Colloques en ligne

Laurence Sieuzac

Adieu Versailles, adieu ma reine. Poétique de la nostalgie dans Les Adieux à la reine (2002) de Chantal Thomas.

J’essayai encore une fois d’imaginer le monde hors Versailles.

Je ne vis rien. Versailles était ma vie1.

1Dans Chemins de sable2, Chantal Thomas revient sur la génétique des Adieux à la reine, roman historique fondé sur le récit analeptique des trois journées historiques des 14, 15 et 16 juillet 1789, relatées par Agathe-Sidonie Laborde, lectrice adjointe de Marie-Antoinette3 dont la romancière « invente le destin minuscule4 ». Les Adieux à la reine (2002) sont le troisième opus d’une manière de trilogie avec d’abord l’essai La Reine scélérate : Marie-Antoinette dans les pamphlets5 puis la pièce La Lectrice-adjointe6. Avant d’imaginer qu’elle s’attellerait à la relation de ces trois journées historiques, Chantal Thomas éprouvait une certaine défiance quant au genre du roman historique qu’elle jugeait « factice » (CS, 44). La lecture de La Semaine Sainte d’Aragon a alors été déterminante dans son évolution esthétique. Aragon y retrace la semaine du 19 au 26 mars 1815, lorsque Napoléon exilé sur l’île d’Elbe s’emploie à reprendre le pouvoir. Il y donne à voir « une histoire qui nous dépasse, nous plonge dans un sentiment de confusion, au bord de la panique7 ». C’est bien cette même impression de panique que Chantal Thomas va restituer en relatant au plus près du micro-événement, de la micro-histoire8, de « l’âge de l’histoire9 », ces 14, 15 et 16 juillet 1789 du point de vue myope de Sidonie. D’autre part, Chantal Thomas n’en avait pas fini avec Marie-Antoinette. Depuis La Reine scélérate, le personnage de la reine avait continué à exister ou plutôt avait commencé d’exister hors des pamphlets construisant sa mythologie. L’essai démystificateur maintenait le personnage à distance et ne livrait aucune clef psychologique. Or Chantal Thomas dans Les Adieux à la reine s’est proposée de saisir Marie-Antoinette au moment où elle a changé, « dans cette prise de conscience soudaine et tragique qui la fait passer d’un personnage frivole à un personnage historique » (CS, 52). En fait, Marie-Antoinette n’est pas advenue miraculeusement à la conscience de son rôle historique. Chantal Thomas précise que sa frivolité n’est pas en cohérence « avec son comportement final où elle ne s’est pas départie de son rôle de reine. Son attitude héroïque est inexplicable sans un sens du devoir », inculqué par sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse (CS, 43). Le roman historique a paru alors à Chantal Thomas le support le plus pertinent pour rendre compte du glissement éthologique de Marie-Antoinette et montrer combien les éléments qui ont contribué à ce changement d’éthos étaient latents. Outre Marie-Antoinette, Chantal Thomas convoque le château de Versailles érigé au rang de personnage. Vaisseau-fantôme, le symbole de la Royauté tangue sur ses assises corrompues. Jusque-là protégé par le rite cyclique de son étiquette, pays séparé du reste de la France, Versailles semblait éternel et invulnérable. Tout chancelle et s’écroule, et la Peur s’installe, montant le Peuple contre la Cour. Un parfum croupi de désastre plane sur le château, sur la Cour, sur l’Ancien Régime. Le tour de force de Chantal Thomas est de restituer cette atmosphère chaotique et l’incompréhension qu’éprouvèrent ses acteurs historiques, illustres et anonymes. Les Adieux à la reine, tout en désignant le poids historique de ces journées, ne les écrasent pas de l’ombre téléologique de la guillotine. « C’est une danse avec les fantômes », écrit Chantal Thomas (CS, 54). En effet, la poétique de la nostalgie à l’œuvre dans ce roman historique permet de ressusciter les fantômes du passé en une anamnèse et une nécromancie à la douce mélancolie. La narratrice adresse un adieu à Versailles, à sa reine et souligne l’effondrementd’une époque, d’un régime, une bascule épistémique au sens foucaldien. Elle donne à voir l’incompréhensibilité de ces journées erratiques, leur inquiétante étrangeté et perpétue leur souvenir en un lamento quasi orphique. Sidonie, incarnation du nostalgique jankélévitchien10, conscience hantée et inquiète, dit la douleur de l’impossible retour et de l’impossible adieu, adieu qu’elle perpétue pour conjurer son irréversibilité en une poétique de la revenance. Les Adieux à la reine invitent à une réflexion sur le nouage de l’histoire, du temps et du récit en une poétique de la désolation et de la déploration, écho émouvant à l’esthétique crépusculaire des ruines.

« Le trait de sang de la Révolution » (AR, 16)

2Le terme de révolution, comme l’explique Hannah Arendt dans De la Révolution11, est à l’origine un terme d’astronomie désignant le mouvement de rotation des astres, régi par des lois, hors de l’influence humaine. C’est un mouvement cyclique, récurrent. Appliqué au domaine politique au xviie siècle, il désigne un mouvement de retour à un point originel, la restauration d’un ordre ancien, considéré comme idéal, où les hommes possédaient des droits et des libertés qu’un second état jugé inique a supprimés. Cette notion princeps de « révolution » ne comporte donc aucun des sèmes de nouveauté, de commencement et de violence qui sont associés à notre idée contemporaine de « révolution ». Or le 14 juillet 1789 introduit une nouvelle métaphysique de l’histoire, soit une rupture du cycle de l’éternel retour au profit d’une idée d’inexorabilité sans possibilité de rétrogradation. Le dialogue légendaire entre Louis XVI et Liancourt à propos de la prise de la Bastille est emblématique de cette révolution sémantique et épistémique. Louis XVI dit : « C’est une révolte », affirmant par là son autorité et son pouvoir sur les événements. Liancourt répond : « C’est une révolution, Sire », montrant par là que l’événement est irrévocable et dépasse le pouvoir temporel d’un monarque.

3Vingt ans après, le 12 février 1810, date qui ouvre le roman, Sidonie fête ses soixante-cinq ans. Elle resta au service de la reine onze ans jusqu’à ce 16 juillet 1789 où, travestie en Gabrielle de Polignac, elle accompagne le clan Polignac dans sa fuite. Sa fonction de lectrice- adjointe répond à deux nécessités esthétiques : le personnage doit vivre dans l’intimité de la reine pour rendre compte précisément de la perception de ces journées par Marie-Antoinette et il doit posséder une certaine culture pour qu’il soit vraisemblable qu’elle en écrive le récit historique. En ce mois de février 1810, Sidonie, de sa retraite viennoise, se propose de faire le récit de la débâcle des 14, 15 et 16 juillet 1789 pour apaiser ses fantômes et mettre un baume à sa nostalgie. Sur un plan macro-structural, Chantal Thomas alterne deux lieux, Vienne et Versailles, et deux époques, 1789 et 1810. Sur un plan micro-structural, la relation des trois journées est séquencée. Chaque séquence est surtitrée d’une indication de lieu et de temps, de notations atmosphériques, d’anecdotes, comme si on lisait le journal de Sidonie. Les heures s’égrènent de plus en plus dilatées quand on approche des nuitées des 15 et 16 juillet traitées à part des journées. Jusqu’à la fuite des Polignac et de Sidonie, dans la nuit du 16 au 17 juillet, tout se passe comme si un compte à rebours avait commencé, comme si l’écriture refaisait vivre le battement du temps et de l’histoire, la grande histoire et la micro-histoire. Cette micro-histoire est constituée de micro-événements, par exemple les trois séances de lecture auprès de Marie-Antoinette, la visite au capitaine de Laroche, Capitaine-Gardien de la Ménagerie, la soirée du 14 juillet au Grand Commun, la visite à l’historiographe Jacob-Nicolas Moreau. Le temps s’étire, la conscience se défait avec l’insomnie et la fatigue. Entre vigilance et somnolence, la conscience somnambule de Sidonie hésite entre les régimes diurne et nocturne, ce qui la rend hypersensible aux moindres sensations et émotions, et la fait évoluer dans un climat onirique et fantasmatique. Même si la composition macro-structurale tend à un ordre, c’est le désordre qui prend le dessus, démontrant quelle lame de fond fut la Révolution française, une vraie culbute.

4De plus, le roman historique fait reculer à l’arrière-plan les personnages et événements historiques pour mettre en lumière des personnages symboliques ou des anecdotes ou micro-événements. Les realia ou événements historiques de ces trois journées sont rapportés par Sidonie, témoin direct ou indirect de ces scènes. Aussi retrouvons-nous le réveil de Louis XVI à deux heures du matin le 15 juillet par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, la visite du roi et de ses frères à la salle du Jeu de Paume, la scène du Balcon où le roi paraît avec sa famille, le renvoi par le roi de l’armée de soldats étrangers. Le récit mentionne aussi la Liste des 286 têtes qu’il faut abattre pour opérer les réformes nécessaires (AR, 81), les préparatifs en vue du départ pour Metz (le 15 juillet de minuit à deux heures du matin), la sortie du conseil le 16 juillet à dix heures du matin qui officialise le renvoi de Breteuil et le retour de Necker, la décapitation de Launay, gouverneur de la Bastille et du Puget, le déménagement des courtisans dans la nuit du 16 juillet et la fuite du clan Polignac. À ce tissu de realia s’agrègent des personnages que l’on pourrait distribuer en cinq cercles centrifuges. Au centre du labyrinthe versaillais se tiennent la reine, le roi et leur cercle proche, puis au second rang, les personnages historiques, qu’ils soient de premier plan pour ces journées (Jacob Moreau, historiographe, le duc de Broglie, les ministres Necker et Breteuil, le gouverneur de la Bastille Launay) ou d’arrière-plan comme Castelnaux, l’amoureux de la reine, Laroche, le capitaine-gardien de la ménagerie, Palissot de Montenoy, qui tient la gazette des deuils de la Cour. Au troisième cercle appartiennent les domestiques, identifiés par un nom et par un statut : La Chesnaye premier tranchant, Honorine, femme de chambre de madame de La Tour du Pin, Sautemouche serviteur de monsieur de Suze, Liard le taupier, Lemaire, chauffe-cire. La réussite de Chantal Thomas est de mêler l’histoire et la fiction à tel point que des personnages historiques comme Castelnaux, du fait de sa folle passion pour la reine, paraissent fictionnels, et que des personnages fictifs comme Sidonie semblent authentiques. Les figurants versaillais non identifiés relèvent du quatrième cercle : le marinier de la « Petite-Venise », les chalands aux portes du château, les Gardes suisses, les pages de la reine, les courtisans. Enfin figurent les Parisiens descendant sur Versailles et ceux pillant la capitale à l’arrière-plan. La fiction entremêlée à l’histoire comme sur un tambour de broderie, activité pratiquée par Honorine et Sidonie et métaphorique de l’écriture, permet d’imaginer l’inquiétude, les fantasmes de complot et de vengeance plébéienne, la panique animale des otages de Versailles, soit une vibration intime, une violence sourde que n’autorise pas toujours le document brut. Les personnages et événements historiques cèdent du terrain narratif à des personnages fictifs et à de micro-événements. L’histoire est la matière-source mais elle passe au second plan, et la fiction, le poids de la vie, au premier plan.

5Une atmosphère de complot plane, épaisse, nourrie par une terreur compacte : « Une matière qui pendant la nuit avait durci et nous paralysait » (AR, 114). La Cour craint le Peuple, Paris, la Province. Chantal Thomas anticipe la Grande Peur12 qui va s’emparer des campagnes surtout entre le 20 juillet et le 6 août. Dans le texte, Sidonie l’allégorise en Panique, créature aux cheveux rouges, échappée d’un sabbat de sorcières. La Panique file « à la vitesse du désastre », « fulminante et punitive » (AR, 195). Elle dévale dans les jardins puis s’enfonce dans le château, faisant des victimes « par dizaines, et centaines, tout acquises » dont Sidonie. L’absence d’informations fait que les habitants du château s’en remettent à la rumeur jusqu’à cette dernière selon laquelle les souterrains de Versailles seraient « bourrés d’explosifs » (AR, 207) et le château sur le point de sauter d’un instant à l’autre. Confrontés à l’effervescence des événements, en l’absence d’informations sûres, les personnages tentent de comprendre ce qui se passe. Jacob Moreau a une vision chrétienne de l’Histoire et de la Révolution. Selon lui, l’humanité a trop défié Dieu qui a fini par se venger. Pour l’historiographe, « tout est déjà joué » et la seule grandeur est « d’assumer le châtiment » (AR, 109). Jacob Moreau est représentatif de l’épistémè de son siècle : sa vision de l’histoire est régie par une finalité divine, eschatologique et sa définition de la Révolution est celle de la restauration d’un ordre premier, régénéré (AR, 202).

« Versailles était ma vie » (AR, 226)

6Dans ses Adieux à la reine, Chantal Thomas montre l’envers du décor versaillais, l’envers de la Galerie des Glaces, et déconstruit le mythe de Marie-Antoinette en proposant un kaléidoscope de facettes de la reine. De ce kaléidoscope émerge une nouvelle image de Marie-Antoinette saisie à ce moment de bascule historique et éthologique. On se rappelle l’intention heuristique de Chantal Thomas : montrer que la grandeur de la reine ne fut pas un phénomène de métamorphose spontanée mais bien la subsumation d’éléments qui étaient en elle.

7Jusqu’à ces journées de 1789, le château de Versailles était ouvert. L’ouverture du château avait une dimension politique : le roi se devait d’être accessible et visible à ses sujets. L’ouverture est une chance pour les courtisans qui fuient le navire versaillais, devenu un espace d’insécurité, ainsi que pour les fugitifs qui a contrario croient entrer « dans un espace inviolable » (AR, 211). Pour d’autres personnages, tels Liard le taupier, Jacob Moreau, Sidonie, l’ouverture du château est anxiogène et renforce paradoxalement leur sentiment d’être piégés. Avec les seuls Gardes suisses, la population s’y sent menacée. Le château de Versailles semble aussi, pour le couple royal, un lieu de clôture, une cage même dorée. « Je veux m’en aller. Je veux quitter ce château », crie la reine. Versailles lui a toujours semblé le mausolée de Louis XIV : « Dans chaque salle où j’entrais, il était là, en jeune homme, en danseur, en amant, en guerrier, toujours en gloire » (AR, 103).

8Le lecteur, guidé par Sidonie, arpente Versailles comme s’il en était un familier avant de partager son impression de déterritorialisation. Le labyrinthe est d’abord domestiqué. Sidonie maîtrise les arcanes versaillais, cartographiés et arpentés quotidiennement. Nous parcourons le domaine en sa compagnie, enfilant couloirs et corridors, ouvrant les portes des Grands Appartements, nous glissant dans le cabinet doré de la reine ; nous attendons dans la salle de l’Œil de Bœuf, écoutons le bruissement des roseaux dans la chambre du Petit Trianon, déjeunons dans une guinguette du Grand Canal, dans un de ces faux villages de pêcheurs appelés « la Petite-Venise » (AR, 36), dévalons, escortés par la Panique les jardins le long de l’Orangerie, vers le bassin des Suisses, remontant vers Latone, par le salon de la Colonnade jusqu’au bassin de Neptune. Nous nous enfonçons même dans les souterrains du château lors de la fuite du clan Polignac.

9Chantal Thomas, par le prisme de Sidonie, nous donne aussi à voir l’envers de Versailles. Au recto donc, l’Étiquette, rempart rituel contre le désordre, retour cyclique du même contre l’irréversibilité du temps, la Beauté et le Bruit « inséparable de Versailles » (AR,120). Mais voici que le silence s’est répandu sur le château et que l’artifice y est devenu visible. Versailles, construit sur des marécages, dégage des effluves nauséabonds. Les rats y ont établi leurs quartiers et s’adonnent la nuit à des sabbats infernaux, et pas seulement dans les caves des souterrains. Ils pullulent un peu partout dans les appartements à l’affût de la nourriture qui traîne un peu partout. Des rats courtisans en quelque sorte, métonymie et métaphore d’une existence parasitaire. Au centre du dédale versaillais figure la Ménagerie. La pestilence de son capitaine Laroche fait écho à l’odeur de pourriture du château et à celle des grands fauves. Sa Ménagerie est mal en point, à l’instar de la Cour et du Régime : l’éléphant est mort d’ivresse. Après l’éléphant, c’est le lion offert par le Roi du Sénégal à Louis XVI qui a commencé à peler de la crinière, symbole de perruque royale. Le lion est mort aussi, l’ours blanc va mal, l’Autruche (Marie-Antoinette dans les pamphlets13) a eu un malaise. La Ménagerie de Versailles a tout d’un apologue de La Fontaine. Enfin, Versailles, frappé d’inquiétante étrangeté, est devenu hostile, « méconnaissable » et « maudit » (AR, 121). Ce 16 juillet, Versailles, subjugué par la Panique, s’ensauvage, redevient Ménagerie et Marécage : « Les chiens sentaient la trahison et aboyaient à la mort. Ils s’engouffraient dans les corridors, déferlaient en meute dans les couloirs » (AR, 217).

10Sidonie est effondrée au sens propre et figuré quand elle comprend qu’elle va devoir vivre à Versailles sans la reine. Marie-Antoinette est pour elle une idole, un eidôlon et un être magique : « J’étais la proie d’une sorte de fanatisme inutile et désespéré » (AR, 158), analyse Sidonie vingt ans après les événements. La première rencontre de Sidonie avec Marie-Antoinette coïncide avec le premier moment heureux de la vie de la reine, légitimée dans son titre : elle porte enfin l’enfant de la couronne, espéré depuis sept ans. Son apparition relève de la sidération (étymologiquement, l’effet de l’étoile) pour la jeune Sidonie, « plongée dans un état de ravissement inouï » (AR, 15). Le 14 juillet, la reine est campée à son lever, à Trianon, encore en déshabillé. Sidonie la sent déjà accaparée en pensée par le protocole de la journée. Marie-Antoinette choisit une pièce de Marivaux, Félicie. Mais la lecture de la reine est distraite et sans conviction. Elle préfère se plonger dans son Cahier des atours (AR, 35). Une Marie-Antoinette sensuelle apparaît aux yeux charmés de Sidonie, ses cheveux flous détachés, dans l’odeur puissante de sa pommade de jasmin, une de ses épaules est dénudée. Sidonie est subjuguée. Mais c’est l’heure des conciliabules avec Rose Bertin, « ministre des modes », et Sidonie doit se retirer non sans emporter une dernière image, celle de la reine rendue à ses quinze ans. La troisième image de Marie-Antoinette est publique. À son retour triomphant de la salle du Jeu de Paume, Louis XVI paraît au balcon avec sa famille. La reine semble ternir l’enthousiasme du roi, comme si elle gâchait la fête. Sidonie compare la souveraine « à une statuette d’ivoire », dessinée « avec précision sur un fond de deuil » (AR, 73).

11Dans la vignette suivante, la reine ne ressemble plus ni à la jeune fille coquette, ni à la statue d’ivoire. Elle est accaparée par les préparatifs paniqués d’un départ possible pour Metz, elle lit des lettres sans voir ce qui se passe autour d’elle et brûle tout document compromettant. Les gestes fébriles, l’expression du visage tendue, la reine est saisie au point précis de son changement d’éthos. Il émane d’elle « un pouvoir de décision, un élan» (AR, 100). Sidonie comprend que la jeune souveraine est « atteinte, vaincue » par ces journées de tourmente mais « l’ardeur de son regard, cet éclat dur et froid de ses yeux » (AR, 100) interdit de croire qu’elle se résigne à l’échec. Elle est déterminée à quitter Versailles, pressentant la tragédie qui se profile. Comme dans un roman d’apprentissage en raccourci, le personnage semble grandir et prendre conscience du poids historique de ses décisions. Lors de la sortie du Conseil du roi, le 16 juillet, la reine ronge son frein. Elle a dû renoncer à partir. Certes elle a « le visage bouffi, les épaules un peu tombées » (AR, 155), mais elle n’a rien perdu de sa hauteur. Sidonie retrouve la reine pour une séance de lecture à onze heures du matin. L’espace semble habité de sa fureur de ne pas partir. Sidonie entame la lecture d’un extrait des Lettres édifiantes et curieuses des missions de l’Amérique méridionale du père Cat : il y est question de pluie d’asticots, fléau du ciel qui résonne comme un autre avertissement. Puis elle lit un extrait de La Princesse de Montpensier qui rassérène Marie-Antoinette. L’espace, occupé par le chaos, devient limpide, et la douceur de la voix de Sidonie libère sa maîtresse de « l’étau de la fureur et des regrets » (AR, 163).

12Mais voici la favorite, Gabrielle de Polignac, et Sidonie, reléguée au second rôle, assiste à leur entrevue, silencieuse et invisible. Marie-Antoinette revit à l’approche de sa favorite, retrouve son entrain et sa jeunesse. Elle s’allège. La discussion s’étire, intime. La reine est fascinée par Gabrielle de la même fascination qu’éprouvent obsessionnellement Sidonie et Castelnaux pour elle. Puis l’entretien prend un tour plus grave quand Marie-Antoinette évoque son appréhension, la crainte de la haine qui la cerne. Elle mesure la gravité et l’inéluctabilité de la situation, et préfère renoncer à Gabrielle pour protéger sa personne royale. C’est pourquoi, au prix du déchirement, elle lui demande de partir avec sa famille. Tant de temps ont passé depuis cette matinée du 14 juillet où la reine caressait du doigt les échantillons de tissu. Chantal Thomas réussit son pari de saisir Marie-Antoinette dans cet instant de mue identitaire où elle se défait de ces différentes peaux et images pour accéder à une autre stature face à ces événements qui la violentent. La reine, Gabrielle partie, sanglote comme « pleurent les enfants, dans la brutalité d’une peine absolue » (AR, 184). Elle se lève, saisit une coupe de jade et la précipite contre le miroir, constellant la pièce d’éclats de verre métaphoriques des images brisées de Marie-Antoinette. Sidonie retrouve Marie-Antoinette, le soir, errant dans les couloirs des appartements. Elle frappe à la porte de ses amis. Le silence lui répond. Elle est irrémédiablement seule. Immobile, figée, face au seuil de la Galerie. Il n’y a plus de garde pour annoncer la reine ni pour marcher à reculons devant l’idole déchue.

13Mais la reine a reçu une éducation. Elle a été préparée par sa mère dont la voix, les lettres, les conseils l’habitent et forment en elle un noyau indestructible. Telle est la clef nécessaire à la compréhension du personnage de Marie-Antoinette selon Chantal Thomas. Marie-Antoinette n’est pas passée par magie de l’image de la reine des modes à celle de l’héroïne tragique de la Révolution. Ces trois jours relatés dans le menu détail, dans la confusion de la micro-histoire, ont permis à la reine de décanter l’essence de son être. Sidonie est convoquée pour une dernière lecture, ce soir du 16 juillet. La reine dégage « une impression de force et de certitude » (AR, 219). Ce n’est plus Félicité de Marivaux ni son Cahier des atours qu’elle réclame, mais les lettres de Marie-Thérèse, sa mère14. La reine est maîtresse d’elle-même. Sidonie perçoit la stature surnaturelle de la reine. Marie-Antoinette est ferme : si elle perd tout ce qu’elle aime, elle ne se laissera pas dominer par l’accablement : « Je suivrai, en ceci comme en toute chose, l’exemple de l’Impératrice ma mère » (AR, 221). C’est avec une grande dignité qu’elle accompagne le départ des Polignac, avec une intensité dans l’expression « à la limite de l’humain » (AR, 235). D’une voix sèche, curieusement hantée d’un accent autrichien recouvré, elle donne congé aux fuyards : « Adieu. Je porte malheur à ceux que j’aime15 » (AR, 236).

« Une danse avec les fantômes » (CS, 54)

14Jean Starobinski, dans son beau livre L’Invention de la liberté16, évoque la mélancolie des ruines : « La poétique de la ruine est toujours une rêverie devant l’envahissement de l’oubli […]. Sa mélancolie réside dans le fait que la ruine est devenue un monument de la signification perdue ». C’est bien ce que ressent Sidonie en 1810 quand elle décide de consigner ses souvenirs : « J’accueillerai tout ce qui me reviendra à la mémoire, ces fragments d’un monde naufragé que je n’aurai pas le cœur de tuer, d’une rature, une seconde fois » (AR, 22).

15Dans Les Adieux à la reine, certes Versailles n’est pas en ruines mais il vacille et se défait, tel un « théâtre mort » (AR, 20), « un château de cartes » (AR, 210). Construit sur des marécages au sens propre et au sens symbolique, fondé sur les assises chancelantes de la monarchie absolue, Versailles a le vertige. Il n’en finit pas d’exhaler, comme un organisme malade, des puanteurs délétères. Comme nous l’avons déjà signalé, une odeur de corruption aux deux sens du terme, de pourriture et de cadavre, sort des lézardes de Versailles. Pourtant, comme il est précisé dans l’étiquette, il ne doit pas y avoir de cadavre à Versailles (AR, 123). Le symbolisme est clair : c’est la Royauté qui sent la mort. Comme dans l’apologue de La Fontaine, la peste est entrée dans Versailles. Celle-ci allégorise le châtiment qui, selon Moreau, frappe les hommes et notamment la Noblesse. Elle est le fléau s’abattant sur Versailles telle la pluie d’asticots blancs dans la lettre du Père Cat lue par Sidonie, telle l’allégorie de la Panique filant à vive allure dans les jardins du château. Une faune étrange rase les murs du château, rendu à sa sauvagerie des marais. Des êtres invraisemblables, des pestiférés, des mendiants, on ne sait pas. D’autres ressemblent à des morts-vivants ou des vivants déjà un peu morts, ce sont de vieux courtisans comme « l’antique et paralytique duc de Reybaud » (AR, 194). Dans la nuit du 15 au 16 juillet, les habitants de Versailles, errant dans un état hagard, sont eux aussi frappés de spectralité. Comme dans les Enfers virgiliens, des ombres silencieuses se croisent dans les escaliers et les couloirs (AR, 75). Versailles a quelque chose de la bouche des Enfers et il n’est pas étonnant qu’en épilogue, Sidonie s’échappe par ses souterrains.

16Versailles fait naufrage, certains courtisans quittent « le navire », ils entendent « le mât craquer, et sous leurs pieds le sol se dérober » ; d’autres n’ont pas vu « les flots s’ouvrir et des siècles de dynastie y sombrer » (AR, 217). Les flots de Versailles charrient des images de décadence et de chute en une atmosphère apocalyptique, de fin d’un monde, celui de l’Ancien Régime. La fête est finie en cette aube blafarde du 16 juillet. C’est la pulvérisation d’une époque dans le poudroiement du récit historique, l’atomisation des certitudes. Le sens ancien du terme de « révolution » est en ruines comme Versailles et l’Ancien Régime sont en deuil de leur « signification perdue » depuis ces trois journées de juillet 1789. Il n’y aura pas de retour à un point idéal, de restauration. Il faut dire adieu à Versailles, adieu à la reine.

17La nostalgie définie par Jankélévitch est la douleur de l’impossible retour du passé. Le texte de Chantal Thomas conjugue la nostalgie d’un lieu, d’un amour, celui de Sidonie pour la reine, d’une époque, les trois irrémédiablement perdus. Les souvenirs à la fois soulagent et ravivent la nostalgie : ils sont un baume et un poison. Un baume, car la mémoire compense l’irréversibilité du temps, l’effacement du passé ; un poison, car elle souligne aussi la spectralité du passé, réduit à un vestige, une ruine intime. Le souvenir aiguise la nostalgie et rend sensible à tout ce que l’on a perdu. Sidonie, à l’image du nostalgique jankélévitchien17, rumine le passé dans un foisonnement de détails qui justifie le parti pris esthétique de la micro-histoire.

18Alors comme Ulysse au pays des Cimmériens, Sidonie fait acte de nécromancie ; elle laisse les morts et les mots revenir en une poétique de la revenance18. Un de ses rêves récurrents est celui du « Grand Degré ». Il apparaît deux fois dans le récit avec des variations. Dans ce rêve se dressent plusieurs personnages de la Cour échelonnés sur de larges marches (AR, 12). Dans la deuxième version du rêve, la reine apparaît, descendant en courant le grand escalier de marbre (AR, 170) ; elle déborde de vitalité. Pour Sidonie, en février 1810, ces revenants sont sa vérité et sa réalité. La vie passée à Versailles, dans l’intimité de la reine, s’inscrit en surimpression sur la vie actuelle à Vienne. Sidonie, auprès du prince de Ligne à Vienne en 1811, comme le nostalgique jankélévitchien, tend l’oreille pour entendre des voix intérieures du passé et croit entendre et puis rire la reine (AR, 169). La fréquence des dialogues dans le tissu narratif et mémoriel des Adieux à la reine atteste de la réminiscence vive de ces voix du passé. Les frontières entre le passé et le présent, entre Versailles et Vienne, entre les royaumes des morts et des vivants, s’effacent. À Versailles en ruines répond Vienne « capitale du Royaume de la Mort » (AR, 165). Aux rats et moustiques de Versailles, à ses moiteurs et pestilences, font écho les maux de Vienne avec sa colonne de la Peste, le monument du Graben. D’un été à l’autre, de juillet 1789 à juin 1810, d’une rive à l’autre du fleuve du temps. Sidonie dérive, comme le bateau ivre de Versailles ; elle voudrait habiter à nouveau « ce monde ancien, antédiluvien » (AR, 166).

19Dans une tectonique du récit, métaphysique et miraculeuse, le passé s’infuse dans le présent. Il se glisse au premier plan, se présentifie, et le présent recule à l’arrière-plan, déréalisé. Allongée à côté du prince de Ligne, survivant de Versailles et familier de la reine, Sidonie somnole. Elle pointe son regard sur un détail vestimentaire du Prince, ses bas blancs et ses talons rouges, détails d’autrefois, iconiques d’un autre temps, de celui de la Cour. Elle entend, mêlé au bourdonnement des abeilles dans le tilleul, le rire de la reine tandis que les paroles du prince deviennent inaudibles. Le décor réel s’estompe, le parc à la française, l’allée, le fleuve. Sidonie a violemment envie de cerises. Et voici que les personnages du Grand Degré apparaissent, et Marie-Antoinette descend en courant les marches : « Et à chaque saut, de marche en marche, les cerises qu’elle portait en boucles d’oreille menaçaient de s’envoler » (AR, 170). Les cerises sont le punctum19 qui souligne la porosité du passé et du présent et le détail sémaphorique qui signale la revenance de la reine.

Un tombeau poétique

20Les Adieux à la reine nous semblent une réussite20 en matière de roman historique, genre qui suscitait la méfiance de leur auteur. À la suite d’Anne Coudreuse et de Philippe Roger, nous qualifierons plutôt l’ouvrage de Chantal Thomas de « roman d’histoire21 ». Chez les mémorialistes qui analysent rétrospectivement la fin de l’Ancien Régime, il est souvent question aussi de « danse au-dessus du volcan22 » comme chez Alexandre de Tilly : « N’avez-vous pas vu un enfant qui vit sur le bord d’un abîme ? Il cueille l’humble fleur cachée sous l’herbe, et court, en folâtrant sur la rive qui s’écroulera sous ses pas23 ». L’errance de Sidonie dans les couloirs et jardins de Versailles a quelque chose en effet d’une danse au bord de l’abîme. Le charme pénétrant de ce roman tient aussi à l’élégance de son style, à son esthétisme, à sa poésie visuelle. Des images restent en mémoire : coquettes d’Afrique et courtisans sur le Grand Canal s’observant dans un même « souffle de pétrification » (AR, 42), meute des chiens abandonnés hurlant dans les couloirs de Versailles, robes de la reine voyageant dans ces mêmes corridors, « ombres blanches », « silhouettes perdues à la recherche du charme qui leur rendrait la vie volée » (AR, 247), fantômes encore de Marie-Antoinette. « Tâchez de sauver mon pauvre Versailles24 », dit Louis XVI au soir du 6 octobre 1789 au marquis de La Tour du Pin. C’est ce à quoi contribuent Les Adieux à la reine de Chantal Thomas.