Colloques en ligne

Nathalie Koble

Marie de France : l’invention d’une voix

Pour Agathe, et Jean-Michel

Introduction– Une voix qui porte

1La voix est au cœur du travail d’invention de Marie de France, particulièrement dans les lais. La variation sur la parabole des talents, sur laquelle s’ouvre le prologue général, assimile en contexte littéraire le « talent » (à la fois « désir » et « décision » en ancien français) à l’éloquence, la promesse d’épanouissement de la fleur à une floraison rhétorique, qui reprend un topos hérité de l’art oratoire antique pour l’appliquer à l’invention littéraire contemporaine de l’autrice, et à son avenir1.

2Marie, dans cette translation, comme disaient les médiévaux, se figure en médiatrice, dans une chaîne d’oralité qui est explicite tout au long du recueil pour parler de sa genèse et de sa transmission2 : médiatrice entre ce qu’elle a entendu conter, les aventures que les Bretons ont eux-mêmes entendues, entre les conteurs et ses auditeurs contemporains – processus de transmission qui suppose à son tour une performance, régulièrement rappelée et appelée dans le texte même, associée à la signature de l’autrice dans le petit prologue : « Or Oëz, seignurs, ke dit Marie/ Ki en sun tens pas ne s’oblie3».

3Cette vocalité première et secondaire propre à la transmission des œuvres est encore enrichie par le processus de composition lui-même, au xiie siècle. L’écriture est à la fois un travail de conservation second et de transmission parallèle, dont il ne faut pas minimiser l’importance (puisque c’est le recueil tel qu’il a été copié, par cette troisième main qu’est le copiste anonyme du manuscrit Harley, qui transmet le recueil comme forme)4. Mais on compose au Moyen Âge de mémoire, en organisant donc une voix intérieure, texte d’abord mental puis transcrit. À tous les stades de la vie de l’œuvre médiévale, personnages et auteurs sont donc moins des êtres de parchemin que des êtres de parole – des voix multiples, comme y a insisté Paul Zumthor, plus ou moins incarnées5.

4Dans les lais cependant, la voix est pour ainsi dire au cœur même de la définition du genre : le conte, l’aventure se construisent sur la mémoire d’un événement lyrique, au sens musical et poétique du terme (c’est le sens du mot lai sous la plume de Marie, qui désigne ainsi toujours le chant source, et non le récit en cours). C’est ici ce qui singularise ce recueil, en son temps, comme elle le répète de façon insistante dans le prologue, et d’un lai à l’autre. En ce sens, Marie de France innove ; la translation fait d’elle une autrice, assumée – au point qu’après elle, le lai devient un genre narratif à part entière, comme en témoigne l’amplitude du corpus européen qui s’est ensuite rangé sous cette bannière6.

5Les contemporains de Marie, en fiction, ce sont les romanciers, qu’elle connaît bien. Comme eux, et dans leur sillage, elle s’efforce de diversifier et de faire entendre la circulation des voix constitutives de la société courtoise. Cette dimension vocale est évidemment essentielle à la construction du personnage littéraire, d’autant qu’au Moyen Âge, dans la société courtoise, la parole est constitutive du nom et du renom, elle engage7. La parole fait et défait les réputations, c’est elle qui transmet les nouvelles ; en contexte féerique, elle est performative. La voix est aussi un instrument intime qui conditionne la relation à Dieu (dans la prière8), à soi-même (dans le monologue), et à autrui, au point que « parler » et ses dérivés (paroles, parlement) renvoient à l’intimité amoureuse, dans le vocabulaire contemporain de Marie et sous sa plume9. Enfin, la voix peut être envisagée à un niveau métatextuel : elle est l’outil critique qui assure la vie de l’œuvre, pour le meilleur ou pour le pire. Les médisants, dans le petit prologue, sont les losengiers qui veulent détruire la voix de l’autrice ; la collaboration active et perpétuelle entre Marie et son auditoire contrecarre l’action destructrice de voix contraires.

6 Dans cet écart revendiqué, l’aventure racontée se prévaut d’une vérité : les lais ne sont pas seulement divertissants, ils sont essentiels, la vérité qu’ils transmettent émanant moins du réel que de la force révélatrice de la fiction (rappelons que les lais lyriques de Chaitivel et Chèvrefeuille sont présentés comme inventés par leurs propres personnages), ou encore de l’aventure, pensée comme fondatrice d’une identité, ainsi que Giorgio Agamben l’a défendu dans un récent essai10. Dans ce cadre herméneutique, la voix médiatrice de Marie est le support d’une vérité donnée à l’interprétation : elle assure la promotion d’une vision neuve du monde des affects et de la vie courtoise. Comme l’a fait valoir Michelle A. Freeman, le recueil transmet une utopie qui cherche à s’imposer comme une norme nouvelle11 : sous nos yeux s’invente une conception de la « bonne amour », en contexte courtois12.

7Cette parole essentielle doit donc être tenue (c’est l’éthique courtoise), et mesurée, au sens esthétique du terme (c’est sa poétique). Dans le cadre des lais, cette tenue est sensible à plusieurs niveaux :

8D’une part, il faut aller vite. Ce contrat est lié au genre que Marie définit par rapport à ses contemporains, notamment les romanciers. Le récit est bref, c’est un « brief sermon »13. L’usage du discours narrativisé, des styles indirect et indirect libre est un outil majeur pour tenir ce contrat : les uns proposent un sommaire, l’autre procède par ellipse et suggère la prise de parole, sans faire entendre la voix. La voix est ainsi active dans le processus de narration sans être entendue pour elle-même. Procédé qui rejoint dans les lais le rapport que le récit entretient avec la mémoire du chant, en son absence.

9Dans ce cadre contraint, porté par la stylisation du couplet d’octosyllabes à rimes plates, la parole au style direct devient, par sa relative rareté, d’autant plus remarquable. Elle relève d’une poétique du surgissement de la voix qui fait intervenir pour assurer sa mémoire trois autres figures médiatrices pour la signaler lors de la transmission des lais : les récitant.e.s (qui la font entendre et adaptent leur intonation à la tonalité du texte), mais aussi les copistes (qui en proposent une transcription lisible), et les éditeurs/rices d’aujourd’hui, qui se doivent de la démarquer comme ils ou elles le peuvent14.

Voix actives 

10On insistera d’emblée sur la multiplicité des prises de parole exprimées dans les lais, dans des situations variées allant du monologue à la voix collective en passant par l’alternance des voix dans le dialogue. Cet empan est encore diversifié par la multiplicité des énonciateurs, par le cadre qui conditionne le surgissement de la parole pour chaque occurrence, par le ton et les propos retransmis. Marie obéit néanmoins à un contrat d’écriture qui la différencie des romanciers : la brevitas, encore accusée par le processus de mise en recueil, qui valorise la multiplicité des voix.

- Brevitas : ne pas s’oublier

11Si la parole occupe une place importante dans les lais, elle reste néanmoins tenue par un récit qui va droit au but. D’où la fréquence des discours rapportés, filtrés par le récit qui n’a alors pas à ralentir sa vitesse pour faire entendre la voix des personnages. Les voix sont absorbées par celle de la narratrice : dans des discours narrativisés, au style indirect, ou indirect libre, dont Marie fait un usage particulièrement remarqué. Comme l’a en effet pointé la critique, le style indirect libre est très présent dans les Lais et dans les Fables (le critique espagnol Manuel Bruña Cuevas relève en tout environ 250 occurrences15) ; dans son édition, Jean Rychner en avait minimisé la présence. Marie en fait pourtant un usage très maîtrisé, avec une « véritable syntaxe de l’insertion de la parole », pour reprendre le linguiste espagnol : il est introduit par des formules d’insertion (des verbes de perception ou de parole), ou signalé en cours de lecture par la prosodie, le couplet d’octosyllabes servant de marqueur repérable. Pour l’éditeur/rice moderne, ces passages nécessitent des choix d’interprétation que la ponctuation rend sensible.

12Jean Rychner ponctue par exemple ainsi le récit de la déclaration d’amour d’Equitan à la femme qui hante ses pensées :

Sun curage li descovri ;
Saveir li fet qu’il meort pur li.
Del tut li peot faire confort
E bien li peot doner la mort. (Equitan, v. 114-117)

13Dans le premier couplet d’octosyllabes, le récit est d’abord au style narrativisé puis indirect, mais il est suivi d’un couplet au style indirect libre, qui fait entendre l’argument à la fois topique et essentiel du plaignant amoureux, dans la rhétorique courtoise. Nous avons donc, dans notre édition, qui prend appui sur celle de Jean Rychner, opté pour une ponctuation qui signale le décrochement.

14Dans cette manifestation médiée de la voix du personnage, on peut d’emblée aller plus loin. Bien souvent le style indirect libre est subtilement choisi parce qu’il rend compte d’une parole trouble, non immédiate, soit parce qu’elle est médiatisée par un support (lettres ou messages), soit, plus souvent, parce qu’elle renvoie à une intention déviante et inavouable. Le recours au style indirect libre est notamment l’outil préféré de Marie pour rendre compte de la pensée des criminels. Le mensonge perfide de la reine humiliée par Lanval est ainsi transmis au style indirect libre. Il provoque la colère immédiate du roi et le procès du héros :

As piez li chiet, merci li crie,
E dit que Lanval l’ad hunie16 :
De druërie la requist ;
Pur ceo qu’ele l’en escundist,
Mut la laidi e avila ;
De tel amie se vanta
Ki tant iert cuinte e noble e fiere
Que mieuz valeit sa chamberiere,
La plus povre ki la serveit,
Que la reïne ne feseit.
Li reis s’en curuçat forment. (Lanval, v. 315-325)

15Très subtilement le discours rapporté est ici à tiroirs : la narratrice livre indirectement la parole de la reine, qui rapporte déjà une conversation que l’auditoire vient d’entendre. Ces huit vers résument la scène d’intimité qui précède, où les paroles des deux personnages sont rapportées soigneusement au style direct : la déclaration de la reine (« Ma druërie vos otrei », v. 267), le refus de Lanval (« Jeo n’ai cure de vous amer », v. 270), l’accusation d’homosexualité de la reine (« Vus n’amez gueres cel deduit », v. 278), la révélation fautive de Lanval (« Mes jo aim e si sui amis », v. 293). En sautant les étapes pour ne garder que l’imprudente repartie du héros harcelé, qui finit par l’insulter, la reine propose au roi un sommaire fallacieux et expéditif, qui condamne le héros sommairement, justement.

16Dans les Deux Amants, l’idée du roi pour ne pas avoir à marier sa fille est encore énoncée au style indirect libre ; elle repose sur un scénario incestueux, l’épreuve initiale qui conditionne jusqu’à son dénouement toute l’histoire :

Cumença sei a purpenser
Cument s’en purrat delivrer,
Que nuls sa fille ne quesist.
E luinz e pres manda e dist,
Ki sa fille vodreit aveir
Une chose seüst de veir :
Sortit esteit e destiné,
Desur le munt fors la cité
Entre ses braz la portereit
Si que ne se resposereit. (Deux Amants, v. 37-46)

17On pourrait ici discuter la place des deux points ; la syntaxe elliptique des subordonnées complétives en ancien français rend délicate le repérage des changements de discours. En l’occurrence, le récit fait entendre deux voix contradictoires : l’élaboration du subterfuge qui permet au père de ne pas marier sa fille, et l’annonce publique, par des messagers, de l’épreuve donnant droit à sa main. Le style indirect libre impose la démesure d’un personnage autoritaire, sans la faire entendre directement, mais en suggérant sa puissance d’action, l’autorité paternelle étant redoublée par le pouvoir politique.

18Dans le Laüstic, plus discrètement, la voix intérieure du criminel est évoquée dans un vers expéditif, qui fait éclater la brutalité de ce mari « vilain », incapable d’accéder à cet autre usage indirect du langage que pratique avec (im)pertinence son épouse, la métaphore :

D’une chose se purpensa :
Le laüstic enginnera. (Laüstic, v. 94-95)

19Si, dans cet exemple, l’interprétation du texte peut se satisfaire d’une complétive faisant l’ellipse de son subordonnant, le contexte et la prosodie incitent plutôt à entendre indirectement la voix du personnage, que conteurs et conteuses devaient rendre sensible par un décalage d’intonation.

20Dernier exemple de voix criminelle : la révélation de l’identité humaine de Bisclavret dans le lai éponyme. L’épouse du héros finit par avouer son crime sous la contrainte, après torture. L’aveu qui s’ensuit est révélé au style indirect libre, et là encore la ponctuation est redoutable pour l’éditeur moderne ; le récit passe subrepticement du style indirect au style indirect libre, et c’est encore l’intonation qui tranche :

Tant par destresce e par poür
Tut li cunta de sun seignur :
Coment ele l’aveit trahi
E sa despoille li toli,
L’aventure qu’il li cunta,
E que devint e u ala ;
Puis que ses dras li ot toluz,
Ne fud en sun païs veüz ;
Tres bien quidot e bien creeit
Que la beste Bisclavret seit. (Bisclavret, v. 265-274)

21Remarquons au passage que cette restitution bouleverse l’ordre logique et chronologique de l’histoire, plaçant l’aveu de la trahison avant sa raison d’être, le crime avant le mobile (la peur du loup), qui se trouve ainsi édulcoré, comme le sont tous les instants de métamorphose dans ce texte qui invente un héros paradoxal, un loup-garou inoffensif, « courtois ». Malgré sa discrétion, la narratrice impose donc son propre point de vue sur l’histoire qu’elle prend en charge. L’ordre des mots et le choix des discours font office de résonateurs, et font entendre la voix de l’autrice, « qui ne s’oublie pas ». L’organisation du vers et des rimes, notamment, auxquelles Marie dit avoir été attentive, est particulièrement remarquable : si les rimes sont majoritairement pauvres dans l’ensemble du livre, elle sont aussi majoritairement actives, d’un point de vue grammatical et sémantique, largement dominées par des verbes d’action conjugués, quel que soit le lai observé. Cette insistance me semble aller de pair avec la poétique de la brevitas revendiquée par Marie de France, qui souhaite se démarquer de ses contemporains.

22À la brevitas est cependant associée la varietas, dans l’esthétique du récit court, comme Marie l’a d’elle-même souligné17. La diversité des voix, sollicitées par le récit au style direct, retient particulièrement l’attention dans ce souci de polyphonie : par définition, parce qu’il mime le temps de l’énonciation, le style direct introduit un ralentissement dans le récit, sensible et redoublé par le changement de tonalité des récitant.e.s, lors de la performance à laquelle les lais étaient associés.

- Varietas : singulièrement

23Cette inscription de la voix dans le texte est héritée et Marie bénéficie d’un bagage rhétorique et intertextuel dont elle montre la maîtrise, comme l’a depuis longtemps relevé la critique18. Elle excelle notamment dans la restitution des dialogues, de la conversation suivie et amplement répartie sur plusieurs pages (à l’exemple, dans Eliduc, de la conversation de la jeune amoureuse avec son chambellan, en six répliques19), jusqu’à l’usage du couplet qui s’apparente à des stichomythies dans Bisclavret, ou au surgissement furtif d’une injonction désespérée, captée au fil d’un récit tendu vers son dénouement : « Amis, bevez vostre mescine ! », dit la jeune amoureuse, inquiète, dans les bras d’un amant haletant qui oublie toute prudence20. Ce vers constitue la toute dernière parole échangée entre les deux personnages, avant leur effondrement tragique et la chute du récit.

24D’un lai à l’autre, les dialogues sont également nombreux et rendent compte de divers types d’échange : conversation entre le père et le fils (Milon, v. 425, sq.), entre le chevalier et son roi (Lanval, v. 371-380), etc. Mais ce sont surtout, bien entendu, les dialogues amoureux qui reviennent au fil des lais et captivent : ils nous font littéralement entrer dans la chambre secrète des amants. Comme l’a remarqué Yannick Mosset, ce ne sont pas – ou pas toujours – les déclarations amoureuses qui intéressent le plus Marie. De ce point de vue, le récit fait ici son lit, si l’on peut dire, et se différencie de la lyrique, qui renouvèle à chaque grand chant la célébration amoureuse, dans un présent sans chronologie. Le récit donne au contraire la possibilité d’éprouver l’amour à l’échelle du temps, de l’engager dans une – des – histoires singulières. Les dialogues en signalent les étapes essentielles. L’enjeu est ici, me semble-t-il, de singulariser des voix, non de chanter des types.

25Ainsi, dans Guigemar, Marie nous transporte dans la barque sans pilote pour suivre l’échange d’une cinquantaine de vers entre le héros et celle qui s’avèrera la femme de sa vie ; dans Lanval, le dialogue amoureux entre la demoiselle à la tente et le héros fait bien entendre une déclaration amoureuse, impérieusement énoncée par la jeune femme, allongée en déshabillé sur son lit : « Car jo vus aim sur tute rien », finit-elle bien vite par dire à son visiteur21. Dans le contexte très érotisé qui est celui de cette rencontre féerique, appuyée par une des rares descriptions du recueil, c’est à une véritable scène de séduction, secrète, que l’auditoire est convié sous la tente. Et c’est ici la femme, contrairement aux versions anonymes du même motif, qui choisit son amant, comme dans Yonec. Dans cet autre lai merveilleux, trois dialogues nous font entrer dans l’intimité des amants et scandent les grandes étapes de leur amour : rencontre, séparation, agonie de l’homme-oiseau dans son palais féerique.

26Marie cède aussi à la mode rhétorique du monologue, transmise par les romanciers qui adaptent la matière antique. Ces monologues amoureux s’inscrivent pleinement dans la rhétorique de l’amour (Guigemar, Equitan, la dame du Laüstic, Guilliadon ont le leur), mais ils font entendre, dans le contexte qui les justifie, la singularité de chaque personnage : Guigemar et Guilliadon sont jeunes et ingénus, quand la dame du Laüstic a la sensibilité d’une poétesse, capable de pallier le silence qui lui impose la mort de l’oiseau par d’autres possibilités d’expression, notamment par la broderie narrative, figure déplacée de l’autrice, qui rappelle bien entendu aussi un autre mythe du rossignol, celui d’Ovide22 :

« Lasse, fet ele, mal m’estait !
Ne purrai mes la nuit lever
N’aler a la fenestre ester,
U jeo soil mun ami veeir.
Une chose sai jeo de veir :
Il quidera ke jeo me feigne !
De ceo m’estuet que cunseil preigne.
Le laüstic li trametrai,
L’aventure li manderai. » (Laüstic, v. 126-134)

27Enfin, pour porter ces solos, le recueil bruit de quantité d’autres voix qui confèrent un environnement sonore, simplement évoqué ou plus individualisé, susceptible de rendre compte des bruits du monde d’hier : du chant du coq qui signale le lever du jour dans Frêne, en alternance avec les aboiements nocturnes qui accompagnaient le voyage périlleux de la demoiselle23, aux voix qui font entendre l’importance des communautés sociales24. Dans Yonec, ce sont les compagnons de Muldumarec qui révèlent à la dame le tombeau ; dans Lanval, les compagnons du chevalier mélancolique lui rapportent les nouvelles du procès ; dans Frêne, on entend les vassaux de Goron qui l’enjoignent de se marier. Dans ce dernier exemple, leur voix fait littéralement avancer l’action en contraignant le seigneur à prendre une épouse et leur intervention remotive le nom même de l’héroïne, et le titre du lai. Si, enfant, sa renaissance lors de son abandon lui a valu d’être assimilée à un arbre qui étend son ombre bienveillante sur le seuil d’une abbaye, la jeune femme devenue adulte sera désormais associée à un végétal qui ne donne aucun fruit, par opposition à sa sœur jumelle, symétriquement baptisée Coudrier :

« Sire, funt il, ci pres de nus
Ad un produme per a vus ;
Une fille ad, ki est sun heir :
Mut poëz tere od li aveir !
La Codre ad nun la damesele ;
En cest païs nen ad si bele.
Pur le freisne que vus larrez
En eschange le codre avrez ;
En la codre ad noiz e deduiz,
Li freisnes ne porte unke fruiz !
La pucele purchacerums ;
Si Deu plest, si la vus durums. » (Frêne, v. 331-342)

28Par le biais de cette voix collective, l’héroïne retrouve ici, peut-être, le socle folklorique sur lequel repose la construction du personnage, et son déplacement en contexte courtois. Frêne est assimilée à une bâtarde sans espoir de mariage, quand sa jumelle reconnue est l’avenir d’une lignée – problématique féodale ô combien douloureuse, qui garde la trace d’une motivation linguistique d’origine anglaise : Frêne et Coudre, Ash et Hazel. S’il est vrai que le scénario de ce récit circulait en Angleterre, non seulement au xive siècle, où le lai français fut traduit en anglais, mais aussi au xiie siècle, le nom de l’héroïne serait fondé sur une ambiguïté sémantique d’origine anglaise, langue dans laquelle Ash désigne à la fois le frêne et… la cendre. Le récit de Marie, d’origine insulaire, serait alors le premier avatar connu de l’européenne Cendrillon (Ashenputtel, Cindirella)25

29On le voit, d’un lai à l’autre et de façons différentes, ces interventions de tessitures diverses contribuent à la vérité d’une histoire singulière, actualisée pour la société courtoise, et rendent compte de la force de ces voix croisées qui font – au sens fort – la destinée des héros de chaque lai. On remarquera en effet que la voix est majoritairement active, parfois de façon spectaculaire, quand elle n’est pas tout simplement porteuse d’une parole performative.

- Efficace : comme un charme

30Dans sa manifestation, la voix double la varietas d’une efficace : elle se fait entendre, directement ou indirectement, lorsqu’elle est actrice dans la diégèse, quel que soit son niveau (déclenchement, dénouement, ou péripétie interne). Autrement dit, le recours à la voix n’est pas simplement une concession, dans le pacte narratif, faite au nom du réel et de la vérité du récit ; les voix participent pleinement de ses avancées. D’ailleurs, comme l’ont noté Manuel Bruña Cuevas et Jean Rychner, un grand nombre de propositions au style indirect libre sont liées à des prises de décision : un schème sémantique prépondérant fait passer de la délibération à la décision pour le surgissement du style indirect libre, témoignant de la valeur perlocutoire de la parole.

31Le style direct, en particulier, saisit le vif de la voix lorsqu’elle est acte de langage. Et ce changement de tonalité est parfaitement assumé par Marie de France, qui ne cherche pas là à provoquer des effets de réel, mais à faire entendre la puissance de certaines voix. On remarquera à ce titre que le tout premier personnage à prendre la parole dans les lais est… une biche androgyne, celle de Guigemar. L’animal s’exprime dans une longue tirade de 30 vers (v. 105-137). Sa voix agit comme une malédiction qui prophétise le futur destin amoureux du héros, et amplifie, en le rendant littéralement féerique, le topos ovidien de la flèche et de la plaie d’amour. Merveille amoureuse qui dit aussi le trait commun à toutes les histoires que raconte Marie au fil des lais : la réciprocité et l’inaliénabilité de l’amour vrai. C’est dire à quel point cette prophétie animale, dans le recueil, est programmatique. La biche, animal-leurre qui conduit un mortel dans l’autre monde, selon le scénario folklorique mis au jour par Laurence Harf-Lancner, est métonymique de la fée, mais elle incarne aussi le couple qu’elle appelle de ses vœux et symbolise la conception de l’amour que promeut Marie dans l’ensemble du recueil26.

32Plus tard, d’autres objets symboliques viendront objectiver la merveille de l’amour : la ceinture de chasteté de la dame ceinte autour de son corps par le chevalier, la chemise de Guigemar, avec laquelle il s’improvise un bandage pour sa plaie, et qui sera plus tard nouée par la dame, nœud magique qui lui donnera la possibilité de la retrouver sur sa propre terre. Ici, c’est peu de dire que les mots font advenir les choses : les objets à leur tour permettent à l’histoire de littéralement trouver un dénouement. En l’occurrence, prévaut le souvenir de la voix lyrique, qui fait s’équivaloir le chant et le sentiment amoureux dans la poésie courtoise27.

33La voix, dès lors, agit littéralement comme un charme. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le spectaculaire monologue de la dame d’Yonec. En 38 vers (Yonec, v. 65-104), cette prisonnière endosse une parole d’autorité et fait littéralement surgir à sa fenêtre une incarnation de son fantasme, que seule son énonciation à voix haute a rendu possible, comme y insistera l’amant-oiseau, Muldumarec :

« Unkes femme fors vus n’amai
Ne jamés autre n'amerai.
Mes ne poeie a vus venir
Ne fors de mun paleis eissir,
Si vus ne m'eüssez requis.
Or puis bien estre vostre amis ! » (Yonec, v. 129-134)

34Cette intervention a une certaine valeur réflexive : elle dit le rêve de la conteuse, qui cherche à produire une espèce d’incarnation28, et surtout à changer les normes du monde, en l’occurrence en peuplant d’hommes désirables les fenêtres des femmes enfermées.

35Cependant, Marie s’intéresse moins à l’expression intime de la parole amoureuse qu’à la vertu agissante de la parole. Pour Frêne, ce qui compte, ce n’est pas la parole intime, c’est le rapt de la jeune fille, enlevée par son amant et installée comme concubine au château29. Lanval, à son tour, est tout entier construit autour de la toute-puissance de la parole : s’il n’a pas sollicité la rencontre, il suffit que le héros élu parle pour que sa fée vienne le retrouver, et il suffira qu’il trahisse son secret, pour qu’elle disparaisse. En retour, seule l’apparition en chair et en os de la fée à la cour peut mettre fin à la procédure judiciaire engagée par l’accusation mensongère de la reine. Cette puissance incarnée de la voix n’est pas limitée aux personnages surnaturels. On pourrait parler d’un paradigme féerique qui traverse en filigrane tout le recueil : la voix agit comme un charme, elle est associée à la potentialité d’un enchantement, au sens fort du terme, autrement dit à une incarnation possible. Dans la société chrétienne, cette puissance du verbe créateur à une résonance saisissante : la merveille tient lieu de miracle, mais elle n’existe pas sans l’incantation de la voix30.

36Dans cette perspective, on sera sensible aux interventions des protagonistes, mais aussi à celles des personnages secondaires, auxiliaires ou (plus rarement) opposants qui prennent part à l’action et contribuent à faire avancer l’aventure. On entend par exemple la suivante dévouée de la mère de Frêne, qui sauve l’enfant de la mort (Frêne, v. 108-116), ou encore le portier qui découvre l’enfant dans l’arbre, le recueille et le confie à sa propre fille :

« Fille, fet il, levez, levez !
Fu e chaundele m’alumez !
Un enfaunt ai ci aporté,
La fors el freisne l’ai trové.
De vostre leit le m’alaitiez !
Eschaufez le e sil baignez ! » (Frêne, v. 197-202)

37Dans Bisclavret, c’est l’autorité du sage conseiller qui devient porte-parole de la voix conteuse. Le roi le fait intervenir deux fois dans le récit : c’est lui qui le retient de tuer Bisclavret lorsque celui-ci agresse une première fois l’amant de sa femme, puis, après les aveux sous torture de la dame, c’est encore lui qui recommande de laisser le loup seul avec les vêtements qui lui permettent de retrouver forme humaine (Bisclavret, v. 283-292). Dans la société courtoise, l’identité se construit au sein d’une communauté, qui fait entendre sa voix collective. La parole du conseiller est ici représentative du bon fonctionnement du pouvoir féodal, dans un gouvernement où le suzerain, exempt de tyrannie, sait écouter ses sujets (qu’ils soient éloquents ou muets comme des bêtes)31.

38Portée par une voix efficiente, la parole est donc action, mais dans les lais cette pragmatique est essentiellement gouvernée par la puissance des affects. C’est dès lors un ensemble de voix autant agies qu’agissantes qui se font entendre. Comme on va le voir, elles rentrent dans un dispositif de signes que le langage du corps complète et qui rend l’incarnation plus aboutie.

Voix passives 

- Raison et sentiments

39Agissante, la voix n’est pas forcément maîtrisée par celui qui la porte, comme en témoigne le monologue du roi Équitan, qui parvient à se faire passer à ses propres yeux pour un simple chevalier. Ce monologue de l’amoureux éperdu est traité en deux temps32. C’est un monologue topique, associé à une insomnie amoureuse, dont le modèle est fourni par les romans dits antiques et les adaptations contemporaines d’Ovide. Ce monologue est à la fois délibératif et tout entier guidé par la toute-puissance des affects, comme le sera plus tard celui d’Yvain face à son émoi devant la dame de Landuc. Il entre dans la construction d’une véritable scène ; la parole est accompagné de gestes, que restituent les deux vers qui séparent les deux monologues :

Quant ceo ot dit, si suspira,
Enprés se jut e si pensa.
Aprés parlat e dist (Equitan, v. 89-92)

40Particulièrement long, ce monologue permet à la narratrice de prendre ses distances et de donner à entendre tel qu’en lui-même le raisonnement du fou d’amour. Dans Frêne, la mère se lance à son tour dans un monologue délibératif, qui précède la décision de tuer l’enfant33 : « Lasse, fet ele, quei ferai ? » Comme dans Equitan, le style direct permet de mettre au jour la puissance des affects (ici la peur de perdre sa réputation) et leur capacité à détourner une logique argumentative pour justifier le crime. La parole est partie prenante d’une scène, que Marie figure par le biais de trois verbes synonymes : plurer, pleindre et doluser (v. 103-104).

- En résonance avec le corps

41La voix trahit donc l’émotion et intervient dans un ensemble de signes portés par un autre langage, celui du corps. La voix, associée au geste, suscite l’évocation d’un dispositif théâtral, sur lequel le récit s’attarde plus ou moins longtemps. Dans Guigemar, par exemple, lors de la scène de flagrant délit, le récit joint le geste à la parole pour montrer les réflexes virils du héros, qui attrape une poutre pour se défendre et menace d’une voix forte ses adversaires. Cette petite scène épique occupe quatre couplets d’octosyllabes34. Dans Milon, Marie nous montre une scène intime qui aurait plu à Vermeer : une jeune femme découvre dans sa chambre une lettre de son amant cachée sous l’aile d’un cygne – image par ailleurs métaphorique des multiples plis que recèle l’expérience amoureuse. Sous la transparente blancheur d’un cygne/signe, se trouve une voix autre, une voix en attente de révélation, en l’occurrence de son énonciation par la lectrice amoureuse :

Le brief aveient deslïé,
Ele en ad le seel brusié.
Al primier chief trovat ‘Milun’.
De sun ami cunut le nun :
Cent feiz le baisë en plurant,
Ainz qu’ele puïst dire avant !
Al chief de piece veit l’escrit,
Ceo k’il ot cumandé e dit,
Les granz peines e la dolur
Que Milun seofre nuit e jur :
Ore est de tut en sun pleisir
De lui ocire u de garir.
S’ele seüst engin trover
Cum il peüst a li parler,
Par ses lettres li remandast
E le cisne li renveast.
Primes le face bien garder,
Puis si le laist tant jeüner
Treis jurs que il ne seit peüz ;
Li briefs li seit al col penduz,
Laist l’en aler : il volera
La u il primes conversa. (Milon, v. 225-246)

42Ici, la voix et le geste doublent l’écriture et lui donnent corps, au cœur d’un échange qui reconduit à distance la force émotionnelle du sentiment amoureux. À ce titre, le corps du cygne, qui vit, d’une chambre à l’autre, entre le jeûne et l’envol, traduit bien la spécificité de la temporalité des amants, qui vivent leur désir, leur amour de loin, en faisant alterner le manque et la joie des retrouvailles. Le récit incarne ici la spécificité de la temporalité affective, qui se contracte ou se dilate au gré des rencontres entre les périodes de séparation.

43Lorsque les affects sont trop forts, la voix est momentanément empêchée par l’évanouissement de tout le corps. De nombreuses scènes de pâmoison reviennent au fil du recueil. Dans le Chaitivel, les chevaliers délacent leur heaume, tirent cheveux et barbes en manifestation de deuil, tandis que la dame s’évanouit avant de dire sa plainte funèbre dans un monologue de dix-huit vers (Chaitivel, v. 147-164). Dans Lanval, le désespoir de l’amant fautif abandonné est évoqué par une scène paroxystique rythmée par le désordre des gestes et par les modulations suggérées de la voix, qui couvre toute le spectre des intensités possibles, du soupir au hurlement :

Il se pleigneit e suspirot,
D’ures en autres se pasmot ;
Puis li crie cent feiz merci,
Qu’ele parolt a sun ami.
Sun quor e sa buche maudit ;
C'est merveille k’il ne s'ocit !
Il ne seit tant crier ne braire
Ne debatre ne sei detraire
Qu’ele en veulle merci aveir,
Sul tant que la puisse veeir.
Oi las, cument se cuntendra ? (Lanval, v. 341-351, je souligne)

44« Oi las, cument se cuntendra ? »: la plainte sur laquelle s’achève cette évocation est ambiguë : qui parle ? Est-ce la narratrice, qui intervient dans son récit et sollicite l’attention de son auditoire ? Ou bien entend-on, assourdie par le style indirect libre, la voix désespérée de l’amant délaissé ? Dans le corpus, l’adjectif « las » est souvent associé à des plaintes au style direct, comme Anne Paupert l’avait remarqué35. Il ouvre au planctus, motif rhétorique emprunté au type poétique de la chanson de malmariée, et traduit la détresse féminine dans des situations différentes, au fil du recueil :

45- c’est la biche, dans Guigemar : « Oï ! Lase ! Jo sui ocise ! » (v.106)

46- la dame, dans Equitan : « E jeo, lasse, que devendrai ? » (v. 218) 

47- la jeune femme enceinte, dans Milon : « Lasse, fet ele, que ferai ? » (v. 133)

48- la déploration de la dame du Chaitivel : « Lasse, fet ele, que ferai ? » (v. 147)

49Dans le cas de Lanval, nous sommes donc en droit de supposer que le récit est doublé par la plainte du héros : les récitant.e.s doivent faire entendre, sonore et pathétique, la voix de Lanval, mise en valeur, dans sa détresse et son isolement, par la rupture du couplet d’octosyllabes, scindé en deux.

- Concert : entrelacement et brouillage des voix 

50Ces différences de tonalité dans la récitation sont prévues par l’autrice. Sa gestion des différents types de discours dans le récit en est la preuve flagrante. Marie fait au fond pour la voix ce qu’elle fait pour le récit : une dramatisation du surgissement qui repose sur un effet de suspension36. Ce travail de surgissement est particulièrement travaillé dans Yonec, qui est le lai central du recueil. Mais c’est dans le lai du Chèvrefeuille que cet entrelacement des voix est le plus mémorable. Le titre même du lai stylise l’entrelacement – des végétaux, des amants, mais aussi des mots (« chèvrefeuille » et « Gotelef » faisant entendre, en français comme en vieil anglais, la soudure de deux mots distincts). Dans ce lai, qui est aussi le plus court du recueil, c’est le message central et son avènement dans le récit qui sont particulièrement saisissants. Pour évoquer le message que Tristan adresse à la reine par l’intermédiaire d’un bâton de noisetier gravé, Marie, en dix-huit vers, fait glisser le texte du style indirect au style indirect libre. Le procédé laisse lentement surgir de son cadre contraint la voix nue de l’amant-poète, justifiant la métaphore qui donne son titre au lai dont Tristan sera posé comme l’inventeur, dans l’épilogue métaleptique du lai :

« Bele amie, si est de nus,
Ne vus sanz mei, ne mei sanz vus » (Chèvrefeuille, v. 77-78, manuscrit H).

51La critique a prêté toute son attention à la nature du message, à l’exact dispositif que Tristan met en place sur le bord du chemin de forêt qu’emprunte la reine37. Qu’écrit-il exactement sur ce bâton ? Les copies ne sont pas claires, et les deux copistes divergent. En revanche, ce qui est clair, c’est le travail progressif de surgissement de la voix poétique, qui sort de la gangue du récit et de son passé, comme Tristan sort de la forêt obscure, pour faire irruption, à l’indicatif présent, dans le présent de la reine, et dans celui des auditrices et auditeurs d’hier et d’aujourd’hui. Deux vers liés dans un couple, qui sont sans doute ce qui reste de la tonalité poétique du lai célébré par le récit : Marie renoue ici de façon exceptionnelle avec l’atemporalité et l’universalité du sujet lyrique38. On hasardera une proposition d’interprétation nouvelle pour visualiser le signe de reconnaissance que Tristan fabrique pour attirer dans ses bras Yseut : équarri, le bâton a quatre faces, sur lesquelles le héros-poète a pu graver, peut-être, le couplet d’octosyllabes, qui se lit en quatre temps parfaitement symétriques. Quel que soit le sens de lecture adopté par la lectrice, la formule fait sens, et sa circularité dit bien l’éternité d’un l’enchevêtrement amoureux à la fois fragmenté et soudé ; elle peut se lire en commençant où l’on veut et en tournant le bâton dans les deux sens :

« Bele amie
Si est de nus
Ne vus sanz mei
Ne mei sanz vus. »

52Dans les lais, l’entrelacement des voix sert une dramatisation de l’aventure, mais il en assure aussi la célébration poétique, « remembrée » par la voix ténue et tenue de l’autrice.

53Comment parle-t-elle ?

La voix de Marie, tenace et tenue

54On a tantôt parlé de la discrétion de Marie, tantôt de son implication affective, pour la célébrer, ou la dénigrer39. Cet art du brouillage des voix, que l’on vient d’étudier, contribue à ce double sentiment contradictoire à la lecture : sentiment de présence en absence, de projection d’un réel très lointain dans le présent de Marie, et vice-versa. Avec quelle voix s’adresse-t-elle, de près comme de loin, à son auditoire ? Il faut, pour finir, définir la tessiture, la singularité de cette voix : c’est une voix à la fois tenue et tenace, comme les personnages féminins qu’elle figure ; une voix sobre, musicale et très expressive, gardant la mémoire de l’excellence du chant dont elle veut célébrer l’aventure.

- La discrète ?

55Marie, on l’a remarqué, intervient rarement à la première personne. Traditionnellement la voix conteuse assure la fonction de régie de son récit, en soulignant la tenue de son fil narratif à tous les niveaux. Dans Lanval, elle accompagne le surgissement de la crise40 ; dans Yonec, elle souligne l’entrée dans le dénouement41 ; dans Milon, elle interpelle l’auditoire pour relancer le récit42. Ces interventions sont topiques d’une fonction de conteur ; elles paraissent, dans leurs rares occurrences, des emprunts à un style en voie d’évolution dans les corpus de fiction en français.

56La discrétion de Marie n’est pourtant en rien synonyme de neutralité. C’est une voix ouvertement habitée, subjective, qui affiche ses affects et cherche à les faire partager qui se fait entendre. Non seulement elle dit exprimer son plaisir, son sentiment… :

De lur amur e de lur bien
Firent un lai li auncïen,
E jeo, ki l’ai mis en escrit,
Al recunter mut me delit. (Milon, v. 531-534)

57… mais elle évoque avec tendresse les émotions de ses personnages, dans une perspective subjective qui joint l’enthousiasme à l’humour :

Cil oiselet par grant duçur
Mainent lur joie en sum la flur.
Ki amur ad a sun talent,
N’est merveille s’il i entent !
Del chevalier vus dirai veir :
Il i entent a sun poeir. (Laüstic, v. 61-65)

58Marie va aussi plus loin dans le partage. Lorsqu’on lit le texte attentivement, on constate une fusion des voix et un brouillage troublant, qui constituent une des efficacités de son écriture : elle nous fait voir la scène en se/nous immergeant dans l’univers de ses fictions, en nous projetant sur la scène intime, pourtant insaisissable (c’est le « surplus », qu’il faut taire43), de l’amour.

- Empathique Marie

59Par le biais de formules renvoyant à des énoncés culturellement partagés par toute la société féodale, Marie sollicite sans difficulté la connivence de l’auditoire courtois. L’appel à Dieu au moment de la mise au tombeau des morts en est un exemple :

En une mut riche abeïe
Fist grant offrendre e grant partie
La u il furent enfuï.
Deus lur face bone merci ! (Chaitivel, v. 169-172)

60Lecteurs et lectrices sont encore pris à parti par le biais de formules rhétoriques qui renvoient à une topique commune à toute la lyrique contemporaine, comme la prison d’amour : « Or est si cœur en grand prisun ! » (Eliduc, v. 477). Mais la plupart du temps, Marie narratrice s’associe à ses personnages, entre par sa voix dans le chœur des voix qui commentent et suscitent l’action. Elle est au milieu des vieillards et des enfants admirant la beauté extraordinaire de la fée qui avance au ralenti à la fin de Lanval, elle est encore avec les servantes de la méchante mère de Frêne, pour empêcher l’infanticide :

La cunfortoent e diseient
Qu’eles nel suffereient pas :
De humme ocire n'est pas gas ! (Frêne, v. 96-98)

61De façon plus troublante, elle est aussi dans la chambre de la dame d’Yonec lorsqu’elle couche avec son amant fée, comme en témoigne, à la rime, l’usage du verbe veoir à la première personne :

La dame gist lez sun ami :
Unke si bel cuple ne vi ! (Yonec, v. 192)

62Ses commentaires affectifs assumés contribuent à donner à son récit une dimension empathique qu’elle cherche à amplifier. Ses interventions soulignent la plupart du temps le bien fondé des émotions les plus vives des personnages. Récurrente, la périphrase verbale « n’est merveille se » (ou son équivalent « ne vous esmerveilliez se… ») est évocatrice de ce procédé:

Mult est dolenz, ne seit ke faire !
N'est merveille se il s'esmaie,
Kar grant dolur out en sa plaie. (Guigemar, v. 196-198)
La dame voelt turner en fuie :
Si ele ad poür n’est merveille !
Tute en fu sa face vermeille. (Bisclavret, v. 270-272)
Alez s’en est li chevaliers,
Mien escïent, tut as premiers,
Que li bisclavret asailli.
N’est merveille s’il le haï ! (Bisclavret, v. 215-218)
Ki amur ad a sun talent,
N’est merveille s’il i entent ! (Laüstic, v. 63-64)
Mes puis se mist en abandun
De mort e de destructïun.
Ne vus esmerveilliez neënt,
Kar cil ki eime lealment
Mut est dolenz e trespensez
Quant il nen ad ses volentez. (Chèvrefeuille, v. 19-24)
Ore est Lanval mut entrepris,
Mut est dolenz, mut est pensis !
Seignurs, ne vus esmerveillez :
Hum estrange descunseillez,
Mut est dolenz en autre tere,
Quant il ne seit u sucurs quere ! (Lanval, v. 33-38)   

63Ces formules, répétées, créent un véritable réseau empathique, qui se construit d’un lai à l’autre, ou à l’intérieur d’un même lai. Bien souvent, Marie exploite le support de la prosodie pour souligner son décrochage affectif et rompt le couplet pour intervenir :

De deux enfanz est enceintiee :
Ore est sa veisine vengiee ! (Frêne, 67-68)

64La rupture fait surgir la voix engagée de la conteuse, encore appuyée dans la phrase par la saturation de la première place par un adverbe modalisateur. Son commentaire affectif la place alors au même niveau que les personnages de la fiction :

Il les unt prises par les mains ;
Cil parlemenz n’iert pas vilains ! (Lanval, v. 251-252)
Le col li rumpt a ses deus meins.
De ceo fist il ke trop vileins ! (Laüstic, v. 116)

65À de rares endroits, ces commentaires sont développés, et rendent transparent l’ethos de la narratrice, farouchement contre la démesure. L’excessive suspicion du mari jaloux est ainsi sévèrement condamnée dès le premier lai du recueil, dans un développement inhabituel :

Gelus esteit a desmesure,
Kar ceo purporte la nature
Ke tuit li vieil seient gelus -
Mult het chascuns ke il seit cous - :
Tels est d'eage le trespas !
Il ne la guardat mie a gas. (Guigemar, v. 213-218)

66Pour étudier ce procédé de rupture, je m’attarderai ici sur la présence anormalement forte de la narratrice dans le lai de Lanval, lors de la scène de la rencontre, qu’elle scande de commentaires. Après la déclaration réciproque, la première étreinte est soulignée par la narratrice :

S’amur e sun cors li otreie.
Ore est Lanval en dreite veie ! (Lanval, v. 133-134)

67Quelques vers plus loin, le don du corps est explicitement associé par la dame à l’abondance, selon un schéma féerique bien connu :

Ele li troverat asez.
Mut est Lanval bien assenez :
Cum plus despendra richement,
E plus avra or e argent ! (Lanval, v. 139-142)

68L’abondance est néanmoins assortie d’un interdit (la geis celtique), énoncé au style direct : Lanval prête serment et passe la nuit dans les bras de sa bienfaitrice. Un troisième commentaire vient à nouveau rompre un couplet, sur le modèle des deux premières :

Delez li s’estel lit cuchiez.
Ore est Lanval bien herbergiez ! (Lanval, v. 153-154)

69La répétition, avec variation autour d’un schéma syntaxique récurrent, mime l’enthousiasme du héros, qui fait l’expérience aussi imprévue que soudaine du don d’amour. C’est un véritable stylème. La conteuse invite très fortement son auditoire à partager le destin émotionnel de son héros, dans la joie, et l’effroi :

Suvent esgarde ariere sei.
Mut est Lanval en grant esfrei !
De s’aventure vait pensaunt
E en sun curage dotaunt. (Lanval, v. 195-198).

70Et plus loin : « Mut ot Lanval joie e deduit » (Lanval, v. 215).

71On le voit, dans ce lai, la stylisation du vers fait parfaitement entendre, grâce à la sobriété de la construction métrique et syntaxique (parataxe, pauvreté de la rime), les émotions des personnages44, qui circulent d’un lai à l’autre, portés par un concert de voix multiples. C’est du reste ce partage qui a motivé, selon Marie, la composition même des lais chantés par les Bretons, jadis :

Cil ki ceste aventure oïrent
Lunc tens aprés un lai en firent
De la pitié de la dolur
Que cil suffrirent pur amur. (Yonec, v. 555-558)

72Or, « la pitié de la dolur » (ou de la joie) qu’éprouvent les autres est une définition même de l’empathie45. Elle est particulièrement bouleversante dans le dénouement du lai qui ferme le recueil : par empathie pour le sort de la fausse morte qui gît dans une chapelle, Guildeluec ressuscite sa rivale et s’efface pour rendre possible l’amour de son époux pour Guilliadon46.

73Le récit, s’il est mort du chant, garde donc aussi la trace de sa portée émotionnelle et du pacte lyrique qui le fonde. Cette mémoire est sensible dans le travail du vers, comme on le verra brièvement pour finir ce filage.

- À haute voix : le travail du vers 

74Le vers de Marie est un vers régulier, qu’on a souvent dit peu inventif47. Ce jugement me paraît très discutable. Si le rythme est régulier, un travail ciselé de la syntaxe est à l’œuvre, qui dramatise la voix conteuse. On l’a vu, une très grande importance est accordée à la première place, au plan syntaxique, dans la phrase. Elle est souvent le lieu d’inversions expressives, redoublées d’autres phénomènes syntaxiques, que devait appuyer la lecture à haute voix :

Mut unt esté noble barun
Cil de Bretaine, li Bretun ! (Equitan, v. 1-2, je souligne)
Dolenz en est li senescaus ;
Il ne seit pas queils est li maus
De quei li reis sent les friçuns :
Sa femme en est dreite acheisuns !(Equitan, v. 107-110, je souligne)
Allas ! Cum est mesavenu
Ke li prudume n’unt seü
L’aventure des dameiseles
Ki esteient serurs gemeles !
Li Freisnes, cele fu celee ;
Sis amis ad
l’autre espusee ! (Frêne, v. 345-350, je souligne)

75C’est cette voix de l’autrice, ventriloquée par celle des récitant.e.s, qui appelle à la compassion de l’auditoire. Elle oblige à une lecture expressive, avec des variations constantes de tessiture, de modalités d’expression. Cet art vocal sert à la fois la brevitas (à l’échelle de chaque récit), et la varietas (à l’échelle du recueil), qui est ici un outil témoignant de la liberté d’expression de son autrice :

Puis que des lais ai comencié,
Ja n’iert pur mun travail laissié ;
Les aventures que j’en sai,
Tut par rime les cunterai.
En pensé ai e en talent
Que d’Iwenec vus die avant. (Yonec, v. 1-5)

76Dans l’œuvre de Marie, le « talent » exprime donc bien explicitement le désir de raconter, étroitement associé au travail du vers : sous sa plume, liberté et contrainte se mêlent inextricablement pour croître, à l’instar du chèvrefeuille, sur la branche équarrie du coudrier.

Conclusion – La voix, à la mesure de l’amour

77Dans ses lais, Marie de France fait entendre qui elle veut : ce sont les voix de femmes qui reviennent le plus, des voix subjectives, et actives. Comme l’a remarqué Anne Paupert, la parole féminine est « le moyen d’action privilégié des femmes dans une société qui ne leur en permet guère d’autres48 ». La fiction a ici une fonction compensatrice pour elles, comme pour le chevalier désavantagé que la sublimation d’un amour féerique vient consoler. La place que Marie semble faire au désir féminin semble par ailleurs sans équivalent dans la littérature de son temps49. Fait remarquable, bien mis en valeur par la critique : dans tous les lais, c’est chaque fois une parole de femme qui est à l’origine de l’aventure.

78Marie de France choisit aussi de faire taire, et de faire parler le silence : dans Bisclavret, le loup, rendu muet par la trahison de sa femme, parle par gestes, comme le roi le saisit parfaitement : « Ele a sen d’hume, merci crie » (v. 154). On sera surtout particulièrement sensible au mutisme quasi-total de l’héroïne qu’est Frêne et à la poétique du secret qui émane de l’ensemble du recueil. Frêne, comme Guildeluec, associe amour et mesure, affectif et éthique, dans un désintéressement radical. Si Marie promeut un amour total, insensible à l’épreuve du temps, cet amour repose sur deux valeurs essentielles à la société courtoise : la charité et la mesure, qui reprennent la définition augustinienne de l’amour de Dieu (« Tels est la mesure d’amer/ Que nuls n’i deit reisun garder »)50. Ce doublon nous invite à saisir que l’expérience amoureuse est abandon de soi et difficile mesure de l’autre. C’est, pour le dire avec Emmanuel Levinas, une expérience de l’altérité dans l’invention de l’intimité, cette proximité inouïe avec ce qu’il y a de plus étranger51. La mesure, en amour, n’a rien d’un contrôle rationnel ; selon Marie, elle exprime la pudeur dans le face à face, que la relation érotique – et le récit – profanent sans l’effacer, et montrent négativement dans son mystère, sans la dévoiler52. Ce lien au mystère, dont l’amour permet l’expérience, Marie l’a défini dans les lais par un terme clé : le surplus. Il se déploie dans le secret des chambres, que ce secret soit amoureux, comme dans Guigemar, pour évoquer l’intimité des amants… :

Ensemble gisent e parolent
E sovent baisent e acolent.
Bien lur covienge del surplus,
De ceo que li autre unt en us ! (Guigemar, v. 531-534)

79… ou bien interprétatif, pour défendre l’écriture et son obscurité, ouvertes sur la lecture et la méditation, dans le prologue général des Lais :

Custume fu as ancïens,
Ceo testimoine Precïens,
Es livres ke jadis feseient,
Assez oscurement diseient
Pur ceus ki a venir esteient
E ki aprendre les deveient,
K’i peüssent gloser la lettre
E de lur sen le surplus mettre.(Prologue, v. 9-16, je souligne)

80On peut attribuer à Marie de France l’invention de cette double expérience partagée, en langue vernaculaire : une célébration de la vie de l’esprit, en harmonie avec celle du corps, « qui ne s’oublie pas », et dépendante des aléas – multiples – de l’existence. En tant que lectrice-autrice, sans doute s’identifiait-elle aussi en partie à ces héroïnes (Guildeluec et/ha Guilliadon, Frêne/Ash), qui connaissent une nouvelle vie dans les lettres grâce à une communauté féminine, dans le commerce des livres et des langues. Comme d’autres intellectuelles, en cette Angleterre de la seconde moitié du xiie siècle, Marie est parvenue en effet à dire je – au milieu d’un nous soucieux de partage, qui se décline au féminin53.