Colloques en ligne

Julia Peslier

 Faust III : Post Faust/Post Goethe/Post Europe

1On connaît bien le Faust I, le Faust II, parfois l’Urfaust de Goethe, le premier fragment qu’il publie en 1790 ou son apparition littéraire antécédente, L’Histoire du Dr Faustus de Marlowe (1587). On a pu croiser le Petit Faust (opérette de Hervé, 1869), voire Le Tout petit Faust (un des premiers films de marionnettes et des premiers Faust cinématographiques d’Émile Cohl, 1910), et même le « Faust et demi » (dans la traduction du titre par Philipe Safavi d’un roman de Zelazny). On connaît moins le Faust III, figure discrète, disséminée dans des œuvres littéraires du XXe siècle et dans leurs écrits préparatoires. Le nom contient pourtant une certaine rondeur : il a une familiarité et une disponibilité évidentes pour la fiction, tant l’on s’est accoutumé aux écritures de la série et à la fin de la mort des personnages, à leurs re-vies infinies. Vischer, Valéry, Pessoa, Kazantzakis, Aragon, Salvador Novo et plus récemment Marc Petit ont songé à lui donner forme, dans des œuvres tantôt mineures, tantôt majeures, tantôt brèves, tantôt inachevées et ambitieuses, souvent toutes diverses. Mais que serait un Faust III ? Que viendrait-il énoncer ? Ce qui semble au départ une notation commode, un raccourci analogue à ceux des « Faust I » et « Faust II » pour désigner respectivement « Faust Première Partie », « Faust Seconde partie » – récupère l’ambiguïté de ce transfert du numéro de livre à la construction plurielle de son protagoniste et la complique de la question de l’héritage littéraire et esthétique. Opérant le retour à Goethe par la numérotation et signant par là-même la captation puissante de la figure mythique faite par l’écrivain allemand, n’en vient-il pas gager l’arrachage même, alors même qu’il s’écrit en d’autres langues, pour d’autres temps, dans des œuvres où la critique a parfois peiné à repérer des jeux d’intertextualité ou de réécritures qui ne seraient pas lâches ? Non plus restreint à ses seules mentions textuelles, mais étendu conceptuellement à des œuvres qui opèrent un travail radical de la matière faustienne pour s’ancrer nouvellement dans des locaux, des langues, des historicités distantes de celles de Goethe, le Faust III est-il forcément post-Faust, post-Goethe, voire post-Europe au fur et à mesure qu’il s’émancipe ?

2Figure mythique, le Faust III se configure d’emblée comme figure de la relecture : il est réceptacle et réception à la fois, tradition et critique en même temps, et en ce sens a forcément une dimension iconoclaste, d’où peuvent se saisir des formes brèves et ironiques, ou fragmentaires et monumentales. Comment se configure l’héritage de Goethe et de son ou plutôt de ses trois Faust (UrFaust, Faust I, Faust II) à travers l’émergence du Faust III (qui serait paradoxalement, en quelque sorte, un quatrième Faust) ? Indiciel de cette tradition où la numérotation renoue avec celle des rois, des dynasties et des régimes, et emblématique de sa critique dans la mesure où le chiffre trois le place en dernière position (il aura le dernier mot, en quelque sorte), le nom de Faust III est d’ailleurs problématique. Est-il celui qui se conçoit comme le même que les Faust I et II goethéens et serait à considérer en leur aval paradoxal : à la fois plus vieux d’âge et d’expérience – puisque c’est le trait du passage du Faust I au Faust II chez Goethe que de vieillir –, et plus jeune en littérature ? Il serait doté de la mémoire de ses vies précédentes, mémoire qui pourra tenir sa part d’amnésie, dans cet envieillissement de nombreuses décennies. On insiste alors sur le processus. Ou bien se veut-il leur compétiteur direct, celui d’un nouveau paradigme (là où la numérotation appuie l’hypothèse de la pluralité faustienne, plutôt que celle de la généalogie1) devenant en ce sens un Faust palimpseste qui rompt avec ses précédentes incarnations littéraires et les sites de pensées qu’elles définissaient en littérature afin de reconquérir le terrain de son contemporain ? Il pourrait là volontiers chercher à se définir comme un Faust contre Goethe, un anti-Faust, un Faust anti-goethéen (« antigoethean ») ou sciemment non-goéthéen ou « ungoethean », pour rendre quelques-uns des concepts employés par la critique. Entre continuation et rupture, ce qui est en jeu, c’est bel et bien l’acheminement de la figure faustienne vers d’autres Faust possibles : transatlantiques, créoles, américains, orientaux (etc.), ordinaires, augmentés, féministes, trans, queer…

3Afin de mettre à l’épreuve ces différentes hypothèses, dans un premier temps, nous entrerons dans le laboratoire de la notion du « Faust III » avec Pessoa et Valéry chez qui elle a été particulièrement explicite et opératoire, par des allers retours entre leurs œuvres et leurs dossiers préparatoires, ainsi qu’à Goethe, pour ensuite penser l’extension de la figure du Faust III à travers l’intégration d’un corpus faustien élargi au xxe siècle. Enfin, nous nous demanderons si le Faust III signe la fin de Faust (comme série – trilogie ou tétralogie, selon les œuvres qu’elle inclut), ou s’il n’est pas déjà possible de repérer un nouveau paradigme à l’œuvre vers un autre Faust, qui ne serait cependant pas le Faust IV.

Laboratoire de la notion « Faust III »

4Dans leurs notes en vue d’un Faust, Pessoa et Valéry en viennent à planter la figure du Faust III comme dynamique de conception de leur protagoniste. Raréfiant les moments d’analyses du Faust I et II de Goethe, ne témoignant pas davantage d’une relecture assidue, leurs écrits préparatoires en ressaisissent quelques éléments de structure et de cartographie thématique. Le principe qui fait dériver le Faust II du Faust I retient leur attention et semble à même de générer leurs Faust respectifs, le Fausto, tragédia subjectiva de Pessoa et « Mon Faust » de Valéry. Ce dernier le nomme même le « Faust Phœnix »2, par opposition au « Faust-legend »3. En partage, leurs Faust III ont ceci de remarquable : ils sont, au commencement, héritiers, européens, goethéens. À touches discrètes, le local germanique est nommé : noms de soldats dans la scène de la taverne (Pessoa), nom de Lust [en allemand « envie »] pour le rôle féminin de Marguerite (Valéry), ou encore notation « Dritte Faust » dont Valéry fait usage en relais des mentions « Faust III » et « 3e Faust », en tête de ses manuscrits. Chez Pessoa, Goethe devient même une voix du poème : dans un fragment, sa voix s’exhausse sur celle de Faust, au même titre que celles de Bouddha et de Shakespeare (dont Goethe avait également intégré la trace, par la réécriture constituée par « Songe d’une nuit de Walpurgis ou les Noces d’or de Titiana et d’Obéron » au Faust I). Il y encense sa propre œuvre, semblant pasticher un vers célèbre de Camões :

Goethe
Du fundo da inconsciência
Da alma sòbriamente louca
Tirei poesia e ciência
E não pouca.
Maravilha do inconsciente !
Em sonhos sonhos criei
E o mundo atónito sente
Como é belo o que lhe dei.4

5Valéry caresse à son tour l’idée de faire de Goethe le protagoniste de son poème, tentation qu’il esquisse dans les notes : « Prodige unique – Ce poète devient lui-même Poème ; Goethe devient légende et / épopée spirituelle / Il écrit d’ailleurs l’œuvre immense, le Poème qui est un poète : FAUST »5. Dans la part publiée de la pièce6, il le fait tout au moins apparaître par le jeu de l’intertextualité. Dans la scène de la bibliothèque, le Disciple récite les premiers mots du Faust I : « (Il déclame.) J’ai donc, hélas, Philosophie / Médecine, Jurisprudence, / Et, par malheur, Théologie, / Approfondies avec ardent effort ?... »7. Le clin d’œil interrogatif y insiste : les protagonistes de ce Faust sont autant de lecteurs et de lectrices de Goethe, ce qui permet au personnage, héritier du bachelier goethéen, de récuser la tentation de Méphistophélès et d’empêcher la répétition de la scène du pacte, sont l’issue fatale est connue.

6L’Europe est clairement le territoire que Valéry assigne à son Faust, à travers les feuillets de la Société des Nations, où il rédige le programme de la scène du champ de bataille avec « les grands Européens » (dont Hamlet), et qu’il situe dans un Acte nommé Europe. Chez Pessoa, elle se donne à travers le jeu discret des références (Shakespeare, Goethe, la langue portugaise), même si la recherche d’abstraction intrinsèque à la tragédie subjective atténue le site Europe et n’en fait pas, au rebours de chez Valéry, la possibilité d’un déploiement explicite. Mais le site Europe se trouve également représenté dans L’Heure du Diable, conte faustien également inachevé par Pessoa. Lors d’un bal costumé où la scène du survol de la terre est rejouée entre Maria et Méphisto (jouent-ils d’ailleurs leur propre rôle ou sont-ils seulement déguisés en ceux-ci ?, l’interprétation est ouverte), le Diable nomme à la jeune femme des villes apparaissant en contrebas comme des points lumineux : Londres, Paris, Berlin, capitales européennes qui réduisent drastiquement la portion du monde survolée, si on compare à celle déjà couverte dans L’Histoire anonyme de Faustus, publiée en 1587, où la multiplicité des toponymes était remarquable8.

7Leurs troisièmes Faust se séparent pourtant en d’autres points, montrant que la notation est polysémique, que le Faust III de l’un n’est pas le Faust III de l’autre. Quand Pessoa veut renouer avec l’ambition des trois Faust et réécrire, semble-t-il, un cycle complet, Valéry pense le troisième Faust comme « celui qui revit », qui a à charge de répéter. Figure d’un protagoniste revenu de tout et qui fait face au drame du déjà vécu, déjà écrit et déjà pensé, une lassitude indéfinie et une paresse désinvolte à jouer ses propres tragédie et comédie (selon les deux pièces qui composent « Mon Faust ») le caractérisent. Valéry le date même : «IIIeme Faust […] / Mettre Goethe en jeu. Cent après ans – après – »9 (et donc après le second Faust de Goethe, comme l’écrivain termine son manuscrit en 1831, quelques mois avant sa mort). Au processus entériné d’un vieillissement, constitutif du passage du Faust I au Faust II, et dont la scène du Faust dormeur au départ du Faust II chez Goethe ménageait une transition douce, s’ajoute l’idée d’un Faust qui revient. Or, on le sait, le retour prend rarement les formes du même. Revivre est ici un pensum. Le Faust de Valéry est celui du « Retour éternel », Faust Phœnix « condamné à revivre »10. Pourquoi ce retour de Faust ? Pour penser le temps de catastrophe répond l’écrivain, celle qui intervient au tournant des années 40, quand il se replonge dans le projet d’écrire un Faust, tandis que son fils et son gendre sont sur le front. L’une de ses formules est frappante : « Faust réapparaît à toutes les époques troublées et troubles où l’esprit est menacé »11 .

8Pessoa, dans un geste plus impérieux encore, semble rêver à trois Faust, une trilogie qui ne dupliquerait pas tant la série de Goethe (UrFaust, Faust I, Faust II) puisque l’UrFaust et le Faust I sont de réécriture très serrée (et non tant deux épisodes autonomes d’une trilogie faustienne, que deux épisodes d’une aventure de l’écriture faustienne). Une telle trilogie se donnerait comme nouvelle totalisation ternaire de la figure faustienne, elle reste pourtant à l’état de plans et d’ébauches. Longtemps les critiques ont lu dans les fragments dramatiques du Fausto les morceaux d’une seule œuvre, les éditant comme tels, et l’idée d’y pouvoir parcourir différentes strates des trois Faust ne s’énonce et ne prend forme au plan éditorial que fort récemment et prudemment12, hypothèse discrète qui m’était déjà apparue au moment de consulter les fonds Pessoa en 2003 à la Biblioteca Nacional de Portugal. Dans ses différents plans, les premiers glissements sont d’abord neutres (seul le rang apparaît et la figure de Faust reste unique, homogène, indifférenciée du personnage mythique) : « Primeiro Fausto / Segundo Fausto / Terceiro Fausto »13. Puis selon une déclinaison où les Faust sont singularisés, historiquement ou légendairement attestés, Pessoa fait le lien entre le mythe, la légende, le réel, mais aussi entre l’Allemagne et le Portugal :

Fausto (ou Outro Fausto) : horror da morte puro e simples por misterio
Frei Gil de Santarém : horror da morte por cortar os prazeres à vida ; like real Faust-legend
Paracelso (?) : desejo de vida eterna, por vida eterna, por viver simplesmente14.

9Rappelons que Frei Gil de Santarém est un médecin et religieux du xiiie siècle, qui aurait signé un pacte avec le diable pour guérir ses patients de façon miraculeuse, tandis que la Suisse et l’Autriche sont appelées par le choix de Paracelse (également docteur du xvie siècle). Là encore, cela reste des Faust de la tradition alchimique, de la médecine et de la diabolie, synthèse de « Faust historiques » qui passent au rang de figures potentiellement mythiques. Plus curieusement, un autre plan montre une nouvelle partition, faisant de Faust un élément parmi différentes figures historiques et mystiques

Trilogia da noite
Fausto (a consciência)
2. Jesus (Cristo) a ilusão
(um dominador) […]
Frei Gil
Paracelso15

10Enfin dans le « Plan des trois Faust », il pense et situe leurs échelles, renouant avec ce mouvement d’extension proprement goethéen. Aller-retour à la fois entre le local et l’universel et entre des modes de temporalités différentes de vies et de re-vies mythiques : un Faust I à l’échelle de l’individu [« indivíduo »], un Faust II fondé sur la question « Faust se réincarne », à l’échelle de la société [« Sociedade »], un Faust III, cis sur le plan de « la tragédie plus transcendantalement encore », à l’échelle d’une hypothétique « Réincarnation future ? » [« Reincarnação futura ? »16].

11Pour autant, leurs Faust respectifs sont tout aussi nettement une brisure radicale du Faust I et II de Goethe : brisure des mémoires, des identités, des pensées17, qui peut se faire par l’humour et la parodie (chez Valéry) comme par la gravité et l’abstraction chez Pessoa. La critique minore d’ailleurs souvent la question de l’intertextualité et du palimpseste, sinon sous une forme ironique et tacite. Ces Faust se connaissent trop comme Faust et portent donc en eux leur propre impossibilité et leur conscience aigüe d’être des phénomènes de papier, de bibliothèque et de pensée. La forme, en homologie étroite avec le fond, signe « la fin » de l’œuvre, étendue au sens de fin achevée, conclue, consommée : leurs Faust III jaillissent par le fragment, l’archipel, le désordre des commencements, assument des fins et des péripéties partielles et co-existantes, toutes possibles. Chez eux, l’hétérogénéité des formes poétiques, dramatiques, réflexives reconduit quelque chose déjà à l’œuvre chez Goethe, mais sans chercher à le contenir dans un dessein global : ces Faust tiennent de l’œuvre impossible, inachevable par essence, ultime en ce sens que leur disponibilité à faire place à la lacune rendrait maladroite toute tentative de les terminer, de vouloir leur inventer une fin ou une nouvelle postérité littéraire, sinon par le passage à la scène, à la traduction ou à toute autre forme de médiation artistique. Faust III est chez eux le nom d’une expérimentation littéraire, d’une exploration. Plus encore, ces Faust semblent en finir avec la possibilité de la série indéfiniment continuée, sinon par le commentaire du discours critique et des dispositifs éditoriaux, qui rêvent pour les Faust de Pessoa comme pour ceux de Valéry de terminer le travail18. Marqués par un effet d’exhaustion et une qualité de l’inachevable essentiel, ils n’amènent pas de manière productive de continuation prise en charge par d’autres écrivain.e.s, mais plutôt des pas-de-côté, où l’on fait porter sur leurs auteurs la confusion avec leurs protagonistes respectifs (soit dans le champ critique, soit dans le champ dramaturgique, soit dans des poèmes ou des fictions), à travers des avatars de Faust Pessoa et de Valéry-Faust.

Extension de la figure du Faust III

12Fort de cette exploration croisée entre Pessoa et Valéry et du repérage de la figure du Faust III à l’œuvre dans d’autres projets artistiques, il est dès lors intéressant de se poser la question : le Faust III est-il une figure extrapolable à d’autres Faust après Goethe, qui joindraient cette particularité à la fois de se situer par rapport à Goethe, dans l’aval et de vouloir en terminer quelque chose de la dynamique de cycle ? Une sorte ou des sortes de Faust, à la fois palimpsestes et amnésiques, qui auraient à cœur de marquer une nouvelle échelle dans l’expansion du Faust I et II goethéens – procédant par toute une série d’opérations possibles pour se faire un nom et un espace propres. Mondialisation ou réduction de la figure, reconfiguration dans un autre art ou reterritorialisation à un local nouveau et dans une langue inédite, réincarnation fantastique en une autre époque ou modernisation, déplacement vers un autre genre, les possibilités sont nombreuses. Si l’enquête commence par des Faust III explicitement nommés (Vischer19, Nikos Kazantzakis, Aragon, Marc Petit, Salvador Novo, outre Pessoa et Valéry), elle s’approfondit si l’on décide d’appliquer le paradigme à d’autres œuvres faustiennes, parfois ouvertement faustiennes (Le Maître et Marguerite de Mickael Boulgakov, Le Docteur Faustus de Thomas Mann, Votre Faust de Michel Butor et Henri Pousseur, El Anfitrión de Jorge Edwards) et, parfois, – pourquoi pas ? – dans une plus grande discrétion de la figure (Under The Volcano de Malcolm Lowry et Paradiso de Lezama Lima…). Partons cependant des premiers.

13À peine ébauchés chez Aragon et André Breton (au départ le projet est commun20) et Kazantzakis qui a traduit la première partie du Faust de Goethe et met beaucoup de gravité dans ses allusions au Troisième Fauste21, les Faust III prennent chez certains des formes mineures et délibérément parodiques. Ils jouent sur des inversions facétieuses, des jeux d’intertextualités, sur l’humour et le trait d’esprit. Marc Petit écrit Le Troisième Faust (roman) comme une fiction de Goethe, à l’heure où l’écrivain met fin à son manuscrit du Faust II et où un personnage diabolique, Lucian Blackwell, cherche à mettre la main sur le manuscrit et envahit la demeure du poète, prompt à lui proposer un nouveau pacte pour réaliser en personne un troisième Faust22. Un tel traitement rejoint la piste de Valéry rêvant d’un « Goethe redivivus » et d’un retour du poète dans le poème faustien. Elle fait question quant aux remarquables fictions de Goethe écrites par Thomas Bernhard (Goethe Schtirbt, 2010 [Goethe se mheurt, 2013]), Arno Schmidt (Goethe und Einer seiner Bewunderer, 1958 [Goethe et un de ses admirateurs, 2006]), Thomas Mann (Lotte in Weimar, 1939, [Lotte à Weimar, 1945]) pour ne citer qu’eux. Sont-elles des formes déguisées, ironiques, d’un Faust III ? Ou, au rebours, des ironies sur la stature immense de Goethe en mettant littérairement en place – et afin d’en finir, définitivement, avec lui – son agonie et sa mort (Marc Petit et le jeu de piste autour du testament goethéen, Thomas Bernhard et les derniers mots substitués de l’écrivain, que Vila Matas ironise également dans El Traje de los Domingos, 199523), voire sa vie posthume et forcément fantasmée (Arno Schmidt, qui imagine une machine à faire ressusciter les morts illustres durant vingt-quatre heures et prend en charge d’accueillir en personne, par un Arno Schmidt de fiction le grand homme désorienté dans un siècle nouveau24) ? On lit chez Bernhard qu’il aurait lui-même provoqué cette drôle de vengeance des « fils » :

J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c’est aussi de cette façon que j’ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J’aurai été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust25 .

14Autre Faust qui signe avec brièveté et vigueur son arrachage aux amours hétérosexuelles goethéennes, El Tercer Fausto (1934), comédie en deux actes de Salvador Novo, met en scène un Faust travesti et homosexuel, fondé sur une série d’inversions. L’identité est troublée : les deux protagonistes humains partagent des prénoms de même initiale, Alberto et Armando, que les spectateurs et spectatrices pourront identifier comme reprenant respectivement les rôles de Faust et de Gretchen dans le duo amoureux. Or à l’Acte I, Alberto confie au Diable son dilemme, son vœu et son pacte : épris d’un homme, il veut « [se] transformer en femme ». Et le prix est la condamnation de [son] âme ». Moderne et invoquant jusqu’aux Grecs de l’Antiquité, à Frank Harris, à Gide ou même à la chirurgie, le Diable peine à comprendre l’enjeu : arguant qu’Alberto peut séduire un homme en restant homme. L’autre s’entête. La transformation est conclue. Acte II, c’est la débâcle, les protagonistes, cette fois renommés Elle et Lui et en qui l’on identifie respectivement Alberto et Armando, jouent une scène des plus mélodramatiques : « Lui » [Armando] ne peut aimer « Elle » [Alberto], qui le supplie de toutes ses forces, car il aime… : « Amo – apasionadamente, secretamente – a mi amigo Alberto »26, ce même Alberto qu’il ne peut pas identifier en Elle. Fin de l’histoire, et c’est une fin de non recevoir semble-t-il.

15Si on choisit d’étendre à d’autres réécritures faustiennes cette idée de Faust III, l’on voit émerger la postérité foisonnante du Faust I et II, en Europe, aux Amériques, en Japon et sans doute dans d’autres langues et territoires que je n’ai pas étudiés. Ces figures se pluralisent dans des formes chaque fois renouvelées et se diffusent vers d’autres d’arts, dont notamment l’opéra puis le cinéma, le mythe faustien ayant une affinité toute particulière avec le septième art (art d’animation, de trucages et d’effets spéciaux, travaillant l’ombre et la lumière dans le muet et le parlant). La mondialisation retient alors Goethe comme « premier » auteur de Faust, non selon l’histoire littéraire et sa chronologie, mais par son imposition dans la bibliothèque mondiale, au point qu’en recourir à Faustus pour faire signe vers Marlowe et/ou au personnage historique et légendaire plutôt qu’à Faust constitue des gestes significatifs pour s’en démarquer. C’est le cas de Gertrude Stein, de Pascal Dusapin (opéra Faustus The Last Night, 2006), de Thomas Mann pour partie seulement, ou encore de Bioy Casares (dans le conte Las Vísperas de Fausto, 1949).

16Entendu comme concept lâche, le Faust III marque une figure qui se sait fiction, qui a la mémoire (même partielle, oublieuse, irrespectueuse, etc.) de ses précédentes incarnations littéraires ou artistiques et existe sur des rapports contrariés entre tradition et critique de celles-ci. C’est un Faust post-goethéen qui ne fait pas totalement l’économie des Faust I et II, même si on peut le lire sans avoir nécessairement lu en amont l’œuvre de Goethe – on saisit en tout cas quelque chose de son répondant intertextuel. En se sécularisant, la figure faustienne occupe des territoires professionnels les plus divers. Jusqu’alors essentiellement infléchis entre les branches de la scène et de l’art, de la médecine et de la philosophie, les métiers faustiens se transforment : diplomate, colonisateur, traducteur, acteur, voire employé de bureau, fonctionnaire. L’invention et la génialité ne sont plus des figures imposées. La très forte involution de la figure faustienne vers la sphère artistique et vers la sphère scientifique observée dans la postérité de Goethe – et sous l’influence de son aura d’écrivain – s’infléchit vers des vies ordinaires, anonymes, mettant en scène la cité, le travail et le quotidien des gens. Artiste, le Faust post-Goethe était écrivain, créateur et poète, musicien et compositeur27, acteur, marionnettiste, voire même accordeur de pianos, d’automates et de tremblement de terre chez les frères Quay, philosophe : on peut songer en vrac à Boulgakov, Valéry, Pessoa, Thomas Mann, Klaus Mann, Jan Švankmajer, aux frères Quay (le film The Piano Tuner of Earthquakes, 2005), à Hélène Cixous encore. Scientifique, ce Faust post Goethe est tour à tour physicien nucléaire, généticien, docteur, ingénieur, inventeur de l’électricité comme de la radio, professeur spécialiste dans les crânes et psychiatre : songeons aux œuvres de Frank Adams et Peter Sellars (Dr Atomik, opéra, 2005), de Jean-François Peyret et Jean Didier Vincent (Faust une histoire naturelle, 2000) ; Gertrude Stein (Dr Faustus lights the lights, livret d’opéra, 1938), Hermann Hesse (Ein Abend bei Doktor Faust, 1928 [Une soirée chez le Dr Faust]), Jean Tardieu (Faust et Yorick, 1951). En Amérique, il est également colonisateur, ambassadeur, consul, traducteur, exilé politique : citons là, parmi d’autres possibles, Malcolm Lowry et Under the Volcano (1947 [Au-dessous du volcan]), Jorge Edwards et El Anfitrión (1987), Hanns Eisler et Johann Faustus (1952). Or il est enfin fonctionnaire, homme de bureau, petit chef dans les magnifiques films de Kurosawa (Ikiru, 1952 [Vivre]) et Jan Švankmajer (lL Lekce Faust, 1994 [La Leçon Faust]).

17On est presque soulagé quand Faust peut prendre la forme de n’importe qui, d’un citoyen ordinaire, au patronyme non marqué, non littéraire. Sorte de mise au repos des réflexes de saturations intertextuelles que le lecteur ou la lectrice du corpus faustien finit par ressortir. Autre forme de mise au repos du mythe, lorsque l’on assiste, à travers la sécularisation de la figure et sa réduction vers la vie moyenne à de singuliers retournements. Le Docteur Faust devient patient et perd son titre : chez Boulgakov il est pensionnaire à l’asile, diagnostiqué schizophrène, chez Kurosawa, atteint d’un cancer, c’est le compte à rebours de la mort annoncé par le diagnostic fatal qui le mettra en mouvement et le fera devenir un Faust possible, acteur d’une action de salut public, pour rendre plus sain un terrain vague marécageux où les enfants du quartier tombent malades. Ce sont d’ailleurs des Mères (non pas celles mythiques, mythologiques de Goethe, mais les mères de famille les plus communes et les plus exceptionnelles à la fois) qui ouvrent le film Vivre par leur chœur de plaintes, lamento chanté aux différents bureaux de la préfecture ou de l’hôtel de ville se renvoyant la balle. Chez Švankmajer, c’est un Faust très ordinaire qui sort d’une bouche de métro, – station Karlovy Náměstì, en plein cœur de Prague – avec son pardessus gris, son air soucieux, et parmi d’autres gens ordinaires de la capitale. La topographie réaliste de la ville alterne à l’écran avec la topographie fabuleuse de l’Enfer. La bouche de métro est une moderne gueule de l’enfer, et la rupture de ton menace à tout moment l’univers réel, prosaïque, documenté de la vie pragoise de cet homme ordinaire, devenu un théâtre de marionnettes à l’échelle humaine. L’animisme cinématographique le fait basculer vers la légende, la tentation, l’hallucination, le théâtre enfin et lui fait endosser contre son gré le costume, la barbe la diction, l’allure faustienne et réciter le texte de Marlowe.

18En s’ancrant dans des territoires autres, Faust contracte de nouvelles hybridités, soit avec des figures mythiques, régionales, littéraires inédites pour l’univers goethéen. Il s’est enrichi et transformé au contact de la bibliothèque européenne (Hamlet, Yorick, Moïse, Adam, Pierre et Paul, la Petite Sirène, Don Juan, Frankenstein, Zarathoustra, le Dr Moreau). En franchissant les frontières, les océans, les obstacles montagneux, il se « gauchise » (au sens de gaucho chez Estanislao del Campo, El Fausto criollo, 1866) et se créolise en Amérique latine, il se dilue et se dissout dans des vendeurs d’âme traditionnels en Argentine et au Brésil, s’arrimant à d’autres matrices légendaires et diaboliques28. C’est ainsi qu’il finit par disparaître comme Faust, perdant même son nom ou sa portée. Il ne devient alors « Faust » que pour celle et celui qui en font une lecture intertextuelle c’est-à-dire ramenée à sa bibliothèque de référence. Des œuvres telles que Paradis du cubain José Lezama Lima ou Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry sont lointainement apparentées à Faust, sans pour autant ne pas pouvoir être relues à l’aune de Faust comme d’extraordinaires réactivations de la figure. Ainsi d’un bord à l’autre, le FaustIII semble armer un paradigme de la fin : fin du cycle trilogique d’une part, lorsqu’il se situe dans la postérité, la continuation ou la réfection des Faust I et II de Goethe, mais d’autre part, fin de la figure elle-même quand, à force de se reterritorialiser, elle se dissout et annule le nom de Faust désormais non opératoire, incomplet, allusif, ou métissé pour embrasser sa fiction nouvelle.

Pour un Faust énième, pluriel et disséminé en même temps

19Une fois installée la figure du FaustIII, l’on aurait pu s’attendre à ce que le FaustIV prenne sa suite. On voit bien qu’il n’en est rien. Quand la figure ne se dissout pas dans une identité nouvelle, elle se décline au pluriel, dans l’homonymie ou dans l’anonymat, dans la diversité des genres enfin : un.e ou des Faust dilué.e.s, flottant.e.s voire interchangeable.s. C’est bien là le nouveau paradigme qui surgit : non un Faust IV, mais un Faust exponentiel. Il est un « autre Faust », « plus d’un Faust » et un « Faust possible » (Hélène Cixous, Révolutions pour plus d’un Faust, 1975), un « énième Faust »29 (Georges Thinès, Théorèmes pour un Faust, 1983), un « Faust augmenté » (Florent Siaud, compagnie « Les Songes Turbulents », titre provisoire d’une pièce co-écrite par une dizaine d’écrivain.e.s et programmée pour l’année 2021). Ewald Palmetshofer (Faust a faim immangeable marguerite) choisit de le distribuer sur tous les personnages de la pièce, quel que soit leur genre, et procède de même avec le personnage de Grete30. C’est une telle hypothèse de travail que Florent Siaud explore à son tour dans la fabrique d’écriture collective du projet en cours Faust augmenté, s’entourant d’une équipe d’écrivain.e.s issu.e.s de la francophonie, à savoir Marine Bachelot Nguyen, Guillaume Corbeil, Céline Delbecq, Étienne Lepage, Émilie Monnet, Pauline Peyrade, Guillaume Poix, Guy Regis Jr, Jean-Luc Raharimanana, Giovanni Houansou, Ian de Toffoli. Dans un étroit travail de rédaction filée, sans cesse réévalué à l’aune des écrits ultérieurs, chacun.e prendra en charge telle ou telle scène de ce Faust augmenté ré-architecturé librement autour des Faust I et II de Goethe. Par la diversité des dramaturges et des écritures rassemblées, Florent Siaud place pêle-mêle dans la feuille de route féminisme, réalité augmentée, monde numérique, cosmogonies amérindienne ou malgache, faits de mondialisation et humanismes noirs, mais aussi crise écologique qui est apparue comme un point de cristallisation commun. Il évoque aussi, au cours de nos échanges31, sa vision du personnage :

J’aimerais qu’en Faust le spectateur contemporain trouve moins l’incarnation d’un scientifique désabusé qu’un reflet de lui-même, des crises et des doutes que nous traversons à notre époque. De ce point de vue, Faust peut être Faust autant qu’il peut être nous, homme ou femme. […]
Je pense qu’en fait la distribution des rôles va tourner, d’acte en acte. Depuis le début, je me dis : « c’est étrange, pourquoi vouloir que Faust soit absolument de tel âge ou de telle couleur de peau, que Méphisto soit une femme ou un vieil homme, etc. ». Je sens intuitivement que Goethe est obsédé par la notion de métamorphose et j’ai l’impression que la distribution doit elle-même se métamorphoser au fil du spectacle.

20Car tel est bien l’effet de cette dissémination de la figure, qui exige un effort de ressaisie et porte l’expérience de contention du côté de la réception des œuvres, dans la lecture ou dans la salle. L’on retrouve ici l’intuition au cœur du projet d’opéra combinatoire d’Henri Pousseur et de Michel Butor, Votre Faust (1969) où, le jour de la performance, le public était partie prenante de la trame narrative et dramatique, en votant pour des bifurcations possibles, œuvrant à autant de Faust que de représentations, devenant à son tour sujet de l’expérience faustienne.

21De manière analogue, plusieurs s’accordent pour en faire un Faust – c’est-à-dire un centre – absent, ou une Marguerite absente. Georges Thinès observe ainsi dans ses Prolégomènes : « C’est pourquoi le Faust qui surgit à tout moment dans le texte est l’ABSENT, bien que ce soit Méphisto qui toujours se dérobe »32. Ewald Palmetshofer souligne combien le choix de la distribution des rôles sur les différent.e.s acteurs et actrices de la pièce répond à une question dramaturgique analogue :

La question était : comment jouer la mort sur scène ? Je ne voulais pas d’une Grete qui meure sur scène et vienne saluer à la fin. Si l’on prend la mort au sérieux, il s’agit de la faire ressortir comme un fait irrémédiable, comme le manque d’un être. On ne peut donc pas jouer à mourir, au contraire, le personnage doit être absent dès l’origine. Nous avons six personnages sur scène, et à un moment, on a le sentiment qu’il y en sept, puis huit. Mais il y a cette femme morte qui manque33.

22L’absence donne toute sa place au spectateur et à la spectatrice. Elle n’est pas sans évoquer l’expérience que Valéry proposait dans une note préparatoire pour Faust autour d’un « livre-fée »34 : « on peut le lire / à partir de n’importe où / et dans les 2 sens »35, rompant radicalement avec une linéarité de la progression faustienne. Les écrivain.e.s et artistes recherchent là quelque chose de l’ordre d’une totalité, d’une expansion et d’une discontinuité par le fragment.

23L’ubiquité devient encore sa forme d’apparition, de même que la série, la récurrence, ou encore les révolutions qu’Hélène Cixous place dans son titre. On y retrouve, en vrac, dans ses Révolutions pour plus d’un Faust : Faust, le Grand Faust (« il a grandi, il grandit encore […]. Le voilà maintenant à la taille de son projet. […] Il a maintenant deux ou trois mètres de hauteur »36), l’autre Faust, le deuxième Faust dont le Fou déclare « Il fut autre naguère, ses forces alors plus étroitement dépensées. Mais il est celui que jamais Soi-même ne satisfait. Il y a toujours encore un autre Faust. »37. On assiste à la division des Faust : d’abord « Faust se divise en deux, un Faust au visage blanc, un Faust au teint rouge »38, comme si quelque chose de l’asymétrie et de la duplicité de Méphisto s’incarnait cette fois en lui. Elle écrit alors les cheminements de ces deux Faust chromatiques et s’attarde sur le Faust rouge parti explorer les terres de Szechuan (Chine). Là le processus se multiplie à l’infini :

[Le Faust rouge] gagne les terres où le passé disparaît sous d’immenses champs de riz. Il se déplace bientôt, un dans cent millions, sur une page blanche, frémissante, riche de n’être et de n’avoir encore rien, jusqu’au futur antérieur. Ici-bas on perd sa trace. Un parmi cent millions. Ils s’appuient les uns sur les autres, courbés, vibrants d’efforts, cent millions d’échines, un seul effort, ils arrachent aux forces mortelles la moitié de la planète, la soulèvent. […] Faust n’est que cent millions d’autres39.

24Chez le cinéaste tchèque Jan Švankmajer, Faust devient un citoyen lamba, un Faust ordinaire, qui prend sa suite dans une machine à Faust aussi infernale que banalement ancrée dans une capitale européenne qui vaut pour n’importe quelle ville. Il faut voir ici le film en entier pour que le programme s’exécute : une fois celui qu’on prenait pour le protagoniste faustien mort, le film entreprend comme un bégaiement et remonte, remontre l’un des plans où ce dernier s’engageait sous un porche d’immeuble pour vivre son aventure faustienne, sauf qu’à l’écran, ce plan est cette fois filmé avec un autre acteur, maigre et chauve, autrement vêtu, mais incarnant tout autant que le premier une figure du citoyen – et du Faust – ordinaire. Ainsi, chevelu ou chauve, campé ou maigre, celui qui prend l’emploi de la figure mythique ne l’incarne plus par un corps aux traits constants ni remarquables, ou par la prestance de son costume de docteur. Il devient un corps banal, comme les autres, et moderne en cela. C’est là encore, chez Švankmajer, une occurrence de la figure du énième Faust.

25Cette pluralisation de Faust se conjugue avec la montée en puissance d’une autre figure essentielle du mythe : non le Diable, déjà légion en son principe, mais Marguerite, cantonnée au Faust I, dons la pâle figure peine à contenter des lectures féministes plus contemporaines. Chez Goethe, pour redonner au rôle féminin sa « puissance invaincue »40, il fallait en effet la ressaisir dans toute la généalogie féminine des Faust I et II, depuis la diversité des sorcières à Hélène de Troie41. Dans le Dr Faustus lights the lights de Gertrude Stein, c’est la protagoniste féminine qui porte la fable à son terme, et c’est elle qui se démultiplie face à un Faustus marqué par l’unicité et par l’impuissance : par son nom-même « I am I and my name is Marguerite Ida and Helena Annabel » comme par son énonciation redoublée « I am I »42, ce que reprend cette autre déclaration d’identité « I am Marguerite Ida and Helena Annabel »43. Ou, selon les mots de Marie-Claire Pasquier, « une identité deux fois double, un carré de miroirs, le trouble absolu. Le nom ne peut que se dire et se redire, puisqu’il ne se réduit jamais à une signification, qu’il ne se laisse jamais traduire, qu’il n’appartient pas au domaine commun. Le nom, c’est ce qui protège de la fosse commune »44. Le tournoiement de ces couples de prénoms articulés par la conjonction and (et qui relie aussi l’univers de Goethe à celle de l’écrivaine, autrice de Ida) trouve son éclosion finale dans la formule d’émancipation : « I can be anything and everything and it is always alright »45, tandis que la protagoniste sorcière récuse la tradition (être unie à Faust) et choisit une autre fin, un autre homme, s’alliant avec Mr Viper. Symptomatiquement, Faustus en vient d’ailleurs à nier ce nom quadruple : « never never never never will her name be Marguerite Ida and Helena Annabel never will her name be Marguerite Ida and Helena Annabel »46 ou encore « you say you are Marguerite Ida and Helena Annabel and I cannot see Marguerite Ida and I cannot see Helena Annabel and you you are the two and I cannot see you »47. Au moment de mettre en scène le livret d’opéra et de traduire cette ambiguïté de la protagoniste féminine, les choix sont multiples : une, deux parfois trois actrices (par exemple chez Robert Wilson, 1993) viennent incarner ce rôle, produisant dans ce dernier cas un « effet d'éclatement du sujet […] amplifié par le fait qu'il est difficile, parce que les voix sont modifiées techniquement, de bien distinguer qui parle et à qui appartiennent les voix. Cela crée même parfois une impression d'ubiquité et évacue tout sentiment d'angoisse »48 comme l’analyse Louis Vigeant. Cette pluralisation des Gretchen évoque le geste de la dramaturge Darja Stocker, dans sa pièce Nulle part en paix. Antigone. D’après Sophocle49, qui choisit à son tour de multiplier ses Antigones :

J’ai pris le parti de n’avoir pas une seule, mais trois Antigones dans la pièce. Et j’aurais même pu en avoir 5,7, voire plus de 20, car Antigone est davantage qu’un personnage, elle symbolise la lutte en faveur de toutes et tous les « sans deuil », comme les appelle Butler ; une lutte qui rend sensible au fait qu’il existe des personnes dont le deuil, ou la mort, n’importe pas.
Dans ma pièce, Antigone devient le projet d’une génération, qui ne rassemble pas seulement des membres de cette génération, mais toutes celles et tous ceux qui se reconnaissent en lui […]50.

26Or dans la ressaisie faustienne au xxie siècle (et post me-too), la question du féminin est essentielle et particulièrement sensible, car il est difficile de se satisfaire de la Gretchen goethéenne, voire même d’Hélène, des diverses sorcières du sabbat et de son traitement final de l’Éternel féminin pour explorer des protagonistes féminines contemporaines, ce dont les autrices et les auteurs du Faust augmenté sont totalement conscient.e.s, l’évoquant longuement dans une première réunion de travail, tenue le 26 novembre 2018 à Paris.

27George Thinès figure un cas à part, car ses Théorèmes pour un Faust articulent des passages entre les différents paradigmes faustiens, tout en plongeant son protagoniste dans une réminiscence complexe de la forêt vivante de Dante, à la fois comme au milieu du chemin (celui de sa généalogie et du chant 1 de l’Enfer) et dans la forêt d’âmes (les ombres, les acteurs et pourquoi pas le parterre même) du chant 13 de l’Enfer. Lui qui dans ses Prolégomènes envisage déjà des Faust postérieurs à celui de Marlowe comme des homonymes51, il pose d’entrée de jeu : « Ce poème de Faust, j’ai voulu l’appeler l’énième en raison de sa longue généalogie »52. « Faust énième »53 donc, qu’il écrit plus loin sous la forme de « (un) Faust » et dont il écrit « la généalogie » tout en mettant à l’épreuve « cette théorie des semblables »54 où Goethe lui-même est susceptible de faire figure d’« ancêtre mimétique »55 et où un mathématicien malicieux s’amuse à soustraire ou à additionner les personnages à eux-mêmes. Dans l’un de ses théorèmes, il revient d’ailleurs sur « l’ordination » de Faust et la relie à celle d’autres figures mythiques (Léonore I / II / III, et plus loin Desdémone I / II / III) qu’il ajoute à son poème :

Je n’ai pas de numéro d’ordre.
[…]
Pas d’opus en littérature et pourtant Amphytrion 38 est marqué comme Léonore III et le second Faust, de cette magie du numéro d’ordre qui affecte l’œuvre d’une étiquette princière. Mais au-delà de la fascination chiffrée, l’opus que je médite pour feindre de figurer au terme de la série avant que s’ouvre devant moi le futur livre satanique, prononce l’ordination de Faust. Monsieur le directeur du théâtre, méditez après moi ce vocable de statisticien et découvrez sous les espèces du nombre les ténèbres sacerdotales qui entourent le mage vagabond de Wittenberg, d’Ingolstadt et d’autres petites villes allemandes, bourgades sans importance maladroitement rendues sur les gravures de l’époque. Erreurs de perspective dans le dessin des remparts et des tours comme dans le dessein du Magister Georgius Sabellicus, Faustus junior.
Junior.
On ne lui connaît pourtant ni ancêtre
Ni père56.

28Sa réflexion se complexifie au fil de l’œuvre, générant toute une série paradoxale de Faust préfaustiens (« Prémonition de Faust déjà Faust. Annonciation de Don Juan déjà Don Juan »57), voire d’UrFaust ou de Faust zéro (« Dans le lit étroit le Faust zéro s’agite. / Il ne sera le premier Faust / Qu’en littérature ultérieure / Opus 1. »58). Goethe apparaît d’ailleurs en personne dans la séquence « Première apparition de Goethe », avec ce trait d’esprit propre à la fiction d’auteur évoqué plus haut consistant à se faire l’auteur des paroles d’un écrivain qui nous a précédé, en renversant le cours du temps : « J’ai fait parler Goethe / Goethe fait parler Faust »59. Quand Marlowe entre à son tour comme personnage, c’est l’occasion pour Georges Thinès de lancer cette observation pertinente liée à son activité critique60 que le protagoniste de Wagner est déjà un second Faust véritable, avant même celui de Goethe. Implicitement il suggère la présence de ces duos ou duels nombreux ménagés par Goethe dans les Faust I et II, voire des trios ou des séries plus complexes. Au terme de ce jeu des patiences des Faust, le poète sort de sa manche le Faust de la somme (celui de l’Éternel masculin) et celui de la réduction, le « Faustulus » (par paronymie avec le famulus et réminiscence de l’homonculus).

29D’autres Faust encore, tels Le Faust argentin (Actes Sud, coll. « Papiers », 1995) co-écrit par Alfredo Arias, René de Ceccatty, Jorge Schusssheim et Estanislao del Campo (dont le Fausto Criollo devient l’intertexte central et cité au cœur de la pièce), ou encore le Faust intertextuel de Roberto Gac (La Sociedad de los hombres celestes, publié en français en 2009, sous le titre La Société des hommes célestes), où les citations nombreuses d’autres Faust sont partie intégrante de la trame, font paraître des paradigmes de feuilletages et de palimpsestes faustiens indéfiniment déployés et déployables, à l’échelle n+1, exhibés comme en un jeu de poupées russes. On trouverait d’autres exemples de tels montages au théâtre. Mais ce sera là l’enjeu d’un autre sujet.

Pour conclure…

30Post Faust, post Goethe, post Europe que le Faust III ? Il ne l’est pas toujours, en tout cas pas uniformément et ce mouvement de dérive face son identité, de révolte contre son auteur le plus prestigieux et de déterritorialisation face à son local médiéval et germanique se met en place progressivement, au fil des œuvres qui cherchent à l’approprier et à le singulariser, veillant à sa redéfinition continue. Cherchant à sortir de sa tradition, il la réaffirme paradoxalement, en même temps qu’il l’étend, la complexifie, au risque de disparaître à son tour et de se rêver le dernier Faust. Pourtant la vivacité du son retour à travers de nouveaux paradigmes, jusque dans des œuvres contemporaines, montre la ténacité et la plasticité de la figure faustienne pour penser le monde. Figure transitoire, au même titre que l’étaient les Faust I et II, le Faust III laisse à présent place à des Faust marqués par une plus grande indétermination et indistinction de leurs traits définitoires. Cela les rend disponibles à des saisies inédites qui mettent la bibliothèque déjà très pesante à distance. Plus radicale encore est la décision de faire circuler les rôles, de redistribuer sur les autres laissés-pour-compte de la dramatis personæ goethéenne les feux de la rampe. Gretchen (comme Hélène) est particulièrement disponible pour un tel renouveau et pour générer de nouvelles matrices, des sororités révoltées. Mais d’autres encore attendent, dans l’ombre des deux Faust goethéens, qu’on leur prête attention. Les ouvriers exploités et hommes nouveaux pour le grand chantier meurtrier à la fin du Faust II (dans une scène souvent relue et réécrite au regard de la colonisation) sont aussi de ceux-là, tout comme le bestiaire nombreux (à l’heure où la réflexion sur l’animal, le végétal et l’humain se densifie), rendant l’espoir de coups de théâtre subits dans un vaste mythe qui sera un peu plus que seulement « faustien ».