Colloques en ligne

René Démoris

Le langage du corps et l'expression des passions de Félibien à Diderot

Source : « Le langage du corps et l'expression des passions de Félibien à Diderot », [in :] Mots et Couleurs, sous la direction de J.-P.Guillerm, Lille, PUL, 1986, p. 41-66.

1« En parlant de la peinture, (Poussin) dit que de même que les vingt-quatre lettres de l'alphabet servent à former nos paroles et exprimer nos pensées, de même les linéaments du corps humain servent à exprimer les diverses passions de l'âme pour faire paraître au-dehors ce qu'on a dans l'esprit »1. À ces propos prêtés par Félibien à Poussin, où se lit l'ascendant du modèle de l'écriture, semble faire écho le titre choisi par Hubert Damisch pour la dense étude qui suit sa réédition de la Conférence de Le Brun Sur l'expression générale et particulière (accompagnée des dessins qui la complètent) : L'alphabet des masques2. Réclamant et opérant une « véritable prise en compte théorique de la conférence de Le Brun, H. Damisch, dans cette étude, attire notamment l'attention sur un texte important pour l'histoire de l'expression des passions, où se trouve posée une question capitale pour l'esthétique classique, celle que j'appellerai du modèle extérieur. Il s'agit d'un passage de l'article « Passion (peinture) » de l'Encyclopédie, rédigé par le chevalier de Jaucourt, qui, du reste, pour une part, recopie et développe ce qu'il a trouvé dans les Réflexions accompagnant l'Art de Peindre de Watelet, publié en 1760. Ce dernier écrivait :

« Ce qui caractérise principalement une Nation civilisée, c'est cette gêne utile que les hommes imposent à la plus grande partie des expressions subites et inconsidérées tant de l'âme que du corps. Ces mouvements libres et naturels troubleraient en effet la société et entraîneraient le blâme : on a donc soin de les modérer ; et ce soin est tel qu'on réprime les signes des passions préférablement aux passions mêmes... Mais encore une fois, comment faire des observations sur l'Expression des Passions, dans une Capitale, par exemple, où tous les hommes conviennent de n'en ressentir aucune ? Où trouver parmi nous aujourd'hui, non pas des hommes colères, mais des hommes qui permettent à la colère de se peindre d'une façon absolument libre dans leurs attitudes, dans leurs gestes, dans leurs mouvements et dans leurs traits. Plus une société sera nombreuse et civilisée, plus la force et la variété de l'Expression doit s'affaiblir ; parce que l'ordre et l'uniformité seront les principes d'où naîtra ce qu'on appelle l'harmonie de la société »3.

2Texte qui, en effet, pose un grave dilemme à un art qui se veut et se dit d'abord fondé sur l'imitation. On en reconnaît sans peine l'inspiration : celle même qui pousse le Rousseau des Discours à attribuer au développement des arts et des lettres la disparition de l'homme naturel et la prolifération des fausses identités, qui conduit Diderot, dans le Discours sur la poésie dramatique, à voir dans ce même phénomène l'effet d'un excès de civilisation. De ce dilemme, je voudrais ici examiner le passé et le restituer dans l'ensemble idéologique du discours sur la peinture, aux siècles classiques, autrement dit de Félibien à Diderot, en me limitant au domaine français.

3Il est à peine besoin de rappeler que, depuis le seizième siècle, l'expression des passions tient une place importante dans les préoccupations des théoriciens de la peinture, qui y voient tout d'abord, avec Aristote, une imitation des actions humaines (selon une formule que Poussin retint du Tasse). Alberti et Lomazzo lui font la part belle, tandis que Vasari apprécie souvent à cette aune les œuvres des artistes du passé. L'accès aux temps modernes, en peinture, mais aussi en littérature, passe par cet envahissement du champ de la représentation par le sujet psychologique. De la Renaissance aux Lumières, le souci de l'expression des passions devient de plus en plus dominant. Un des indices peut s'en trouver dans l'usage du terme expression. Vers 1668, Le Brun distingue entre la « générale » (« L'expression, à mon avis, est [41] une naïve et naturelle ressemblance des choses que l'on a à représenter... ») et la « particulière » (« l'expression est aussi une partie qui marque les mouvements de l'âme, ce qui rend visible les effets de la passion... »)4. Vers 1766, Diderot peut écrire, en tête du chapitre IV de son Essai sur la peinture, sans risquer d'équivoque : « L'expression est en général l'image d'un sentiment ». Chez lui comme chez Watelet, et dans l'usage courant de la critique du XVIIIe siècle, le sens psychologique a triomphé, l'expression « générale » se confondant désormais avec l'imitation elle-même.

4Mais il convient de souligner que cet intérêt pour l'expression (au sens réduit) se manifeste, chez les peintres, de façon inégale et diverse, au long de cette période qui voit fleurir ce que R.W. Lee appelle « la théorie humaniste de la peinture ». Surtout il n'est pas évident que cet intérêt ait la même signification pour un Léonard, chez les maniéristes, ou dans le cadre du militantisme baroque. Sans doute, les théoriciens se répètent à plaisir, cherchant de toutes manières à s'appuyer sur l'autorité des anciens. Mais avec des variations, des additions et des dérives qui sont loin d'être négligeables.

5Il n'est donc pas inutile de préciser de quelle manière se justifie, pour la période qui nous intéresse, la représentation des passions — quels sont, en somme, ses enjeux. L'exposé le plus développé se trouve, me semble-t-il, dans les premières sections des Réflexions critiques de l'abbé Du Bos (1719). L'auteur y fournit une version de la catharsis qui sera généralement admise au XVIIIe siècle, supposant que l'âme humaine a un besoin naturel d'être occupée, auquel elle est le plus souvent incapable de satisfaire elle-même : les spectacles, les œuvres d'art, les œuvres littéraires suppléent à ce besoin d'émotion, en excitant chez leur consommateur, des « fantosmes de passions », sans conséquences graves. « Les Peintres et les Poètes excitent en nous ces passions artificielles, en présentant les imitations des objets capables d'exciter en nous des passions véritables »5. En toute rigueur, les « objets » ainsi représentés ne sont pas nécessairement des sujets humains. À cette première explication, s'en juxtapose une autre, dont le lien théorique avec la première reste flou. S'émerveillant de « la facilité avec laquelle le cœur est ému » Du Bos constate : « Les larmes d'un inconnu nous émeuvent même avant que nous sachions le sujet qui le fait [42] pleurer ». Il en déduit que l'homme est pourvu d'un instinct, opposé à l'amour de soi-même (« qui se change presque toujours en amour-propre immodéré »), qui lui permet de sympathiser avec l'autre et d'éprouver ses sentiments. « La nature a voulu mettre en lui cette sensibilité si prompte et si soudaine, comme le premier fondement de la société »6. L'enjeu est de taille. L'art agissant par cette voie n'est rien moins que la célébration de la relation d'identification, par laquelle, malgré la présence des désirs égoïstes, la société parvient à se fonder en nature. Du côté de la relation d'objet, Du Bos a affaire aux objections traditionnelles des moralistes, qu'il s'efforce de combattre, dans de nombreuses pages, au nom de ce qu'il faudrait appeler une économie des passions (l'énergie non investie dans la fiction risque de se placer dangereusement ailleurs...). Sa position est beaucoup plus forte du côté de l'identification, où se trouvent les vertus sociales. Or cette dernière relation suppose que l'objet représenté soit un sujet psychologique. Dans ces conditions, il y a tout intérêt pour du Bos et ses épigones à entretenir la confusion entre les deux relations, à faire que la seconde puisse toujours doubler la première, la prédominance de la relation d'identification le conduisant du reste à certaines impasses, lorsqu'il s'agit de rendre compte de genres où la participation émotive du spectateur n'est pas possible, comme la nature morte ou le paysage.

6Lorsque Diderot, à propos de La jeune fille qui pleure un oiseau mort, de Greuze, invente un petit roman qui rend la « charmante enfant » plus intéressante, il ne fait rien d'autre que susciter la personne psychologique qui innocente le plaisir du premier regard.

7Adhérant à la conception horatienne de l'acteur pleurant pour faire pleurer, Du Bos peut écrire, à la suite de ses réflexions sur la sensibilité : « Pourquoi ces Acteurs qui se passionnent véritablement en déclamant, ne laissent-ils pas de nous émouvoir et de nous plaire, bien qu'ils aient des défauts essentiels ? C'est que les hommes qui sont eux-mêmes touchés, nous touchent sans peine »7. La différence est que, pour du Bos, cette pratique artistique n'engage rien moins que la pratique sociale dans son ensemble. [43]

8La justification dix-huitièmiste fournie par Du Bos de la représentation des passions, orientée vers l'utilité sociale et morale, vient en quelque sorte s'encadrer dans l'intérêt plus général et plus ancien qu'une civilisation dualiste et spiritualiste ne pouvait manquer de porter à son objet d'élection : l'âme. Objet singulier en effet pour la peinture, puisque non visible et en général non accessible aux sens, saisissable seulement grâce à la médiation du corps. Lieu, donc, pour le peintre de la plus extrême difficulté, où il s'agit proprement d'exprimer, de faire sortir, de faire apparaître un objet qui irrémédiablement ailleurs.

9C'est bien cette tâche paradoxale que célèbre du Fresnoy dans son poème latin De arte graphica, écrit vers 1644, traduit et publié par Roger de Piles en 1668. « paucisque coloribus ipsam/Pingere posse animam, atque oculis praebere videndam... » écrit Du Fresnoy ( « en un mot, de faire avec un peu de couleurs que l'âme soit en quelque sorte visible » dit R. de Piles qui souligne le « Hoc opus » de l'original, en continuant : « c'est où consiste la plus grande difficulté »8). Le thème du peintre créateur se rencontre ailleurs qu'à propos de ces Affectus. Mais l'analogie avec le Créateur s'enrichit de ce que le peintre semble donner à ses figures la vie et conscience, renouvelant ainsi le geste qui couronne la Création dans la Genèse, par lequel Dieu, fait un objet « à son image », un semblable, tout comme le peintre. Analogie complémentaire : dans ce cas, le démiurge procède non par création ex nihilo, mais bien par transformation d'une matière vile, transmutation que connaît le peintre en passant des couleurs au tableau.

10« Dis similes », continue Du Fresnoy qui, citant Virgile, fait remonter le rare don de l'expression à la faveur de Jupiter ou à une « virtus ardens », qui relève plus nettement d'un mérite humain. Roger de Piles fait, dans sa traduction, nettement dériver le texte dans un sens providentiel, éliminant la « virtus », mais faisant passer au registre métonymique la relation métaphorique au divin : « Aussi n'appartient-il qu' à ces Esprits qui participent en quelque chose de la Divinité, d'opérer de si grandes merveilles ».

11L'importance de cette partie de la peinture étant admise, on peut s'étonner que le texte consacré aux Affectus se termine de façon abrupte et ne dépasse pas la dizaine de lignes. « Je laisse aux Rhéteurs à traiter des caractères des passions... » autrement dit à l'homme de la parole et de l'écriture. Mais apparemment ce savoir-là n'est pas indispensable au peintre et ne saurait suppléer à l'absence du don providentiel, dont par définition on ne peut rien dire. Le conseil final, inspiré de Quintilien, qui vante la supériorité de la « vigor ardens » sur la « solliciti... sedula cura laboris », autrement dit du feu de l'inspiration sur l'application et le travail, va exactement dans le même sens.

12Entre la connaissance des passions à la manière de Quintilien ou de Descartes (le Traité des Passions étant postérieur à la composition du De Arte Graphica) et la capacité de « peindre l'âme », il n'y a donc pas, pour Du Fresnoy, de rapport nécessaire.

13Que l'union entre l'âme et le corps doive rester mystérieuse, c'est bien aussi l'impression que l'on retire de la lecture du premier Entretien, de Félibien, lorsque celui-ci y oppose les concepts de grâce et de beauté. Si la seconde « naît de la proportion et de la symétrie qui se rencontre entre les parties corporelles et matérielles », la première « s'engendre de l'uniformité des mouvements intérieurs causez par les affections et les sentiments de l'âme »9. L'union de la beauté et de la grâce ne peut que se traduire par un terme qui avoue l'ignorance : « Ce je ne sais quoi qu'on a toujours à la bouche, et qu'on ne peut bien exprimer, est comme un nœud secret qui assemble les deux parties du corps et de l'esprit »10. Mais c'est du côté de l'âme que le nœud est secret, puisque ses marques corporelles sont insaisissables, alors que celles de la beauté le sont. La confusion même du texte (qui peut tout juste donner idée... et non désigner) sert ici le propos de l'auteur, qui pourrait aisément adhérer à la formule merveilleusement absurde de La Fontaine dans son Adonis : « la grâce, plus belle encore que la beauté ». Or la grâce est du côté du mouvement, de l'action, des passions. Son absence explique que les figures de cire, moulées pourtant jusqu'au moindre détail sur les modèles eux-mêmes, ne présentent qu'une « ressemblance morte et insensible »11. Est-ce la situation artificielle imposée à ces modèles ? Toujours est-il que les traits capables de faire sentir la vie, de peindre l'âme, pour reprendre l'ex[45]pression de Du Fresnoy, ne viennent pas s'imprimer dans l'argile du masque : il faut ici la médiation d'un artiste lui-même vivant, qui mette à l'œuvre son âme. Il n'est donc pas question de mettre la grâce en système, ni même en langage : elle est à la fois trait de la figure et propriété inaliénable de quelques artistes (et l'on peut entendre en écho le « pauci quos amavit Jupiter » de du Fresnoy). Chaque fois que Félibien tente d'en parler (dans les Principes, par exemple) il bute — et l'avoue — sur l'inexplicable. Une seule chose est sûre dans ce premier Entretien, qui date de 1666, c'est que la grâce échappe « à la raison et à l'art », et donc n'appartient pas au registre du savoir, de l'application, du travail. Assurément, cette grâce-là a plus d'un rapport avec la grâce au sens théologique du terme. Sans entamer ici la délicate analyse du rapport entre le vocabulaire naissant de la critique d'art et celui du discours religieux, il y a là déjà de quoi récuser l'image d'un Félibien néocartésien, à laquelle s'est parfois complu la critique12.

14Félibien traitera ailleurs, et plus tard (dans le Quatrième Entretien) des passions. Mais la manière dont il aborde ici indirectement le problème montre qu'il n'y a pas pour lui confusion entre le pouvoir mystérieux d'appréhender le « nœud secret », où le peintre engage le plus précieux de ses facultés, et cette connaissance que du Fresnoy abandonnait aux Rhéteurs.

15Pour apprécier l'enjeu de cette distinction, il faut revenir au texte de du Fresnoy, ou plutôt à la traduction qu'en donne en 1668 Roger de Piles : « Verius affectus animi vigor exprimit ardens, Solliciti nimium quam sedula cura laboris », disait le De Arte Graphica. Même si l'on se garde de confondre la « vigor » avec la grâce, le conseil allait plutôt dans le sens des préoccupations de Félibien. Or la traduction fournie par de Piles est au moins surprenante : « les mouvements de l'âme qui sont étudiés ne sont jamais si naturels que ceux qui se voient dans la chaleur d'une véritable passion ». L'idée est claire chez du Fresnoy : le sujet de labor comme de vigor est l'artiste lui-même. Ce dont parle de Piles est en revanche le modèle extérieur, individu aux prises avec une passion, la « chaleur » provenant de « ardens » masquant mal l'évidente déviation du sens. L'expression « mouvements... étudiés » est quelque peu louche. Le « studium » serait bien dans la même ligne sémantique que « sol[46]liciti... sedula cura laboris ». Mais alors que du Fresnoy, partisan de l'inspiration, blâmait les lenteurs de l'étude (et donc éventuellement celles de l'observation), de Piles condamne cette « étude », en l'opposant à l'observation de la vraie passion (« se voient »). Or, comme on le sait, le terme « studium » s'applique tout particulièrement à l'apprentissage livresque (que ne suggère aucun des termes employés par du Fresnoy).

16Que désignent ces « mouvements qui sont étudiés », fruits d'une dérive qui fait contresens, en transformant un éloge de l'inspiration en celui du modèle véritable ? La date de la publication du texte de Roger de Piles offre, semble-t-il une réponse : 1668. Or c'est en 1667 ou 1668 que Le Brun a fait sa fameuse conférence Sur l'expression générale et particulière et présenté cette série de figures destinées, entre autres, à dispenser l'artiste du recours au modèle réel. Le Directeur de l'Académie y exige du peintre qu'il possède un savoir psychologique verbalisable, la conjonction pédagogique du dessin et du discours étant supposée fournir aux élèves les moyens de donner la vie à leurs figures. C'est faire entrer le rhéteur dans la place et lui mettre, en quelque sorte, le crayon en main. Nulle allusion, en tous cas, dans la Conférence, à l'inspiration ou au don providentiel. Entre ces discours promis à devenir texte et les documents figurés, Le Brun, appuyé sur la théorie cartésienne, constitue bien l'objet d'un « studium » — et cet objet pourrait bien être le modèle d'autres. Il est donc plus que probable que « les mouvements... étudiés » sont une réponse à l'entreprise de Le Brun, que n'ont pu manquer de connaître tous ceux qui s'intéressaient de près à la peinture.

17Il se peut que ce problème ait joué un rôle dans la brouille entre Le Brun et Félibien, survenue, semble-t-il, après la publication des Conférences de l'Académie en 1668 par ce dernier. L'ordre suivi dans ces Conférences, étant celui des œuvres examinées, ne donne pas lieu à un exposé systématique sur l'expression. On relèvera cependant un passage de la Quatrième Conférence, où Félibien insiste sur la facilité qu'a le peintre à représenter de « fortes passions » dont les signes se lisent dans toutes les parties du corps. « Mais quand il est besoin de montrer dans un Tableau des passions qui n'agitent que peu ou faiblement, ou de ces affections cachées dans le fond du cœur : c'est alors qu'un [47] Ouvrier a lieu de donner des marques de sa grande capacité... »13. Or c'est bien ce qu'on pourra reprocher à Le Brun, dans sa série typologique : de n'avoir retenu que les expressions les plus caractéristiques et les plus marquées, donc les moins utiles. Félibien indique que la difficulté majeure est du côté de « l'insensible », c'est-à-dire des traits qui échappent au type comme à la parole. Est-ce par hasard qu'immédiatement après Félibien commente, avec une remarquable subtilité, la manière dont Raphaël a su représenter la relation singulière entre Jésus et sa mère (fils-mère, mais aussi dieu-humain) et en vienne à écrire, à propos de cet amour maternel : « Comme son amour pour ce divin Enfant n'est point une passion... » ? Bien entendu, de cet « amour tout divin », le critique parvient à désigner quelques marques. Mais ce cas « particulier » serait tout à fait propre à mettre en lumière la vanité des typologies et à laisser penser que le chef-d'œuvre doit l'essentiel de sa qualité à la « divinité » de Raphaël.

18Ces conférences montrent que Félibien n'est pas hostile à toute entreprise pédagogique. Au contraire. Mais, proche en cela du préfacier du Recueil de Poésies Chrétiennes de 1671, mais aussi de la pratique religieuse de l'Imitation, il est favorable à un enseignement par l'exemple, autrement dit à prendre leçon de chefs-d'œuvre particuliers — l'ordre des Conférences de 1667 s'opposant de façon révélatrice, au découpage systématique de celles de 1668, que l'on retrouve dans les Sentiments de Testelin, publiés seulement en 1696. (Ce dernier était secrétaire de l'Académie en titre dès 1667, Félibien cessant après cette date de participer aux séances de l'Académie). La Conférence de Le Brun, en 1668, indique évidemment une toute autre direction.

19Or, si la traduction fautive de du Fresnoy par de Piles contient une critique implicite à l'égard de l'orientation de Le Brun, la « Remarque » dont l'écrivain accompagne son texte, va plus loin en proposant une autre approche du sujet psychologique. De Piles écrit en effet : « Ces mouvements s'exprimeront bien mieux et seront plus naturels, si on entre dans les mêmes sentiments et que l'on s'imagine estre dans le même état que ceux que l'on veut représenter »14. C'est peut-être pour énoncer cela que le traducteur a trahi son original. L'écart du français rend plus sensible l'originalité de la remarque, tout en introduisant l'idée d'une imita[48]tion plus fidèle de la nature. Cet écart dissimule ce qu'il y a de commun entre le latin de Du Fresnoy et la proposition finale : le recours à des ressources irrationnelles. Mais il invite le lecteur attentif à apprécier une différence capitale dans la nature de ces recours. La « vigor ardens » de du Fresnoy renvoie à l'inspiration, tandis que l'opération recommandée par de Piles, si elle a bien aussi l'artiste pour sujet, consiste en une identification, d'abord volontaire, avec le personnage porteur de la passion. (Cette opération n'est pas exclue par Du Fresnoy, mais elle n'est pas énoncée dans son texte, qui ne fait appel qu'à la vertu générale du « feu »..., sans préciser d'ailleurs si le moment visé est celui de l'invention ou de l'exécution, alors que de Piles laisse supposer qu'il s'agit d'une phase préalable à l'exécution).

20L'idée, en elle-même, n'est pas neuve. Venue d'Horace, et de ses conseils à l'acteur, elle est appliquée à la peinture, dès 1557, dans le Dialogo de Dolce15. Mais elle a une toute autre importance et une toute autre fonction en 1668, à l'heure où Le Brun entreprend de transporter en peinture la théorie cartésienne des passions. Qu'il s'agisse d'un modèle réel, observable, ou de ceux, mythologiques et historiques, que le peintre va chercher dans les textes du passé, la voie de l'identification proposée par de Piles le dispense du recours à la nomenclature abstraite, car il n'aura tout au plus affaire qu'à un langage narratif. L'expression viendra se fonder sur une expérience particulière, non sur une connaissance générale.

21Cette proposition, de Piles la développe quarante ans plus tard, dans son Cours de Peinture, où il attaque nommément Le Brun et critique son entreprise typologique, en s'appuyant notamment sur l'autorité de Quintilien (« il faut se former des visions et des images des choses absentes... »). Il y revendique la spécificité de la peinture (« les peintres n'ont besoin que de ce qui paraît sur le visage... »), mais plaide aussi la cause de la diversité : la mécanique du Premier Peintre risque d'ôter à la peinture son « excellente variété d'expression », grâce à laquelle chaque peintre peut interpréter la Nature selon son tempérament ; de façon légitime, puisque le rapport entre « mouvements du cœur » et « traits du visage » reste mal connu (on remarquera, comme chez Félibien, l'attention à préserver le mystère du réel, et le rapport singulier, hors parole, qui unit le peintre et son [49] œuvre). Quant à l'identification, de Piles écrit : « Le Peintre doit envisager cet objet avec attention, le représenter présent quoiqu'absent, & se demander à soi-même ce qu'il feroit naturellement s'il étoit surpris de la même passion. Il faut même faire davantage : il faut prendre la place de la personne passionnée, s'échauffer l'imagination, ou la modérer selon le degré de vivacité, ou de douceur, qu'exige la passion, après y être bien entrée et l'avoir bien sentie : le miroir est pour cela d'un grand secours, aussi bien qu'une personne qui étant instruite de la chose voudra bien servir de modèle »16.

22Ainsi formulée, la proposition s'éloigne encore davantage du conseil de du Fresnoy, dans la mesure notamment où s'y introduit une procédure de travail et d'observation (recours au miroir ou à la tierce personne qui écarte l'idée d'un artiste « possédé »). D'autre part, il est clairement dit que le peintre y va de son corps, ce qui n'est pas sans gravité, puisque ce corps remplace provisoirement ceux des héros et des dieux, que vise normalement la peinture d'histoire (cas exemplaire du modèle absent). Cette figure du « peintre au miroir », donnant son âme aux grands personnages, « ouvrier » encore, mais déjà aussi sujet de la toile, au moins partiellement, est sans aucun doute une étape symboliquement intéressante dans l'édification de la mythologie de l'artiste. Elle permet en outre d'étudier, comme s'il s'agissait d'un modèle réel, un objet qui trouve d'abord son origine dans l'imaginaire.

23Revenant à la formulation moins précise de 1668, on constatera que Félibien l'a faite sienne. Il écrit dans le Quatrième Entretien, publié en 1672 : « Car il faut que l'esprit d'un Peintre entre, s'il faut ainsi dire, dans le Sujet même qu'il représente. Il ne peut bien peindre une action, s'il ne la met tellement dans son esprit, qu'il la voye comme devant ses yeux, & s'il ne prend les mêmes sentimens des personnes qu'il faisoit figurer, comme faisoit autrefois ce Polus... » (suit l'inévitable référence à Horace). Car la nature sait émouvoir plus puissamment « que ne le peuvent tous les secrets de l'Art ». Comme s'il reprenait le premier volet du texte de de Piles (consacré à la « véritable passion »), Félibien, dans le paragraphe suivant, s'applique à montrer qu'une telle procédure n'est pas contraire à l'observation, qui permettra d'« avoir dans la mémoire, [50] comme un magasin de diverses espèces » ; en retour. « Elles serviront même à fortifier l'imagination, & lui aideront à produire de nouvelles Images »17. On retrouvera ailleurs l'éloge du travail sur nature : « pour les mouvemens du corps engendrés par les fortes passions de l'âme, le Peintre ne saurait jamais mieux les apprendre qu'en considérant le naturel »18.

24Il y a donc, en ce qui concerne les passions, complémentarité entre la procédure d'identification et l'observation. Pas un mot, en revanche, n'est dit, à cette date, de la typologie de Le Brun et de son possible usage. Il faudra attendre 1679 et le Sixième Entretien pour que Félibien en fasse mention à la fin du long développement (une quarantaine de pages) qu'il consacre à l'expression, qui serait, selon Pymandre « comme l'âme de la peinture & la plus noble de toutes celles qui s'y rencontrent »19. S'il reconnaît l'utilité du projet de Le Brun et la nécessité pour le peintre de connaître les passions, il émet les réserves les plus fortes sur l'efficacité et la portée de son propre discours, et sur la possibilité, pour le peintre lui-même, de communiquer son savoir : « parce que cela dépend de la force de l'imagination de celui qui peint, & que ce qu'on en pourrait communiquer, dépend encore tellement de la pratique... »20. L'exemple de Raphaël et de ses disciples montre assez les limites d'une pédagogie. Autrement dit, ce qui se trouve rappelé avec force est d'une part la singularité du rapport du peintre à son œuvre, et d'autre part le caractère mystérieux, non théorisable, du rapport entre théorie et pratique. Il y a là une « connaissance... qui ne s'apprend point par le seul discours ».

25À la fin de son exposé, Félibien en vient à réfléchir sur le défaut du modèle : « Si l'on pouvoit disposer les mouvemens de l'âme comme l'on fait les membres du corps, et si lorsqu'un Peintre a un homme devant lui auquel il fait faire telle action qui lui plaît, il pouvoit en même temps faire naître dans cet homme qui lui sert de modèle, la passion qu'il veut représenter, il ne seroit pas nécessaire de rechercher si exactement l'origine des Passions par des raisonnemens de Philosophie, parce que la Nature, en les représentant quand on en auroit besoin, fourniroit suffisamment de moyens pour les imiter ». Ainsi annoncée, la conférence de Le Brun qui a droit à une dizaine de lignes, et les dessins qui l'accompagnent ne sauraient guère passer que pour un pis-aller 21. [51] Il est à remarquer que Félibien ne mentionne pas, dans cet Entretien, la ressource de l'identification ; s'il admet que le spectateur reconnaît les signes des passions parce que « la Nature en a mis les principes dans l'âme de tout le monde », (principes étant à entendre ici comme : premiers éléments), il s'abstient de fonder sur cet énoncé la production des œuvres elles-mêmes. En regard du cartésianisme de Le Brun, on ne peut qu'être frappé de l'écho « pascalien » qui s'entend dans les textes des deux critiques pourvus, quoique de façon diverse, d'un sens aigu de l'imperceptible, de l'insensible, des limites de la raison et du langage abstrait, de l'individualité du peintre, et du « nœud secret », (entre corps et âme, grâce et beauté, théorie et pratique, etc...) ; et, dans une certaine mesure, de la vanité des règles. Faisant sa part au raisonnement, assumant une description des passions, mais signalant ses limites, Félibien en isole les thèmes pourtant capitaux de l'identification et de la grâce, où il approcherait une espèce de mystique picturale colorée du souvenir de Platon. C'est en somme respecter le mystère de l' âme tout en tenant compte d'une psychologie naissante. Plus « laïque », en quelque sorte, de Piles met plus directement au service de l'œuvre, pour l'expression des passions, les ressources personnelles du corps et de l'âme de l'artiste. Que le mystère soit situé plutôt du côté du divin ou de celui de l'individu (I'un n'excluant pas l'autre — et le lien est sensible ici entre Création théologique et création esthétique), les deux écrivains réclament pour le peintre un droit à un au-delà de la parole, un droit au silence.

26Rien de plus contraire au système de Le Brun, où l'ensemble des traits d'un visage doit renvoyer à une passion, comme l'ensemble des traits d'un graphème renvoie univoquement à un phonème ; où, d'autre part, une hiérarchie des signes détermine des classes et des sous-classes, permettant de passer du plus général au particulier. On se référera à ce propos à l'article déjà cité d'Hubert Damisch. L'un des exemples les plus caractéristiques de cette démarche sur la place éminente donnée au sourcil, comme trait pourvu du plus large pouvoir de discrimination, puisque sa seule orientation permettra de classer la passion dans le registre de l'irascible ou dans celui du concupiscible, information que d'autres signes permettront de préciser. La pré[52]férence donnée au sourcil — dont la forme simple est proche de celle du trait d'écriture — sur les yeux — traditionnellement tenus pour « fenêtres de l'âme », mais qui pour Le Brun, ne font pas connaître « de quelle nature » est l'agitation de l'âme — est significative de sa crainte de toute équivoque : il s'agit d'arriver à un nom (et l'on ne s'étonnera pas que Félibien, en 1679, s'obstine à ignorer le sourcil et à vanter les yeux, « interprètes » de l'âme...)22. Cette quête monosémique conduit à apprécier la valeur relative des divers signes, à signaler les redondances, à préférer ceux qui fournissent l'information la plus économique : l'expression des passions se réduira donc pour une large part à l'étude du visage humain, aux dépens du corps puisque selon l'expression de Testelin, qui suit Le Brun, la tête apparaît comme un raccourci de ce corps. C'est précisément à l'égard de cette maîtrise intellectuelle sur les signe que Félibien et Roger de Piles manifestent les plus nettes réserves : le peintre, pour eux, ne peut jamais savoir à l'avance totalement ce qui va signifier et ce qui va être signifié, et au jeu académique, perd le sentiment de l'infinité des possibles, — de ce qu'il y a, en somme, de divin dans le réel...

27Bien entendu, la rupture n'est pas nette entre le point de vue de Le Brun et les textes de Félibien : situation rendue possible par l'ambiguïté du terme même de connaissance en terrain psychologique, le plus abstrait des langages impliquant toujours chez le locuteur le recours à une expérience interne, et inversement, la conscience de la passion impliquant un début de nomination.

28Pourquoi le problème de l'absence du modèle réel vient-il s'énoncer à ce moment ? Car on n'a pas attendu 1668 pou se rendre compte que le peintre n'avait pas l'occasion d'observer toutes les passions. Il semble avoir été admis depuis la Renaissance qu'un mélange judicieux d'observation et d'invention empêchait ce défaut de faire problème En peinture comme en littérature, l'esthétique du « naturel », propre à la période classique française met l'accent sur l'imitation de la nature et suppose une méfiance à l'égard de l'imaginaire tout comme un goût du sujet proche, de l'expérience, qui ne vont pas sans poser question à l'exigence de grandeur (du côté de l'écrit, c'est la prolifération des mémoires et des « nouvelles » qui menace la grande [53] Histoire). D'où, notamment, l'attention portée par l'Académie à l'exactitude historique des œuvres. On plaidera la cause de l'imagination, de manière quelque peu honteuse, notamment en soulignant qu'elle supplée à d'inévitables défaillances de l'imitation, comme le fait souvent Félibien, ce qui permet en réalité de préserver pour de bonnes causes (notamment celle de la grandeur) la liberté du peintre. Or c'est bien cette liberté que menace l'artefact typologique de Le Brun, moyen rationnel de combler le manque du réel. Ce n'est sans doute pas par hasard que Roger de Piles, répondant à Le Brun, et travestissant Du Fresnoy, commence par l'éloge du modèle réel : il se sait inattaquable sur ce point. Et ensuite dans sa remarque, constitue en modèle les effets réels sur le corps et l'âme du peintre, d'une passion d'abord simplement imaginée par lui. Si l'on a surpris, chez les deux critiques, plus qu'une nuance de spiritualité et de religion, c'est aussi parce que la thématique de l'infini, et celle de l'incompréhensibilité de l'âme, autorisent à relativiser ou à critiquer ces limites que Le Brun entend poser, par le biais d'un savoir trop humain, au désir de représentation que peut avoir le peintre. Sans le dire, le divin défend ici, en somme, les droits de l'imaginaire (ce qui ne revient pas à supposer chez Félibien, par exemple, une ruse : la sincérité du déplacement qu'il opère du religieux vers l'esthétique me semble hors de doute).

29Il convient maintenant de situer ces conclusions par rapport à l'énoncé de Watelet.

30Pour saisir l'articulation de la position de Watelet avec la théorie classique, il faut en passer par une hypothèse qu'il a lui-même rejetée, mais cependant énoncée : « Si l'on oppose à ces réflexions sur l'Expression, qu'au moins le peuple a conservé l'usage de ces mouvements libres et indélibérés qui caractérisent les passions, je répondrai que la réserve, pour être en effet moins régulièrement observée chez le peuple, n'y est cependant pas moins établie par les soins d'une police vigilante, par la crainte & par l'exemple des gens mieux élevés »23. Dans cette hypothèse non retenue, le modèle vrai serait préservé du côté des classes inférieures. [54]

31Or la critique classique n'ignore pas la coupure sociale. Parmi bien d'autres différences que doit observer le peintre, Félibien, en 1672, n'ignore pas celle-là : « Car il est certain que la colère paroit autrement exprimée sur le visage d'un honnête homme, que sur celui d'un paysan ; qu'une Reine s'afflige d'une autre manière qu'une villageoise ; & que dans les mouvemens du corps, aussi bien que dans ceux de l'esprit des personnes qu'on peint, il doit y avoir la différence »24. Et d'expliquer que si Poussin avait dû peindre une paysanne à la place de la femme de Germanicus, « il l'auroit peinte dans une posture plus désespérée, parce que le simple peuple, qui ne prévoit jamais les maux, s'abandonne au désespoir quand ils arrivent ; mais la douleur des personnes de condition & d'esprit, n'est jamais accompagnée de messéance et de trop d'emportement ». Cette idée d'une répression inégalement intériorisée se retrouve en 1679, dans le 6ème Entretien où la réflexion de l'auteur, « qu'à la vue des spectacles, les hommes graves & de qualité s'empêchent mieux de rire que le vulgaire », entraîne de la part de son interlocuteur une jolie réplique : « Selon vous, interrompit Pymandre en souriant, il y a donc des ris de condition. —Assurément, repartis-je : & si vous avez jamais considéré de quelle manière un Paysan exprime sa joye, je m'assure que sa facon de le faire a été capable de vous faire rire vous-même, mais d'une manière différente »25.

32Ce sentiment de la différence sociale est même capital en d'autres parties de la peinture. La première Conférence — Sur les proportions — rédigée par Testelin dans ses Sentimens de 1696, est dominée, au-delà des variations de détail, par l'opposition entre noble et non-noble, c'est-à-dire les deux canons majeurs, celui d'Apollon (« figures nobles et héroïques ») et celui du Jeune Faune (« Hommes rustiques et paysans »), en rapport étroit avec la réalité sociale qu'il connaît. Les paysans ne sauraient manquer d'avoir « la tête grosse, le col court, les épaules hautes... », tandis que les « mouvements libres et forts » (ceux des armes, de la danse et de la chasse...) sont tout à fait propres à produire de nobles proportions. Non sans quelque naïveté, Testelin tient ici que l'ordre de la peinture ne fait que refléter l'ordre naturel de la société26.

33Or pour fondamentale que soit à l'époque classique, une [55] différence donnée par la naissance, elle n'a pas, dans le cas des passions, les conséquences graves qu'énonce Watelet dans son hypothèse refoulée. Pour un Félibien, la passion du paysan n'est pas plus vraie que celle de l'aristocrate : il y a là seulement deux manières de vivre la même passion, toutes deux observables, et de valeur égale. A tenir compte de la différence des sujets qui éprouvent les diverses passions, on voit qu'il pourrait se poser ici un certain nombre de questions gênantes : est-ce que tout sujet peut connaître toutes les passions ? est-ce que les signes des passions peuvent être les mêmes pour « l'héroïque » et le « rustique » ? ce qui se désigne d'un même nom chez l'un et chez l'autre renvoie-t-il bien à la même passion ? Questions sans trop de gravité dans la perspective nominaliste de Félibien, qui ne fétichise pas le langage, mais privilégie le recours à l'expérience particulière. (En revanche, la galerie typologique de Le Brun pourrait davantage faire problème). Il arrive à Félibien comme à Testelin d'effleurer le problème, quand ce dernier constate par exemple que « les figures qui sont d'une belle proportion, font ordinairement des actions grandes et majestueuses par la relation qu'il y a entre la forme des corps et la disposition des esprits qui les animent. »27, Mais on ne va pas plus loin dans cette voie périlleuse qui conduirait à se demander si la noblesse physique va de pair nécessairement avec la noblesse d'âme, et si la grandeur s'accompagne toujours de beauté. Par exemple, Alexandre était-il beau ? Et Louis XIV ? Oui, sans doute...28

34On touche ici à un point essentiel quant à la forme de la théorie classique. On a, d'une part, une théorie des proportions reflétant une vision anthropologique d'origine féodale et d'inspiration aristotélicienne ; d'autre part une théorie des passions de type cartésien, supposant un sujet universel. Entre les deux, rien, le blanc même qui sépare la deuxième et la troisième conférences de Testelin... et qui se nuance parfois d'humour dans le texte subtil et ondoyant de Félibien. Encore un « nœud secret» en quelque sorte, mais cette fois passé sous silence. La contradiction, liée ici de toute évidence à l'évolution même de la société, reste enfouie. A quoi contribue sans aucun doute la manière dont l'âme « passionnelle » hérite de la supposée égalité de l'âme immortelle donnée par Dieu à tout homme.

35Au XVIIIe siècle, les questions forcloses viennent au moins [56] partiellement en surface. Lorsque Watelet se demande « si c est aux hommes distingués par le rang ou par l’éducation, à qui la Nature répartit préférablement cette plus parfaite conformation », sa réponse est, sans hésitation, négative. La distinction est nettement faite entre personnes nobles et modèle culturel de la grandeur. Même mouvement du côté des passions : Watelet ne peut ni consentir à l'éclatement des concepts passionnels, ni renoncer au sujet universel et, devant la différence que lui montre l'expérience, commence par déplacer le faux du côté d'une partie des modèles, c'est-à-dire les plus civilisés. Loin de perdre du terrain, l'opposition bas/noble a au contraire pris de l'extension en se déplaçant du domaine des proportions à celui des passions. Reconnaissons du moins ici le résultat, peut-être regrettable, d'un effort de cohérence.

36A cette hypothèse, pourtant, Watelet ne s'arrête pas. Il écrit : « j'ajouterai ensuite que cette distinction entre les hommes du commun et ceux que le rang ou l'éducation séparent d'eux, fait naître une difficulté de plus pour les Artistes, par la différence qu'on prétend établir entre les expressions nobles et les expressions communes des Passions »29. On voit le danger : il ne resterait, du côté de l'observation directe, que les modèles bas, au demeurant les plus faciles à trouver, la grandeur passant résolument dans l'imaginaire seul. Mais, dès lors, la grandeur réelle ou bien serait inexistante ou bien serait du côté du peuple, ce qui supposerait une réévaluation radicale à laquelle Watelet ni son époque ne sont prêts. Il faut que le peuple reste modèle de la bassesse. Option bourgeoise, bien sûr.

37La tentation de l'hypothèse populaire traduit le sentiment d'irréalité que donne pourtant le modèle noble. On pourrait en trouver l'écho dans l'étrange proposition que fait Diderot dans le chapitre VI de son Essai sur la peinture, à propos des proportions : réserver la proportion académique aux dieux et aux sauvages, pratiquer l'imitation stricte pour les gens des « ordres inférieurs », et faire bénéficier héros, magistrats et prêtres d'une solution de juste milieu... On ne saurait mieux suggérer que la vraie grandeur n'est pas de ce monde, puisque les figures sociales « nobles » ont besoin d'un appoint d'idéal pour se soutenir dans la représentation. Ainsi se trouvent sauvées les bienséances et l'ordre, mais un ordre qui avoue n'être plus fondé en nature. [57] (À travers les diverses espèces de réalisme, on peut reconnaître sans peine les suites de l'hypothèse « populaire » de Watelet).

38Plutôt que d'affronter les dangereuses conséquences de cette hypothèse, I'auteur de l'Art de Peindre préfère disqualifier l'ensemble des modèles existants. Tournant important : la représentation des passions se trouve soumise au même régime qui gouverne la partie des proportions, celui de la belle nature. Il était admis en effet par la théorie classique que le peintre ne pouvant rencontrer à tout coup sous ses pas la beauté idéale et encore moins voir les objets perdus des tableaux historiques, pouvait et devait se livrer à des procédures de choix, de reconstitution, d’invention. Même si elle présentait des lacunes, l'observation des passions en revanche, du fait de l'éternité de l'âme humaine, de son caractère transhistorique, était toujours supposée avoir affaire au vrai objet, les passions des Anciens n'étaient pas différentes, en substance, de celles des modernes... L'hypothèse retenue par Watelet élimine l'expression du domaine de l'expérience directe.

39On se demandera au nom de quoi est proférée une si énorme exclusion, où se trouve la vérité qui fonde un rejet aussi radical. La réponse se trouve au moins esquissée dans les Réflexions : ce jugement, dont la portée excède largement le cas de la peinture, c'est dans les figures dessinées par Le Brun qu'il rencontre son appui le plus sûr (et bien entendu dans toutes les œuvres picturales que l'on peut ranger sous cette loi). Le réel fait les frais de l'incapacité totale du critique à mettre en question la représentation verbale et figurée des passions, dont il a hérite. Et c'est bien pourquoi, rangeant les passions par « nuances », Watelet raffine sur le modèle fourni par Le Brun, quitte à s'attirer d'un commentateur la réflexion suivante : « Mais où trouvera-t-il des disciples assez hardis pour affronter les effrayans calculs de l'Echelle de ses nuances ? Je craindrois fort que leur extrême subtilité ne les rendît impossible à saisir, & par là presque entièrement inutiles. »30. Watelet en est peut-être lui-même plus ou moins conscient. Aussi bien ses réflexions sur l'expression se concluent sur un appel au « génie , « seul capable de donner aux préceptes le sens et l'application qui leur conviennent »31. Le second pilier sur lequel s'appuie le critique, est le sentiment interne du peintre, et [58] plus généralement (que l'on pense ici à Rousseau), la manière dont l'individu peut retrouver en lui-même cette vraie passion si obstinément masquée chez les autres.

40Ne nous laissons pas tromper par l'allure volontairement classique d'une formulation qui évoque la banale réunion des règles et du génie personnel. Ce qui a disparu entre temps est le rapport direct à la réalité extérieure. Une certaine vision romantique nous a habitués à reconnaître une opposition entre génie et tradition académique. Il convient de souligner ici que, dans ce secteur de la critique du XVIIIe siècle, les deux termes ont partie liée, et non de la même manière qu'à l'époque classique. En l'absence d'un recours légitime au réel, l'artiste, livré à son génie, pourrait élaborer n'importe quoi. À l'horizon, c'est le risque du solipsisme et de la folie (hypothèse qui n'est pas tout à fait d'école, si l'on veut bien songer encore une fois à Rousseau, du côté de la littérature...). La tradition académique est donc un garde-fou nécessaire. Elle permet du moins de minorer, en la situant dans l' Histoire, la responsabilité exorbitante qui pèse sur l'artiste, sommé de décider ce qu'il en est du réel. Bien entendu, tout se passe le mieux du monde si, au fond de lui-même, le peintre retrouve justement les figures de Le Brun...

41On peut avoir quelque peine à admettre cette peur du réel, au siècle de l'Encyclopédie : la réflexion esthétique est sans doute un des lieux où ressurgissent de façon parfois étrange, les questions qu'on a pu éviter ailleurs, en relation directe avec des bouleversements profonds que le discours parvient mal à saisir.

42De cette combinaison néo-classique entre génie et académisme, on trouvera un bon exemple dans le poème de Le Mierre, La Peinture (1769), où, avec cette « chaleur glacée » qui le caractérise (selon l'expression de Diderot), le poète allie l'éloge de l'enthousiasme au respect de la tradition. Pour traduire le pathétique des grandes scènes historiques, (l'exemple donné est le pardon de Henri IV à Sully). Le Mierre retrouve la voie indiquée par de Piles : « Il faut sentir toi-même »32. Mais ce n'est plus pour mettre en question la typologie des masques. On ajoutera que, pour Le Mierre, cette identification passionnée semble avoir des effets bénéfiques non seulement sur l'expression, mais aussi sur l'ordonnance et la composition du tableau. Alors que le [59] conseil de de Piles présentait un caractère technique, le recours au modèle intérieur tend ici à se confondre avec l'inspiration, l'enthousiasme, le génie, etc... Indice assez évident de l'affaiblissement des catégories classiques de la peinture, et de la consécration du sujet psychologique, c'est-à-dire de la catégorie de l'expression à laquelle les autres tendent à se subordonner.

43Pour le statut imaginaire du peintre, au XVIIIe siècle, la disqualification des modèles réels a une certaine importance. Réinventant, grâce à la tradition et à lui-même, les signes vrais des passions, l'artiste devient, dans une société de plus en plus artificielle, le dépositaire d'une nature absente. À l'envisager du point de vue de Du Bos, il réinstaure le signe naturel et propose le lieu d'une communion, dont le sens s'est oblitéré. Son fantasme corrige le défaut social. D'une certaine manière, le rapport d'imitation s'inverse : puisqu'il propose le vrai à l'imitation du spectateur...

44Un dernier mot quant à la répression intériorisée des passions. Watelet veut n'y voir qu'un regrettable écart par rapport à la nature, la marque d'une déchéance, renvoyant ainsi notamment à l'image de ces mondains frivoles, amateurs de Boucher, petits maîtres et petites maîtresses, méprisées par Diderot. Nul n'ignore cependant qu'une plus grande maîtrise des passions, signe d'une plus-value sociale chez Félibien, comporte aussi une plus-value morale, particulièrement lorsque cette maîtrise est au service des intérêts sociaux. L'inévitable Mucius Scaevola, la main sur le bûcher, est même un de ces cas idéaux, où la catharsis selon Du Bos ne risque aucune mauvaise surprise : je puis admirer le héros, avoir pitié de lui tout en partageant sa (bonne) passion pour sa patrie et en appréciant à sa juste valeur son manque d'expression, c'est-à-dire la manière dont il résiste à la douleur. Dans la liste des sujets proposés aux peintres par La Font de Saint Yenne dans ses Sentimens de 1754, on trouvera une grande proportion de situations analogues, où brillent le dévouement et le sacrifice de soi, le plus fréquemment en rapport avec le patriotisme. C'est sans doute une des voies par lesquelles s'amorce le refus de l'expressivité que l'on pourra lire dans les tableaux de David (et qu'il faudrait mettre en rapport avec la réaction de Lessing contre la peinture historique et pour une limitation de l'expression). On aura l'image d'une peinture essentiellement vouée à la représentation de ce qu'on pourrait appeler les passions surmoïques. Que l'image d'une maîtrise des passions soit aussi fascinante, le Paradoxe sur le comédien le montre : car c'est bien un homme soustrait aux passions ou les maîtrisant, et capable d'en feindre que Diderot y prend pour modèle, à la fois pour l'admirer et le mépriser. Ce qui s'ébauche ici comme sujet, c'est la passion (non cataloguée) de maîtriser les passions : passion narcissique dont les héros des Liaisons dangereuses exhibent la face diabolique sans que leur auteur parvienne tout à fait à échapper à leur prestige, qui est celui de la dimension démiurgique adoptée par l'aristocrate libertin.

45« Je veux une âme qui parle à mon âme », écrit Condillac à propos de peinture. L'âme du personnage, bien entendu, mais une âme supportée par celle de l'acteur ou du peintre, tous deux « véritablement » émus dans la conception commune à Du Bos et à de Piles, qu'il s'agisse de la catharsis ou de l'identification créatrice. Puisant une partie au moins de ses origines dans l'esprit de finesse pascalien, l'idée d'une connaissance et tout à la fois d'une communication extraverbale ou préverbale a pris la suite de ce silence que Félibien maintenait autour de l'âme. Cette voie non-réflexive jouit, pour Du Bos, dans la pratique sociale d'une évidente supériorité. Ainsi peut-il écrire : « La nature a mis en nous un instinct pour faire le discernement du caractère des hommes, qui va plus vite et plus loin que ne peuvent aller nos réflexions sur les indices et les signes sensibles de ces caractères »33. Et c'est pourquoi il peut soutenir, dans la section XIII des Réflexions, que le peintre peut faire connaître, mieux et plus vite que le poète, les caractères de ses personnages. On peut aussi se référer, à ce propos, à ce que Marivaux nomme le sentiment, et dont la Vie de Marianne montre les rapports délicats et parfois difficiles qu'il entretient avec la verbalisation, nécessaire pourtant à l'acquisition de la conscience morale... La théorisation la plus complète de cet instinct se trouve chez Condillac, pour lequel l'homme primitif ne connaît d'autre langage qu'un [61] langage d'action (gestes et mimiques), induisant une identification, suffisant pour acquérir toutes les « connaissances pratiques » nécessaires au bonheur. Ce langage d'action n'est que partiellement supplanté par l'apparition du langage verbal, qui marque la naissance de l'abstraction. Pour lui comme pour Du Bos, le peintre est du côté de ce langage « naturel » et l'écrivain lui-même (opposé au philosophe) ne parvient à toucher que parce qu'il sait « peindre », c'est-à-dire dévier le langage vers l'usage de ressources non proprement verbales. (Du Bos avait opposé de manière parallèle, les œuvres d'imitation qui touchent et les dogmatiques qui ne font qu'instruire, l'un et l'autre étant particulièrement sensibles au pouvoir limité des mots).

46« Parler » dans la formule citée de Condillac est donc métaphorique : cette parole-là peut, sans inconvénient, être muette. Elle peut m'atteindre sans que, pour autant, je puisse la traduire en langage verbal. Tel est bien d'ailleurs, pour l'auteur de l'Essai sur l'origines des connaissances, le privilège du peintre, dont le regard conserve quelque chose de celui de l'homme primitif 34.

47Sur ce point, Condillac s'est appliqué à éviter toute confusion. Mais on voit que l'expression de Du Bos « faire le discernement » pourrait prêter à un glissement de sens. Ce qui est connaissance confuse, de l'ordre d'abord de l'ineffable, tend au moins partiellement à se verbaliser, d' autant plus facilement que chez Du Bos comme chez Condillac, la faculté d'identification tend à se voir affecter des buts utiles.

48Le pas vers la parole est nettement franchi par Diderot au chapitre IV de son Essai sur la peinture, consacré à l'expression. Évoquant l'homme passionné, il y déclare : «... chacun des mouvements de son âme vient se peindre sur son visage en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous méprenons jamais ». Et il ajoute : « l'expression est faible ou fausse lorsqu'elle laisse incertain sur le sentiment »35. On remarquera à propos de ces « caractères » (qui ne peuvent manquer de faire penser à ceux de l'écriture) la résurgence des critères cartésiens de « clarté » et d’ « évidence », déplacés des idées innées à un objet d'expérience. Assurément, Condillac et Marivaux avaient supposé à l'instinct ou au sentiment une espèce d'infaillibilité : mais cette infaillibilité n'avait rien d'une certitude intellectuelle et, du reste, ne pouvait être imaginée totale [62] qu'avant la corruption par le langage verbal, autrement dit dans une expérience largement mythique et qui n'avait aucune chance (ou presque : les hommes-loups...) d'être réalisée. Chez Diderot, il s'agit nettement de connaissance verbalisée ou verbalisable, qui aurait gardé pourtant le privilège de l'immédiateté.

49On peut songer à ces passions complexes ou peu intenses évoquées par Félibien, difficiles à nommer comme à réduire aux graphes de Le Brun, où l'auteur des Entretiens voyait précisément pour le peintre l'occasion d'exercer les plus subtils de ses talents. Le réel est alors l'endroit où se quête une signification, que la peinture permettrait de transmettre sans la verbaliser nécessairement. Pour Diderot, n'est vrai que ce qui est, en somme, lisible comme une écriture. La passion véritable est supposée dire son nom. Surgit ici l'image d'un sujet omniscient dont le savoir, du reste, s'étend au domaine moral, puisque son infaillibilité lui permet de distinguer les bons et les méchants... Mais aussi celle d'une réalité dont l'idée semble s'être formée à partir des figures de Le Brun, ou de ces œuvres sursignifiantes de l'époque où des personnages gesticulant semblent faire des efforts insensés pour conjurer le silence naturel à la peinture et dire au spectateur le nom de leur passion... Une telle démarche rejoint assez bien celle de Watelet disqualifiant les modèles réels. Elles sont toutes deux propres à mettre en lumière l'effet en retour du modèle artistique et culturel sur une appréhension de la supposée réalité. On sait comment d'ailleurs, tout au long des Salons, cette conception de l'expression permettra à Diderot de foudroyer les artistes assez imprudents pour se risquer dans la figure humaine ou l'autorisera à leur proposer ses services...

50Il serait injuste de ne pas reconnaître que Diderot a entrevu d'autres horizons, par exemple dans le Salon de 1767, où il se demande si la représentation d'« une belle femme nue qui sommeille ») n'est pas préférable à celle d'une passion forte... Ou encore dans le Paradoxe où il en vient à admettre que le réel peut être insignifiant : la douleur de la femme qui a perdu son enfant est bien vraie, mais moins émouvante que celle que mime l'actrice. Restaurant partiellement l'observation, la théorie du « modèle idéal » chargera l'artiste de produire les significations émouvantes. Ce n'est pas un hasard que soit mise en question du [63] même coup la conception du lien social qui soutenait la catharsis chez l'abbé Du Bos : ce n'est plus un instinct naturel qui en rend compte, mais bien la capacité de maîtriser, au profit de la collectivité, ses passions. Autant qu'on puisse en juger par un texte qui traite du théâtre et s'abstient de poser les problèmes spécifiques à la peinture, il ne semble pas que la position théorique de Diderot, en ce qui concerne l'expression, en soit centralement modifiée36.

51Curieux destin que celui de cette identification proposée par de Piles, originellement destinée à suppléer au modèle absent autrement que par la nomenclature mécaniste de Le Brun et qui se trouve, par une suite de dérives, contribuer à asservir l'image à la tyrannie du langage : épisode sans aucun doute important des rapports ambivalents entre le peintre et l'écrivain. Assurément, on apprécie au XVIIIe siècle, non sans fascination — et Diderot tout le premier — ce retour aux origines dont est capable la peinture, grâce à l'usage de signes « naturels ». Mais on en vient, semble-t-il, notamment à la fin du siècle, à ne plus accepter les résultats ainsi obtenus que si l'artiste ramène au jour un langage formé — de fait — sur le modèle du langage verbal, avec le bénéfice supplémentaire de la « nature » et de l'émotion qui est censée l'accompagner. D'où le rêve qui s'épanouit chez Diderot d'une transparence, des passions, d'une totale lisibilité de l'âme à travers un corps qui serait chargé de l'écrire en caractères clairs, évidents...

52Pourquoi tant de langage ?

53« Une âme qui parle... » Quelle âme ? Du théologique au psychologique, entre XVIIe et XVIIIe siècles, I'emploi du terme se soutient de ce que son sens n'est pas trop approfondi. La typologie de Le Brun mène aussi à de curieuses divagations sur les rapports entre les animaux et les hommes, dans une perspective qui n'a rien de symbolique. À ce compte, I'expression pourrait-elle être encore « la partie la plus noble de la peinture »37 ? Si Diderot donne la sensibilité à la matière dans le Rêve de d'Alembert, il se garde bien d'en faire autant lorsqu'il s'agit de peinture : dans l'Essai, c'est bien l'âme qui constitue la nouvelle frontière proposée pour distinguer “histoire” et “genre »38.

54Si une âme, dans une toile, parle à mon âme, c'est aussi que j'ai une âme, qu'il y a de l'âme. Réconfort spiritualiste, dont a grand besoin un siècle, qui se sent justement menacé, beaucoup plus qu'on n'a voulu le dire, de « perdre son âme », et la demande à l'art, sous sa forme la plus immédiatement saisissable. Et c'est peut-être d'y croire beaucoup moins que Félibien, qui fait que Diderot demande, sur ce point, bien davantage à la peinture : non pas seulement une émotion, mais aussi un savoir qui doit être dans la nature des choses, une preuve de ces “sentiments”, qui sont peut-être, comme la liberté de Jacques, notre illusion d'optique dans un univers implacablement déterminé.

55« Mortel ennemi du silence », pourrait-on dire de Diderot en lui renvoyant la critique qu'il adressait à Boucher. Mais c'est peut-être parce que depuis le seizième siècle, a été justement peu à peu réduit au silence ce discours des symboles qui autorise les théoriciens de la Renaissance à dire que la peinture est « parlante ». Et ce discours n'a pas à manifester l'âme, puisqu'elle est un de ses présupposés majeurs. Avec l'esthétique classique du naturel et le refus de la polysémie qui l'accompagne, se trouve peu à peu disqualifié un ensemble de codes interprétatifs, où s'exerçait, à des degrés divers, le langage du spectateur. Au siècle des Lumières, les plus banales des allégories passent à peine la rampe. Si le critique en saisit le sens, il ne manque pas d'inventer un enfant — la nature même — pour en dénoncer l'artifice...

56Reste le corps humain. Objet tout à fait singulier, en ce que, dans la nature des choses, et non par la grâce d'un code artificiel, il est supposé signifier autre chose que lui-même. Non moins naturellement, nous sommes censés recevoir cette signification, communiquée grâce aux signes universels des passions, les mêmes pour tout homme existant, sans aucun besoin d'apprentissage. Rien d'étonnant à ce que la passion classique de la monosémie, avec la typologie de Le Brun, entreprenne de limiter ici encore les divagations de l'interprétation, tandis que d'autres comme de Piles perçoivent, à cet endroit, I'exercice d'une légitime liberté de l'artiste, qui s'épanouirait à la fois vers le réel (et non ses graphes) et l'imaginaire. Désertant le reste de la toile (sinon pour renvoyer aux faits de l'Histoire), c'est là [65] que vient se cantonner tout l'interprétable de l'œuvre.

57Sous le regard des académiciens français, ce qui se produit, lorsque le discours psychologique, étayé de l'Histoire, ne vient pas relayer celui des symboles, s'appelle : Venise — ou plus précisément Titien. De la Vénus, de Dresde, nous ne saurons jamais ce qu'elle pense. Est-ce pour cela qu'à propos d'un tableau de Titien, Philippe de Champaigne compare la séduction de la couleur à celle d'un beau corps sans âme ?

58Serait-ce ce corps, qui ne figure plus l'ordre du monde, ce corps silencieux qui ne se prête à aucune identification, mais pourrait bien en revanche être l'objet d'un désir, ce corps qui renvoie le spectateur à son propre corps, et non à son âme — que permet de masquer et de fuir l'expression des passions ? Que l'on pense à la réaction de Diderot, non pas même devant Boucher, mais devant ces innocentes Baigneuses de Van Loo, qui l'amènent aussitôt à supputer le “vice” du spectateur et le sien propre. Passe pour la grivoiserie de Greuze : il y a de l'âme.

59Dans ces conditions, I'âme et ses passions sont-elles autre chose que le vêtement du corps ? Et la disqualification des modèles réels, accomplie par Watelet, autre chose que le triomphe du vêtement, le refus de voir ces corps, qui ne parlent pas assez ? Pudeur extrême.

60Parfois le corps se venge : Mme Therbouche fait le portrait de Diderot en buste ; elle voit mal un détail du cou ; Diderot passe derrière un paravent, en ressort « nu comme la main » ; une périphrase évoque une érection ; Diderot raconte l'anecdote.

61Parfois aussi s'oublie le besoin d'âme. Il y faut l'humilité du genre de Chardin, et les occupations triviales de ses personnages, qui les dispensent d'avoir des passions. La servante récure la poêle, mais elle a suspendu son travail et regarde quelque chose sur la gauche, hors de la toile, non moins mystérieuse en son absence d'expression que la Vénus de Dresde. Diderot dit : “sublime du technique” et ce presque rien de parole pourrait bien rendre vain le bruit des rhétoriques passionnelles. Mais c'est devant les natures mortes qu'il se tait vraiment, qu'il ne parle pas, comme on le fera plus tard, de l'âme des choses, ni de l'âme de Chardin ; qu'il renonce à commenter et à théoriser, tout à l'émerveillement d'éprouver devant la toile, d'inexplicable [66] façon, I'avènement de son propre corps : « On s'arrête devant un Chardin, comme d'instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s'asseoir, sans presque s'en apercevoir, dans, l'endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l'ombre et du frais ».

62Du silence...