Colloques en ligne

Arnaud Welfringer

Racine, “un supermarché du chagrin d’amour”. Nathalie Azoulai et la critique racinienne

1Au début du roman que Nathalie Azoulai a publié en 2015 sous le titre Titus n’aimait pas Bérénice, un homme, Titus, quitte son amante, Bérénice : « Titus aime Bérénice et la quitte. / Titus quitte Bérénice pour ne pas quitter Roma, son épouse légitime […] » (9)1.

2On aura reconnu, je crois, l’intrigue de Bérénice de Racine, qui fait ici l’objet de ce que Genette nomme une transposition diégétique2 : le cadre spatio-temporel est transposé de la Rome impériale du ier siècle au Paris de ce début de xxie siècle. Peu de temps après cette séparation, l’héroïne, dans une conversation, « entend, Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! » (12), vers qui consonne immédiatement avec son chagrin. Elle se plonge alors dans le théâtre de Racine, pour en mener une lecture que je qualifierai de spéculaire, puisqu’elle fait de cette œuvre un miroir d’elle-même et de ses « humeurs » :

Selon les jours, elle cite Captive, toujours triste, importune à moi-même, Peut-on haïr sans cesse et punit-on toujours ? ou Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. Ou encore, Je demeurai longtemps errant dans Césarée. Elle trouve toujours un vers qui épouse le contour de ses humeurs, la colère, la déréliction, la catatonie... Racine, c’est le supermarché du chagrin d’amour, lance-t-elle […] (13).

3Cette dernière formule rend exactement compte de ce que l’héroïne fait du théâtre de Racine : comme au supermarché, elle y trouve, en libre service et en abondance, des rayonnages entiers de vers détachables, capables de dire avec justesse sa propre douleur. Le théâtre de Racine devient des Fragments d’un discours amoureux, dans lesquels piocher. Le roman commence ainsi par mettre en scène une pratique de lecture courante, qui consiste à rapporter le texte lu à la vie intime du lecteur, et qui s’émancipe des exigences historiques et philologiques de la critique professionnelle.

4Mais, assez rapidement, le récit bifurque vers tout autre chose ; l’héroïne en vient à s’interroger sur Racine lui-même :

Elle veut comprendre d’où viennent cette rage, ce désir brut. On lui répond des Grecs, des Latins, de l’époque, tout le monde écrivait comme ça. Elle dit, non, pas uniquement.
Ne va pas t’imaginer des choses sur lui ! la prévient-on quand
elle se demande qui au fond était ce type qui a su si bien décrire l’amour des femmes (16-17).

5C’est pourtant précisément ce que va faire l’héroïne : « s’imaginer des choses sur Racine ». Car au bout de dix pages,le roman devient un récit de la vie de Racine, qui va occuper la majeure partie du roman (à deux passages près, j’y reviendrai), récit en focalisation interne selon le point de vue de Racine, ou plutôt de « Jean », puisque c’est ainsi qu’il y est nommé. Par commodité, j’appellerai désormais Vie de Jean cette seconde partie du roman, qui en constitue en fait la quasi-totalité ; et je désignerai la première partie, la réécriture de Bérénice à l’époque contemporaine, par le titre de Bérénice 21, sur le modèle canonique d’Ulysse 31, qui est lui-même, comme chacun sait, une transposition diégétique de l’intrigue de l’Odyssée au xxxie siècle.

6Quel rapport ces deux parties entretiennent-elles ? La question est thématisée au sein même du récit, par l’héroïne :

Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée. C’est absurde, illogique, mais elle devine en Racine l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin, rocher de Gibraltar entre les sexes. Mais cela, elle ne l’avoue pas. Officiellement, elle veut quitter son temps, son époque, construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes (18).

7Le lien entre ces deux questions a en effet quelque chose d’« absurde [et] illogique3 », comme est peu claire la relation entre les deux récits que contient Titus n’aimait pas Bérénice : d’une part, un récit d’une lecture spéculaire de l’héroïne qui privilégie, selon les termes d’Umberto Eco, l’intentio lectoris ; et, d’autre part, une fiction biographique dans laquelle l’héroïne s’efface et qui spécule sur l’intentio auctoris4.

8Je ferai d’abord l’hypothèse que la Vie de Jean permet, par la fiction, de développer une interprétation de l’œuvre de Racine, interprétation qui vise à autoriser la lecture spéculaire de Bérénice 21. La Vie de Jean relève ainsi du genre de la « fiction d’auteur », qui, tel que l’a défini Sophie Rabau5, s’efforce de pallier l’absence de l’auteur, qui ne peut jamais venir garantir en personne l’interprétation que le lecteur donne à son œuvre. La fiction offre une voie « paradoxale et privilégiée6 » pour combler cette absence : paradoxale, parce qu’elle abandonne « l’exactitude de l’information » au profit de l’invention ; mais privilégiée, « parce qu’elle n’est pas entravée par les faits, la fiction permet à l’interprète, et au lecteur, une réparation sans limite de l’absence auctoriale7 ». La fiction permet de délivrer un sens à l’œuvre en attribuant celui-ci à l’auteur lui-même. Mieux vaut toutefois l’annoncer d’emblée : l’interprétation du théâtre racinien que développe la Vie de Jean peut décevoir. On peut la résumer ainsi : si Racine « a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes » et ainsi produire une œuvre qui est pour sa lectrice un « supermarché du chagrin d’amour », c’est tout bonnement parce qu’il a lui-même recherché la passion brûlante et fait l’expérience, intensément, du chagrin et de la perte.

9Je montrerai dans un deuxième temps que, si Titus n’aimait pas Bérénice est une histoire de passion, c’est aussi, plus secrètement, l’histoire d’une antipathie, qui pourrait s’intituler Nathalie Azoulai n’aime pas la critique universitaire. À cet égard, cette fiction d’auteur qui vise à légitimer une lecture spéculaire a peut-être ceci de singulier qu’elle confronte en réalité deux modes d’appropriation des textes de l’âge classique : celui, fictionnel, qui nous occupe dans ce volume ; mais aussi un mode d’appropriation sérieux, celui des lecteurs professionnels des textes du passé. Titus n’aimait pas Bérénice pourrait être un bon exemple pour situer les fictions de l’âge classique comme l’autre de notre propre pratique d’écriture – ou, au contraire, pour mettre au jour leur éventuelle proximité.

10Toutefois, et ce sera mon dernier point, Bérénice 21 constitue aussi, en elle-même, une réécriture de Bérénice, qui entend en quelque sorte améliorer la tragédie de Racine, mais à partir des résultats de l’enquête biographique fictionnelle : donner la Bérénice qu’aurait dû composer Racine – ou plutôt, donc, « Jean ».

La Vie de Jean, une fiction d’auteur autorisant l’interprétation de Bérénice 21

11La Vie de Jean se présente comme le récit d’une quête. « Jean », qui a appris à composer des vers en traduisant et en imitant les auteurs grecs et latins à Port-Royal, éprouve en effet une insatisfaction, qu’il formule notamment dans ses conversations avec son ami « Nicolas » (comprendre : Boileau) ; non sans incompréhension de la part de celui-ci.

Il n’attend pas qu’on le comprenne, seulement qu’on lui oppose un mur, une résistance contre laquelle fourbir ses armes et préciser ses idéaux. Y compris sur l’amour. Que peut-il en dire, lui qui n’a connu que celui de Dieu et encore ? Pourra-t-il construire des intrigues sur un sentiment qu’il n’a fait que lire ? […] Nicolas lui assure que ses lectures devraient suffire, Jean l’approuve tout en songeant que quelques sensations réelles feraient peut-être la différence, que ce soit lui qui les éprouve ou qu’il les observe chez un autre.
Voudriez-vous que je vous aide en tombant amoureux ? se moque Nicolas (139-141).

12La rencontre avec Marquise du Parc, comédienne qui devient la maîtresse de Racine, est alors décisive : Racine y ferait l’expérience d’une passion violente et jalouse, à l’origine de son œuvre, et d’abord d’Andromaque, donnée pour cette raison comme la première véritable tragédie racinienne. Mais la mort de Du Parc, alors qu’elle tente d’avorter de l’enfant de Racine qu’elle porte, amène « Jean » à formuler l’interprétation que Bérénice 21 a donnée de son théâtre :

Pour se consoler, Jean instruit des comparaisons. Il se répète, par exemple, que l’errance de Didon est encore plus douloureuse que la sienne […]. C’est pathétique, mais il ne trouve rien d’autre : comparer sa douleur à celle d’une héroïne, soupeser les deux souffrances, passer par la fiction pour supporter la réalité. Il revient donc au chant IV de l’Énéide comme on se blottit dans un vieux manteau. […] S’il parvenait […] à mettre des mots à lui sur cette souffrance, il fabriquerait son antidote, saurait y revenir chaque fois que nécessaire, chaque fois que le chagrin viendrait le lancer, celui-ci ou un autre. Son antidote et celui du monde entier (175, je souligne).

13Une relation d’analogie s’établit entre Bérénice 21 et la Vie de Jean : de même que Bérénice 21, affligée par la séparation d’avec son amant Titus, passait par les fictions de Racine pour se consoler, Racine affligé par la perte de sa maîtresse passe par la fiction de Virgile pour faire son deuil. La lecture spéculaire que pratique Bérénice 21 se trouve ainsi dotée d’un illustre précédent. Mais cette relation d’analogie, métaphorique, se double rapidement d’une relation métonymique, de cause à effet : si Bérénice 21 peut trouver dans le théâtre de Racine un antidote à son chagrin, c’est en réalité parce que Racine a voulu que son œuvre soit précisément cela.

14Aussi trouve-t-on un nouvel écho aux questions que se posait Bérénice 21 quand la Vie de Jean rend compte du triomphe de Bérénice, sous la forme encore d’une discussion entre « Jean » et « Nicolas » :

Toutes les dames ont pleuré, lui dit Nicolas. C’est un triomphe. Elles citent vos vers à tout bout de champ. Elles sont là, pépiant, et brusquement elles déclament, graves, habitées, de vraies pythies. Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte ! On dirait bien que vous avez réussi là quelque chose… Je ne sais pas quoi mais très certainement quelque chose…
Que les femmes de France qui emplissent désormais les théâtres aient besoin de mes vers pour parler de leur amour… Pour elles-mêmes, devant les autres (208).

15La fiction a ainsi pour effet de montrer que la lecture que faisait Bérénice 21 du théâtre de Racine est historiquement attestée, identique à la réception des premières spectatrices de Bérénice en 1671, mais aussi exactement conforme à ce que recherchait Racine lui-même : faire « que les femmes […] aient besoin de mes vers pour parler de leur amour ».

16Un dernier épisode achève d’autoriser fictivement cette interprétation. La formulation en est confiée à un lecteur doté d’une autorité éminente, mais pas exactement dans le champ de la critique littéraire, puisqu’il s’agit de Louis XIV. Dans un entretien privé, celui-ci déclare à « Jean » : « Vous essayez d’entrer dans le corps d’une femme, et c’est ce qui est admirable. » C’était, on s’en souvient, ce que « devinait » Bérénice 21, pour qui Racine était « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin, rocher de Gibraltar entre les sexes » (18). À quoi le roi ajoute : « Peut-être un jour une femme fera-t-elle l’inverse, mais celle qui aura cet aplomb n’est pas encore née » (215). On appréciera au passage « l’aplomb » (et le caractère métaleptique) de cette allusion à la romancière, en effet « pas encore née » vers 1670, qui a su « entrer dans le corps d’un homme » en racontant la vie de « Jean » de l’intérieur. À la suite de cet entretien, « Jean » se sent investi par le roi d’une « mission inouïe » (215), et interroge individuellement quantité de femmes pour recueillir les mots qu’elles emploient pour dire leur peine amoureuse.

Il note, souligne, les fait revenir sur tel ou tel mot. Vous avez utilisé le terme « déchirure », pourquoi ? Décrivez-moi cette « épouvante », survenait-elle plutôt le jour ? la nuit ? Et cette jalousie, quand vous prenait-elle ? De la même façon qu’il annotait Sénèque ou Quintilien, il appose ses commentaires en marge, à toute vitesse pour ne pas perdre une miette de leur confession (215-216).

17« Jean » va ainsi, en quelque sorte, enquêter sur le terrain ; Racine devient le premier dramaturge naturaliste, un Zola du chagrin d’amour, qui n’hésite pas à payer de sa personne : « selon son humeur, il les raccompagne ou les invite dans sa chambre » (217). Dramaturge, ou plutôt poète naturaliste : l’enquête de terrain de « Jean » porte exclusivement sur les mots qu’emploient les femmes blessées. Le roman anticipe toutefois l’accusation prévisible d’anachronisme que ne manquerait pas de faire un historien, en déléguant cette objection à la Champmeslé :

Indignée par sa nouvelle méthode de travail, Marie s’emporte. Depuis quand un auteur s’abaisse-t-il à confesser des femmes ordinaires ? Où a-t-on vu que la poésie se nourrissait de la réalité ? (217)

18Cette fois, ce n’est pas Boileau, mais l’amante de « Jean » qui formule cette objection, et tout est fait ici pour que le reproche puisse être imputé à la seule jalousie. Peut-être doit-on comprendre que le même reproche que pourrait faire l’historien de la littérature à Nathalie Azoulai en ce point, serait lui aussi motivé par la jalousie, jalousie à l’égard d’une rivale qui se considère sans nul doute plus proche que lui du « vrai Racine ».

Pour Sainte-Beuve, contre Georges Forestier

19Cette fiction d’auteur peut faire sourire tout chercheur qui a été formé à la lecture du Contre Sainte-Beuve et de pages fameuses de Barthes et de Foucault sur la notion d’auteur. Elle m’a surtout d’abord déçu, parce qu’elle m’a semblé s’écrire dans l’ignorance complète de la critique racinienne depuis un bon demi-siècle, en particulier des recherches de Georges Forestier, qui a rapporté la singularité des tragédies de Racine non pas à la biographie sentimentale de celui-ci, mais à son innutrition des textes antiques et à sa méditation studieuse des principes du genre8.

20Pourtant, le propos de cette Vie de Jean n’est en rien l’effet de la naïveté ou de l’ignorance. L’interprétation se développe, tout au long du roman, en opposition implicite, mais évidente pour qui les connaît, précisément aux travaux de Georges Forestier. Titus n’aimait pas Bérénice, c’est aussi Nathalie Azoulai n’aime pas Georges Forestier.

21L’opposition est patente d’abord en ce qui concerne la question du rapport de Racine aux Anciens. J’ai déjà rapporté l’un des nombreux échanges entre « Jean » et « Nicolas » qui ponctuent le roman ; Boileau y apparaît systématiquement comme un esprit un peu étriqué, qui objecte systématiquement aux interrogations de « Jean » une même idée : l’imitation des Anciens suffit pour dire la passion. Or cette thèse, pour qui est familier de la critique racinienne, est immédiatement reconnaissable : Georges Forestier en est aujourd’hui le principal défenseur.

Rien n’est plus étranger à l’art du xviie siècle que le cri de Flaubert, « la Bovary, c’est moi ». Bérénice, Roxane ou Phèdre, ce n’est pas Racine, ou l’une des facettes enfouies de Racine qui se révélerait par l’écriture : c’est […] Ovide et ses Héroïdes ; au-delà, c’est Virgile et la Didon de son Énéide ; et au-delà encore, c’est l’ensemble de la tradition élégiaque gréco-latine. C’est l’imprégnation littéraire de l’art de dire la passion et le désespoir amoureux […] Point n’était besoin d’être amoureux pour prêter ces sentiments à des personnages de théâtre. Il suffisait d’être bon lecteur9.

22Dans Titus n’aimait pas Bérénice, le personnage de Boileau est ainsi un moyen d’inscrire intradiégétiquement, dans le cadre historique du xviie siècle, la position critique soutenue aujourd’hui par Georges Forestier – et de commencer à la réfuter, puisque le Boileau de Nathalie Azoulai ne comprend rien au génie racinien.

23Mais la meilleure réfutation de cette thèse consiste, pour Nathalie Azoulai, à faire voir (à imaginer) Racine à l’œuvre lorsqu’il écrit tel ou tel vers. Ainsi durant la composition d’Andromaque : « Jean » élabore les répliques de sa pièce au fur et à mesure de ses répétitions avec Du Parc, qu’il ne ménage pas au cours de ces séances de travail ; ce qu’elle supporte avec une placidité insupportable à son amant :

Il […] lui fait reprendre dix fois, vingt fois le même vers sans qu’elle ne lui adresse jamais le moindre reproche, pas même un regard agacé. Si elle l’aimait, elle ne supporterait pas un tel manque d’égards. Il s’emporte, incrimine son indifférence. Elle se récrie pour la énième fois, dit que cela n’a rien à voir avec l’amour, que c’est du travail […]. Après chaque séance, il récrit ses vers, s’immerge dans le tout petit morceau de Virgile qui les lui a inspirés, malaxe sa traduction pendant plusieurs heures, avant de les lui faire parvenir par billet spécial. L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme. Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux… (163).

24Nathalie Azoulai propose une fiction génétique de deux vers qu’adresse Oreste à Hermione dans Andromaque10, vers donnés comme le résultat d’une patiente réécriture des Anciens. Mais la fabrique de ces vers suit les accusations d’indifférence que « Jean » adresse à son amante, en lui faisant valoir qu’un amour véritable ne supporterait pas le traitement impitoyable qu’il lui inflige. Les deux vers d’Andromaque en acquièrent une autre lisibilité : ils deviennent implicitement la transposition directe des reproches jaloux que Racine tenait à sa maîtresse. Les vers raciniens sont certes le produit d’une réécriture des Anciens, comme l’affirme Georges Forestier, mais ils ont aussi (comprendre : surtout) une origine intime et passionnelle, plus décisive. Et voilà pourquoi une lectrice d’aujourd’hui peut reconnaître son « chagrin d’amour » dans les vers de Racine, et non dans ceux des autres dramaturges classiques qui pourtant réécrivent eux aussi les Anciens.

25Un tel épisode a toutefois une autre vertu : il entend montrer que Racine compose ses tragédies par petits morceaux, par groupes de quelques vers, à ce titre dotés originellement d’une certaine autonomie : ils ne seraient attribués qu’ensuite à tel ou tel personnage et disposés dans l’intrigue. Ce faisant, c’est la fragmentation des tragédies en une collection de vers (en un « supermarché ») qui se voit autorisée par de tels passages de la Vie de Jean – au détriment de la dispositio, de l’agencement des intrigues.

26Or, sur ce point également, Nathalie Azoulai prend l’exact contrepied des travaux de Georges Forestier. On le sait, sous le nom de « génétique théâtrale », la démarche de celui-ci s’appuie sur la poétique du genre tragique et les préfaces de Racine pour reconstituer, étapes par étapes, la manière dont Racine a procédé pour organiser l’action de chacune de ses pièces. Georges Forestier va jusqu’à considérer que l’effort créateur de Racine réside essentiellement dans ce travail d’agencement de l’intrigue, et relègue par là les thèmes amoureux ou politiques au rang de simple « broderie11 ». Cette thèse s’autorise notamment d’une phrase attribuée à Racine par son fils Louis : « Quand il entreprenait une tragédie, il disposait chaque acte en prose. Quand il avait lié toutes les scènes entre elles, il disait : “Ma tragédie est faite”, comptant le reste pour rien12 ».

27Nathalie Azoulai n’ignore nullement cette phrase, ni l’importance que donne la critique racinienne contemporaine à la question de la composition dramatique. Elle l’aborde dès le récit de la conception de la première tragédie de Racine, La Thébaïde.

[Jean] rédige d’abord chaque scène en prose, pèse, soupèse les équilibres, les distances, explore le champ de l’action dramatique en physicien, arbitre entre les forces. […] Il trouve l’opération difficile, plus corsée que tout ce qu’il a jamais composé, et rêve du moment où il n’aura plus qu’à mettre en vers et à retrouver le confort de l’habitude. Il n’aura qu’à trier son vocabulaire, ses figures, comme il fait depuis des années alors que régler les actions des personnages, relier deux scènes, c’est autre chose. Chaque soir, il pense qu’il va enfin se mettre à versifier le lendemain, mais au matin, il corrige un élément qui l’oblige à tout reprendre. […] Son plan s’améliore. Il l’étale sur la table comme un architecte, le réexamine morceau par morceau, et voyant que sa main tentée encore d’amender n’amende plus, il considère qu’il est solide. Il bondit de son siège, s’écrie que sa tragédie est faite. Il n’en revient pas, arpente la pièce pour se calmer. À ceux qui considèrent le théâtre comme une activité légère, galante, il pourra répondre désormais qu’il ne s’est jamais senti plus à la peine, qu’une pièce n’a rien à voir avec une ode, que c’est du gros œuvre que de disposer les scènes et les actes. […] Ce ne devrait plus être bien long. Il s’enferme, cisèle ses vers avec le sentiment renouvelé que le plus dur est derrière lui (129-130 ; je souligne).

28Nathalie Azoulai donne ici une fiction génétique de la phrase attribuée à Racine par son fils, mais qui inverse complètement la signification que Georges Forestier y décèle. Le travail de composition dramatique est ici donné comme une « peine », une contrainte imposée de l’extérieur, par le genre tragique, au génie proprement poétique de « Jean ». À l’inverse, la versification est présentée ici comme ce pour quoi « Jean » éprouve le plus de facilité, de goût et de désir, impatient qu’il est ici de pouvoir « ciseler » ses vers. On ne s’étonnera pas que Nathalie Azoulai réécrive ici la totalité des deux phrases fameuses de Louis Racine à l’exception de la clausule « comptant le reste pour rien » : c’est que « Jean » ne « compte » pas du tout « pour rien » le travail sur la diction, et le place bien au-dessus du travail sur la fiction, sur l’agencement de l’intrigue. L’héroïne de Bérénice 21 se voit ainsi à nouveau justifiée de sa lecture qui fragmente les tragédies en en isolant des vers, dans une relative indifférence à leurs intrigues – et cela contre les analyses de Georges Forestier.

29On dira que la « peine » à composer qu’Azoulai attribue à Racine tient à ce que La Thébaïde est sa première tragédie. Voyons ce qu’il en est de la composition de Bérénice, au moment où « Jean » est en pleine possession de son art.« Au bout de quelques semaines, [Jean] tient un mouvement d’ensemble lent et circulaire. Tout mènera à l’annonce de la décision de Titus, ce sera l’événement annoncé et retardé » (184). Le roman isole d’abord une scène de Bérénice : « l’annonce de la décision de Titus », qui de fait constitue le sujet même de Bérénice tel que Racine le trouve dans Suétone (le fameux invitus invitam), et qui lui donne la scène 5 de l’acte IV, soit (presque) son dénouement. On est au plus près ici de la génétique théâtrale de Georges Forestier, qui pose que Racine compose ses tragédies à rebours, en partant du dénouement hérité de la tradition, pour remonter ensuite progressivement, de causes en causes, vers ce qui pourra alors constituer le point de départ de l’action. Mais Nathalie Azoulai s’écarte rapidement des analyses de Georges Forestier :

Avant il y aura eu l’attente plaintive puis l’instant de bonheur parfait, furtif, éclatant, mirage de cristal dans la nuit noire, De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur, la voix légère de Bérénice heureuse, comblée, un instant, si parfaitement comblée qu’elle confondra le bonheur et la crédulité, la plénitude et le vertige (184-185).

30C’est l’acte I de Bérénice qui est ainsi résumé, avec la tirade euphorique de l’héroïne qui le conclut13. Le début de la tragédie n’est pas déduit au terme du processus de composition : il est déterminé a priori, par symétrie avec le dénouement, et mis sur le même plan que lui : ce sont les deux « pics » (185) de la pièce. En donnant à la scène 5 de l’acte I une importance comparable au dénouement, Nathalie Azoulai attribue à Racine un choix de composition obéissant non pas au principe logique de causalité régressive, mais à un principe formel de symétrie inverse, entre deux « pics » d’émotions opposées. Ce principe de symétrie est lui-même soumis à une intention de sens : « À tel point qu’on pourra conclure de sa pièce que l’amour ne donne jamais qu’un instant de bonheur, fugace et démenti » (185). Nathalie Azoulai attribue ainsi à Racine une pratique de composition non pas dramatique, mais « poétique » (c’est l’élaboration d’une « forme-sens » unique et singulière, non d’une tragédie soumise à la poétique du genre) ; et également « mimétique » :

Je raconterai tous les cahots de l’abandon, celui qui ne peut pas s’admettre, invente, implore, puis qui s’admet et rugit, avant de plonger l’âme dans la mort, de couper tous les fils qui la reliaient encore, pour l’installer dans une immobilité parfaite (185).

31Dans toutes ces citations, la composition de Bérénice est décrite selon des métaphores géographiques et spatiales (« un mouvement circulaire », « tout autour, les terres vastes et désolées de l’abandon », les « pics », « la chute, en spirale », 184-185), et la tragédie devient ainsi moins le déploiement temporel d’une intrigue que le parcours spatial d’un paysage, moral ou sentimental. La Bérénice de « Jean » est alors moins une tragédie qu’un tableau : celui, donc, de « tous les cahots de l’abandon ». La composition de Bérénice selon Nathalie Azoulai est ultimement commandée par une volonté de représentation de la vie passionnelle. Une telle interprétation met de côté les problèmes de composition proprement dramatique ; est significatif, à cet égard, le fait que pas un mot n’est dit du personnage d’Antiochus : or celui-ci, en tant que messager entre les deux amants, permet notamment de retarder « l’annonce de la décision de Titus » à Bérénice, et ainsi de remplir et lier les cinq actes14.

32Mais, ici encore, Nathalie Azoulai n’ignore pas les thèses critiques qu’elle entend réfuter fictivement. Elle allude nettement au principe de composition régressive de Georges Forestier :

Jean entame la versification de sa Bérénice dans un état de détermination qu’il n’a jamais connu. Il regarde ses actes comme les pans d’un vêtement, qu’il doit coudre avec des fils tantôt lourds, ornés, tantôt tout simples, triviaux, des vers de comédie bourgeoise. Il commence par son quatrième acte, celui de la révélation définitive, procède ensuite par refroidissements successifs pour remonter jusqu’au début de la pièce (187).

33Cependant, le principe de cette composition régressive est non pas logique (déduire de l’effet final les causes ou « acheminements nécessaires » qui y mènent), mais, si j’ose dire, thermique (« par refroidissements successifs »). La métaphore désigne les tons adoptés, en l’occurrence le degré décroissant de pathétique de l’acte IV jusqu’à l’acte I. Le principe de composition régressive ne concerne pas la dispositio des actions et des événements, mais « la versification », l’elocutio. Les relations entre travail sur la fiction et travail sur la diction ne font pas ici seulement l’objet d’une inversion hiérarchique, mais aussi d’un déplacement : la Vie de Jean transfère à la diction de la passion les principes qui selon Georges Forestier s’appliquent à l’organisation de l’intrigue.

34Toutefois, l’opposition que met ainsi en scène le roman de Nathalie Azoulai entre sa fiction auctoriale et les travaux de Georges Forestier ne doit pas masquer une parenté entre les deux démarches. Toutes deux reposent en effet sur un même postulat : restituer le processus créateur de Racine, ce sera enfin correctement comprendre le théâtre de Racine. Et de même que Nathalie Azoulai forge, pour asseoir la lecture de son héroïne, une vie de Racine en rhétoricien déçu à la recherche de véritables émotions amoureuses, Georges Forestier a de son côté écrit une volumineuse biographie de Racine15, qui présente, elle, le poète tragique en écolier et lecteur studieux, mais autorise ainsi l’analyse génétique des tragédies qu’il a donnée par ailleurs. Ces analyses antérieures y sont d’ailleurs largement reprises, sans rupture sensible avec le récit biographique. C’est que la « génétique théâtrale » est essentiellement narrative : reconstituer la genèse d’une tragédie, c’est produire un récit. Mais, à la différence des œuvres des xixe et xxe siècles, nous ne disposons pas des manuscrits des œuvres classiques : la génétique théâtrale est ainsi une « génétique sans brouillons16 » ; elle est donc nécessairement spéculative, et produit un récit simplement vraisemblable de la création. Quant aux opérations qu’elles accomplissent, la génétique théâtrale et la fiction d’auteur sont donc bien moins éloignées qu’elles ne le paraissent.

Améliorer Bérénice selon Racine et selon « Jean »

35Le récit-cadre de Bérénice 21 développe, comme on a vu, une interprétation du théâtre de Racine, que la Vie de Racine aurait pour tâche d’autoriser fictivement. Mais Bérénice 21 constitue aussi en elle-même une réécriture de Bérénice, qui entend en quelque sorte corriger la tragédie de Racine – de deux façons.

36D’une part, la transposition diégétique de l’intrigue de Bérénice ne va pas sans affecter cette intrigue elle-même. Titus et Bérénice ne pouvant guère être aujourd’hui empereur romain et reine de Judée, ce ne peut donc plus être parce que Rome voue une haine farouche à la royauté que Titus doit quitter Bérénice ; aussi Nathalie Azoulai transforme-t-elle la fidélité à Rome en fidélité à « Roma », l’épouse légitime. Première conséquence : la dimension politique de la tragédie disparaît, reste la seule dimension amoureuse. Seconde conséquence : sans cette motivation politique, la séparation devient un bien plus grand paradoxe que dans Racine, lisible comme tel dans la formule qui clôt le premier paragraphe du livre : « Titus aime Bérénice et la quitte » (9) ; paradoxe qui ne peut trouver d’explication qu’à conclure, bien plus radicalement que ne l’autorise la tragédie, que « Titus n’aimait pas Bérénice ».

37Or, en cela, Azoulai ne fait que pousser à la limite ce qu’avait fait Racine lui-même – non dans Bérénice même, mais dans sa préface. Comme Michel Charles l’a remarqué17, Raciney traduit le récit que donnait Suétone de cette séparation en faisant disparaître le latin reginam, pourtant la motivation même de la séparation, et développée largement comme telle dans la tragédie. Dans le même temps, Racine ajoute au latin de Suétone une relative : « Titus, qui aimait passionnément Bérénice18 ». Les deux opérations auxquelles se livrent Racine dans ce qui est déjà un commentaire (autographe) de sa pièce rendent ainsi la séparation plus paradoxale qu’elle ne l’est, non seulement dans Suétone, mais aussi dans la tragédie. La Bérénice 21 de Nathalie Azoulai, c’est alors une Bérénice (enfin) conforme à l’interprétation que Racine a lui-même donnée de sa pièce.

38D’autre part, parce que l’histoire de Bérénice 21 commence au moment où Titus quitte Bérénice, ce récit est aussi une continuation de Bérénice, continuation qui se déploie pleinement dans deux passages qui interrompent la Vie de Jean pour revenir à Bérénice 21. Dans le premier de ces passages, Bérénice 21 reçoit un message de la famille de Titus, lui apprenant que ce dernier est mourant et la réclame à son chevet. Bérénice 21, qui croyait commencer un peu à se remettre de son chagrin, hésite, en un monologue qui prend rapidement une étrange tournure :

Qu’aurait fait l’autre Bérénice à sa place ? Rien, lui dit-on, elle n’y serait jamais allée. Comment le savoir, répond-elle, personne ne peut le savoir, jusqu’à ce que quelqu’un soupire que si elle en arrive à se poser des questions pareilles… Quitte à composer une pièce sur rien, Racine aurait pu aller jusque-là, non ? Titus à l’agonie demande à Bérénice de venir à son chevet : ira ? ira pas ? (191)

39Racine n’est pas allé jusque-là, mais on aura compris que Nathalie Azoulai, oui, et que l’intéresse précisément ce qui peut alors se passer dans le cœur de Bérénice, au cours d’une sorte de « sixième acte19 » de Bérénice. Bérénice 21 se rend ainsi dans la maison de Titus, mais s’enfuit au moment d’entrer dans la chambre où celui-ci est alité. Suit une scène où Bérénice entre finalement dans cette chambre et converse avec Titus, mais dont on peine à décider s’il s’agit d’une rêverie de l’héroïne ou d’un événement effectif dans la fiction. Tout se passe ici comme s’il s’agissait d’explorer les deux continuations pourtant exclusives l’une de l’autre, d’épuiser l’ensemble des possibles narratifs, et ainsi de peindre l’ensemble des sentiments possibles de l’héroïne : ira et ira pas.

40Le roman, presque à son terme, fait un dernier retour à Bérénice 21, par lequel Nathalie Azoulai achève simultanément cette histoire et Titus : « Titus est mort. / C’est écrit dans le journal » (310). Bérénice 21 se conclut alors par ce monologue de l’héroïne :

La vie semble ainsi faite que je puisse souffrir que tant de mers me séparent de vous, sans que de tout le jour je puisse voir Titus, dit-elle […], à la fois contente et désolée qu’on puisse absolument tout souffrir (313).

41Ce que donne ainsi à lire le dénouement de cette continuation de Bérénice, par la réécriture de vers fameux de la pièce, c’est cette fois une anti-Bérénice : l’héroïne a fait l’expérience que, contrairement à ce qu’elle croyait et répétait dans la tragédie de Racine, elle peut finir par oublier Titus.

42De quoi s’agit-il dans cette continuation de Bérénice ? Il faut relire ici la série de réflexions sur le temps que Nathalie Azoulai attribue à « Jean ». Peu de temps après la création de Bérénice, celui-ci se souvient de Du Parc, constate que « le chagrin se résorbe progressivement », et anticipe sur l’oubli qui viendra progressivement, inéluctablement.

Un jour, Bérénice, elle aussi, ne se souviendra du visage de Titus qu’en s’y obligeant à y penser. Heureusement que mes pièces m’empêchent d’avoir à dire cela, pense-t-il, ce lot commun, cette fadeur, ce crève-cœur de l’amour. S’il choisit d’écrire en vingt-quatre heures, n’est-ce pas pour ne pas avoir à tout verser dans la grande marmite du temps ? Il déteste le temps parce qu’il use l’amour et le chagrin de l’amour (206 ; je souligne).

43Le passage fait de l’adoption de l’unité de temps un choix personnelde Racine, comme si celui-ci avait été parfaitement libre d’écrire des tragédies en infraction à cette règle. Selon le commentaire que donne (encore) Georges Forestier de quelques textes de Chapelain et de d’Aubignac, cette règle vise à produire la meilleure illusion mimétique auprès du spectateur, en tendant à faire coïncider la durée que passe le spectateur dans la salle et la durée de l’action représentée devant lui20. Tout à l’opposé, Nathalie Azoulai donne à cette règle une motivation anti-mimétique : par cette règle, les tragédies de « Jean » s’opposent à la vie ; elles écartent délibérément de la peinture exhaustive des passions qu’elles viseraient une caractéristique essentielle : leur affadissement au fil du temps. La continuation que donne Nathalie Azoulaià Bérénice, elle, n’a pas d’autre effet que de rendre compte, précisément, de cet effet du temps sur la passion. À ce titre, elle corrige et complète Bérénice interprétée comme une peinture exhaustive de « tous les cahots de l’abandon », mais à laquelle manquait ainsi l’ultime cahot, qui est l’indifférence, ou l’oubli.

44Ce qu’orchestre alors Titus n’aimait pas Bérénice, sous cet aspect, c’est une sorte de concurrence entre le roman qu’est Bérénice 21 et la tragédie qu’est Bérénice ; le privilège du genre romanesque sur le genre tragique (sinon de Titus n’aimait pas Bérénice sur Bérénice), ce serait alors de pouvoir figurer cet ultime cahot de l’abandon, et de dire la passion – dans le temps.