Colloques en ligne

Yves Le Pestipon

Sollers, Sévigné, La Fayette : la plume, les femmes, le roman

1Le 5 juin 2014, dans Le Nouvel Observateur, Philippe Sollers a publié un article intitulé : « Une princesse de rêve ». Joli titre, et qui invite. L’article commençait ainsi :

Madame de Lafayette vous prévient : une femme, au xviiᵉ siècle, n’a d’existence qu’au couvent, ou entre un mari et une mère1.

2C’est affirmé au présent, sans précaution historique. Madame de La Fayette s’adresserait à nous, lecteurs d’aujourd’hui, et nous parlerait de femmes, d’existence, ou plutôt de restriction de l’existence, de possibilité pour une femme de prévenir, quant à la réduction d’existence des femmes, donc de se montrer consciente, et d’agir, par l’écriture publiée, jusqu’à aujourd’hui. L’article finissait ainsi :

Madame de Lafayette mathématicienne ? Sans doute. Ses romans sont des équations rigoureuses, esprit de finesse, esprit de géométrie. Pourtant, peu de mots suffisent à la décrire, ceux, par exemple, qu’elle envoie, le 15 avril 1673, à Mme de Sévigné : « Je voudrais bien vous voir pour me rafraîchir le sang ».

3C’est toujours écrit au présent, mais voici, cette fois, deux femmes – Madame de La Fayette et Madame de Sévigné – et de la critique littéraire.

4Ces passages sont extraits d’un article. Il ne s’agit pas d’un fragment tiré d’une fiction, domaine d’exploration de notre colloque. Or la critique littéraire, en principe, ne se veut pas fiction, de même que la fiction littéraire ne se veut généralement pas critique littéraire. Les lecteurs respectifs de l’une et l’autre distinguent. Ils jugent que la fiction invente avec liberté, sans notes de bas de page, qu’elle peut donner tout le champ désirable à la subjectivité, et qu’elle mêle les domaines sans volonté préalable de distinction, contrairement à la critique. Sollers lui-même, dans la liste publiée de ses ouvrages, distingue entre ses essais (souvent de critique littéraire) et ses romans. Nous serions donc hors de notre domaine en commentant d’entrée, pour sa franche liaison avec le xviiᵉ siècle, un article critique de Sollers, et non un texte de fiction.

5Justification : les romans et les écrits critiques de Sollers forment une « œuvre-texte2 », qui renvoie continuellement à elle-même. Ses romans sont riches en réflexions critiques sur la littérature et les arts, et cela de manière ostensible, jusqu’aux tout derniers, Le Centre, Trésor d’amour, L’Étoile des amants, et particulièrement L’École du mystère. Employer Rimbaud, Stendhal, Nietzsche, ou Dante, est une des activités récurrentes du narrateur sollersien, qui passe, sous diverses identités, d’un roman à l’autre :

Vous faites beaucoup de citations.
Ce ne sont pas des citations, mais des preuves.
Des preuves de quoi ?
Qu’il n’y a qu’une seule expérience fondamentale à travers le temps. Formes différentes, noms différents, mais une même chose. Et c’est là, précisément, le roman3.

6La critique littéraire de Sollers, quant à elle, ne se soumet guère aux normes universitaires. Pas de notes de bas de page. Peu de références précises. Des récits. Des traits d’esprit. Des coups d’éclat. Dans La Guerre du goût (1996), par exemple, l’article « Subversion de La Fontaine4 » cite un vers : « J’ouvre l’esprit et rends le sexe habile ». C’est délicieux. Osé mais pas de référence. Sollers ne dit pas que le vers vient du Fleuve Scamandre5, un des derniers contes de La Fontaine, ni que « sexe » ici veut dire l’ensemble des femmes que l’auteur des Contes rend habiles… On comprend que la critique universitaire lafontainienne se montre réservée et invoque peu l’auteur d’Un vrai roman dans ses colloques.

7La Fontaine se retrouve un peu plus tard en 2001, dans Éloge de l’infini, sous le titre « Philosophie de La Fontaine », logé entre Madame de Sévigné et Madame de La Fayette, que suit « L’œil de La Bruyère ». Coup tactique : un quatuor du xviie siècle français parmi d’autres auteurs de plusieurs siècles et de divers pays. Une femme, un homme, une femme, un homme. Cela fait musique : La Fontaine, La Fayette, La Bruyère, la, la, la... Interactions. Mouvements. « Formes différentes, noms différents, mais même chose » : du roman. « D’ailleurs Madame de Sévigné est toute roman : pas besoin d’écrire un roman, elle est elle-même un roman6 ». Jolie formule, romanesque elle-même.

8Chez Sollers, romans et critiques se mêlent, font même « mouvement7 », qui est expérience du temps au présent8, avec ceux qu’il appelle « les voyageurs du temps9 ». Ce mouvement est de « guerre », en particulier du « goût ». Il est « acte d’attaque10 ». Contre quoi ? Contre l’époque, la bêtise, l’inculture, en particulier l’ignorance des littératures anciennes, et aussi le savoir académique, refusant beaucoup trop la vie, les vases communicants, tout ce qui réduit l’existence. Des hommes, des femmes, de tous, de soi. Et cette guerre se joue dans la langue, romans, biographies, essais critiques mêlés.

9Voici encore Madame de Sévigné dans un entretien de Sollers à propos de Fugues, alors son dernier grand recueil d’articles critiques :

Bref, je ne vois pas l’apocalypse, je vois l’aurore. Je vis dans un splendide matin qui me met à disposition une archive considérable. […] La bibliothèque est mon alliée. Tenez, un exemple : le 14 juillet 1680, la marquise de Sévigné écrit à sa fille qu’elle a bien raison de corriger une maxime de La Rochefoucauld car il n’y avait qu’à la retourner pour la faire beaucoup plus vraie qu’elle n’est. Que dit La Rochefoucauld ? « Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison ». C’est une femme qui le dit à une autre femme. Ce que je vois se dessiner là, c’est une tout autre conception de la raison et de la force. Lautréamont dans Poésies ne fait pas autre chose que de retourner Pascal, La Bruyère11...

10Madame de Grignan et Madame de Sévigné ne sont pas, pour Sollers, femmes faibles, loin de toute pensée, et à existence réduite. Elles renversent La Rochefoucauld pour créer une maxime paradoxale. Ensemble, elles font, par l’écriture, par la langue, à la lettre, un « acte d’attaque ». Pour elles, ce n’est pas la force qui manque pour suivre la raison, mais c’est la raison qui est incapable de suivre la force. Notre raison est parfois trop lâche, trop faible, pour suivre la force qui est une donnée naturelle, heureuse, tout entière, selon Sollers, du côté de l’aurore. C’est le côté Nietzsche de Madame de Sévigné.

11Sollers considère avec joie, complicité, admiration, ces échanges écrits, pensés, voulus, de femme à femme, comme il le fait dans « Une princesse de rêve », quand il cite la lettre de Madame de La Fayette à Madame de Sévigné : « Je voudrais bien vous voir pour me rafraîchir le sang ». « Rafraîchir le sang » dit mettre le sang au présent vif, actif, renouvelé, comme d’aurore. La vie, les corvées d’existence, éloigneraient de cette fraîcheur première, toujours disponible cependant, à condition de trouver ce qui la réactive. Avec l’aide de la vivante vigoureuse pleine de sève ignée Sévigné, il est possible de se rafraîchir le sang. Au plus intime et violent, au plus discret et au plus rouge, et noble, au jus de la force.

12Cette phrase fait songer à des contes cruels, à Dracula, surtout à Élisabeth Bathory, la comtesse sanglante du début du xviiᵉ siècle. Madame de La Fayette, pour multiplier ses effets esthétiques, l’installait à l’extrême fin de sa lettre. Sollers l’installe de même à la fin de son article. Le sang au point fait tache et investit la page blanche, ou le silence. Il « silencie », pour employer un vieux verbe qu’aime Sollers. Cela fait rêver, mais de sang. On entre en fiction, en « mentir vrai », en littérature, donc, pour Sollers, réellement en roman.

13Un roman, en voici un : Trésor d’amour, qui date de 2011. Titre apparemment un peu niais : comment, au début du troisième millénaire, après quarante ans de révolution sexuelle, et plus d’un siècle de psychanalyse, oser pareil titre ? Dans ce roman, le héros narrateur voyage surtout à travers Venise, aux côtés d’une belle jeune femme amante, Minna. Il pourrait être fait résumé analogue de Medium : à Venise, une jolie jeune femme libre… Ou quasi pareil de L’Étoile des amants, à l’île de Ré, avec Maud, ou si l’on préfère, des Voyageurs du temps, à Paris, avec Lila. Le modèle romanesque est récurrent : 1) un lieu, généralement attirant, qui permet solitude et contact rapide avec le monde ; 2) un narrateur masculin cultivé, qui mène une existence discrète, secrète, légère, amusante, et qui n’a pas de rival, ni de père ou de mère épouvantable, ni de maladie ; 3) souvent aux environs une ou parfois plusieurs femmes disponibles, très actives, et cultivées ; 4) toujours une jeune femme talentueuse, belle, sans contrainte financière, prête aux expériences, qui dit « on y va », et jouit du « on y va », contrairement à la Princesse de Clèves, qui dit « non », et, parmi bien des morts, dont la sienne finalement, en tire l’avantage, post mortem, d’être un « exemple inimitable ». Voilà pour Trésor d’amour. Quatrième de couverture :

On vit donc à Venise, Minna et moi, à l’écart. On ne sort pas, on ne voit personne, l’eau, les livres, les oiseaux, les arbres, les bateaux, les cloches, le silence, la musique, on est d’accord sur tout ça. Jamais assez de temps encore, encore. Tard dans la nuit, une grande marche vers la gare maritime, et retour, quand tout dort. Je me lève tôt, soleil sur la gauche, et voilà du temps, encore et encore du temps. On se tait beaucoup, preuve qu’on s’entend.

14On est loin de Madame de Sévigné ou de Madame de La Fayette apparemment.

15Au cœur du roman, pourtant, cette dernière surgit :

Quoi qu’il en soit, après Mitterrand, sur lequel son jugement est très mitigé, je veux demander à Stendhal ce qu’il pense de l’actualité. Mais, cette fois encore, il dort. Je remarque le petit livre qui se trouve sur sa table : La Princesse de Clèves. Je lis sur son carnet de nuit ce qu’il a noté, de son écriture à peine lisible :
« Il y avait tant d’intérêts et de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part, que l’amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l’amour ».
Et aussi :
« Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que les déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas12 ».

16Plusieurs effets de sidération : Mitterrand, Stendhal, Madame de La Fayette… Contre la culture médiatique, symbolisée ici par le bavardage autour de Mitterrand, voici un « acte d’attaque ». Stendhal paraît, dormeur, lecteur. Le « je » s’empare de son carnet. Sollers par-dessus le sommeil de Stendhal lit La Princesse de Clèves. C’est le temps immédiat, mêlé, de la littérature, « l’Éternité » « retrouvée », « la mer mêlée/ Au soleil13 » : Madame de La Fayette mêlée avec Stendhal, et Mitterrand… Et, avec eux, deux citations remarquables déjà employées dans un article critique :

171) Une citation qui dit un rapport du corps au plaisir : ce qui plaît au corps donne plus d’agitation que les déclarations ouvertes de quiconque ne lui plaît pas. Le désir ne va pas toujours à l’ouvert, mais il va parfois à l’obscur. Le corps a une force que la raison ne suit pas. Tant pis. Tant mieux. « Mon corps n’a pas les mêmes idées que moi14 », écrivait Roland Barthes. Là est la raison du roman pour Sollers. Donc, pour lui, de Madame de La Fayette. Elle nous avertit, au présent, par delà les siècles, voire par delà Mitterrand, comme elle avertit le narrateur de Trésor d’amour à travers le sommeil de Stendhal. Fiction, vérité ? « Le monde est un marchand mêlé15 », dit La Fontaine.

182) Une citation qui dit le mélange entre affaires et amours avec dames partout. Elles se mêlent dans les romans de Sollers (au moins dès Femmes), chez Madame de La Fayette, chez Madame de Sévigné. Partout des affaires, partout des femmes, là où les affaires sont importantes, donc font vivre et surtout mourir. C’est là un des thèmes majeurs de Sollers, lancé bruyamment dès la première phrase de Femmes : « Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort16». Non pas à Nemours, qui n’en peut mais, ou même à Henri II, trompé par la duchesse de Valentinois, et qui meurt assez sottement dans un tournois, ou à Monsieur de Clèves qui n’a qu’à mourir, ni sans doute à Monsieur de Grignan, à Monsieur de Sévigné, lui très rapidement troué d’une épée, ou à La Rochefoucauld, bon à se faire retourner la maxime, mais aux femmes, qui, au pays des affaires, à la cour, à New York, dans le marché de l’art contemporain, font et défont les liens, trament, taillent, c’est-à-dire travaillent à la mort. La Princesse de Clèves est une démonstration implicite de la thèse de Femmes, et réciproquement.

19Chez Madame de Sévigné, une scène, plus que d’autres, fascine Sollers. C’est, dans la lettre du 20 octobre 1679, le récit des bouillons de vipères que prend Madame de La Fayette, car ils « lui redonnent une âme ». Non le sang, cette fois, mais une âme.

Comment ne pas penser à Sade en assistant à cette scène extraordinaire où Madame de La Fayette et elles se préparent des bouillons de vipères qui « redonnent une âme ». « On prend cette vipère, on lui coupe la tête, la queue, on l’ouvre, on l’écorche, et toujours elle remue. Une heure, deux heures, on la voit toujours remuer. Nous comparâmes cette quantité d’esprits, si difficile à apaiser, à de vieilles passions17.

20Sollers réinvente la lettre : Madame de Sévigné n’a pas écrit avoir pris du bouillon de vipères. Sa lettre raconte que Madame de La Fayette en prend. Sollers invente, fait roman comme l’indique d’ailleurs l’appel à Sade.

21Cette réécriture, quelques livres avant l’article « Madame de Sévigné à la lettre », ne pose pas problème à Sollers. Il fait fiction. Fiction critique, sans doute. Fiction tout de même, et, pour lui, éclairante, illuminatrice. La vérité, ici, est dans la connivence du xviiᵉ siècle, et de toujours, entre ces deux femmes, Madame de Sévigné, Madame de La Fayette, parmi les serpents. Non qu’elles soient serpents, tentées particulièrement par les serpents, mais elles trafiquent avec des serpents, en parlent, en font application morale. Ces serpents sont fables vraies pour ces femmes quand il s’agit de parler des « vieilles passions ». Voilà du La Fontaine, plus explosif que La Fontaine, un La Fontaine quasi performer, in anima vili.

22Sollers s’y connaît en femmes (dit-il). Il ne doute guère. Dans l’affaire des Lettres portugaises, par exemple, il croit que les lettres sont authentiques. Les preuves données par Deloffre ne le convainquent pas. Le « pâle Guilleragues » ne peut pas avoir écrit cela.

Il y a encore des controverses sur les origines et l’authenticité de cette correspondance unilatérale. Je la tiens, moi, pour authentique, car aucun homme (et certainement pas le pâle Guilleragues) n’aurait pu aller aussi loin dans la description de la folie amoureuse féminine18.

23Vérité, fiction… Peu importe : Sollers aime les femmes fortes, allant loin, audacieuses, volontiers de connivence, complices, créatrices, inventives, et coupant la tête aux vipères. Et il affirme fort son point de vue quant aux lettres de ladite religieuse : « Je les tiens, moi, pour authentiques ». La preuve, c’est à la fois lui et le monde. Et à cette jonction moi/monde, pour lui, se tient le roman, parfait accord entre un singulier radical (le sien) et le monde : il est beaucoup plus romanesque d’affirmer, au xxiᵉ siècle, que les Lettres portugaises sont authentiques, car c’est beaucoup plus provoquant, vivant, drôle, que d’agir, en critique, à la Frédéric Deloffre. Voilà qui est malin, littéralement et dans tous les sens.

24De ce point de vue, on comprend que Sollers aime attaquer, par Madame de La Fayette, dans un roman – L’École du mystère – une critique féministe américaine, qu’il invente, Marilyn, sans l’inventer, puisque Marilyn Yalom existe, et puisqu’elle a tenu, en 2013, les propos qu’il lui prête, à la sortie de son livre Comment les Français ont inventé l’amour :

Cette américaine m’échauffe. Je vois qu’elle cite Le Roman de la rose, Chrétien de Troyes et, dans la foulée, Laclos, Stendhal, Georges Sand, Musset (là, je me refroidis). Et puis surtout l’immortelle Princesse Clèves. Écoutez-la dans un entretien :
« Il se trouve que c’est en France que cette forme d’amour romantisé, passionnel et attentif, se vivifie et se raffine, les siècles passant. On voit apparaître au xviᵉ et surtout au xviiᵉ siècle “l’amour galant”, qui me semble une forme érotisée de l’amour courtois. L’homme français, qui n’est ni un séducteur latin brutal, ni un froid homme du Nord, se doit de respecter toute une étiquette dans sa conduite auprès des femmes. Un code de conduite fait de respect, d’attention, mais aussi de séduction et d’esprit festif ».
Et Marilyn ajoute :
« Du côté des femmes, la réflexion passionnelle se manifeste par une extrême connaissance des états amoureux. Pour moi, le grand livre du xviiᵉ siècle européen qui en décrit le mieux toutes les nuances psychologiques, déclinant ce qui relève de l’embarras, du trouble, de l’inclination, de la flamme, sans oublier la tendresse et la jalousie, est La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette ».
Marilyn m’émeut aux larmes. Vous avez bien lu : l’homme français n’est ni un séducteur latin brutal (Sade n’a jamais existé), ni un froid homme du Nord (Kierkegaard n’a rien écrit). Le french lover est donc, pour une américaine, l’amant idéal tempéré. Dans mes bras respectueux et festifs, Marilyn ! Mais pourquoi accuser le duc d’Aquitaine, le troubadour Guillaume IX de Poitiers, d’avoir été un « féodal brutal » heureusement civilisé en subissant le « joug » de l’amour ? Comme s’il ne s’était pas civilisé lui-même ! Critiquer le duc d’Aquitaine ! Ah, vous me blessez le cœur, Marilyn19 !

25Pour Sollers, les hommes français ne sauraient être des « french lovers » un peu fades, éduqués par les femmes… C’est que les femmes (françaises) n’aiment pas nécessairement les « french lovers ». Madame de La Fayette serait d’attaque, mais pas éducatrice d’hommes. Sa radicalité se signalerait par son style.

26De ce point de vue, très loin de Marilyn, elle fait couple avec Madame de Sévigné. Ces deux femmes se fréquentent, sont complices, sans doute rivales. Elles sont fortes. Lucides, drôles, et discrètement secrètes. Elles avancent masquées. Liées aux souvenirs de la Fronde, à une aristocratie alors dominée par le Roi Soleil, mais nostalgique de sa liberté, et subtilement rebelle, toutes deux écrivent, et pas pour éduquer les hommes à la civilité. L’une écrit surtout des romans, l’autre écrit des lettres. De l’indirect. Du direct. Du fictif. Du vrai. Mais vrai et fictif se mêlent. La fable « sous les habits du mensonge nous offre la vérité20 ». Elles ne publient officiellement pas, mais chacune ose, de manière durable, inventer un style (comme Sollers). Mêlées de tout, et à distance, environnées d’amis subtils, amants peut-être mais sans qu’on sache rien. Pas de scandale. Pas de peur. Du plaisir certainement. Du moins, pour écrire. Ces deux femmes sont du xviiᵉ siècle, époque souvent figée dans des images fausses par les gens incultes ou les pédants, ce qui revient presque au même pour Sollers, mais son xviiᵉ siècle vit grâce au savoir actif, au goût, donc au style. Madame de Sévigné fait ainsi partie des « camarades de navigation » :

Les camarades de navigation sont Retz, Sévigné, Saint-Simon, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Proust, Céline. Il y a du fleuret dans l’air, plein de sommeils inspirés, de la fronde, des escales, des traversées21

27Navigation : expérience consciente du complexe présent, ontologie horizontale déployée. Souvenir d’Homère, de Joyce, et pensée de tous les présents offerts aux voyageurs du temps. Une seule femme, parmi tous ces hommes écrivains : Madame de Sévigné.

28Madame de La Fayette, en revanche, n’est pas « compagnon de navigation ». Sollers a ses raisons :

« L’amour est une chose incommode » écrit bourgeoisement Mme de La Fayette à son confident Ménage. Au fond, c’est ce que tout le monde pense. On aimerait prouver le contraire, pourtant22.

29Sollers entretient une distance avec Madame de La Fayette mais elle lui plaît, parce qu’elle a réussi à incarner dans son roman le plus fameux, l’inverse exact, et, du coup, l’analogue, des jeunes femmes qu’il met en roman : Minna, Lila, Maud, et les autres… Elles disent « oui ». La Princesse de Clèves dit « non ». Elles vivent. Elle meurt et fait mourir. Il ne lui en veut pas :

La marquise de Merteuil sera l’anti-Princesse. Mais que n’aurait pas été la vie de Madame de Clèves si elle avait basculé. On n’ose pas l’imaginer, mais en tout cas plutôt Juliette que Justine. Le moment ne s’y prêtait pas, voilà tout23.

30Sollers n’invite à copier ni la Princesse de Clèves, ni Madame de Merteuil. Il s’agit pour les femmes, et pour les hommes, en guerre et par des pactes, de vivre au présent, dans le vierge et bel aujourd’hui, sans idolâtrer quelque passé que ce soit, avec le maximum de liberté possible, tout en accomplissant l’excellence des présents antérieurs, ce qui est l’œuvre heureuse des « Voyageurs du temps ».

31Les femmes sont au principe de ses livres24 au moins depuis Femmes et jusqu’à Centre, son tout dernier roman. Il les aime vives, libres, au courant, dans le courant, courant, mais aussi discrètes, voire secrètes, impénétrables et s’abandonnant volontiers à Casanova ou à lui. Ces femmes sont, pour lui, éminemment civilisées et sauvages.

32Au xviiᵉ siècle, il élit Madame de Sévigné et Madame de La Fayette, en partie contre le xviiᵉ siècle, qui est à ses yeux, malgré Pascal, Venise, et Couperin, trop souvent siècle à pouvoir, à académies, à hommes. Il n’est guère attiré par les libertins du premier xviiᵉ siècle. Le Parnasse satyrique n’est pas sa lecture favorite, parce qu’il lui préfère les Mémoires de Casanova ou Point de lendemain. Il n’est pas non plus attiré par le xviiᵉ siècle mélancolique, objet de culte pour Pascal Quignard. S’il aime le noir, c’est celui du « soleil noir25 » de Bossuet qui illumine paradoxalement les ténèbres, ou bien le « sombre plaisir d’un cœur mélancolique », qui s’accorde, au point extrême, avec l’amour du « jeu », des « livres », de la « musique26 »… Pas de fascination pour les femmes de l’affaire des poisons, voire pour la Montespan, ni même pour la Maintenon. À ces maîtresses régnantes du siècle, il préfère ces écrivaines cultivées et sauvages, discrètes, au courant directement de tout, donc d’elles, et qui aiment l’une par l’autre « se rafraîchir le sang ». Il joue le rouge contre le noir, et Sévigné, La Fayette, quelque peu contre Racine, qu’il n’emploie guère.

33Ces femmes à plumes font couple, en tension (l’une n’est pas l’autre), séduisant et efficace, discret, tout « école du mystère » dans son « œuvre-texte ».

34Il n’en fait pas les héroïnes de romans historiques, voire de biographies à sa manière. Tel n’est pas son sujet, son objet, son projet. Il les fait apparaître, clignotantes, décalées, décapantes, ici et là, au hasard calculé de ses textes. Leur double figure aide à sentir comment fonctionne son œuvre, et elle produit, en retour, un éclairage intéressant sur le xviiᵉ siècle, ou, du moins, sur des pratiques possibles avec le xviiᵉ siècle. Sollers fait vibrer les catégories de l’histoire littéraire, dont celle, particulièrement fameuse, du « grand siècle ». Il écrit de sujet à sujet, par des sujets faisant à la lettre vivre l’esprit en des corps. Telles sont pour lui mesdames de Sévigné et de La Fayette.

35Introduire dans ses histoires ces femmes, c’est pour Sollers, une des mille et tre manières de mener, à l’infini, et avec toutes sortes de fugues, ce qu’il nomme « la guerre du goût ».

36C’est une expérience des limites, au bord de la crise de nerfs, et, parfois, comme lors de ce colloque, en plein château des siècles croisés, à Bordeaux.