Colloques en ligne

Florence Boulerie

Histoire du lion Personne de Stéphane Audeguy, ou la fable désenchantée des Lumières

1Histoire du lion Personne est un petit roman publié aux éditions du Seuil en 2016. Il valut à son auteur, Stéphane Audeguy, un joli succès public et critique ainsi que de nombreuses récompenses comme le prix Version Femina, le prix Wepler et le prix 30 Millions d’amis. Ce court récit en trois parties qui raconte les dix ans de la vie d’un lion, depuis la savane sénégalaise jusqu’au jardin zoologique de Paris où il meurt en juin 1796, a de quoi séduire un chercheur en littérature du xviiie siècle, surtout quand ce dernier s’intéresse tout spécialement – comme c’est mon cas – aux représentations de l’animal au siècle des Lumières. Ponctué d’informations précises sur la transformation de la Ménagerie royale de Versailles au cours du xviiie siècle et son transfert définitif au Jardin des Plantes de Paris en novembre 1793, le roman est également plaisant et facile à lire. Ces qualités sont-elles de nature à combler les attentes de la lectrice que je suis ?

2Posée par une historienne de la littérature des Lumières, la question paraît à la fois légitime et biaisée, car elle semble inévitablement transformer la lecture en enquête sur le roman de Stéphane Audeguy. Dès lors que mon identité de lectrice se positionne en spécialiste de la matière historique du récit, l’activité de lecture se modifie en vérification des données utilisées par l’auteur. L’exactitude des faits et la conformité au passé consigné par les archives sont traquées dans la composition de l’intrigue et la définition des personnages : lire, ce serait en quelque sorte faire à rebours le travail de documentation historique et culturelle nécessaire à l’élaboration de la fiction. Une telle lecture archéologique du récit nous paraît fort déraisonnable, non seulement parce qu’elle relèverait d’un orgueil de lecteur voulant rivaliser d’érudition avec l’auteur, mais aussi parce qu’elle démontrerait une vanité qui se tromperait d’objet : en remontant aux sources du texte, la lecture en oublierait le texte lui-même et ne pourrait rendre compte de l’image du monde actuel qui se dessine au travers d’une représentation située temporellement dans les dernières années du xviiie siècle. C’est donc en faisant taire en moi les réflexes d’une lectrice attachée aux pages de Rousseau, Diderot, Buffon ou Valmont de Bomare, en tempérant les tics de la chercheuse à l’affût des détails et se perdant à la vérification d’une date ou d’un mot peut-être anachronique, en tenant en suspens mes présupposés érudits et en accordant, d’emblée et sans réserve, une valeur d’exactitude historique au texte romanesque, que je tenterai d’approcher le xviiie siècle d’Audeguy. Or que reste-t-il des Lumières quand le romancier lui-même n’envisage le passé qu’au prisme d’un pari impossible, raconter l’histoire d’un animal à une époque – le xxie siècle – où plus aucun écrivain ne peut encore prétendre percer à jour la vie d’une bête et en rendre compte dans le langage des hommes ?

L’effacement de l’Histoire

3Dans cette peinture du monde à hauteur de bête qu’entend produire Audeguy au fil de son roman, nul hommage aux écrivains des Lumières qui prêtaient leur plume aux bêtes, comme l’avait fait Rétif de la Bretonne en déléguant son art au singe métis César de Malacca1 pour dénoncer la cruauté humaine et réclamer égalité et justice. Il est vrai que pour faire advenir avec justesse le discours d’un lion, il aurait fallu trouver les mots du fauve. Quand il s’était essayé à la langue lionne, Rétif avait conclu qu’elle ne pouvait être que limitée à deux ou trois dizaines de mots, tout au plus, et n’avait pas imaginé la transcrire autrement qu’avec des onomatopées rugissantes et gutturales : « r’hhhômb » pour signifier courir, « fhlloûfhlloûp » pour dire le sang2. Il ne suffirait pas d’ailleurs, de procurer un langage plus ou moins articulé au lion pour narrer directement ses aventures, encore faudrait-il aussi donner forme à l’insondable de ses pensées. Audeguy, semble-t-il, n’a pas voulu se livrer à cet abus, sorte de viol de la conscience animale. Tout en prévenant le lecteur qu’il y a « une indignité à parler à la place de quiconque, surtout à la place d’un animal3 », l’auteur ne s’est pas empêché, toutefois, d’imaginer ici et là les sensations et même les rêves ou les cauchemars du lion, prêtant à son personnage des inquiétudes et quelques bribes de vague mémoire4.

4Contrairement à ce que laissent supposer certains commentaires sur le récit lus ici et là sur la toile, non seulement l’histoire de Personne, inspirée par l’histoire vraie du lion Woira à laquelle le Museum d’Histoire naturelle avait consacré quelques panneaux d’exposition en 2014, n’est pas racontée au moyen d’une focalisation interne, mais encore la fin du xviiie siècle n’est pas davantage considérée à l’échelle d’un animal, ni dans les seules limites de son regard. En réalité, le lion n’est présent que dans certains passages du roman, le narrateur s’éloignant fréquemment de lui pour brosser les tableaux des villes, les portraits des hommes et narrer d’autres histoires, humaines cette fois. D’ailleurs, chacune des trois parties s’attache à des enfants qui adoptent, guident et protègent Personne des violences des hommes sans être capables de se préserver eux-mêmes des agressions de la nature : Yacine, le petit Sénégalais de la brousse, Marie, la fille de Jean-Gabriel Pelletan, directeur de la Compagnie royale, Jean Dubois, chargé de convoyer le lion du port du Havre jusqu’à Versailles. Ainsi, le roman s’ouvre sur un prénom, Yacine5, et l’histoire pleine d’avenir d’un jeune garçon noir qui, à treize ans, peut tout espérer de la vie et de son époque, créant l’illusion que l’enfant sera le héros principal de l’intrigue. A contrario, en se fermant sur le nom de Personne6, le récit rend apparemment au lion sa place centrale, mais il le fait d’une manière trouble, en évoquant non sans nostalgie la façon dont le passage du temps a transformé l’animal en souvenir dans la mémoire d’un vieux nomade de cent trois ans retourné dans son désert natal pour y mourir. Yacine, l’enfant de treize ans, et Adal, lourd de quatre-vingt-dix années de plus que lui, sont les deux pôles africains de cette brève histoire du xviiie siècle qui, volontairement, déplace l’intérêt du lecteur de l’Europe vers un ailleurs peu défini. Tout en étant liées à l’espace d’origine du lion, les deux figures humaines qui encadrent l’histoire de l’animal soulignent à quel point les lieux, le temps, les choses décrites par le récit dépassent de très loin les capacités de perception de la bête : cet élargissement du champ des sensations s’accomplit parallèlement à l’effacement de la mémoire historique, le romancier gommant avec précaution les dates de début et de fin de son histoire.

5Nous savons que Yacine, qui recueille un lionceau abandonné sur son chemin vers la ville de Saint-Louis du Sénégal, a treize ans. Mais nous ignorons la date de la rencontre entre l’enfant et l’animal. Les premiers chapitres ne laissent que des traces fugaces permettant de situer le récit dans le temps : la mention d’une mission chrétienne dans la brousse, celle de la Compagnie royale du Sénégal au directeur de laquelle Yacine doit remettre une lettre de recommandation7, nous donne une vague idée de l’époque où situer l’enfant noir. Il faut attendre la fin de la première partie pour lire une date, « décembre 17878 », en comprenant que l’histoire de Yacine n’aurait duré qu’un ou deux mois, un mois et dix jours, peut-être, avant sa mort brutale de la variole – qui résonne comme une preuve supplémentaire de l’éloignement de l’Histoire et du progrès, à une période où l’inoculation a déjà sauvé tant de vies européennes. Quant à Adal, le Peul, il meurt à cent trois ans, mais là encore, aucune date n’est donnée. Le lecteur doit remonter dans le récit pour retrouver l’âge du personnage au moment où son existence côtoie celle de Personne. Amant secret du directeur de la Compagnie royale du Sénégal, Jean-Gabriel Pelletan, Adal entre dans le récit avec sa présence fière et silencieuse : c’est au chapitre 13, le second de la deuxième partie. Adal apparaît quand Yacine a déjà disparu. Rien ne dit qu’Adal a connu Yacine : la discontinuité de l’histoire et de la mémoire est récurrente autour du lion Personne. Adal, à une date correspondant peut-être à la fin de l’année 1787, a trente ans. Puisque le récit nous assure qu’il s’éteint à cent trois ans, c’est que l’histoire racontée par le roman s’achève en 1860. Cependant, elle semble plutôt s’arrêter en décembre 1802, à la mort de Pelletan, car le narrateur estompe la suite, que ce soit la mort de Marie, que l’on peut situer approximativement en 1804, ou le début de l’Empire napoléonien la même année. Les dates ne sont plus mentionnées dans le texte.

6Ces considérations sont importantes dans la mesure où la vie du lion Woira a été concomitante des événements historiquement et symboliquement fondateurs de la France républicaine, et s’est inscrite dans une période d’accélération de l’Histoire où toute date a fait événement. Or l’histoire du lion Personne est celle d’une raréfaction de la date et surtout d’une négation de l’événement : raconter l’histoire d’un lion, c’est pour Stéphane Audeguy une façon de contourner l’Histoire et de défaire les grands mythes nationaux. L’on remarquera que s’il y a bien une densification des notations chronologiques à partir de la mort de Yacine, les dates mentionnées sont toujours liées à l’animal, marquant la naissance ou le décès des êtres qui lui sont proches, comme la mort de Yacine, en décembre 1787, la naissance du petit chien noir et blanc Hercule, fidèle compagnon de Personne, en janvier 1788, la mort de Jean Dubois, le jeune régisseur de la Ménagerie qui a fait de Personne et d’Hercule ses compagnons, fin 1794, puis celle d’Hercule lui-même peu après, enfin la mort du lion en juin 1796. Le roman donne également quelques repères concernant les déplacements, voyages et transferts de Personne : son départ de Saint-Louis en mai 1788, son arrivée au Havre fin mai 1788, son voyage vers Paris en juillet de la même année, son transfert au Jardin des Plantes en septembre 1793. D’autres dates correspondent enfin à des sensations violentes éprouvées par le lion : tempête du 13 juillet 1788, rude hiver 1788, agitation des hommes au cours de l’été 1789, silence de Versailles dans le courant d’octobre 1790, émeute paysanne dans les jardins de Versailles en août 1792, et disette de 1795. Les événements sont ainsi réduits à leur impact sur l’animal. S’ajoutent quelques dates concernant d’autres animaux : la mort du pigeon huppé au début de l’année 1791, celle du rhinocéros le 23 septembre 1793, la dissection de cet animal deux jours plus tard, l’entrée des bêtes de foire au Jardin des Plantes le 4 novembre 1793. L’abondance des dates précises dans la troisième partie du roman est un leurre : elles sont relatives au monde fictionnel pour beaucoup, évasives pour certaines qui ne donnent qu’une période sans fixer de mois ni de jour, dérisoires pour la plupart au regard de l’Histoire. De 1789 à 1793, il ne se passe, pour ainsi dire, rien. L’ellipse sur la période si déterminante de la Révolution est significative d’une volonté de changer la perspective sur l’histoire nationale : agitation, silence, disparition, abandon, voilà l’Histoire résumée en quelques mots dans les pages d’Audeguy9. Le lion devient une sorte de prétexte à l’ellipse : alors que le narrateur n’hésitait pas à d’autres moments du récit à s’éloigner pour narrer, il fait en sorte, pendant la période de la Révolution, de rester dans la Ménagerie, à l’écart des foules et des événements, mettant à distance la politique et la guerre civile dont il ne reste que des traces symboliques : le vide, le dépérissement des animaux faute de nourriture, les morts brutales des bêtes dont les symboles sont la plume blanche du pigeon, la corne usée du rhinocéros, objets privés de vie soulignant la perte et l’absence. Qu’Audeguy ait abordé les débats révolutionnaires dans une partie de Fils unique, publié en 2006, ne suffit pas à expliquer leur absence dans l’Histoire du lion Personne : l’on ne saurait arguer d’une complémentarité des récits à l’échelle d’une œuvre d’écrivain pour expliquer cette disparition de la politique sous le seul angle de la création littéraire. De toute évidence, l’occultation de la Révolution est le signe d’une accentuation du pessimisme idéologique du romancier : le passage du frère de Jean-Jacques (Rousseau) à l’animal Personne permet une contestation désormais silencieuse de la pensée politique des Lumières et de ses modalités d’application dans les années 1790.

7Par conséquent, la période révolutionnaire est montrée dans le roman de 2016 comme la conjonction d’une atteinte des éléments (la pluie, le froid, la grêle, l’orage, la neige et la glace) sur les corps, entraînant la douleur, la mort, la dévastation, et d’une agression faite par les hommes sur ces mêmes corps (la privation de lumière dans le bateau d’esclaves, la privation de liberté, la privation de nourriture, la haine violente, les crachats et les coups). Les souffrances animales symbolisent dès lors les souffrances des hommes mais elles ne rachètent pas l’humanité : au contraire, l’animal, en tant que corps et sensations, souligne davantage le mal humain. Si le roman cherche à sortir de l’Histoire, ce serait donc en raison d’une conception négative de la nature humaine et de ses possibilités d’évolution.

La perte des illusions progressistes

8Prenant à rebours le leitmotiv du progrès si cher aux Lumières et qui, déjà, commence au xviiie siècle à justifier positivement la colonisation, Audeguy ne cesse de multiplier les signes d’échec de la raison, tant en Afrique que sur le sol européen. Il relève partout la même calomnie, veule et basse, et partout les rumeurs attisées par l’imagination. Les paysans normands ont tôt fait de prendre Dubois, le jeune naturaliste qui convoie à pied le lion Personne et son fidèle compagnon le chien Hercule, pour un sorcier parce qu’il demande de la viande en quantité à chaque station de son voyage. Ne veut-il pas se livrer à d’atroces cérémonies ? Lit-il dans les entrailles ? La superstition est omniprésente ; les préjugés l’emportent dans toutes les contrées et il faut le concours du hasard et de la ruse pour éviter la mort des hommes comme des bêtes. Ainsi, le lion est sauvé de l’empoisonnement à Saint-Louis du Sénégal par un Pelletan habile qui, après l’échec d’une première tentative consistant à abandonner l’animal dans la savane, réussit l’exfiltration de Personne vers la France avec l’assentiment de Buffon. À Versailles, Dubois évite à Personne la boucherie du peuple affamé au moyen d’un « morceau laborieux d’éloquence républicaine10 » qui détourne la haine vers celui qui mériterait mieux que le lion le titre de « roi des animaux », l’éléphant, espèce dont la Ménagerie est heureusement dépourvue. Le tableau moral qui est dressé des hommes est sinistre : méchants, cruels, avides (pensons aux signares, femmes puissantes de Saint-Louis enrichies sans scrupules, et aux chefs africains exploiteurs d’esclaves11), vaniteux (comme Bernardin de Saint-Pierre qui fait une apparition peu flatteuse dans le récit), voluptueux et surtout menteurs comme le dit la leçon finale tirée par Adal : « les Noirs mentaient tout autant que les Blancs […] ce monde entier mentait12 ».

9Stéphane Audeguy ne semble pas croire au combat des Lumières contre les vices et l’ignorance. La lutte contre l’erreur a l’air perdue d’avance, parce que « malheureusement » il n’est pas d’autre monde13. Cette sentence, à l’issue du roman, pourrait résonner comme une morale voltairienne, un « il faut cultiver notre jardin » acceptant le monde tel qu’il est sans renoncer à l’action immédiate sur les choses à notre portée. Mais dans l’Histoire du lion Personne, le constat négatif sur le monde entraîne un désir de fuite au désert, dans l’oasis « ensablée », « abandonnée des hommes14 ». Un tel mouvement misanthropique pourrait certes évoquer Jean-Jacques Rousseau, mais l’on est ici très loin de l’imaginaire rousseauiste de la retraite en marge de la société, qui reste toujours en lisière des hommes. Si le philosophe fuit les natures corrompues et viciées, il se plaît dans l’équilibre entre le commerce des gens simples – et vertueux – et la solitude des paysages tantôt sauvages, tantôt polis et harmonisés par la présence humaine. Chez Audeguy, au contraire, il n’y a que le sable qui sauve des mensonges : les dunes de Saint-Louis, ce lieu désert où vont courir dans leur jeunesse Personne et Hercule pendant que Pelletan et Adal s’embrassent librement ; le désert au nord du Sénégal où Adal va mourir en compagnie de sa gazelle apprivoisée. Le sable, le désert, le vide : l’éloignement des hommes, voilà ce que le roman du lion Personne oppose aux croyances des Lumières.

10À bien lire Stéphane Audeguy, l’éducation elle-même et l’augmentation des connaissances ne peuvent rien contre l’humanité gangrenée : le petit Yacine rêve de mathématiques, de théorèmes, de lois de l’univers ; or on lui fait faire des comptes et des écritures. Il pense s’émanciper par le savoir ; il tombe entre les cuisses de Fany, la plantureuse signare de Saint-Louis. Il voulait se libérer du sort familial, lui dont les parents étaient morts prématurément de la variole ; il ne quitte son village que pour mourir de cette même maladie sans aucun espoir de vie éternelle. Le savoir, et le désir de savoir, a précipité sa mort et sa disparition totale dans le néant : « Poussière est le nom secret des hommes qui adviennent à la terre et la quittent sans un bruit, sans un frémissement du ciel15 ». Yacine n’ira jamais au bout de sa formation ; il disparaît de toute mémoire, y compris de celle de son protégé, le lion, qui d’abord, « gémissait, sans mot pour fixer sa douleur. Petit à petit, il finit par oublier complètement Yacine ; mais ce fut le dernier à le faire16 ». La vie de l’enfant se résout dans la sensation de l’animal : les rêves de raison et de sens du meilleur élève du village de la brousse s’effacent dans l’informe de la plainte animale « sans mots ». Échec du langage des hommes comme de la mémoire, cet épisode est symbolique d’une pensée qui dénie tout pouvoir salvateur à l’éducation et au savoir.

11La manière dont le roman raconte l’empressement des naturalistes à dépecer le rhinocéros assassiné dans un bassin de Versailles est un autre exemple de cette désillusion face à la science : « on prit un moulage du pénis de l’animal, on le vida de ses entrailles dont on traça tous les croquis et dessins nécessaires : pour finir on empailla la dépouille, qu’on exposa publiquement, à côté de son squelette17 ». La science agit mécaniquement, de façon inhumaine, en prenant le corps mort de l’animal pour un objet qu’on modifie, qu’on transfère sur le papier et qu’on transforme en le dédoublant et en le trafiquant, puisque la corne usée du « vrai » rhinocéros de Versailles est remplacée par une corne en bon état. La vie de l’animal est niée, travestie par l’intervention humaine. On s’empare de son intimité en la rigidifiant, en l’objectivant, ce qui revient à la trahir. Le travail des savants est montré comme un mensonge.

12Audeguy traduit ainsi tout au long de son roman une véritable déception devant les valeurs du xviiie siècle comme l’importance de l’éducation ou la possibilité d’émancipation par la connaissance et la science. Il ne croit pas non plus au progrès, dont la part d’ombre jaillit au détour des courts chapitres du récit : exploitation utilitariste des colonies, machinisme redoutable des prémices de la révolution industrielle que Dubois découvre avec ferveur d’abord, puis stupeur18. Il ne fait guère de cas des promesses révolutionnaires, réduites à une éloquence poussive et convenue. Comble du pessimisme, la conclusion se fait sur le rétablissement de l’esclavage19. Histoire du lion Personne n’est pas un récit antirévolutionnaire, mais bien une histoire déçue des Lumières, comme l’émanation d’un narrateur qui aurait beaucoup cru dans les valeurs de liberté, de raison et de vertu, et qui désormais se détournerait d’un idéal réduit à l’état d’illusion.

Le refuge de la fable

13Fait notable, le romancier ne prône pas non plus un retour à la nature : il ne s’agit pas d’opposer le lion aux hommes, la vérité brute du monde animal à la corruption des sociétés humaines. Si les hommes, les femmes et même les enfants ne sont pas épargnés, l’animal héros du livre n’apparaît pas non plus comme un modèle de pureté. Personne, comme ses maîtres et amis successifs, est un composé de bonté et de cruauté, de tendresse et de violence, d’authenticité et de duplicité. Personne ne dévore ni Yacine, ni Marie, ni Dubois, ni le chien Hercule, mais il tue d’un coup le pauvre chiot qu’on jette dans sa cage en remplacement du défunt Hercule. Il se laisse conduire comme un chien en laisse, mais il rugit pour écarter les importuns. Ces instants-là sont rares, certes, mais quelques notations interpellent. Et surtout, Personne cabotine20 : il se plie au spectacle qu’on attend de lui et sait jouer avec les attentes des hommes, des visiteurs. Il connaît son numéro, en lion correctement dénaturé par son habitude des hommes. Personne, et Hercule avec lui, est un animal effectivement dénaturé, incapable de vivre dans la savane (il en fait la cruelle expérience) et pourri de l’intérieur par la vermine dont les hommes l’ont nourri. Personne lui-même est un lion faux, une illusion de lion qui ronronne au coin du feu, alors qu’on sait que les lions ont peur du feu. Personne, et son nom l’annonce assez, n’est ni un animal, ni un être humain. Il est dans cet entre-deux que crée la civilisation : il n’est pas Tsimba le lion, il n’est pas non plus Kena (« une personne » en Wolof) ; il a été baptisé et francisé pour entrer dans un ordre des choses qui finalement le détruit. « Sa dissection eut lieu devant une assistance nombreuse de savants. On confia sa peau au meilleur empailleur de Paris21 ». Le lion du roman d’Audeguy ne nous fait pas entrevoir la vérité de la vie brute ; il ne nous fait pas sentir ce que serait l’essence animale de l’existence. Il nous oblige à percevoir cette vie déplacée, éloignée de son origine, et incapable de retrouver son sens. C’est ainsi que j’interprèterais ce rapprochement, si choquant, entre le regard de la prostituée qu’on déporte et celui du lion débarqué au Havre22. Le romancier nous signifierait par là que nous sommes tous des êtres dénaturés, comme en écho à la pensée de Rousseau, mais une pensée désormais sans illusion et sans bonté originelle, puisque les bêtes sauvages de la savane sont des fauves agressifs et qu’il n’y a qu’une gazelle apprivoisée pour prolonger de quelques jours le souvenir.

14L’espoir n’est guère davantage dans la nature que dans la culture ; un tel conflit sans solution est mis en scène au moyen d’une anecdote dérisoire dans les premiers chapitres du roman. Arrivé à Saint-Louis dans la maison du directeur de la Compagnie royale du Sénégal, Yacine pose son lionceau sur le tapis à figures mythologiques. Il s’oublie à quatre pattes dans l’observation des épisodes de la fable tandis que son protégé, lui, s’oublie… et pisse sur Circé. Cet épisode nous apparaît comme une scène de fascination iconoclaste où le petit garçon animalisé et son double, le lionceau, représentent les deux versants des êtres en voie de dénaturation. Mais qu’est-ce qu’un pipi de lionceau pour un grand tapis ? « Circé vivait environnée de loups et de lions », se défend Yacine, « il était peu probable qu’elle prit ombrage de l’étourderie d’un si petit fauve23 ». Le petit Africain qui arrive à Saint-Louis du Sénégal dans le courant de l’année 1787 connaît son Odyssée par cœur, dans la traduction de Fénelon, précise le narrateur24 : est-il pour autant vraisemblable qu’il reconnaisse aussitôt les personnages représentés sur la tapisserie ? L’auteur fait fi de l’habitude culturelle à l’image qui précède sa compréhension. Un enfant de la brousse, même nourri d’Homère, devrait hésiter avant de reconnaître les formes de ses fables familières. Cependant, Yacine quitte sa pose animale pour argumenter en faveur de son lionceau, tenter de concilier le monde des Blancs et celui de la savane sauvage par le biais de la culture homérique. Le résultat est heureux car Pelletan apprécie visiblement Homère autant que son interlocuteur. La connivence culturelle laisse présager la bonne intégration de Yacine dans le monde des Blancs et l’adoption par le directeur de l’animal encore appelé Kena. Nommer le lion, c’est une négociation entre les cultures qui se résout par le moyen d’Ulysse : la ruse du héros homérique pour échapper au Cyclope devient celle du lion pour traverser « les contrées étranges et hostiles sans succomber25 ».

15Le clin d’œil à l’Odyssée réjouit autant Pelletan que le lecteur : la scène est naïve, innocente, comme une parenthèse dans un monde méchant. L’épopée antique crée des liens et une confiance immédiate : plus d’obstacle entre le Noir et le Blanc, entre l’enfant et l’adulte, entre l’élève et le directeur, non plus qu’entre l’animal et l’humain. Véritable truchement d’une conciliation des différences, la fable est un refuge contre le réel qui ramène au xviiie siècle, à ses lumières érudites et à son environnement esthétique, mais en éloigne aussi, car Audeguy n’a pas fait de son jeune Yacine un nouveau Télémaque, ni de Personne un néo-Ulysse. Plaçant ses personnages à une époque qui s’enflamme pour les aventures du jeune Anacharsis26 et qui a fait du voyage initiatique écrit par Fénelon pour le duc de Bourgogne un classique27, Audeguy n’a pas déroulé son récit comme une initiation critique aux mœurs et à la politique. Il n’a pas non plus recherché les effets pittoresques, en déguisant ses héros en Grecs d’un autre temps, comme on pouvait s’amuser à le faire en France vers 1788 dans les soupers d’Élisabeth Vigée-Lebrun28. La couleur locale africaine est elle-même souvent atténuée : Yacine vêtu d’un simple pagne à la première page se retrouve affublé d’une chemise quelques kilomètres de piste solitaire plus loin29. Au lieu de construire un univers pittoresque cohérent, le roman laisse planer l’imaginaire fabuleux comme une option salvatrice.

16Curieuse option, d’ailleurs, qui pourrait entrer en contradiction avec l’héritage rousseauiste revendiqué par le personnage de Pelletan, fervent lecteur des Confessions, qui apprécie le penseur de la retraite et de la marginalité mais paraît moins familier avec le pédagogue de l’Émile. Audeguy, en faisant « communier » Pelletan avec son père dans l’amour fervent des fables de La Fontaine30, oublie que Rousseau bannissait les fables sous prétexte qu’elles étaient incompréhensibles et par conséquent nocives pour des enfants, auxquels elles ne donnaient que des images perverties du monde, leur apprenant davantage à mentir, à tromper, à user de la force et de la manipulation qu’à se conduire moralement. Au contraire, les fables, dans le xviiie siècle imaginé par Audeguy, ont un pouvoir de communication supérieur, permettant de réunir les opposés, de réaliser une médiation entre les générations et de dépasser les différences. Le fils communie avec le père grâce à La Fontaine ; Yacine s’entend avec Pelletan par le truchement de l’Odyssée. Toutefois, dans la troisième partie du roman, les fables s’obscurcissent : Dubois, régisseur de la Ménagerie, est incapable d’identifier le sujet mythologique d’un tapis31 et il trouve détestable cette légende d’almanach au « ton ampoulé » qu’on vend aux Parisiens en la faisant passer pour l’histoire authentique de Personne et d’Hercule32. Alors que Dubois a endossé le personnage de chevalier errant des légendes médiévales33 au cours de son périple du Havre à Versailles, il abandonne ce masque passager à l’entrée de la grande manufacture moderne34, lieu pourtant d’une autre désillusion. La légende médiévale est engloutie par le mythe du Progrès, lui-même si constamment dévalué par le roman qui conserve un naïf attachement aux récits de l’enfance, Odyssée d’Homère, Fables de La Fontaine, explications du monde qui deviennent peu à peu inopérantes. Reste à leur substituer un autre mythe, celui de l’Afrique désertique et fière, emblématique d’une liberté sans entrave, d’un nomadisme sans attache, d’une sensualité et d’une sexualité sans contrôle social ni oppression morale.

17Que reste-t-il des Lumières dans le roman de Stéphane Audeguy ? Histoire du lion Personne nous fait le tableau d’une époque dont les promesses sont toutes contaminées par une corruption intérieure, marquées dès l’origine par l’échec, la perte, le deuil. Loin d’apporter les changements attendus, la Révolution ne fait qu’amplifier la dégradation des conditions de vie et de l’état moral des personnages, abattant jusqu’aux derniers espoirs puisque les mémoires écrits contre l’esclavage sont aussi vains que les cahiers de doléance de 1789. Les valeurs des Lumières ne sont que des lueurs sans lendemain ; mieux vaudrait se réfugier dans la fable, antique, revue par les poètes de la fin du xviie siècle comme La Fontaine et Fénelon ou, mieux encore, dans le mirage africain sorti d’un imaginaire exotique plus récent. C’est là que le roman, qui parvient, non sans quelques efforts narratifs bien artificiels, à aborder quantités de sujets propres au xviiie siècle, se détourne le plus de l’Histoire et du moment politique qu’il est censé traiter pour verser dans une solution sans doute un peu facile : le cliché du nomadisme, si prisé par les Occidentaux néoromantiques d’aujourd’hui, déploie sous nos regards ses dunes de volupté. Aussi agréable et plaisant soit-il, le récit d’Audeguy produit alors chez moi une forme de gêne : non seulement les valeurs des Lumières y sont traitées comme des illusions, les fondements politiques de la République française y deviennent des mascarades et des mensonges, mais il faudrait leur préférer les mensonges des fables ou, pire encore, les clichés d’une Afrique imaginaire que le roman ne fait pas rentrer dans l’Histoire, n’apportant aucun démenti au trop fameux « Discours de Dakar » de Nicolas Sarkozy35. Si la chercheuse en littérature du xviiie siècle qui écrit ces lignes peut s’attrister du sort fait aux auteurs des Lumières, la citoyenne s’afflige qu’un si joli roman, qui se présente avec tant de bon cœur et d’idées généreuses, enterre dangereusement la politique sous les mirages. Sans doute Histoire du lion Personne est-elle symptomatique d’un début de xxie siècle qui cherche à faire son deuil des grandes illusions de la gauche du siècle précédent et des promesses de 1981, et qui n’y parvient qu’au prix d’un renoncement amer et nostalgique exprimé au travers du mutisme d’un vieux roi sans royaume ni pouvoir, un lion qui n’est plus rien et dont la mémoire s’éteint.