dans le dossier qui suit Estelle Doudet, cette communauté a aussi une ambition philosophique et politique : il s’agit non seulement d’écrire des fictions, dans le silence d’une chambre, mais aussi d’engager une réflexion qui fasse autorité, sur la place publique, hors de la seule sphère des affects. Cet engagement commence par une réflexion approfondie sur la misogynie des clercs et sur les fantasmagories qui traversent les fictions courtoises : dans la querelle du Roman de la Rose, Christine a fait de la réflexion sur la femme une question qui mêle intimement le poétique, l’érotique et le politique. De ce souci de débattre et de récuser des positions masculines qu’elle juge contraires à la raison, à la justice et à la droiture, elle ne se départira jamais, malgré les intimidations et les insultes – malgré, surtout, sa dépendance face à un mécénat puissant qui assure la diffusion de son œuvre, sa protection et sa notoriété. Ce mécénat est fait des plus prestigieux lecteurs des deux sexes, comme en témoignent par exemple les premiers possesseurs des versions du Livre du Duc des Vrais Amants : la reine Isabeau de Bavière, le duc d’Orléans, puis Jean de Berry, respectivement frère et oncle du roi. Car la position politique, morale et poétique assumée par Christine, qui persiste et signe d’un ouvrage à l’autre, au long d’une production d’une prolixité étourdissante et expérimentale, va de pair avec une promotion du livre comme objet, symboliquement porteur d’une pensée cohérente, signée et adressée.

On ne naît pas homme, on le devient

12Sans modèle féminin incarné sur lequel elle puisse appuyer cette autorité, Christine vit cependant sa prise de parole et de plume comme un véritable changement de genre, assumé dans une vision célèbre, qui la fait « homme devenir » : « Dont m’esbahi,/ mais j’esprouvay que vray homme fus devenu », dit-elle dans la Mutation de Fortune17. Dans une civilisation où l’écriture, la « lettreüre », comme on disait, se revendique langue paternelle, selon l’éloquente expression de Bernard Cerquiglini, écrire, c’est écrire comme un homme, ou plutôt dans la peau d’un homme, pour conquérir une autorité18. L’invention littéraire fait renaître Christine au monde en lui permettant d’échapper à un destin culturel conditionné par la naissance. Sous sa plume, cette métamorphose fait l’objet d’une fiction mythologique impressionnante, digne ancêtre de celles que vit à répétition Orlando au cours de l’histoire dans le roman éponyme de Virginia Woolf. De ce point de vue, Le Livre du Duc des Vrais Amants constitue un exemple saisissant de cette capacité d’appropriation d’une « voix engrossie, passée par la gueule du masculin », ainsi que l’a écrit Dominique Demartini19.

13La métamorphose symbolique de Christine est une stratégie de légitimation dans une série qui choisit la polyphonie contre l’autoritarisme clérical, qui s’exprime de façon monophonique20. Dans son œuvre réflexive et fictive, elle crée les conditions de réception d’une prise de parole nouvelle et discordante, qui non seulement s’impose avec son point de vue féminin sur le monde, ainsi que Jacqueline Cerquiglini y a insisté21, mais en réécrit l’histoire pour en corriger les failles. Les œuvres du passé auraient été bien différentes si elles avaient été écrites par des femmes, nous signale-t-elle dans l’un de ses premiers textes, l’Épitre au dieu d’Amour :

Et s’on me dit li livre en sont tuit plein
C’est le respons a maint dont je me plain,
Je leur respons que les livres ne firent
Pas les femmes, ne les choses n’i mirent
Que l’en y list contre elles et leurs meurs 
(…)
Mais se femmes eussent les livres fait
Je sçay de vray qu’autrement fust du fait,
Car bien scevent qu’a tort sont encoulpees,
Si ne sont pas a droit les pars coupees,
Car les plus fors prenent la plus grant part,
Et le meilleur pour soy qui pieces part22.  

14Et si les femmes avaient eu leur place dans la communauté des lettrés ? Christine de Pizan avait posé la question, cinq siècles avant Virginia Woolf, depuis sa position singulière de femme érudite et étrangère23. Mais jusqu’à quel point fut-elle isolée dans sa réflexion et sa condition d’écrivaine, au sein de la société courtoise qui émerge au xiie siècle et fonde une littérature vernaculaire véritablement européenne ? C’est cette enquête, centrée sur le point de vue féminin sur l’histoire et le surgissement discontinu de figures d’autrices laïques, quels que soient leur sensibilité et leur degré d’existence, que les interventions de ce dossier vont prolonger24. Parti.e.s de Virginia Woolf pour réfléchir sur celles qui auraient pu être, nous remonterons le temps à partir de Christine pour tenter de saisir celles qui auront été.

15En amont de Judith et de Christine, qu’y a-t-il ? Qui sont-elles ? Anne Paupert ouvre le présent dossier en revenant sur la communauté des femmes poètes médiévales antérieures à Christine de Pizan, sur l’histoire de la critique qui a conditionné la lecture de leurs œuvres et sur les écarts, les « dissonances » que les voix poétiques au féminin induisent au sein de la tradition médiévale en langue d’oc et d’oïl25. Un dossier parallèle, entièrement consacré à Marie de France, s’attache à comprendre l’œuvre de cette écrivaine pionnière, en la rattachant aux modèles littéraires, sociaux, religieux et politiques de son temps26.

16Au-delà, les fictions courtoises proposent-elles une représentation de l’auctorialité féminine, et pour quels lecteurs, quelles lectrices ? Pour quels usages du monde et de la littérature ? En partant de la célèbre légende médiévale du cœur mangé, de Thomas d’Angleterre (lai de Guiron) à Barbey d’Aurevilly (La Vengeance d’une femme), Jean-Marie Fritz examine la représentation de l’auctorialité féminine médiévale dans les fictions, et les déplacements qu’elle suscite lorsque les héroïnes, confrontées à la mutilation, sont aussi présentées comme des autrices, poètes ou conteuses, qui reprennent en main leur destin. Bien avant Christine de Pizan et la Belle Dame sans merci d’Alain Chartier, dans la Réponse au Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, une instance féminine (dont on ignore le degré réel d’existence) conteste l’authenticité du discours amoureux valorisé par les fictions courtoises. Comme Christopher Lucken en fait ici l’hypothèse, l’autorité propre à la figure de la femme devenant autrice a en partie trouvé « sa légitimité particulière au Moyen Âge par la condamnation des amants qui sont au principe de la littérature courtoise ». La passion des médiévaux pour le « débat » fait en effet une place inattendue au point de vue féminin et permet de poser des questions de genre en mettant au jour une force argumentative féminine qui ne se soumet pas à la pensée cléricale dominante. Cette dernière était d’ailleurs loin d’être totalement univoque : sous les plumes savantes de Richard de Fournival et de sa répondante, la réflexion sur le genre est traversée par les divers commentaires de la Genèse, qui ont nourri une tradition légendaire donnant de la femme des interprétations plurielles et contradictoires.

17Pour finir, quatre études sont consacrées à l’œuvre de Christine de Pizan et mettent en évidence la singularité de sa position auctoriale, ses engagements, et la virtuosité de sa langue. Dominique Demartini revient sur Le Livre du duc des vrais amants, fiction courtoise dans laquelle l’autrice prend la position de la secrétaire pour parler à la place d’un homme et pour mettre en évidence, par ce travestissement, la disparité de la situation des amants au sein de la société et de l’érotique courtoises, dans la lignée lointaine de la répondante au Bestiaire d’amour. En la rattachant aux arts poétiques de son temps, Clotilde Dauphant analyse l’art de rimer que revendique Christine, dont la voix s’affirme par la prouesse métrique : l’examen minutieux et technique des rimes féminines dans le Livre révèle « une vraie singularité de la poétesse », qui est moins une marque d’écriture féminine qu’un outil privilégié pour faire entendre une voix auctoriale d’une insistante discordance, au cœur de la tradition poétique de son temps.

18Estelle Doudet confirme la posture oratoire d’une autrice qui n’entend pas se limiter aux secrets – fussent-ils vitaux – des chambres, mais s’efforce de gagner une légitimité politique et publique : à l’heure où s’affirme une nouvelle culture littéraire humaniste, « l’âge d’or des orateurs », Christine de Pizan « esquisse la possibilité inattendue d’un orateur au féminin », engagée au xve siècle dans la défense des femmes. Enfin, cette éloquence va de pair, dans ses livres, avec la revendication d’une expérience de lectrice, dans une continuité qui lui permet de modeler son lectorat idéal et de construire sa propre mémoire. Ainsi que le remarque pour conclure Sarah Delale en observant la plasticité des portraits de Christine dans la modernité, l’autrice « est une coquille, non pas vide, mais plurivoque, un lieu où s’installer » : elle a puisé, dans sa singularité même et son statut de femme, une chance inouïe de survie pour les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui27.