Colloques en ligne

Milena Mikhaïlova Makarius

Du joi occitan à la joie dans les Lais de Marie de France. Marie et la lyrique des troubadours

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1[Jaufré Rudel mourant dans les bras de la Comtesse de Tripoli (Chansonnier provençal, Paris, BnF, fr. 854, fol. 121v)]

2À l’orée de son recueil, Marie déclare écrire, assembler et offrir ses lais sous les auspices de la joie. La sienne et celle du roi, lecteur idéal et souverain de « tute joie » :

En l’honur de vus, nobles reis,
Ki tant estes pruz e curteis,
A ki tute joie s’encline
E en ki quoer tuz biens racine,
M’entremis des lais assembler,
Par rime faire e reconter.
En mun quoer pensoe e diseie,
Sire, kes vos presentereie.
Si vos les plaist a receveir,
Mult me ferez grant joie aveir,
A tuz jurz mais en serrai liee. (v. 43-53)1

3La joie est donc partout, du côté de la conception comme de la réception. La dédicace résonne comme une exhortation de la part de Marie d’entendre les lais qui suivent sur le plan affectif. Or, la notion de la joie n’est pas un sujet facile à aborder. Contrairement à d’autres émotions comme la peur, la honte, la colère ou l’orgueil, la joie apparaît comme une notion molle car ne portant pas en soi une forte interrogation apte à susciter le conflit motivant toute narration. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle a peu attiré l’attention des critiques qui s’intéressent aux émotions dans la littérature depuis les années 1990.

4Aborder la question de la joie dans les lais revient à se rappeler d’abord que, nourris de la lyrique occitane méridionale, les récits médiévaux en langue d’oïl ont hérité du concept du joi, émotion centrale structurant l’imaginaire érotique et poétique des troubadours. Et le joi, ancêtre de la joie, n’est pas dépourvu de contradictions, bien au contraire. Ses rémanences dans les lais en gardent-elles la trace ?

5Difficile à cerner, le terme de joi a eu la vie courte. 

Le joi lyrique, un mystère

6Apparu avec le premier troubadour Guillaume ix d’Aquitaine, il a disparu, tel un spectre, avec l’extinction de la poésie lyrique occitane. Il n’est pas lieu ici d’ouvrir la boîte de Pandore que représente le débat autour de l’étymologie de ce mot qui a occupé la critique depuis les années 70. Disons seulement que cette étymologie pose problème et que la dérivation de jocum ou joculum, jeu, petit jeu, proposé par l’occitaniste Charles Camproux, a séduit les littéraires sans pour autant être pleinement satisfaisante2.

7Mais l’énigme autour de ce terme ne s’arrête pas à l’étymologie.

8Clé de voute de l’univers émotionnel lyrique, il désigne non un simple état mais une force agissante3. Omniprésent dans la lyrique, le joi présente une polysémie déconcertante. On pourrait proposer presque autant de définitions qu’il y a d’occurrences. Il s’applique à plusieurs stations de l’univers poétique des troubadours. Le joi est l’origine et l’aboutissement de l’amour dont il exprime la plénitude. Il accompagne en même temps la quête de l’amour dont il est l’attente délicieuse. En plus, le chant est joi, le vent est joi, le poète se confond avec le joi et la dame également. Le joi se voit érigé en senhal, pseudonyme de la dame, sur lequel se clôt souvent la canso : « Fis Jois »4, « fine joie ». En même temps, fidèle à l’affection des troubadours pour le jeu d’oppositions, le joi est porteur à la fois de plénitude et de manque, de jubilation et de tristesse.  

9Comment appréhender alors cette émotion qui peut prendre autant de configurations? « Flexible et sujet à mainte interprétation5», « mot-mystère6», « largement indéfinissable7 », possédant un don d’ubiquité8, le joi est partout, échappant à toute prise conceptuelle définitive.

10Pour rendre compte de l’extrême la ductilité de la notion, il faut la replacer dans la culture pneumatique à laquelle appartient le joi9. Le pneuma renvoie aux théories philosophiques, physiologiques et médicales de la fantasmologie médiévale qui éclairent la vision de l’amour inventé par les troubadours comme un amour fantasmatique. Diversement représenté, il est un souffle ou un esprit à la frontière du corporel et de l’incorporel, quelque chose d’intermédiaire entre l’âme et la matière. Le joi lyrique semble en être l’incarnation, « quelque substance presque physique bien qu’invisible10 ». C’est parce que sa nature est pneumatique qu’il est aussi extensible, mobile et qu’il a le don d’ubiquité. Appartenant à l’univers fantasmatique de l’amour lyrique, il peut, comme dans tout fantasme, prendre toutes les formes, occuper toutes les fonctions et couvrir l’univers. Bernard de Ventadour se dit entouré, cerné par le joi:

Can l’erba fresch’ e.lh folha par
E la floras boton’ el verjan
e.l rossinhols autet e clar
leva sa votz e mou so chan,
joi ai de lui, e joi ai de la flor
e joi de me e de midons major ;
daus totas partz sui de joi claus e sens,
mas sel es jois que totz autres jois vens11

La joie-joi chez Marie de France

11La puissance d’évocation du joi occitan ne peut qu’être amoindrie lors de sa traduction en français par « joie » et du passage du poème au récit12.  Pourtant, plusieurs laisde Marie de France ravivent la joie, faisant d’elle une rémanence de la notion si chargée du joi occitan. Hommage au chant des troubadours, mais également occasion de la part de Marie de proposer un commentaire implicite de la lyrique, de prendre ses distances avec elle, ou simplement d’exprimer sa propre vision de la fin’amor.

12Parmi toutes les occurrences de la joie sous la plume de Marie, seront étudiés ici les cas où l’émotion devient l’enjeu de l’intrigue au point d’en déterminer le cours. Elle déclenche alors deux types de schémas narratifs qui se répètent dans plusieurs lais:

13I/ La joie apparaît comme source directe de tragique ;

14II/ La joie, mélangée à la tristesse, devient prétexte à la composition d’un texte qui vient la sublimer ou la remémorer.

15On reconnaît l’ambivalence du joi dont les deux composantes extrêmes, l’exultation et la douleur, sont dépliées par Marie, fournissant la trame narrative des lais. De plus, la capacité de la dimension douloureuse du joi d’ouvrir l’espace à la parole poétique est mise en scène.

16Suivre ces deux schémas narratifs qui occupent cinq des douze lais permettra d’entrer dans l’univers émotionnel de l’œuvre de Marie et de mesurer son positionnement par rapport à la lyrique. La joie qui réveille le joi éclairera sous un angle lyrique la poétique du lai et en partie l’unité du recueil tel qu’il se présente dans le manuscrit Harley 978.

La joie comme source de tragique

Les Deus Amanz

17Dans le lai des Deus Amanz, tous les éléments sont réunis afin que le couple d’amoureux puisse surmonter l’extrême difficulté de l’épreuve exigée par le père. Le philtre préparé par les soins de la tante doit apporter au jeune homme l’énergie physique nécessaire à l’escalade de la montagne avec la princesse dans les bras. Pourtant, l’histoire tourne au drame, car il ne boira pas la potion magique. La raison invoquée est bel et bien la joie qu’éprouve le jeune homme de tenir la princesse dans ses bras: elle est tellement immense qu’il oublie le philtre: « Pur la joiequ'il ot de li,/De sun beivre ne li membra. »(v. 192-93)

18Cette joie-là, déjà interprétée par la critique comme faisant écho au joi13, reste la seule loi pour le jeune homme et s'il évoque ensuite la foule qui pourrait le perturber, c'est par crainte qu'elle lui soit ôtée.

19Notons cependant que dans un premier temps, cette joie-joi au sens d’une plénitude de l’étreinte amoureuse permet au jeune homme de réussir l’épreuve: il parvient à monter au sommet de la montagne avec la princesse dans les bras. Ce premier moment résonne comme une célébration de cette joie d’amour absolue, comme sa consécration. La joie agit à la place du philtre. Elle devient l’énergie que celui-ci aurait dû apporter à l’amant. On retrouve la représentation du joi dans lalyrique comme force agissante, comme principe actif: une énergie au sens concret, physique du terme. La joie est ce philtre oublié, car elle appartient à la culture pneumatique.

20D’ailleurs l’arrivée au sommet évoque l’aspect exalté et souvent paroxystique du joi lyrique. Bernard de Ventadour s’exclame qu’il meurt cent fois par jour de douleur et cent fois le joi le ressuscite: « Cen vetz muer lo jorn de dolor/e reviu de ioy autras cen14. »

21Comme souvent chez Marie, le sens de l’épreuve n’est pas sans équivoque. Dans un premier temps, l’oubli, puis le refus du philtre apparaissent comme l’éloge de la joie-joi d’amour qui donne des forces surhumaines, qui privilégie l’instant de plénitude sur la réussite complète de l’épreuve. Mais ensuite vient la conséquence: le jeune homme meurt d’épuisement. Est-ce qu’il faut lire l’issue tragique comme une critique du joi lyrique en ce qu’il a d’absolu et d’extrême ? Un dialogue s’installe entre notre auteure et la canso. Marie semble condamner non pas le joi, mais l’excès dans le joi, prenant de la liberté par rapport à la vision de la fin’amor. Entré dans l’univers du récit, le joi est humanisé, confronté aux capacités humaines.

22La fin du lai montre que, s’il y a critique du joi, elle ne devient pas une critique de la courtoisie et de la fin’amor dont l’issue tragique est rattrapée par le geste ultime et généreux de la princesse d’inséminer la montagne. Ne pouvant prolonger le souffle du jeune héros, le philtre donne racine aux bonnes herbes. Dans son échec, l’aventure humaine trouve le moyen de se connecter à une autre distribution de valeurs, à une nouvelle insémination, dont la fertilité fait écho au « granz biens » du prologue.

23Il faut dire que l’intrigue de ce lai, traduite en termes d’émotions, combine les trois éléments principaux de la dynamique émotionnelle qui caractérise la fin’amor: la mesure, le joi et l’ajournement du plaisir.

24La joie de l’étreinte amoureuse que le jeune homme fait valoir aboutit in fine à la démesure dont Marie nous avait prévenus: « Mais jo criem que poi ne li vaille,/Kar n’ot en lui point de mesure. » (v. 188-89).

25La mezura, c’est la maîtrise du désir, qualité essentielle à laquelle aspire tout amant lyrique. Qualité qui est « le seul rempart du troubadour (et de la dame) contre l’anarchie de l’éros, contre la pente destructrice de l’amors15», qui correspond à un « usage harmonieux des émotions, qui évite de se laisser submerger par l’ardeur destructrice des passions16 ». Le jeune homme ne l’a pas, sans doute reste-t-il dans la logique du père, celle d’un amour excessif et fusionnel. En tout cas, il reste dans la logique de l’amant lyrique. Car l’absence de mesure du jeune prétendant est justement la condition qui conduit au troisième élément de l’univers émotionnel lyrique, à savoir la délectation morose: delectatio morosa, expression utilisée par les théologiens au Moyen Âge pour décrire une forme particulière de plaisir. Morosa ne doit pas être confondu avec l’adjectif « morose » ; le mot vient du latin mora qui signifie délai17. L’expression est donc à entendre comme un plaisir par anticipation, ou plus exactement une délectation dans l’ajournement du plaisir. Ce que le troubadour Jaufré Rudel dit explicitement en avouant désirer l’amour lointain: « Car nulhs autres joys tan no-m play/Cum jauzimens d’amor de lonh18 ».

26Le lai reprend ainsi le potentiel émotionnel de l’érotique des troubadours. L’interprétation proposée par Howard Bloch de deux vers du lai des Deus amanz va dans ce sens: « Sovent li prie la meschine :/Amis, buvez voste mescine. » (v. 209-210). Howard Bloch pointe l’homonymie des mots meschine/mescine réunis à la rime, le premier signifiant la jeune fille, le second, le philtre. En refusant de boire la mescine, le remède, le jeune homme refuse de fait la meschine, la jeune fille19.

27La question de la maîtrise du désir qui refuse de trouver accomplissement dans le réel se trouve transposée sous une forme narrative et héroïque à travers l’épreuve de la montagne. Le lai reste fidèle au chant, à l’amour lyrique dont il apparaît comme une caisse de résonance. En construisant son intrigue à partir des émotions clés de l’univers poétique, il les soumet à la réflexion.

Yonec

28Le lai d’Yonec mobilise les mêmes émotions, mais contrairement au lai des Deus amanz, l’amour n’est pas ajourné, il est vécu. Dans ce lai, deux occurrences du mot « joie » encadrent la nouvelle situation de la dame malmariée qui, nous apprend l’auteure, peut dorénavant avoir son amant-oiseau à volonté. Elle n’a rien à exprimer par la parole, il suffit qu’elle le désire afin que, dans l’heure, il se rende auprès d’elle. À cette force performative du désir, il faut juste un rempart, « mesure garder », comme le précise l’amant:

Dame, fet il, quant vus plerra,
Ja l’ure ne trespassera ;
Mes tel mesure en esgardez
Que nus ne seium encumbrez. (v. 199-202)

29C’est précisément ce qu’amour ne connaît pas: nuit et jour, tôt ou tard, la dame voudra voir son amant, avoir de l’amour et du plaisir (v. 219-223).

30La joie de cet amour consommé dont la seule loi est celle du désir provoque un changement physique chez la dame qui va la trahir et provoquer le malheur: « Pur la grant joie u ele fut,/ Que suvent puet veeir son dru,/ Esteit tuz sis semblanz changiez. » (v. 225-27). Il est significatif que « le terme médiéval de « joie » évoque clairement ici le joi de la lyrique d’oc, félicité à la fois psychique et physique dont le rayonnement transfigure l’âme et le corps des amants20 ». Psychique et physique, car la joie se confond ici au joi pneumatique, laissant des traces sur le « semblant » de la dame. Ce joi que le troubadour peut imaginer comme quelque chose de visible et audible: « Qui sabia lo joi qu’eu ai,/que jois fos vezutz ni auzitz,/totz autre jois fora petitz…21 ».

31Dans ce texte également, le malheur arrive par la démesure, celle de la joie d’amour qui prend origine dans un désir excessif. Certes, l’excès du joi conduit au tragique comme dans les Deus Amanz, mais le lai pose également la question du secret. La joie d’amour est perdue lorsqu’elle est révélée par les tiers, comme le chante Ventadour: « Ben es totz jois a perdre destinatz/quez es perdutz per la lor devinalha22 ». Dans le lai, la (trop) grande la joie signifie la perte du secret et la mort de l’amant.

32Le lai du Laüstic revient sur le lien entre la joie et le secret en d’autres termes.

Laüstic

33Comme dans les deux lais précédents, la joie d’amour exprimée constitue le moment où tout bascule. À une différence près. Jusqu’ici Marie évoquait la joie des personnages. Ici, c’est la dame qui en témoigne afin de justifier ses veillées nocturnes auprès du mari23: « Il n’en a joië en ce mund/Ki n’ot le laüstic chanter. » (84-85).

34Le chant du rossignol comme accès unique à la joie de ce monde dit à mots couverts la joie de la relation amoureuse. L’aveu déguisé provoque la jalousie du mari, le meurtre de l’oiseau-amant et la fermeture de la fenêtre, soit la fin de la communication entre les amants. La nature métaphorique de ses paroles fait de la dame une figure d’auteure, on y reviendra24.

35Le rapport que Marie institue entre la joie et le tragique s’inscrit dans le contexte éminemment lyrique, prolongeant en cela la logique des deux lais précédents. Pas de démesure ici ni d’ajournement du plaisir. En revanche, d’autres éléments accentuent la plongée dans l’univers lyrique.

36L’aveu de la dame intervient dans la deuxième moitié du lai (v. 85 pour un texte d’une longueur de 160 vers), alors que Marie a déjà décrit les modes de communication entre les deux amants (ils se regardent, se parlent et peuvent même se lancer des cadeaux). Or, le lecteur apprend en même temps que le mari la véritable raison des veillées nocturnes des amants: l’écoute du chant du rossignol. Il apprend qu’il y avait entre les deux fenêtres, et donc entre les deux amants, un espace musical partagé. Marie ménage ainsi un effet de révélation et confère à l’amour la saveur occulte d’un secret bien gardé auquel même le lecteur n’a pas eu accès. Elle associe ainsi la joie au secret, dimension essentielle dans la lyrique courtoise.

37Dans la reverdie, première strophe très fréquente de la chanson occitane où l’évocation de la nature fonctionne comme miroir de l’âme de l’amant-poète, le troubadour s’identifie souvent à l’oiseau, et le plus souvent au rossignol. Identification entièrement justifiée quand on se rappelle que la canso est lyrique au sens plein du mot: elle est texte autant que mélodie et le troubadour est poète autant que musicien compositeur.

38Grâce aux paroles de la dame prononcées tardivement dans le texte, l’expérience amoureuse dans ce lai s’origine nettement dans la chanson méridionale où le troubadour, tel le rossignol, chante la joie d’amour. C’est dans ce lai que Marie reconnaît le plus sa proximité avec la lyrique.

39D’ailleurs, le lecteur attentif se souviendra que les oiseaux ont déjà fait leur apparition topique dans un passage antérieur qui rappelle en tout point la reverdie. L’intrigue du lai prend naissance dans l’espace lyrique placé lui-aussi sous le signe du joi: « Cil oiselet par grant duçur/Mainent lur joie en sum la flur. » (v. 61-62).

40Comme dans les deux lais précédents, la sanction est violente. Qu’est-ce qui est sanctionné ? Dire, avouer la joie lyrique en cédant à la pression du jaloux ? Quelle interprétation donner à cette mise en scène des dangers de la joie lyrique ?

41L’insistance sur le nombre des pièges et les efforts démesurés de toute la maisonnée pour attraper l’oiseau ainsi que les détails du geste violent du mari qui le tue laissent entendre une exagération à connotation ironique. Tuer le petit rossignol s’avère plus spectaculaire que tuer l’autour dans le lai d’Yonec. Mais en réalité, l’enjeu dans le Laüstic consiste à tuer le chant du rossignol et là, un seul piège ne suffit pas !

42Dans la polémique ouverte autour du joi dans les trois lais analysés, les mêmes éléments sont répartis différemment, comme si l’auteure cherchait à en épuiser les possibilités, les variantes. Ce souci de complétude que l’on va retrouver ailleurs évite avec élégance une prise de position trop tranchée, pousse à la réflexion en évitant la moralisation et cherche peut-être une explication narrative à l’ambivalence du joi qui réunit félicité et douleur.

43Cette équivoque du joi, qui est à l’origine de la création poétique dans la canso, devient l’enjeu de l’intrigue de trois lais. Marie glose toutes les potentialités de cette émotion.

Joie et souffrance : sublimation et remémoration

Le Chaitivel

44Le vrai sujet de ce lai est la question du choix du titre que l’héroïne doit donner à son nouveau lai. Choix difficile qui vient prolonger son incapacité de choisir un amant parmi ses quatre prétendants. Le cœur de l’affaire se situe dans le dialogue entre la dame et le chevalier à la fin du texte. L’argument que le chevalier survivant blessé avance afin que la nouvelle création poétique porte son nom fait valoir l’unique joie qui lui reste, celle de la parole: « Si n’en puis nule joie aveir/Ne de baisier ne d’acoler/Ne d’autre bien fors de parler. » (v. 220-222).

45C’est la seule occurrence du mot dans le texte, mais elle est lourde de sens. La joie de la parole vient suppléer l’impossible jouissance amoureuse et sexuelle. Le survivant souhaite qu’elle soit prolongée dans l’œuvre poétique. Or, l’impuissance du chevalier est « la métaphore de ce refus de jouissance qui seul peut engendrer la parole poétique25 ». Autrement dit, la delectatio morosa qui caractérise le chant des troubadours. La joie de la parole, joie imparfaite, incomplète, mélangée à la douleur de n’être que le substitut de la joie sexuelle désormais interdite, est précisément ce que le nouveau lai doit célébrer. Ainsi le lai de Marie soumet la naissance de la parole poétique aux principes de la lyrique.

46Problématique très lyrique donc, mise en place dans un texte qui fait très largement signe à la poésie des troubadours à travers la reprise d’une succession de genres pratiqués par eux et détournés par Marie pour former la matière narrative du lai que nous lisons. Le Chaitivel peut ainsi se lire comme une petite anthologie des formes poétiques occitanes. Le début se présente comme une canso revisitée: le non-choix de la dame renvoie à la dame silencieuse dans la chanson d’amour. Ou encore, la dame partagée entre quatre hommes constitue la mise en récit d’un célèbre joc partit ou partimen26, genre dialogué très codifié développant un sujet de casuistique amoureuse. La complainte de la dame sur les trois chevaliers morts et le quatrième chevalier blessé (v. 147-164) évoque une autre variété de la canso, le planh, chanson funèbre sur la mort d’un personnage. Enfin, le dialogue entre le chevalier et la dame représente un débat poétique qui a aussi un modèle, la tenson27.

47Tout dans Le Chaitivel renvoie à la lyrique: la matière narrative tissée comme un patchwork à partir de genres poétiques repris, l’enjeu de l’intrigue qui fournit une histoire à la joie-douleur, la capacité de celle-ci de faire naître la parole poétique.    

48Deux autres lais mettent en tension la joie, la douleur et la célébration poétique.

Chievrefoil

49D’un bout à l’autre, le lai du Chievrefoil oscille entre deux sentiments, la tristesse et la joie, suivant en cela le goût des troubadours pour les antithèses déjà évoqué. La tristesse de l’amant banni de la cour est si immense qu’elle transfigure son nom: le célèbre amant Tristan se dit dans ce texte Tristram28, triste rame, métonymie du bâton qui lui servira pour écrire le message à la reine. Et la grande joie des retrouvailles est une joie fragile car de courte durée, bientôt suivie de la tristesse de la séparation imminente. Cette joie-là relie les deux moments importants de l’histoire: celui de la rencontre et celui de la décision de Tristan de composer un lai pour la célébrer.

50Très peu de vers, huit en tout, relatent le contenu même de la rencontre entre les amants que pourtant tout le texte prépare et ensuite commémore. Le premier de ces huit vers, à l’allure d’un résumé qui recouvre l’ellipse narrative de la rencontre, dit la plénitude du moment vécu par la joie: « Entre eus meinent joie mut grant » (v. 94).

51La joie resurgit à la fin du lai. Au moment de la séparation, les amants pleurent. Après les larmes, le triste amant, Tristram, décide de célébrer la joie qu’il a eue de voir son amie, ainsi que les paroles écrites et dites qui ont rendu cette rencontre possible. Pour retenir le souvenir de cette émotion, il va composer un nouveau lai. La nouvelle composition sera une célébration musicale, car il sait bien harper, nous dit l’auteure. La musique vient prolonger la brève joie vécue et perdue.

52La musique est convoquée pour la seconde fois dans le recueil, créant là aussi un effet de catalogue par la variation. Globalement, la musique accompagne la création du lai entendu par Marie (la « harpe » et la « rote » dans Guigemar), la création du lai par Tristram (la harpe à nouveau, car le héros sait bien « harper »), lai qui se confond avec celui de Marie. La musique revient également comme chant du rossignol, la part secrète qui a accompagné l’expérience amoureuse vécue par les amants (Laüstic).

53Revenons à ce chant que Marie semble sacrifier.

Laüstic

54Dans Laüstic, les mêmes éléments – joie, musique, célébration – sont répartis différemment. Dans Chievrefoil, la création musicale vient célébrer la joie vécue, dans Le Chaitivel, célébrer la seule joie qui reste. Ici, dans le lai du Laüstic, le chant du rossignol crée la joie d’amour, tel le troubadour, mais il va se taire par la méchanceté du jaloux. Le meurtre violent de l’oiseau, qui marque la fin de la communication amoureuse, correspond à l’idée lyrique de l’amour irréalisable. Mais Marie ne se borne pas à reproduire l’imaginaire poétique des troubadours, elle prend position.

55Le chant est-il mort avec l’oiseau ?

56La mort de l’oiseau et la fin du chant ne marquent pas la fin du lai. Là aussi il y a une célébration où l’on peut lire la position implicite de Marie. La dame envoie à son amant un double message : le corps de l’oiseau mort enveloppé d’un tissu sur lequel elle a brodé en fils d’or le récit de l’aventure.

57Elle ne crée pas de prime abord une composition poétique comme la dame du Chaitivel ou comme Tristram. Elle veut seulement faire savoir à son ami ce qui est arrivé (« L’aventure li manderai. », v. 134). Or, on a déjà vu que la dame parle par métaphore lorsqu’elle avoue indirectement à son mari les raisons de ses veillées nocturnes. D’autre part, son texte brodé n’est autre chose que le lai que nous venons de lire et qui est le déploiement narratif du scénario contenu en germe dans toute canso, autrement dit le récit virtuel qu’elle contient: à savoir l’amour contrarié par le gilos. En d’autres termes, le texte brodé qui entoure le corps de l’oiseau mort est le récit de l’aventure lyrique, autrement dit le lai. La dame fait ce que fait Marie. La broderie est une métaphore bien connue de l’écriture. Marie utilise d’ailleurs les deux termes pour décrire l’activité de la dame (« En une piece de samit/A or brusdé et tut escrit », v. 135-3629). Celle-ci fait donc œuvre poétique. La préciosité des éléments utilisés dit ce que Marie tait : le texte brodé en fils d’or sur un tissu de soie, triple image de la jointure, est le nouvel art romanesque ! Le message envoyé par la dame, l’oiseau enveloppé dans le texte brodé, est donc l’histoire de la canso portée par le lai.

58On pourrait alors dire que la mort de l’oiseau est logique : elle symbolise le chant qui a inspiré Marie et qui se tait pour que vienne à sa place son récit à elle, le lai. Cependant, le chant est-il vraiment mort ? En recevant ce message complexe, le chevalier fait forger ce qui ressemble fortement à un reliquaire. Le corps de l’oiseau mort conservé pour mémoire dans une châsse est ainsi transformé en relique précieuse, en corps saint. Or, un corps saint ne meurt pas, il est destiné à ressusciter30. Quant au texte de Marie, celle-ci « cherche bien plutôt à [en] faire un reliquaire, ce qui ne peut se comprendre que dans la perspective d’une espérance de résurrection toujours à venir31 ». Dans ce sens, le rossignol comme voix lyrique de l'amour « continue de chanter »32 à travers la voix du lai de Marie.

Le lai breton, un habit de prestige ?

59Ce lai en entier, et particulièrement sa fin, raconte l’inspiration non avouée, secrète de Marie. La conservation pour mémoire de l’histoire de l’oiseau mort et du chant qui lui survit est ce que fait Marie avec le lai breton. De là à formuler l’hypothèse que le lai breton n’est que le trompe-l’œil, l’habit de prestige de la canso, le pas à faire n’est pas très grand.

60Pourquoi Marie aurait-elle alors clamé avec tant d’insistance que sa source d’inspiration est le lai breton au point de lui inventer une histoire au seuil de chacun de ses textes ? Revendiquer l’ascendance du lai breton apporte à Marie le prestige d’une autorité ancienne et apporte une profondeur temporelle à ses textes. Faisant résonner la note perdue du lai breton au même titre que le chant du rossignol-troubadour, elle crée un espace-temps où passé et présent se rencontrent33 pour se confondre en un espace fantasmatique34.

61De plus, le choix du lai breton correspond à la démarche de Marie. Alors que le roman lyrique thématise l’aporie de la fin’amor afin de chercher des solutions narratives pour la réaliser en restant fidèle à l’amour au miroir35, Marie semble plutôt, comme Chrétien de Troyes36, héroïser la fin’amor, la transposer sur le terrain de l’aventure.

62Enfin, pourquoi dissimuler sous d’autres apparences la véritable source d’inspiration, la poésie des troubadours ? Comme d’autres romanciers le feront (Guillaume de Lorris, Jean Renart dans le Lai de l’Ombre ou encore l’auteur anonyme du Lai de Narcisse37), Marie veut rester fidèle jusqu’au bout à la lyrique en prolongeant ce qui en fait l’essence, le secret. C’est pour cela que dans son lai le plus proche de la lyrique, Le Laüstic, elle garde le secret vis-à-vis de son lecteur. Marie traite l’histoire d’amour lyrique qu’elle raconte dans ce lai à l’instar du troubadour qui recouvre l’identité de la dame d’un senhal. La canso est l’objet d’amour secret de Marie. Sous sa plume, le lai breton est le senhal de la canso.

L’effet catalogue

63Les variations de la part de Marie continuent à propos des compositions poétiques qui mettent en abyme son travail. La voix auctoriale dans les fables des lais est une fois masculine (Chievrefoil) et deux fois féminine (Chaitivel et Laüstic). La joie déplacée dans Le Chaitivel, la joie retrouvée dans Chievrefoil et la joie perdue dans Le Laüstic sont célébrées par un texte soit ouvertement poétique, soit poétique par métaphore. Après la joie de la parole comme substitut de ce qui manque dans Le Chaitivel vient la joie de la parole échangée dans le « pleisir », au vers 96 du Chievrefoil. Marie fait le tour de la question comme pour ventiler ce joi occitan pneumatique en le retournant dans tous les sens dans l’espace des lais qui prend le relais de l’univers lyrique fantasmatique. La figure de l’oiseau offre un autre exemple : il est un être faé qui se métamorphose en l’amant (Yonec), mais aussi une métaphore de l’amant (Laüstic), ou encore une métaphore du désir et du lien entre les amants (Milun).  Or, on le sait, varier à partir d’un motif stéréotypé est bien ce qui caractérise la poésie formelle des troubadours. Varier autour de l’oiseau, motif lyrique par excellence, ce serait donc un trait qui rapprocherait doublement l’écriture de Marie de la lyrique occitane.

64Ces renouvellements des points de vue autour d’un thème se confirment dans tout le recueil à propos d’autres motifs comme l’autorité, la parenté, etc. Cela nous conduit à ce que nous avons appelé plusieurs fois un « effet de catalogue ». Marie disjoint des éléments déjà utilisés, revient sur un motif sous un angle nouveau, se rapprochant ainsi de l’effet de catalogue, une tendance que l’on rencontre également dans les arts d’aimer de l’époque38. L’auteure des lais cherche à donner au roi / au lecteur une anthologie aussi diverse que complète.

65L’étude de la joie dans ses textes a fait apparaître une logique dans l’organisation du recueil.

La question du recueil vue par le prisme de la joie-joi

66La continuité entre les lais n’est pas assurée uniquement par la joie d’amour comme une rémanence du joi. Elle est également contiguïté matérielle dans l’unique manuscrit qui contient tous les lais de Marie, le Harley 978. Au cœur de ce recueil se dégage un ensemble de textes qui se rapprochent de la lyrique courtoise. Il ne manque de prime abord que le lai de Milun. Mais en réalité, il manque seulement dans cette étude car l’occurrence de la joie dans ce texte concerne les heureuses retrouvailles du fils et du père (variation autour de la joie ici dans un contexte non amoureux, mais filial ?). Ce lai fait pleinement partie du groupe à thématique lyrique par la présence de l’oiseau, messager du désir39.

67Une cohérence d’ensemble se dégage en faveur d’une présentation réfléchie des lais de Marie dont nous ne présentons ici qu’une ébauche. Guigemar ouvre le recueil sur plusieurs indices disséminés qui conduisent au mythe de Narcisse, personnage souvent convoqué par les troubadours pour figurer soit l’amant troubadour (qui aime une image), soit la dame orgueilleuse (qui ne répond pas). Le chevalier est un jeune homme qui ne connait pas l’amour (tel Narcisse), qui à la place aime la chasse (comme Narcisse). Sa rencontre initiatique avec la biche, qui le place devant la nécessité absolue de découvrir le désir et l’amour, se joue à travers un motif qui rejoue la réflexion narcissique de l’amour au miroir. La flèche qui blesse l’animal rebondit pour blesser Guigemar, accomplissant l’aller-retour du regard de Narcisse dans l’eau de la fontaine. Avec la découverte de l’amour sous le signe du fantasme, ces éléments réunis dans le lai de Guigemar inaugurent l’univers narratif des lais.

68L’objet d’amour dans ce lai est une dame dont la beauté évoque celle d’une « fee » (seule occurrence du mot dans le recueil). À l’autre bout du recueil, le dernier lai Eliduc met en scène une autre figure qui répond en écho à la « fee » et à Narcisse. La jeune femme aimée par le chevalier devient une fausse morte, réécriture de la statue aimée par Pygmalion. Les deux figures mythologiques évoquent par deux formes opposées, ici l’eau, là la pierre, l’inaccessibilité de l’objet d’amour, sa qualité de fantasme.

69D’ailleurs deux vers, dont la quasi identité invite au rapprochement, se répondent en écho, comparant la dame aimée à une « fee », puis à une « gemme » :

Guigemar Ki de beuté resemble fee (v. 704)
Eliduc Ki de beuté resemble gemme (v. 1022)

70Ouvrir sur Narcisse et fermer sur Pygmalion, le geste ne semble pas fortuit quand on pense au Roman de la Rose40. Vus sous cet angle, ces deux lais encadrent le recueil, attirant l’attention sur la qualité de fantasme de l’altérité amoureuse qui définit la lyrique courtoise et semblent poser la question « comment Eros peut-il trouver sa voie entre Narcisse et Pygmalion ? »41

71Entre ces deux lais évoquant en filigrane ces deux figures mythologiques se dessinent deux groupes de récits. Le premier constitue le pôle politique du recueil ; l’autre relève d’une véritable section lyrique.

72Le premier groupe, qui comprend dans l’ordre Equitan, Fresne, Bisclavret et Lanval, glose, avec les variantes dont Marie semble coutumière dans l’objectif de donner une collection aussi complète que possible, la question de l’autorité. Quoi de plus naturel dans une œuvre dédiée au roi ? Sont remises en question l’autorité royale (le roi-amant oublieux de ses devoirs et capable de la pire trahison dans Equitan, le roi, au contraire, sage et juste du Bisclavret et la mauvaise reine de Lanval) ou encore l’autorité parentale (Fresne).

73Le second groupe de lais, qui comprend dans l’ordre les Deus amanz, Yonec, Laüstic, Milun, Le Chaitivel et Chievrefoil, transfère sur le plan narratif les émotions et les points forts de l’imaginaire lyrique dont il explore et discute les connotations.

74Bien entendu, cette interprétation rapide de l’ordre de présentation des lais dans le manuscrit Harley 978 demande à être reprise et argumentée dans une étude qui lui serait spécialement dédiée. Elle montre cependant la volonté de Marie, affichée dans le prologue, d’offrir au roi, pour sa joie à lui comme pour la sienne, une œuvre à deux volets, l’un politique, l’autre plus personnel ; un recueil aussi bien édifiant que plaisant. Édifiant par la diversité des éclairages qu’elle propose sur l’autorité, offrant ainsi au souverain un miroir du prince aussi complet qu’insolite. Plaisant par l’exploration de la joie qui fait signe vers le joi et la lyrique en offrant un art d’aimer. Notre joie ne saurait être oubliée, qui est d’abord celle de son premier lecteur, mais aussi du lecteur idéal, le roi. Celle également de ses contemporains, car Marie, en son temps, faisait déjà la joie de son public42.