Colloques en ligne

Chiara Rolla

Pour une fictionnalisation parodique des « aphorismes » de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) : Fragments de Lichtenberg (2008) de Pierre Senges

1Écrivain autodidacte de formation, Pierre Senges a débuté dans le monde de la prose en 2000 avec le roman Veuves au maquillage, paruchez Verticales. L’autodidactisme a profondément marqué sa culture, qui s’est plutôt constituée à l’ombre des rayons des bibliothèques qu’à l’intérieur des salles universitaires. Comme l’affirme Laurent Demanze dans une conférence de février 20111, la situation familiale de Senges est marquée par une absence : l’absence de la culture du livre et du cinéma. Le rapport au livre chez Senges est donc celui d’une personne qui se fraye un chemin à travers les textes et les savoirs, sans méthode et sans ordonnancement préétablis. Ses lectures procèdent sans aucun souci de hiérarchie esthétique et répondent à la recherche du plaisir. Elles ressemblent souvent à des déambulations érudites, conséquence d’une gourmandise et d’un désir boulimique de connaissance. En parlant de sa propre approche de la lecture, Senges la définit comme « dilettante, en aveugle, [presque] une façon physique de lire les choses2 ». Dans ses œuvres d’« encyclopédiste fictionnel3 », Senges noue un rapport renouvelé et subversif entre la littérature et le(s) savoir(s) d’hier et d’aujourd’hui : s’il se loge dans sa Bibliothèque de Babel4, entre Borges, Rabelais ou Nabokov, c’est plutôt pour la mettre en désordre, pour brouiller les cartes et dépister ses lecteurs que pour donner des clés de lecture. Dans sa façon tout à fait personnelle d’arpenter la lecture et l’écriture, il ne fait ni table rase, ni imitation : ses textes sont des œuvres secondes qui déconstruisent, travaillent et s’insèrent dans ce qui est déjà écrit pour créer quelque chose d’original. C’est le triomphe du commentaire, du procédé paradoxal qui permet, en partant d’un texte source et en s’insinuant dans ses plis et dans ses marges, d’inventer et de créer une œuvre neuve et différente selon une démarche que Senges illustre de cette manière :

ne pas décrire une situation, la commenter ; ne pas narrer, caricaturer sans se priver de nuances ; ne pas décrire un objet, le définir (exactitude et exagération) ; ne pas écrire un livre, le considérer comme déjà fait et composer dans ses marges5.

2Comme l’affirme Laurent Demanze, « [l’]enchâssement constant de commentaires, d’hypothèses, d’autocommentaires court-circuite le degré zéro du récit en mettant au premier plan les codes narratifs et le jeu avec eux, ce qui suscite le paradoxe d’un commentaire qui invente sa source, d’une littérature secondaire qui imagine son texte d’origine6 ».

3Dans Fragments de Lichtenberg7 ce jeu parodique concerne les huit mille aphorismes du savant philosophe allemand du xviiie siècle, Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), et une supposée et fictionnelle communauté de lecteurs, les lichtenbergiens, qui au xxe siècle chercheraient à reconstituer, à partir de ces fragments, un hypothétique roman-fleuve.

4Par mon étude je chercherai à démontrer d’abord que cet ouvrage massif de 634 pages est représentatif d’une manière contemporaine très diffuse de s’approprier et de fictionnaliser des textes et des cultures d’époques révolues, notamment des xviie et xviiie siècles, et qu’il est aussi paradigmatique de l’écriture de Senges mettant en œuvre des dispositifs qui, dix-huit ans après la publication de son premier ouvrage, peuvent être considérés comme représentatifs et distinctifs de sa prose.

Discordance des temps, goût de l’archive, encyclopédisme, bibliothèque de Babel

5« Le contemporain n’est pas la concordance des temps, mais leur discordance8. »

6Senges n’est pas un cas isolé dans le panorama des fictions de ce début du xxie siècle. Ses textes représentent en fait une tendance, une disposition, un goût déjà à l’œuvre à partir des années 1970 : il suffit de penser, entre autres, au Sentiment géographique de Michel Chaillou, « basse prose qui s’élabore à partir des trois premières pages de L’Astrée », publié chez Gallimard en 1976. À l’intérieur de ce panorama la critique a mis en évidence des éléments communs telles une tendance à « mettre tous les siècles ensemble9 », « une écriture du discontinu qui tente […] de déconstruire tout effet de continuité10 », voire une (con)fusion des temporalités faisant résonner entre elles les voix d’autres époques, défaisant les bornes imposées par l’histoire et les hiérarchies littéraires et permettant de produire du présent en traversant les frontières chronologiques du passé et de l’avenir. Cette posture exprimerait une volonté de récupérer le dépôt culturel des époques et des auteurs du passé, de dialoguer avec les bibliothèques et les archives poussiéreuses qui ont encore beaucoup de choses à révéler. Ce désir et cette recherche d’une (re)constitution d’une bibliothèque et d’une archive11 personnelles, ce « goût de l’archive12 » qui parfois devient une « passion13 », voire un « mal d’archive14 », peuvent produire selon Nathalie Piégay-Gros un effet de brouillage et de stratification temporelle permettant une lecture du présent à la lumière du passé et faisant de l’archive un instrument d’introspection.

7Cet éclatement spatio-temporel, cette implantation de l’érudition15, à l’œuvre dans la littérature française contemporaine et incarnés de manière exemplaire par Bouvard et Pécuchet, qui représente pour un grand nombre d’écrivains d’aujourd’hui, dont Pierre Senges, une référence constante, pourraient constituer, selon Laurent Demanze, « un lieu privilégié de réflexivité et de contre-savoir16 » capable de brouiller les champs de la connaissance et de réarticuler les savoirs spécialisés. Comme pour Flaubert, à l’origine de leur vocation d’écrivains il y aurait pour quelques auteurs contemporains « le rêve de devenir encyclopédiste et d’embrasser exhaustivement les champs disciplinaires. Au point de considérer la fréquentation des savoirs comme un préalable nécessaire à l’écriture17. » La prose narrative contemporaine paraît en fait avoir réactualisé cette tendance à encyclopédiser le roman et en même temps à romancer l’encyclopédie. Or, pour comprendre ce phénomène diffus dans une portion plutôt considérable de la production en prose d’aujourd’hui, il faut remonter à une époque encore plus éloignée que le xixe siècle de Flaubert et à un texte qui aurait aussi profondément influencé l’auteur de Bouvard et Pécuchet, à savoir la Satire Ménippée18. La reprise de sa veine comico-sérieuse permettrait en effet de s’affranchir « des contraintes de vraisemblance, des exigences de l’exactitude historique, de l’unité de ton : au sein de la Satire Ménippée, se mêlent les dialectes et les jargons, les formes et les genres, les styles et les voix. C’est une tradition contrastée, faite de tensions et d’oxymores19 ». Cette libération de toute obligation, cette liberté que l’écrivain s’accorde et en même temps qu’il accorde aux lecteurs permet de transformer le récit en un laboratoire où s’expérimente une recherche de nouveaux dispositifs de la représentation et de nouveaux savoirs. La décentralisation de l’attention du lecteur, non plus portée sur le portrait du personnage ou la description d’un milieu, mais sur la mise à l’épreuve et l’expérimentation des savoirs, serait alors une conséquence de cette œuvre protéiforme qui a si profondément influencé la littérature française à partir de l’époque moderne. Le lecteur est confronté à un brouillage des savoirs et des lois qui bouleversent ses points de repère et métamorphosent son regard.

8Ce geste ludique et parodique, joint à la posture érudite et encyclopédique, à la gourmandise boulimique de textes et de savoirs anciens qu’on vient de retracer, a produit et continue de produire de nouveaux dispositifs, des typologies textuelles inédites, des objets de fabulation originaux tels que les Fragments de Lichtenberg de Pierre Senges.

Les « Sudelbücher » de Georg Christoph Lichtenberg

9Selon Jean-François Billeter, Georg Christoph Lichtenberg

fut l’un des représentants les plus remarquables des Lumières en Allemagne et à sa façon l’un des plus profonds, dont l’influence a été […] continue depuis deux cents ans. De Schopenhauer à Nietzsche, de Freud à Wittgenstein et bien d’autres, il n’est pas un auteur important qui ne l’ait lu et n’ait trouvé chez lui quelque idée féconde20.

10Lichtenberg représente ce moment de l’histoire européenne où l’esprit des Lumières parvient à maturité, « quand la raison admet qu’elle n’est pas toute-puissante et se met à l’écoute de ce qui n’est pas elle21 ». Ses cahiers et sa correspondance contiennent les matériaux d’une vie très riche et passionnante : fils d’un pasteur protestant très cultivé en sciences autant qu’en théologie, Lichtenberg étudie à l’université de Göttingen les mathématiques, la physique, l’astronomie, les sciences de la nature. En 1770 il est nommé professeur dans cette même université. Rien n’échappe à la curiosité et au sens aigu de l’observation de ce savant, qui, entre autres, se livre à des expériences sur l’électricité et est en contact épistolaire avec les noms les plus retentissants de l’intelligentsia de son époque : Galvani, Humboldt, Lessing, Kant parmi beaucoup d’autres. Toutefois « sa vie a eu un autre versant : il était tout petit (1m40), bossu [et] souffrait d’une petite santé, [mais] il a toujours su compenser [cet] handicap par son esprit et son charme22 ».

11En ce qui concerne ses écrits, à part ses travaux scientifiques, Lichtenberg a publié plusieurs essais littéraires et de nombreux ouvrages satiriques ; toutefois l’œuvre pour laquelle il est passé à la postérité sont les « 8100 pensées qui forment les Sudelbücher23 » éparses dans des cahiers où il les avait transcrites de 1764 à 1799. Cette œuvre fragmentaire et manuscrite, non destinée à la publication, est désormais et généralement désignée sous le terme d’aphorismes. Cette définition est due au philologue allemand Albert Leitzmann qui a publié, de 1902 à 1906, une édition des cahiers de Lichtenberg sous le titre : Georg Christoph Lichtenbergs Aphorismen. En fait, Lichtenberg n’aurait jamais employé ce terme pour désigner son travail d’écriture24, dont il parle comme d’un Sudelbuch :

Les marchands ont leur waste-book (Sudelbuch, Klitterbuch, en allemand) dans lequel ils inscrivent quotidiennement les achats et les ventes pêle-mêle et sans ordre ; ils rapportent ensuite toutes ces choses dans le livre-journal de façon plus systématique […] Cela mérite d’être imité par les savants. D’abord, un livre au sein duquel je consigne tout ce que je vois ou bien que mes idées me font voir ; de là les notes peuvent être recueillies dans un autre, où elles sont mieux ordonnées et divisées : finalement le grand livre pourrait contenir, sous une plume agréable, le commerce et l’illustration du sujet qui en découle25.

12Les cahiers de Lichtenberg sont donc une sorte de Zibaldone26, un journal intime enregistrant « pêle-mêle et sans ordre » des pensées et des réflexions sur les sujets les plus divers.

13Le terme aphorisme a donc été attribué a posteriori à l’ouvrage lichtenbergienet il a été conservé par les traductions françaises. La fortune de celui-ci en France commence et coïncide avec le xxe siècle : la première édition date de 191427 ; en 1947 la version de Marthe Robert28 a eu le mérite de le faire connaître à un plus large public ; jusqu’à l’édition de Charles Le Blanc, celle à laquelle Senges fait ouvertement référence : « Les fragments de Lichtenberg sont cités dans la traduction de Charles Le Blanc, publiée par les éditions José Corti sous le titre Le Miroir de l’âme » (FdL, 9).

Les « Sudelbücher » de Georg Christoph Lichtenberg au prisme des Fragments de Lichtenberg de Pierre Senges

14« On se fout d’être contemporain du moment que le travail avance » (FdL, 566).

15Comment un écrivain du xxie siècle peut-il se servir de l’œuvre de Lichtenberg pour créer quelque chose de nouveau et de captivant pour le public des lecteurs contemporains ? Comment exploiter la figure de ce savant des Lumières allemandes et son ouvrage fragmentaire si riche en contenus universels ? Force est de constater que Lichtenberg et ses Sudelbücher ne sont qu’un prétexte sous la plume de Senges, une sorte de tremplin pour la fiction, exactement comme les incipits de Kafka dans les Études de silhouettes29. La quatrième de couverture des Fragments expose clairement ce que l’auteur a retenu du personnage historique, comment il se servira de son œuvre et quelle est l’hypothèse qu’il veut soutenir dans son ouvrage :

En à peine plus d’un demi-siècle, Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) a eu le temps d’être : un bossu • un mathématicien • un professeur de physique • un amateur de pâté de lièvre • un adversaire de la physiognomonie • un solitaire • un théoricien de la foudre • un amateur de jupons • un ami du roi George III d’Angleterre • un asthmatique • un défenseur de la raison • un hypocondriaque • un moribond • et l’auteur de huit mille fragments écrits à l’encre et à la plume d’oie.
On a toujours voulu voir dans ces fragments autant d’aphorismes à siroter comme du schnaps. Certains exégètes prétendent pourtant que ces écrits sont en vérité les morceaux dispersés d’un immense Grand Roman qu’il s’agit de reconstituer, à l’aide de ciseaux, de colle et de papier, et en faisant travailler ce qui nous reste d’imagination. Le présent ouvrage retrace, entre autres choses, le travail mené depuis un siècle par ces vaillants lichtenbergiens, de tous pays et toutes générations.

16Le point de départ de la fiction est donc la postulation de l’existence d’une communauté de lecteurs – les lichtenbergiens – qui, tout au long du xxe siècle, ont cherché à reconstituer à partir des huit mille prétendus fragments l’hypothétique

GRAND ROMAN DE LICHTENBERG. Le livre des livres, l’Opus Magnum : de la taille du second Faust, en plus drôle, valant aussi l’Éthique de Spinoza et la Somme théologique : un résumé du monde, à la fois encyclopédie universelle et comédie des mœurs. (FdL, 29)

17« La conjecture de [Herman] Sax » (FdL, 40) – le fondateur des études lichtenbergiennes –, à savoir l’hypothèse d’un « livre total30 » attribué à tort à Lichtenberg et que le même Lichtenberg aurait détruit de son vivant conformément à ce que recommande le fragment [F173]31, devient le prétexte pour décliner presque à l’infini les spéculations sur le genre de l’œuvre en question et sur la vie de son auteur. La reconstruction de l’histoire de la communauté des lecteurs, qui commence en 1890 et se termine en 1999, permet de dresser l’inventaire des hypothèses interprétatives les plus disparates, de relativiser les méthodologies des études littéraires tout en produisant un récit original et parfois amer du xxe siècle. Le résultat, comme il arrive souvent dans les textes de Senges, est un ouvrage qui joue avec son lecteur et le provoque32, faisant de l’hypothèse la règle de départ33. En fait, le postulat du « Grand Roman » de Lichtenberg, à reconstituer à partir de ses fragments, « à la fois déclenche la fiction […] et la balise en ce qu’elle appelle une méthode34 » interprétative et critique. Ce geste ludique et parodique est commun à d’autres fictions littéraires contemporaines qui inscrivent dans leurs textes des personnages de lecteurs, de commentateurs, d’érudits, de professeurs ou d’archivistes, des figures d’interprètes35 tentant la plupart du temps de plier les textes selon leur point de vue personnel, dans un goût et une complaisance pour l’accumulation de dérives interprétatives souvent extravagantes, voire aberrantes. Ce procédé permet à la fiction de porter un regard « critique », voire ludique, sur son pouvoir interprétatif, souvent condamné au constat d’une impossibilité de susciter des interprétations définitives. Comme le souligne Élisabeth Nardout-Lafarge à propos de La Réfutation majeure :

chez Senges la pratique de la fiction érudite ne consiste pas tant dans la convocation de l’érudition dans la fiction que dans l’appréhension de l’érudition comme fiction. À ce titre, l’éloignement où il situe son texte et entraîne son lecteur est moins celui de l’histoire ou du passé que celui de l’incertitude et du jeu. L’érudition lui fournit un répertoire non plus simplement de faits anciens, mais de questions non résolues, d’hypothèses36.

18Fragments de Lichtenberg ainsi que beaucoup d’autres fictions sengiennes37 sont donc des ouvrages qui « renoncent […] à la fiction narrative stricto sensu au profit de textes beaucoup plus indécidables qui à la fois interrogent le sens même de la fiction et se confrontent aux autres formes de pensée38 ».

Une dialectique à l’œuvre : pulvériser, morceler, éparpiller vs recoudre, recomposer, raccommoder

19Fragments de Lichtenberg est donc une fiction qui, sous la forme d’un ouvrage érudit, narre l’histoire de la valeur, de la portée, des conjectures, des suppositions, des réfutations et aussi des échecs des lichtenbergiens dans leur effort pour reconstituer, fragment par fragment, le « Grand Roman de Lichtenberg » (FdL,29).

20Pour comprendre les mécanismes et les enjeux à l’œuvre dans cette fiction, il est nécessaire de s’arrêter quelque peu sur la structure, sur la forme et sur le système paratextuel de ces 634 pages. La table des matières, longue de trente-sept pages et qui mériterait à elle seule une analyse détaillée, résume le contenu des cent soixante-et-un chapitres, variant d’une à douze pages, qui peuvent à leur tour être partagés en quatre sous-catégories : trente-cinq chapitres rapportent les hypothèses les plus importantes et les tournants majeurs des études lichtenbergiennes39 ; quarante-et-un chapitres portent sur l’« Histoire des lichtenbergiens », la « Société des Archives Lichtenberg » et les « lichtenbergiens au travail »40 ; soixante-dix-huit chapitres sont consacrés aux spéculations biographiques sur la vie de Lichtenberg41 ; enfin, puisque selon le postulat des lichtenbergiens, Lichtenberg aurait détruit son propre livre, sept chapitres cherchent à comprendre « comment morceler un roman-fleuve42 » et réfléchissent non seulement à l’efficacité hypothétique des ciseaux, du feu ou des mulots, mais aussi au rôle qu’auraient pu jouer dans la fragmentation du supposé roman-fleuve la famille, l’éditeur, un déménagement, un naufrage, la censure, les invasions barbares ou l’endettement.

21Il ressort avec évidence que la tension vers la reconstitution et la recomposition animant les lichtenbergiens masque une aspiration érudite et encyclopédique qui réactualiserait l’ambition mystique d’une connaissance absolue. Dans Fragments de Lichtenberg, cette dynamique entre les limites de la connaissance et la soif infinie de savoir est thématisée par le caractère extravagant, parfois aberrant, des reconstitutions lichtenbergiennes du « Grand Roman », qui témoignent d’une volonté, d’une détermination aveugles et aveuglantes voulant trouver une signification toujours plus profonde et définitive sous la surface textuelle des aphorismes. Voici comment Pierre Senges décrit la dynamique qui structure son roman dans une correspondance avec Arno Bertina :

Ce que j’ai souhaité évoquer dans le Lichtenberg, c’est bien évidemment cette faculté naturelle, humaine, d’établir spontanément des liens, y compris là où ils ne se trouvent pas – selon quoi, l’interprétation jusqu’au délire paranoïaque est dans notre nature. […] Nous nous tenons à mi-chemin entre, d’un côté, le constat de nos limites, de nos ignorances, de notre présence partielle dans un monde qui se dissimule – d’un autre côté le désir d’en savoir un peu plus, ou d’atteindre comme un mystique une connaissance absolue. Ce désir rend l’écriture et le livre à leur tour désirables. Cette immensité, et le constat de l’étroitesse particulière de notre point de vue me fait penser au vertige de De Quincey dans la bibliothèque, face au nombre des livres. […] L’écriture, toujours morcelée, se tient peut-être quelque part entre l’ignorance naïve et la connaissance mystique43.

22Cette tension dialectique entre la volonté destructive de Lichtenberg et le désir de recomposition des lichtenbergiens, cette dynamique opposant l’esprit d’accumulation et d’érudition à la volonté de fragmentation, voire de destruction qui aurait animé le savant allemand, sont également représentées graphiquement par l’organisation des pages. Le système paratextuel est en effet complété d’un « Index des personnages », comprenant huit cent soixante-trois noms réels ou fictifs44 et s’étendant sur dix-sept pages, et par des notes en marge qu’on peut diviser en deux sous-catégories :

23a- Les notes qui reproduisent assez fidèlement45 les fragments de Lichtenberg et qui s’intègrent, voire « farcissent » le texte de Senges en le complétant ou en le clarifiant :

(Le lecteur curieux est invité à retrouver dans Le Miroir de l’âme tous les fragments qui farcissent ce présent texte, en s’aidant des cotes ; il pourra ainsi en découvrir plusieurs centaines d’autres.) (FdL,9)

24C’est le cas par exemple des aphorismes cités en marge des pages consacrées aux reconstitutions du « Gand Roman », où les citations de Lichtenberg dédoublent ou intègrent les histoires recomposées des interprétations et invitent le lecteur à prendre part au déchiffrement herméneutique pratiqué par les lichtenbergiens.

25b. Les notes ou, mieux, les commentaires ou « gloses inventives46 » de l’auteur qui peuvent assumer deux aspects graphiques différents :

26I. Des commentaires en marge

27II. Des commentaires en marge mais qui, en s’insinuant dans le texte, le démontent et le déconstruisent47.

28On ne peut que constater la réalisation de la « monumentale supériorité du commentaire sur la narration » dont Senges parle dans le dossier que Remue.net lui a consacré48. Pour répondre au sentiment d’usure que le roman contemporain paraît révéler, l’écrivain opte alors pour un ancrage de son écriture dans les marges du déjà écrit. Cette pratique lui permet de rendre plus évanescent le texte premier, occulté par les jugements et les commentaires de l’écrivain qui souvent l’emportent sur le récit principal49 dans une dérive romanesque au second degré.

29Reste encore à mettre en évidence que les deux types de glose/commentaire sont liés au récit principal par des liens d’analogie ou d’antithèse et présentent une caractéristique commune : la volonté de s’insinuer dans les interstices, « dans les failles du discours établi50 ». Il faut bien convenir que dans le deuxième type de glose cette pratique de l’infiltration ayant pour but la fragmentation, la parcellisation, voire l’éclatement du texte principal, est renforcée par la puissance visuelle dont elle est imprégnée. D’ailleurs, il me semble que dans Fragments de Lichtenberg les textes en marge jouent le même rôle subversif que les plantes dans Ruines de Rome51 : si c’était ici la forêt – métaphore de l’œuvre littéraire – qui dévorait la réalité52, dans Fragments de Lichtenberg,c’est la fiction au second degré, le commentaire, qui en s’insinuant dans les interstices du texte premier le met en discussion et le « dévore » tout en évoquant « une pente vertigineuse [où] le savoir appelle le savoir […] la citation engendre la citation, et cela à l’infini53 ». D’ailleurs l’« apologie du roman comme vaste réseau54 » que Senges est en train de dresser pièce par pièce à partir de Veuves au maquillage cache un éloge de la littérature comme « un labyrinthe où l’on se perd avec délice, sans savoir ce qu’on découvrira au prochain tournant, protégé pour un temps de la réalité commune entre deux hauts murs de branchages – ou de mots55 ».

L’herméneutique au pilori

30Reste à évoquer un deuxième niveau de lecture pour cetouvrage tiraillé, comme on l’a vu, entre deux tendances dialectiques contraires. Fragments de Lichtenberg peut en effet être lu comme une fiction métatextuelle réfléchissant aux dérives auxquelles une foi illimitée dans les possibilités de l’herméneutique peut conduire. C’est là un domaine que Pierre Senges a également exploré dans d’autres ouvrages. Par exemple, dans Études de silhouettes, il postule que certains fragments tirés des carnets de Franz Kafka sont autant d’« incipits suspendus » de romans qu’il s’amuse à reprendre pour les continuer sur quelques lignes. Dans le paratexte qui met en marche la fiction il postule « les deux lois irréfutables » qui régissent sa démarche :

1) la nature a horreur du vide, 2) notre désir de récit est impossible à rassasier. Et voilà pourquoi on n’a pas pu s’empêcher de poursuivre ce qui a été commencé, sur trois lignes, sur trente ou cent, afin d’en savoir un peu plus, à l’issue de ces cent, sur l’envoûtante impossibilité d’aboutir56.

31Cette « horreur du vide » et cet insatiable « désir de récit » sont « les deux lois irréfutables » qui orientent également les travaux des lichtenbergiens. En fait, l’activité interprétative est présentée comme une quête de récit, quitte à ce que les lichtenbergiens établissent des liens là où il n’y en a pas, à l’instar d’Hermann Sax, « cet exégète du dimanche convaincu de pouvoir trouver un sens, narratif faute de mieux » (FdL, 30). Il ressort alors avec évidence, comme le remarque Laurent Demanze, que l’œuvre de Pierre Senges ne fait pas l’éloge de la fragmentation, mais de la potentialité narrative infinie et vertigineuse que tout fragment peut receler :

Tout se passe comme si le fragment textuel contenait en germe une potentialité narrative plurielle […]. Les livres de Pierre Senges disent ainsi ce phénomène de vagabondage de l’esprit du lecteur qui continue mentalement les épisodes ou les phrases qu’il a sous les yeux, en mêlant les époques et les lieux, de manière buissonnière. Fragments de Lichtenberg va ainsi donner naissance non pas à la reconstitution d’un roman fleuve mais à une démultiplication de romans virtuels en déplaçant la focale de son texte désormais centré sur la myriade de lichtenbergiens, sur leurs hypothèses de lecture successives, sur leur méthodologie critique57.

32À l’écrivain/Lichtenberg les ciseaux, au lecteur le bâton de colle, le scotch ou l’aspiration de « recou[dre] à la main » (FdL, 29) ; au milieu de cette tension dialectique la « frénésie de gloses [de Pierre Senges] qui produit plus de texte commentateur que de texte commenté. Il y a dans cette description des exégètes et des commentateurs une parodie très réussie des pratiques de lecture et des cénacles universitaires avec leurs guerres picrocholines58 ». Mais il y également une parodie du « lecteur naïf qui habite chacun d’entre nous, tout à la fois pour le décevoir […] et pour le rassasier en démultipliant les fictions possibles59 ».