Colloques en ligne

Anne Coudreuse

La représentation de la petite enfance dans L’Échange des princesses de Chantal Thomas

1Dans ce roman paru au Seuil en 2013, Chantal Thomas, qui a une formation de philosophe et a été directrice de recherche au CNRS, propose une réflexion sur l’enfance et le pouvoir. Elle s’arrête en effet sur la décision que prend en 1721 Philippe d’Orléans, alors Régent de France, de marier Louis XV âgé de onze ans à la fille de Philippe V d’Espagne, la très jeune infante, Anna Maria Victoria, âgée de quatre ans. Le Régent propose également de donner sa fille, Mlle de Montpensier, âgée de douze ans, comme épouse au prince des Asturies, héritier du trône d’Espagne, qui a quatorze ans. L’échange des princesses (qui donne son titre au roman) a lieu début 1722, sur l’île aux Faisans, au milieu de la Bidassoa, la rivière qui sert de frontière aux deux royaumes. L’analyse portera sur l’« infante reine », comme on appelle Anna Maria Victoria à son arrivée en France. L’intérêt principal du roman repose sur une double focalisation : la vision, par son entourage, de la toute petite fille arrivée si haut dans le pouvoir royal, en dépit de son jeune âge ; et le regard que porte la romancière d’aujourd’hui, informée par les travaux des historiens, des psychologues et des spécialistes de la petite enfance, sur cette vision si cruelle. Tout se passe comme si elle cherchait à redonner son enfance à l’infante reine sacrifiée sur l’autel des alliances dynastiques et de la politique. Pour reprendre le titre de la première incursion dans la littérature, en 1995, de cette spécialiste du xviiie siècle, auteur d’essais sur Sade, Casanova, les salons ou la conversation, il s’agit ici encore de se pencher sur « la vie réelle des petites filles1 ».

2Ce roman historique permet à l’auteur de faire revivre cette infante-reine, dont il est très peu question dans les livres où l’on pourrait la chercher, notamment celui de Guy Chaussinand-Nogaret, La Vie quotidienne des femmes du roi d’Agnès Sorel à Marie-Antoinette, où elle n’apparaît, furtivement, que dans le deuxième chapitre consacré aux « Mariages », après un développement plus général sur la dimension éminemment politique des unions matrimoniales dans l’Ancien Régime :

Le mariage du roi commande souvent les alliances internationales et du choix de la future reine dépend l’orientation de la politique étrangère. L’établissement de relations privilégiées avec un royaume ami, la fin d’une guerre ou un renversement d’alliances, sont ainsi préparés, souvent de longue date, par le mariage de deux jeunes gens, voire de deux enfants qui peuvent être unis longtemps avant l’âge de la consommation2.

3L’historien s’arrête ensuite sur l’exclusion du roi ou du dauphin dans une décision qui le concerne pourtant de très près. C’est seulement alors qu’il envisage la question du côté féminin :

Quant aux princesses, elles sont généralement préparées dès leur plus jeune âge au mariage qu’on leur destine et qu’on leur apprend à désirer. Elles sont élevées dans la fierté de devenir un jour reine du plus beau royaume d’Europe et, parfois, elles viennent tout enfant faire leur apprentissage à la cour de France : la petite infante destinée à Louis XV fut ainsi élevée près de son futur mari, que d’ailleurs elle n’épousa pas, pour cause d’impatience d’intrigants avisés3.

4« La petite infante destinée à Louis XV » n’est même pas nommée ; son destin est résumé en quelques lignes, à grands traits. Dans ce résumé pourtant, on perçoit toute la dimension pathétique de cette histoire, en même temps que ses ressorts dramatiques et ses « scènes à faire » et autres « morceaux de bravoure », comme la séparation entre la petite fille et son entourage. L’historien manifeste une forme d’empathie, ou peut-être même de compassion, pour ces femmes promises à un tel destin. Mais sa position et son éthos d’historien ne lui permettent pas d’aller plus loin, alors que le roman de Chantal Thomas, par des moyens proprement romanesques, porte un regard sympathique sur cette toute petite fille et nous force à nous mettre à sa hauteur, à entrer dans son point de vue. Dans tout le panorama proposé par Guy Chaussinand-Nogaret, il ne sera plus question de l’infante-reine qu’à propos de Marie Leczinska, qui trouva un jour sur sa table « quelques mauvais vers qui sous le titre d’Instruction de Mme de Prie à la reine de France, lui rappelaient la médiocrité de sa condition, la reconnaissance et l’obéissance qu’elle devait à ceux qui l’avaient mariée à Louis XV4. » Les derniers vers constituent « un chantage éhonté à la répudiation » :

Le renvoi de l’infante est la preuve certaine
Qu’à rompre votre hymen on aura peu de peine ;
Et nous aurons alors de meilleures raisons
Pour vous faire revoir vos choux et vos dindons5.

5Le livre que Fanny Cosandey a consacré à La Reine de France. Symbole et pouvoir. xve-xviiie siècle6 ne contient aucun développement sur la fille de Philippe V d’Espagne, fiancée à Louis XV. Elle insiste pourtant sur le rôle déterminant du mariage dans le statut de la reine :

Souveraine et sujette… C’est de ce paradoxe que naît la reine moderne. Souveraine, elle l’est en effet lorsqu’elle trône aux côtés du roi. Sujette, elle le reste tout au long de sa royale existence, qu’elle soit épouse ou veuve de roi. […] Si le mariage fait la reine, celle-ci n’est pas, pour autant, la simple épouse du roi7.

6Constatant l’effacement ou même l’absence de l’infante-reine dans les livres où on espérait la (re)trouver, on comprend mieux la citation de L’Entreprise des Indes d’Erik Orsenna que Chantal Thomas a placée en exergue de son roman : « Et quelque chose me disait, et me dit encore, que les histoires dédaignées se vengent un jour ou l’autre. » Il est par ailleurs normal qu’on ne la trouve pas dans l’étude d’Hélène Becquet sur « les filles de France à Versailles au xviiie siècle, entre intégration et exclusion8 », puisqu’elle n’est pas, à proprement parler, fille de France. On désigne sous ce nom en effet « les filles du roi de France et de son épouse légitime ou du dauphin de France et de son épouse légitime ». Cet article fournit cependant un certain nombre d’informations qui permettent de mieux comprendre le roman et les contraintes factuelles avec lesquelles il doit composer :

Tous les princes et princesses logent dans la Maison des enfants de France. Chaque prince y possède sa propre chambre, constituée d’un personnel nombreux : une remueuse, chargée de s’occuper du prince jusqu’à trois ans […]. L’ensemble de la Maison est dirigé par la gouvernante des enfants de France, personnage considérable qui détient la plus importante charge féminine de la cour et appartient aux grands officiers de la couronne. […] Elle représente, au sens propre, les princes tant qu’ils n’ont pas l’âge de s’exprimer eux-mêmes. Elle appartient donc à la plus haute noblesse du royaume. Le principe de la survivance permet aux femmes d’une même famille, les Rohan-Soubise, de se succéder dans cet office sur la majeure partie du siècle. Marie-Isabelle-Gabrielle-Angélique de Rohan-Soubise, duchesse de Tallard, occupe la charge de 1732 à sa mort en 1754, initialement avec sa grand-mère, Charlotte-Éléonore-Madeleine de La Motte-Houdancourt, duchesse de Ventadour, qui a élevé Louis XV et meurt en 17449.

7C’est surtout l’infante-reine qui est au centre de ce regard porté sur la petite enfance dans ce roman, puisque, née le 31 mars 1718, elle n’a pas encore quatre ans à l’été 1721, quand le Régent Philippe d’Orléans décide de la marier à Louis XV, qui aura bientôt douze ans (il est né le 15 février 1710). Mais il est malgré tout aussi question, de façon plus allusive, de la petite enfance du roi, et notamment de son attachement à Mme de Ventadour : « Le roi redoute les surprises : il n’en attend que des catastrophes. Encore tout enfant, pris d’un malaise, il a crié à sa maman Ventadour : “Je suis mort”10. »

8Or l’infante-reine va être confiée aux soins de Mme de Ventadour, ce qui est très cruel pour le petit roi, qui avait eu bien du mal à se séparer d’elle au moment de son « passage aux hommes ». Il s’agit d’un moment

codifié chez les princes royaux par une cérémonie très précise, un examen corporel rigoureux de l’enfant, la gouvernante devant remettre un corps sain, afin que les hommes façonnent un esprit. Le passage se fait à sept ans sauf pour les Condé. […]
Il semble que la séparation ait été ressentie brutalement par Louis XV (pleurs et hurlements d’un orphelin à qui on enlève la « chère maman » qu’il s’était choisie11).

9Cette immense maladresse de donner à l’infante-reine la même gouvernante que celle qui a veillé sur l’enfance du roi place la première rencontre des deux enfants sous de mauvais auspices :

[Louis XV] est une incarnation conjuguée de l’enfant roi et de l’amour courtois. […] L’infante, dans l’encadrement de la portière, lui est apparue trop petite, et même minuscule, mais ce n’est pas cela qui l’a d’abord frappé, non, ce qui l’a atteint et blessé est qu’elle lui est apparue enlacée par maman Ventadour, manifestement adorée de la femme qui, en son cœur, occupait la place de sa mère. […] L’infante est foudroyée d’amour pour son roi, le roi terrassé de jalousie12.

10Chantal Thomas a l’art d’utiliser ses connaissances sur l’éducation des enfants, et leur vie dans les cours européennes pour reconstituer, par son imagination et sa plume de romancière, la scène pendant laquelle la toute petite fille est informée du destin qui l’attend :

Normalement, les infants sont amenés le matin par leurs gouverneurs et gouvernantes à la toilette de la reine. Ils ont droit, en fin d’après-midi, au retour de la chasse du roi et de la reine, à une seconde entrevue, de cinq à dix minutes. Aujourd’hui, peu après son réveil, l’infante est conduite seule par la duchesse de Montellano, sa gouvernante, dans le salon des Miroirs, attenant à la chambre royale. Elle a dû lâcher brusquement Poupée-Carmen. […] Être appelée seule et si tôt… La petite fille se demande si elle a commis une bêtise, si elle risque une pénitence. Ce doit être une faute grave, elle aura au moins le fouet ! Elle fait tellement vite sa révérence qu’elle n’a pas le temps d’examiner les visages de ses parents pour voir s’ils ont l’air sévère. Elle est encore à leurs pieds lorsqu’elle entend, proférés d’une voix brouillée par l’émotion, ces mots historiques : « Je ne veux pas que vous appreniez par un autre que moi-même, ma très chère fille, que vous êtes reine de France. J’ai cru ne pouvoir mieux vous placer que dans cette même maison et dans un si beau royaume. Je crois que vous en serez contente. Pour moi, je suis si transporté de joie de voir cette grande affaire conclue que je ne puis vous l’exprimer, vous aimant avec toute la tendresse que vous ne sauriez imaginer. Donnez à vos frères cette bonne nouvelle, et embrassez-les bien pour moi. Je vous embrasse aussi de tout mon cœur », dit-il sans ébaucher un geste13.

11Dans ce passage, se superposent le regard sur la petite fille porté par ses parents et marqué par une époque où la petite enfance existe à peine comme âge spécifique, qui mériterait des soins et un comportement appropriés à ce jeune âge, et le regard de la romancière d’aujourd’hui qui dénonce implicitement la dureté du traitement infligé à l’enfant. Pour redonner une part de son enfance à la petite fille devenue reine de France, elle imagine ses jouets, et notamment « Poupée-Carmen » qui joue un rôle aussi important dans la scène que le roi et la reine d’Espagne, ce qui fait passer un peu d’air et de légèreté dans ce passage si étouffant. La grande distance entre les parents et les enfants, mise en évidence par le rappel du rituel habituel qui montre qu’ils se voient très peu dans une journée et par le décrochage entre les mots et les gestes, puisqu’il suffit de dire qu’on « embrasse » son enfant pour se dispenser de le faire réellement, fait partie des données historiques sur cette époque et est peut-être même encore plus accentuée dans les familles royales. On s’étonne qu’une si petite fille, déroutée par cette entorse au cérémonial habituel, redoute de se voir donner « le fouet ». C’est un des nombreux signes de la dureté de la vie pour les petits enfants de ce siècle ancien, mise en évidence par Jacky Gélis dans la conclusion d’un volume collectif récent sur la question :

Si les enfants royaux recevaient des marques d’affection, il n’en reste pas moins qu’ils étaient élevés « à la dure ». On est même parfois surpris par la violence qui se manifestait à leur encontre dès leur prime enfance, car on entendait qu’ils se conduisent dès ce moment comme de jeunes adultes. […] Ce n’est que dans le courant du xviiie siècle qu’apparaît une « pédiatrie des Lumières » qui admet enfin que l’enfant est un être à part à qui il faut prêter une attention particulière et qui nécessite des soins spécifiques14.

12Tout au long du roman, les poupées jouent un rôle important, comme un marqueur de petite enfance, qui permet de signaler la différence d’échelles entre les manigances politiques et le sort d’un être très jeune et sans aucune défense, notamment contre les « médecins-saigneurs » qui lui rappellent que « la santé de la reine de France importe à ses sujets, aux vingt-trois millions de Français qui l’adorent ». L’enfant « scande comme une litanie le chiffre de son peuple de France : elle possède trois cent quarante-sept poupées et vingt-trois millions de Français15 ». Mettre ses sujets et ses poupées sur le même plan montre bien l’absurdité cruelle du destin de « l’infante-reine », accédant au pouvoir suprême à un âge où elle a si peu de puissance sur elle-même. Les poupées ont également joué un rôle important pendant le voyage en Espagne, de Madrid à Lerma, qui est une véritable épreuve pour l’enfant : « L’infante voyage cachée derrière son mur de poupées. Si par malheur elle ouvre les yeux sur le monde extérieur, elle fait aussitôt le geste de les voiler avec les mains. Le monde est trop laid16. »

13Et c’est avec « Poupée-Carmen » que s’achève le long passage où la petite fille apprend qu’elle est reine de France et l’annonce à son frère :

Est-ce qu’il lui est annoncé tout de suite qu’elle ira vivre en France pour recevoir une éducation française ? Sans doute pas. C’est secondaire. […] leurs visages rayonnaient de respect. Leur très chère fille, leur unique fille, leur Mariannina, Sa Majesté la Reine de France en est confuse. Elle fait une nouvelle révérence, se recule, Mme de Montellano la prend dans ses bras. […] Anna Maria Victoria, reposée au sol, a hâte de retourner auprès de sa poupée favorite. Mais Mme de Montellano la mène dans une autre direction17.

14Finalement l’enfant est elle-même traitée comme une poupée, dont on peut changer le nom, du plus intime et affectueux au plus officiel, et c’est avec sa poupée qu’elle veut être. Quand elle n’est pas objet dans la phrase, « prise » dans les bras, « reposée » au sol, ou « menée » dans une direction qu’elle n’a pas choisie, elle est obligée de jouer un rôle absurde qu’elle ne comprend pas et duquel elle « s’échappe » dès qu’elle le peut. C’est à se demander si elle comprend ce qu’elle dit. Elle est décrite comme une sorte de mécanique, de marionnette articulée douée de parole, avec une forme d’empathie et de tendresse chez la narratrice, pour compenser sans doute la froideur de son entourage, qui ne semble pas percevoir son étrangeté, voire sa monstruosité. Ce n’est que dans le jeu avec sa poupée que la très jeune enfant retrouve son identité, dans une forme de dédoublement où elle peut se réparer elle-même de la brutalité immense des adultes :

Dans sa chambre, Anna Maria Victoria trouve Poupée-Carmen enturbannée de pansements, l’air dolent, mais avec une couronne sur la tête. Elle la berce, la console, joue avec sa couronne. Poupée-Carmen se remet, reprend des couleurs. Elle bouge ses lèvres rouges et c’est elle maintenant qui chante pour l’infante. Elle chante ses trois prénoms. « Victoria » se détache joyeusement18.

15On pourrait proposer de voir, dans le rôle joué par les poupées tout au long du roman, une forme d’« historiographème », comme détail émouvant de l’Histoire, qui ne figure pas dans les livres des historiens, du fait de son caractère anecdotique et infime, mais qui permet de dire, par les moyens du roman, la singularité d’une vie. L’historiographème des poupées résume et condense tout le tragique du destin de cette « infante-reine » sacrifiée sur l’autel des alliances politiques et de la raison d’État, qui fait prendre aux puissants du moment des décisions si déraisonnables pour l’avenir de tout petits enfants, jamais traités pour ce qu’ils sont, mais au-delà d’eux, ou au moins malgré eux. Le roman aurait ainsi sa légitimité dans l’établissement d’une certaine forme de vérité historique19. Cet historiographème joue encore un rôle important lors des cérémonies organisées à l’occasion de l’arrivée de l’infante-reine à Paris :

Le samedi, dernier jour de cet implacable programme, l’infante reçoit le recteur de l’Université puis une délégation de l’Académie française. Elle a droit à un discours aussi spirituel qu’érudit qu’elle écoute en suçant son pouce, Poupée-Carmen couchée à ses pieds sur un coussin de velours pourpre.
[…] L’infante a accordé ses audiences dans le grand cabinet d’Anne d’Autriche. De l’autre côté de la cloison, dans une pièce encore sans destination, les poupées coincées dans la malle frappaient de leurs poings inexistants. Elles réclamaient :
1. de voir le jour
2. que l’infante soit rendue à elle-même ;
3. une distribution de horchata. La bouche desséchée par le voyage, l’air parisien malsain et la poussière du vieux Louvre, elles hallucinent les délices du breuvage blanc20.

16Les poupées sont la seule voix audible – c’est-à-dire de fait inaudible – de l’enfance de l’infante et de ses spécificités et caractéristiques strictement infantiles. Pour que « l’infante soit rendue à elle-même » (ce qui semble donner son programme d’écriture à la romancière et guider toute son entreprise), il faudrait qu’elle puisse sortir de la « malle » de la cour et des jeux de pouvoir, mais aussi peut-être de cette époque où son statut particulier d’enfant n’existe pas encore. C’est par la gourmandise, le goût sucré et frais de la horchata, qui procure une sensation délicieuse, même en imagination, que les poupées tentent de rendre l’infante à elle-même. Nulle place n’est laissée ici à la notion de péché. La gourmandise est un défaut délicieux, celui des petites filles quand on leur laisse la chance d’être ce qu’elles sont.

17Chantal Thomas décrit bien l’inexistence de ce statut de petit enfant dans la société du début du xviiie siècle, en décentrant un moment son récit, et en rappelant que l’annonce de ces mariages royaux coïncide avec l’arrestation de Cartouche qui a mis sur pied « une armée de hors-la-loi » :

Que sont les réjouissances qu’apporteront les mariages espagnols, que sont-elles comparées à la secousse procurée par le supplice d’un pareil criminel ? Des jeux d’enfants à côté du sang qui coule.

Des jeux d’enfants… Les Parisiens ont le mot juste. Ces mariages sont des jeux d’enfants, mais organisés par les adultes. Les enfants sauront-ils y faire passer leur souffle de vie et les animer de leur fantaisie ? Ont-ils même une enfance à sauver, ces enfants-là ? Mais qui, à cette époque, a une enfance à revendiquer ?

18Le regard empathique que porte Chantal Thomas sur la petite reine ne la conduit pas à être aveugle au sort des enfants misérables, qu’elle rappelle en une page saisissante informée par les recherches des historiens, et qui s’incarnent ici de manière particulièrement pathétique, notamment grâce au contraste avec le luxe et les dépenses réservées à Anna Maria Victoria à son arrivée à Paris :

La petite reine allume les imaginations. D’abord, celle des marchands de jouets. Au Singe Vert, rue des Arcis, au Singe Violet, et encore plus à La Chaise Royale, chez Juhel, Fournisseur des Enfants de France, le moral est excellent. Une reine de France de quatre ans, quelle aubaine ! […]
Mais aussi, à l’autre extrémité, au plus loin des joujoux de prix, de pauvres enfants qui n’auront jamais un jouet s’agitent sur leur grabat, tourneboulés par cet événement sans précédent : avoir pour reine une petite fille. Et si s’annonçait le règne des enfants ? Si Louis et Mariannine au pouvoir allaient amener leur libération ? […] Les esclaves-nés, les travailleurs gratuits, les corvéables à l’infini et survivants à peine rassemblent leurs haillons et se prennent à espérer21.

19Cette digression dans le roman, motivée par les rêves que peut faire naître ce mariage chez les enfants du peuple, est une façon habile pour la romancière d’inclure dans son regard sur la petite enfance, à une époque où l’on ne lui reconnaît aucun droit et où personne ne la défend, les enfants les plus malheureux, et aussi les plus nombreux. Cette page est une sorte de plaidoyer pour ceux qui n’ont pas la parole, et qui n’ont pas laissé de noms dans l’histoire, à part peut-être dans certaines archives, dont Arlette Farge a souligné la dimension à la fois très fragile et très émouvante pour le chercheur22. Tout l’art de la romancière est de faire entendre ces voix différentes, et de faire entrer dans des consciences d’enfants qui n’ont pas laissé de traces, ou même de plonger son lecteur dans le sommeil de cette « enfant déchue » qu’elle a choisie comme héroïne de son roman :

Elle dort de son sommeil tout sourire et contentement,
De sa parfaite confiance,
De sa complète innocence,
Elle dort de son sommeil d’ange.
Le lit est posé sur un nuage.
Le doux balancement que lui imprime Doña Maria Nieves, sa « remueuse » bien aimée, sa berceuse de la première heure, accorde l’infante au rythme d’un paradis23.

20Il s’agit ici presque d’un poème, pour donner, par l’imagination et l’empathie, un « paradis » à cette enfant qui va connaître l’enfer. L’enfant ne peut retrouver son statut refusé d’enfant que dans des manifestations corporelles qui font exploser le protocole et obligent les adultes à tenir compte d’elle, comme au moment proprement dit de « l’échange », sur l’île des Faisans, à la frontière entre la France et l’Espagne :

Le rituel se déroule, aussi impeccable que sur le papier. Mais à l’instant d’être séparée de Maria Nieves, l’infante éclate en hurlements, a des spasmes, perd la respiration.
[…] Alors, entre la mort de l’infante et un accroc au protocole, les chefs de cérémonie pourtant viscéralement attachés au maintien du rite se résignent à sauver l’infante, autrement dit à lui céder.
L’infante gardera Maria Nieves avec elle24.

21Ce n’est donc qu’en allant jusqu’au seuil de la mort que l’infante peut exister comme la toute petite fille qu’elle est, niée dans ses attachements et ses besoins primaires par son entourage soumis à des enjeux politiques et à des codes trop stricts et absurdes. La romancière joue constamment de ces variations d’échelles, entre les perceptions de l’enfant et celles des adultes, entre la figure politique, déclinée dans ses prénoms en espagnol et en français, et la toute petite fille et ses diminutifs affectueux, comme si les deux devaient coïncider, au prix d’une torsion de toute la personne, comme si « jouer pour de vrai » était synonyme d’être, c’est-à-dire de renoncer à tout jeu. La narration prend le parti de l’enfant, comme dans cette anecdote où apparaît toute sa vivacité et son esprit d’enfance, saisis dans l’instant, comme une fulgurance : « c’est à Bordeaux aussi qu’elle voit des huîtres pour la première fois, et leur parle parce qu’elles sont vivantes. Mais la conversation entamée, plus question d’en avaler une25 ! » Chantal Thomas dénonce cet arrangement et le « délire collectif » qu’il suscite, au détriment du bien-être et de l’évolution psychique des deux intéressés. Se faisant défenseure avant l’heure des droits de l’enfant, elle voit dans ce mariage un abus violent aux répercussions terribles, et dont tout un royaume se fait complice, comme souvent quand les droits de l’enfant sont bafoués :

Le pays entier se prend à rêver. Les politiques, bien sûr, prêtent la main à l’entreprise d’idéalisation. Surtout que personne ne vienne questionner le monde parfait des apparences ! Il est vrai que ni l’enfant roi, ni l’infante-reine ne songent, eux non plus, à le mettre en question. Lui, parce qu’il a été dressé à s’y soumettre, elle, parce qu’elle y croit. Mais dans l’invisible de leur âme, ils sont tous deux également seuls et perdus, en proie à des émotions qui les dépassent et les dévastent26.

22Une remarque comme celle de M. le Duc (« Cette infante est bien enfant27 ! ») n’est relevée par personne, parce qu’il faudrait reconnaître alors, sous ce bon mot fondé sur la double figure du polyptote et de la syllepse, que tout le monde la maltraite, en voyant en elle ce qu’elle n’est pas, et en la forçant à le devenir. La plume de la romancière se fait très acerbe et acide pour décrire le comportement simiesque et mécanique des courtisans, dans un passage qui rappelle aussi bien La Fontaine que Montesquieu :

On se prosterne devant la reine de France, on converse avec sérieux sur ses histoires de poupées, d’oiseaux mécaniques, de hannetons et de coccinelles. Dans l’échelle du minuscule, jusqu’où va-t-elle les réduire ? À quel point va-t-elle réussir à convertir le vieux Louvre en royaume lilliputien ? Elle rit, fait le clown, joue au loup, participe à une mascarade d’enfants déguisés en chiens et aboie au lieu de parler pendant les jours qui suivent. Embarras chez les courtisans, doivent-ils lui répondre de même28 ?

23Les plus belles pages du roman sont certainement celles consacrées aux rapports entre la princesse Palatine et la petite fille. C’est sans doute parce que l’épouse de Monsieur a encore assez d’enfance en elle, et connaît le goût du chagrin et de l’exil, mais aussi parce qu’elle sait reconnaître d’instinct une intelligence à sa hauteur, qu’elle s’entend si bien avec l’infante-reine. Tout se passe comme si elle était envoyée dans le roman par l’auteur pour apporter à l’enfant un peu de douceur et lui redonner un peu de son enfance, niée et piétinée par tous les autres adultes. C’est d’ailleurs à cette occasion que Chantal Thomas se fait l’écho de ce qu’on appelle un « mot d’enfant », dans lequel se résument tout l’esprit et tout le charme de Mariannine :

La Palatine se rend souvent au Louvre ; l’infante, de son côté, aime lui rendre visite au Palais-Royal. Dans son salon cohabitent huit épagneuls […], un canari et un perroquet qui crie chaque fois que quelqu’un entre et va pour faire sa révérence à la maîtresse de maison : « Donne ta patte. » L’infante rit tellement qu’elle en a mal au ventre.
Un jour, la princesse lui fait la surprise de la faire entrer dans son cabinet de curiosités. Il est rempli de planches de papillons, de pierres, de vipères dans des bocaux, de microscopes, de lunettes pour observer les étoiles et les éclipses du soleil, de corail en arbrisseaux, d’éponges géantes, d’un crâne d’éléphant, d’un groupe d’autruches empaillées… La petite fille va d’une bizarrerie à une autre. La Palatine, un peu plus tard, lui demande ce qu’elle a préféré.
« Toi, Madame29. »

24La mort de la Palatine donne à la romancière l’occasion d’exprimer la leçon qu’elle n’a pas pu confier à l’infante-reine : « faire de l’écriture sa vraie vie, transmuer en des mots qui nous appartiennent des événements anodins, connaître, ma petite fille, ma chérie, la musique de son être, le vrai goût de soi30… » L’épouse de Monsieur était sans doute le seul soutien authentique de la petite reine, parce qu’elle avait gardé assez d’enfance en elle pour entrer dans son monde et le respecter. C’est sans doute un trait contemporain que de valoriser l’enfance dans ses rapports avec une force de vie et de vérité qui peut subsister dans un être bien après que l’âge strict en est dépassé. À l’un et l’autre bout de la chaîne de la vie, de l’enfance à la vieillesse, le même courant vital anime ces deux êtres, comme dans une sorte de coup de foudre amical et intergénérationnel. Ce « génie » de l’enfance, qui traverse les âges et peut être le propre d’une fillette ou d’une femme âgée, explique cette reconnaissance réciproque de deux êtres exceptionnels. Cette conception doit sans doute plus au surréalisme qu’à nos observations modernes sur le contact nécessaire et bénéfique entre les enfants et leurs grands-parents. Sans l’appui de sa vieille amie, la petite infante est en danger de mort et la romancière semble vouloir reprendre le rôle protecteur, fondé sur le goût du vrai, que la Palatine a un temps eu pour elle.

25« L’infante embrasée du mal sacré, l’enfant folle d’amour31 » se heurte à l’indifférence du roi. L’empathie de la romancière pour son personnage va de pair avec le mépris qu’elle manifeste pour les adultes qui décident de son sort de façon opportuniste et cruelle. Pur instrument dans le jeu des alliances qui se font et se défont, l’enfant est victime de « la barbarie à sourires polis32 », selon l’expression de Mme de Ventadour. Louis XV a treize ans et se trouve implicitement dégagé de toute obligation par rapport à son épouse. Le roman se termine « à la frontière, mi-mai 1725 » par un échange « en sens inverse33 ». Tout l’art de la romancière est d’achever son roman précisément à ce moment, sans donner d’avenir à cette « enfant déchue », comme si elle était déjà morte. En fait, elle épousa le19 janvier 1729 Joseph Ier(1714-1777),roi de Portugal. Elle fut régente de Portugal à partir de 1776 lorsque la santé de son époux ne permettait plus à celui-ci d’exercer le pouvoir. Ils furent également les parrain et marraine de la reine de FranceMarie-Antoinette d’Autriche. Couper précisément dans le vif de l’enfance, dans la douleur de ce qui ne s’appelle même pas une répudiation, c’est immortaliser Marie Anne Victoire dans cette enfance manipulée et instrumentalisée, sacrifiée pour finir. Le choix du présent contre le passé simple attendu normalement dans un roman historique va dans le sens de cette empathie, et convient parfaitement à cette exploration de l’enfance comme vision du monde.

26« J’ai voulu donner une voix à l’enfance34 », explique Chantal Thomas. C’est par là qu’elle sauve ces enfants de l’oubli, grâce à un travail à la fois érudit et littéraire pour les faire exister, alors que l’histoire ne s’en souvient pas et qu’il y a très peu de documents les concernant. Elle raconte l’histoire des sans voix, de ceux et de celles qui ne laissent pas de traces, ainsi que l’analyse Nicolas Weil : il s’agit d’une « narration du point de vue des exclus et des laissées-pour-compte de l’Histoire ». Ce qui est en cause, « c’est le monument des Mémoires de Saint-Simon. Comme si les personnages sortaient de la tapisserie pour protester contre la manière dont on les a tissés. L’Histoire la plus romanesque est devenue celle des vaincus35. » Même si ce roman donne beaucoup d’informations sur la petite enfance dans le premier quart du xviiie siècle, et s’il s’appuie sur une série de faits historiques, il touche le lecteur au plus intime, et sans doute au plus fragile de son être, dans cette part d’enfance que chacun porte en soi, blessée ou rayonnante, enfouie ou retrouvée à volonté, tue ou dite et redite. Tout se passe comme si l’auteur avait écrit pour réparer une faute inexpiable contre ces enfants, comme elle l’explique dans un entretien : « Ne pas prendre en considération la gravité d’amour et la dignité absolue des enfants – leur souveraineté – est à mes yeux impardonnable36. » On a souvent considéré les Lumières comme le siècle de l’invention de l’enfance, mais comme toujours c’est sa dimension obscure que sonde l’écrivain ici, en montrant l’enfance niée et piétinée au seuil d’une époque qui verra émerger la notion d’individu, et aussi celle d’enfant comme individu. La plus grande réussite du roman est la superposition des regards et des points de vue, avec ces constants changements de focale qui nous font apparaître monstrueusement ce qui était tenu pour parfaitement normal dans le traitement des enfants (on parlerait aujourd’hui de maltraitance). La littérature vient au secours de l’Histoire pour en faire entendre les silences meurtris et les éclats de l’enfance avant qu’on ne l’abîme. Ce roman qui vaut bien au-delà de sa valeur documentaire, comme un plaidoyer pour l’enfance, montre que le croisement des disciplines est plus que jamais nécessaire dans les études littéraires.