Colloques en ligne

Martine Jacques

Le XVIIIe siècle des innommés en 2016 : réflexions à partir de 14 Juillet d’É. Vuillard

1À la rentrée littéraire de septembre 2016, 14 Juillet1 d’Éric Vuillard a recueilli un bel accueil critique et public qui augurait peut-être du Prix Goncourt que son auteur a reçu un an plus tard pour L’Ordre du jour2. Cette étonnante visibilité d’un récit sans grandes concessions aux formes du roman historique classique mérite d’être prise en compte dans ce qu’elle indique des fonctions accordées de nos jours à un texte qui évoque le mouvement fondateur du processus révolutionnaire français pour le célébrer.

2Au sein d’une œuvre particulièrement cohérente sur les plans esthétique et thématique, 14 Juillet apparaît comme le récit lentement reconstitué d’une journée-phare au niveau historique mais aussi institutionnel, historiographique et national. Au long de 18 courts chapitres, l’auteur choisit de faire le récit heure par heure de cette journée. Dès le chapitre intitulé « Prendre les armes », le lecteur se retrouve, avec le narrateur, plongé dans les 24 heures qui deviendront le « 14 juillet » : d’une nuit à l’autre, le récit fait resurgir précisément les événements devenus dans la mémoire collective, nationale et internationale, un agrégat qui se résume à une formule plus qu’à un contenu. Éric Vuillard va au contraire chercher à redonner par l’écriture force, vigueur et puissance à ce qui fut une marée débordante d’actes avant de devenir, dans l’historiographie du xixe siècle en particulier, un récit rétrospectif linéaire, causal en son amont et téléologique en son aval.

3Nous verrons donc d’abord comment l’écrivain retrouve dans le – ou la – geste d’écriture de 14 Juillet ses obsessions, ses interrogations fondamentales. Nous analyserons ensuite la représentation proposée par l’écrivain du Paris des débuts de la Révolution française, un Paris du peuple, qui n’a rien de vraiment inédit dans son contenu. Nous verrons en revanche que l’inédit – ou du moins l’originalité – naît des formes narratives privilégiées par l’auteur pour faire de son texte un geste esthétique et politique engagé. Enfin, Éric Vuillard inscrit son univers littéraire et mental dans des courants plus globaux qui, depuis une vingtaine d’années, ont fait du récit historique une opération mémorielle en même temps qu’un acte de lecture interventionniste sur le monde présent.

4Éric Vuillard a accédé à la notoriété par la publication de récits qui ont pour particularité de lier des événements historiques circonstanciés à une interrogation philosophique sur le rapport de l’homme au monde et à une réflexion métalittéraire sur les pouvoirs de l’écriture. C’est à partir de La Bataille d’occident3 en 2012 qu’on peut considérer que cette forme s’est pleinement déployée. Y évoquant, comme au ralenti, l’engrenage qui a mené à la guerre de 14-18, l’écrivain met en place un projet d’écriture qui n’a plus cessé jusqu’à aujourd’hui de s’affiner par les répétitions et les variations introduites autour d’un dispositif discursif précis. S’appuyant sur des photographies (procédé qu’on retrouve dans Tristesse de la terre4 ou, au second degré par l’évocation de photographies, dans Congo, publié la même année5), Éric Vuillard fait revivre un temps et des événements en réécrivant des faits objectifs tirés des archives d’une part et, d’autre part, en précisant comment il les investit sur le plan littéraire et subjectif.

5En choisissant de traiter du mécanisme qui mène à la Première Guerre mondiale6, puis de la conquête du Congo belge décidéeen novembre 1884, avant de retracer la vie de Buffalo Bill comme symbole d’une histoire de destruction transformée en spectacle glorificateur, pour enfin revenir sur le moment de février 1933 au cours duquel les riches industriels allemands décident de financer la campagne électorale d’Hitler7, l’auteur s’interroge sur le Pouvoir dans l’histoire, sur les formes apparemment variées mais en réalité monotones qu’il revêt, ainsi que sur ses arcanes et sa mécanique.

6L’écrivain voit surtout l’exercice de ce pouvoir comme le signe d’une infinie rapacité, rapacité qui se nourrit d’un vertige métaphysique d’impuissance face à la richesse de l’univers qui finit par subjuguer l’homme. Ce sentiment semble particulièrement exacerbé aux yeux de l’écrivain au sein du monde occidental. C’est pourquoi son œuvre s’interroge inlassablement sur ce que l’Occident a fait au monde, aux autres peuples, à une part de lui-même, ou encore à cet autre lui-même qu’est le juif selon Sartre – figure qui est évoquée dans ce recueil à propos de Pierre Michon et qui compte également beaucoup pour Éric Vuillard. En choisissant des époques qui constituent des jalons dans l’invention de la modernité, ce dernier creuse au scalpel la face noire de l’histoire occidentale.

7Ayant un temps vécu au Guatemala, l’écrivain a certainement pu y mesurer les effets encore présents de la violence du choc que constituèrent la découverte des Amériques par les Occidentaux et la dissolution quasi instantanée des mondes incas au contact de quelques cavaliers espagnols. Il en a rendu compte dans un ouvrage antérieur à ceux que nous venons d’évoquer, encore qualifié par son auteur de « roman », quand les textes suivants seront sous-titrés « récit ». Texte plus long, plus sinueux, Conquistadors8 semble figurer une première tentative profuse pour créer une narration qui se saisit de la violence historique dans toutes ses dimensions et fait de l’innommé de l’histoire – en l’occurrence, comment la richesse occidentale a été fondée sur diverses captations – un long chant, à la fois funèbre et épique. Pour autant, et c’est un grand art, nous semble-t-il, que de parvenir à tenir les deux bouts, cette démystification ne renonce ni à la mythologie, ni à l’épique, ni au poétique.

8C’est que l’Histoire est d’abord l’inscription dans le temps d’un rapport originaire et ontologique au monde qu’Éric Vuillard avait déjà travaillé dans son premier texte, récit à la première personne, proche de la prose poétique. Il y évoque une figure quasi mystique liée à la prédation, à la captation, à la métamorphose, aux rêves. Le Chasseur9 est ainsi constitué de l’étrange litanie d’un narrateur qui se vit comme une proie, sans qu’on sache s’il est humain ou non.

À quelle instance m’adresser ? Au chasseur ? Mais je ne suis pas sûr qu’il soit responsable de mon sort, ni qu’il jouisse d’un iota de pouvoir. N’est-il pas, lui aussi, prisonnier, condamné à chasser sans trêve et sans repos une proie furtive, indocile10 ?

9De cet examen de l’œuvre, à rebours sur le plan chronologique, émerge ainsi l’idée qu’elle est désormais liée au discours historique dans l’exacte mesure où ce dernier rend compte d’une double prédation : prédation des vainqueurs sur les vaincus, prédation du discours sur le réel ; formes qui, toutes deux, renvoient à la prédation originelle que constitue toute existence obligée de se nourrir par ce geste prédateur qui relève de la condition anthropologique. Initialement figure de la proie, le narrateur désormais confronté à l’écriture de l’Histoire est à la fois l’incarnation de la proie en ce qu’il en rend compte et celle du chasseur en ce qu’il va lire les indices, comme Carlo Ginzburg l’a évoqué à propos de son travail d’historien et du geste même de toute lecture :

Pendant des millénaires, l’homme a été un chasseur. Au cours de ses innombrables chasses, il a appris à reconstituer les formes et les déplacements de proies invisibles à partir d’empreintes laissées dans la boue, de branches cassées, d’excréments, de touffes de poils, de plumes arrachées, d’odeurs confinées […]. Il a appris à effectuer des opérations mentales complexes avec une rapidité fulgurante, dans l’épaisseur d’un fourré ou dans une clairière remplie d’embûches. […] « Déchiffrer » ou « lire » les traces des animaux sont des métaphores. On est cependant tenté de les prendre à la lettre, comme la condensation verbale d’un processus historique qui a conduit, dans un laps de temps peut-être très long, à l’invention de l’écriture11.

10C’est ainsi que prend sens la figure paradoxale d’un narrateur-chasseur sans lequel la proie, innommée, insaisie par la langue, aurait à jamais disparu. Narrateur qui offre à son tour au lecteur la possibilité, par le jeu d’un récit souvent elliptique, de devenir lui aussi le chasseur qui gardera en lui l’empreinte de la proie.

11Dans ce long et patient cheminement d’auteur, 14 Juillet marque cependant une rupture, ou plutôt une « heureuse exception ». En effet, alors que tous les autres textes cités associent l’histoire au malheur des vaincus, ici le découpage chronologique se centre sur la parenthèse, assez rare pour être relevée, d’une révolte – ou même d’une émeute – qui semble pour un temps réussir dans son immanence et va ainsi devenir l’incarnation de la Révolution française. Exceptionnellement, Éric Vuillard choisit de narrer un « événement » occidental où le rapport entre prédateur et proie semble s’être inversé. Prenant très clairement position en faveur d’un peuple exploité et ignoré, l’auteur célèbre ici sa force de vie. Même si de nombreux éléments du texte, notamment les prolepses, et la fin de la nuit décrite montrent que cette « révolte » sera vite encadrée, il n’en demeure pas moins que le texte est la célébration d’un moment euphorique et libératoire. Comme si le chasseur-écrivain, le peuple en quête d’une joie que lui refusent les puissants et le lecteur-interprète transformaient ensemble le moment en une geste ; comme si le xviiie siècle dans son entrée révolutionnaire, dans ce mouvement initial qui sera ensuite ressaisi par l’Histoire et ses habituels prédateurs, politiques ou historiens, permettait un court instant d’unir la prédation, le prédateur et la proie dans un même mouvement inaugural.

12Comment Éric Vuillard choisit-il de peindre ce moment historique qui le porte à la joie ?

13Il présente un tableau, traditionnel dans ses contenus mais original dans sa narrativité, d’une fin de siècle durant laquelle les contrastes sociaux sont à la fois exacerbés et immuables. Le premier et le troisième chapitre, avant que la focale ne se resserre sur les forces populaires, sont tout à fait éloquents sur ce point. En opposant un monde raffiné, une « folie » qui évoque le xviiie siècle des Goncourt et des romans libertins, à un univers de misère, l’écrivain rend lisibles (et peut-être acceptables) les divers saccages qui rythment le récit. Débutant par l’émeute qui s’attaque le 27 avril 1789 à la Petite Maison de Réveillon (riche manufacturier de papier peint et, par ailleurs, homme des Lumières qui finança la construction d’une des premières montgolfières), le narrateur revient longuement sur l’envers du décor somptueux de son habitation :

La voilà la folie, la folie Titon, là où toute la saleté, les maladies, l’aboi, les enfants morts, les dents pourries, les cheveux filasses, les durillons, les inquiétudes de toute l’âme, le mutisme effrayant de l’humanité, toutes les monotonies, les routines mortifiantes, les puces, les gales, les mains rôties sur les chaudières, les yeux qui luisent dans l’ombre, les peines, les écorchures, le nique de l’insomnie, le niaque de la crevure, se changent en miel, en chants, en tableautins12.

14Ainsi, les formes artistiques rococo, retenues par l’histoire de l’art comme spécifiques d’un siècle où régnait soi-disant une douceur de vivre jamais égalée, sont les expressions perverties et raffinées d’une prédation initiale dont on ne saurait les exempter. C’est par les mots et notamment ce balancement entre la longue source – l’exploitation – et la brève forme finale – l’exquise beauté – que prennent sens saccages et révolte. D’autres éléments montrent que la vision d’Éric Vuillard est une prise de position politique. Le découpage chronologique est essentiel : en choisissant de commencer par l’émeute Réveillon qui fit près de 300 morts du côté des émeutiers, l’auteur rend compte d’un épisode plutôt effacé dans la mémoire nationale qui explique pourtant mieux la révolte et les exactions commises lors du 14 juillet suivant. Le discours officiel ou historiographique, en ignorant ou en minimisant souvent cette émeute, ignore les plus pauvres. Jules Michelet évoque brièvement en une vingtaine de lignes l’épisode mais pour lui, ce n’est pas encore là qu’émerge le peuple tel qu’il le conçoit ; il parle d’« une bande13 » que l’on laisse agir impunément pendant deux jours avant qu’une répression ne laisse sur le carreau « nombre de blessés et de morts14 » en précisant de plus qu’on trouva de l’argent dans la poche de ces morts, ce que réfute absolument l’auteur de 14 Juillet.

15L’écrivain choisit au contraire de poursuivre son focus sur les pauvres et cette première répression, dans une séquence semi-fictionnelle, puisqu’elle repose sur un fait archivé mais se développe par l’investissement empathique qu’Ivan Jablonka nomme « des fictions de méthode15 ». Lorsque Louis et Louise Petitenfant s’en vont reconnaître le cadavre de leur jeune beau-frère et frère âgé de 21 ans, l’écrivain montre avec retenue la douleur de ces modestes ouvriers, l’un ramoneur et l’autre femme de chambre. Il nous précise en conclusion de ce court chapitre qu’ils ne « savaient pas écrire16 », en insistant ainsi sur l’impossibilité qui fut la leur de transmettre leur expérience de deuil par le récit et en leur donnant voix.

16Toutefois, on ne peut pour autant affirmer que, de sa peinture des classes ouvrières parisiennes, Vuillard renouvelle beaucoup les sources. Les grands topoï qui concernent leurs activités sont tous présents : les métiers de la rue, ceux du bâtiment, de la manufacture et surtout de la récupération, tous sont convoqués sans que pour autant le récit ne tombe dans un pittoresque de mauvais aloi. C’est qu’ils incarnent tout particulièrement le sens profond de l’histoire vue par Vuillard et telle qu’on l’a définie plus haut : celui d’une immense chaîne alimentaire : « Ainsi, on trouve des fripiers partout, car tout se revend à Versailles, tous les cadeaux se remonnayent et tous les restes se remangent […]17 ». Les lieux évoqués sont également classiques : Faubourg Saint-Antoine, Faubourg Saint-Marcel, Place de Grève, cabarets sont largement mobilisés. On retrouve confusément les échos des promenades de Louis-Sébastien Mercier comme ceux d’une littérature contemporaine qui, à partir du Parfum18et jusqu’à Jean-Baptiste Del Amo19, a insisté sur la multiplicité – et parfois l’horreur – des expériences sensorielles liées à la vie urbaine de l’époque.

17Il en va de même pour la représentation des classes supérieures : leur inconscience, leur arrogance, leurs incohérences à l’égard des idées des Lumières, tout cela est concentré dans la figure archi-topique que constitue la vie de Marie-Antoinette au Hameau de la Reine.

18Quant à ceux qui sont nommés dans l’histoire littéraire, les écrivains des Lumières, Montesquieu, Voltaire et Rousseau seuls sont cités : parmi eux, Rousseau semble l’unique auteur à constituer un vague moteur à l’émeute qui s’annonce au travers de la figure de Cholat, petit marchand de vin, qui dans sa taverne a eu des échos des penseurs des Lumières. Loin de lui concéder une conscience politique nette, le narrateur se complait même, nous semble-t-il, à le renvoyer à ces fameuses « bandes » selon Michelet, désordonnées et inconscientes, remuées davantage qu’organisées, toutefois nourries de « formules empruntées, remugles de Jean-Jacques Rousseau20 », de « rudiments d’idées, à demi-énoncées21 », de « débris de Contrat Social entendus au bistrot22 », ou bien encore à ces foules « radotant des tranches mal digérées de l’Encyclopédie afin de se donner du courage23 ».

19Enfin, pour le récit des prémices révolutionnaires : à l’exception de l’émeute Réveillon dont on a montré pourquoi elle était surdéveloppée, les étapes tracées à grands traits sont classiques : émeutes de la faim, renvois des divers Ministres de l’économie, crise de la dette, réunion des États Généraux ; les chapitres introductifs qui évoquent la situation de la France à la veille du 14 Juillet se nourrissent des étapes canoniques. On pense enfin à la scène du serment du Jeu de Paume, à laquelle sacrifie Vuillard en exprimant ici une réelle admiration sur un ton lyrique et épique, évoquant les fameux mots de Mirabeau :

un mélange d’évidence et de mystère, de grandeur et de trivialité, où l’humanité trouve son augure. Oui, Mirabeau parle. Il est un sentiment, une vérité. Nul ne peut plus rien contre. Il dit. La grosse gueule s’ouvre pour la première fois avec autant de souffle et de culot. La volonté du peuple vient de faire son entrée dans l’histoire24.

20Ce n’est donc pas – ou guère – par les actes retenus, ou par ses choix de realia que l’auteur fait émerger un xviiie siècle nouveau. C’est par la construction esthétique assumée qu’il donne à vivre au lecteur une nouvelle expérience. D’une part, Éric Vuillard propose un récit épique jouant du collectif et du cosmique, nourri du Hugo des Misérables comme du Zola de Germinal, semblant ici plutôt renvoyer au néant les visions flaubertiennes. On retrouve les synecdoques corporelles, les sujets collectifs, les épithètes amplificatrices, les comparaisons cosmiques avec une préférence marquée pour le feu, à la fois hypnotique, destructeur et régénérateur :

Les barrières brûlaient. Ce qui brûle jette sur ce qui nous entoure un je-ne-sais-quoi de fascinant. On danse autour du monde qui se renverse, le regard se perd dans le feu. Nous sommes de la paille25.

21Plus loin, le narrateur – qui s’inclut dans cette foule révolutionnaire par un usage récurrent du « nous » – réaffirme de manière provocatrice : « Le feu est une chose merveilleuse. Mais le feu qui détruit est encore plus beau.26 »

22D’autre part, si le narrateur ne construit pas de héros central, il donne à plusieurs de ses personnages une biographie, suffisamment développée pour qu’elle fasse sens comme parcours individuel, et assez concentrée pour devenir indice historique : ainsi du destin tragique de Rossignol, mutin de la Bastille qui deviendra député puis général républicain avant d’être finalement déporté aux Comores par Bonaparte. L’auteur l’observe, comme il l’a déjà fait dans ses ouvrages précédents, au travers d’un portrait :

Sur une gravure que l’on a de lui, Jean Rossignol a le regard triste, quelque chose de doux et de gentil. Il est encore jeune, mais ce n’est plus le petit ouvrier en route pour la Bastille, il doit être général […] comme s’il sentait que le monde allait tourner autrement, que ses espoirs seraient trahis27.

23Par un jeu systématique de prolepses, Éric Vuillard parvient à nommer l’avenir sans en faire une chasse gardée ; il en montre le sens tout en le dégageant d’un récit linéaire qui le rendrait inéluctable. En entrechoquant ainsi des temporalités diverses, il fait éclater l’épique sans y renoncer, rejette le sens téléologique de l’Histoire sans en nier la force légendaire28. C’est aussi le moyen de montrer la puissance de la désillusion et de la permanence de la Réaction qui interviennent toujours à la suite du temps de la révolte29. Et pour Éric Vuillard, cette Réaction (symbolisée brillamment par la prolepse concernant le sabre de Corny30) est loin de se limiter aux descendants et aux intérêts renouvelés des puissants.

24Pour le narrateur, l’instinct prédateur renaît au moment même où un individu va s’instaurer – ou est instauré – comme porte-parole. Éric Vuillard refuse encore une fois de suivre Michelet, dans le chapitre « Un représentant du peuple ». Pour le grand historien romantique, cet épisode de la députation de Theuriot serait « le nombril du 14 Juillet31 » rendu admirable à ses lecteurs par « un grand envoûtement d’écriture32 ». Pour Éric Vuillard, malgré l’admiration esthétique et littéraire qu’il a pour ce passage de Michelet, la députation est le début de toute confiscation. Le narrateur va très loin ici puisqu’il tourne en dérision la façon dont Thuriot de la Rosière est molesté par la foule qui ne comprend rien à ses intercessions pacificatrices. Loin de l’empathie, Vuillard trie et choisit son camp sans hésiter, au risque de mettre mal à l’aise son lecteur devant cette scène qui peut tourner au lynchage33. Lynchage qui arrivera effectivement lors de la journée historique qui voit la tête de Delaunay au bout d’une pique promenée dans tout Paris, épisode célèbre dans la geste historiographique mais volontairement ignoré par le narrateur de 14 Juillet.

25Vuillard ne se veut donc pas un porte-parole mais celui qui porte la parole des sans-paroles. Comment alors inventer une écriture qui nomme les innommés sans les trahir en une députation ?

26D’abord, me semble-t-il, en refusant de pratiquer la synthèse. C’est pourquoi il choisit de nommer un à un les morts et les participants en de longues listes qui évoquent autant les catalogues homériques que les registres des archives auxquels il se réfère. Il revendique même cette puissance créatrice du verbe. En individualisant ces silhouettes de l’histoire, en cherchant dans la profération de leurs noms, comme un chamane, à leur rendre vie au travers de sa voix, l’écrivain est conscient du risque de captation qu’il leur fait encourir.

27Pour réduire ce risque, Éric Vuillard use d’une langue qui se veut un écho de celle du peuple. Surtout, il nomme et raconte avec prudence, en prenant soin d’indiquer à son lecteur le statut aléthique de son propos. Il distingue le nom, les descriptions sommaires tirées d’archives (même s’il montre qu’elles sont avant tout la voix d’une puissance publique qui ignore les petits) et propose des hypothèses à partir des indices de l’image ou du texte, ainsi que le ferait un lecteur expert. Lorsqu’il lit le récit de Cholat, l’un des meneurs déjà évoqué dans notre article, le narrateur ne s’intéresse pas qu’à ce dernier : il fixe un temps son attention sur un personnage secondaire du récit que fit le cabaretier, un inconnu qui ne sait pas se servir des canons saisis et qui se brûle la main en les chargeant au point de s’en évanouir.

Le coup était parti trop vite et, ayant trébuché sur l’affût, il perdit connaissance. Cela dura cinq minutes, nous dit Cholat mais en cinq minutes c’est fou ce qu’un esprit vagabonde ; et ce jour-là […] tandis que sa main le faisait souffrir, il vit ou entendit peut-être un minuscule tourbillon de poussière, le vol rapide d’un piaf ou bien ce pavillon qu’on venait de hisser sur le fort. Peut-être entendit-il, à travers le brouillard, quatre coups de canon. Après cela, on ne sait plus rien de lui. L’homme disparaît comme il est apparu dans l’Histoire, simple silhouette34.

28L’usage fréquent du modalisateur « peut-être », ou encore du verbe « devoir », rend compte du statut presque divinatoire du récit. Pour Éric Vuillard, dont il ne faut pas oublier qu’il a aussi tourné deux films et dont nous avons indiqué plus haut l’importance qu’il accordait à l’image d’archives, c’est cette puissance de projection et de rêverie portée par la langue et le créateur qui sauvera son projet d’une députation bien-pensante.

29Dernier élément pour éviter de devenir un embaumeur plutôt qu’un chamane, actualiser au sens où l’entend Yves Citton35, c’est-à-dire se saisir d’un texte-tissu du passé pour y voir un questionnement contemporain et comprendre la particularité de la solution qu’il en a proposé. C’est pourquoi, si d’une part l’auteur n’hésite pas à recourir à un vocabulaire daté, cité, empreint de formules qu’on peut juger plus ou moins triviales, d’autre part il n’hésite pas davantage à construire des anachronismes langagiers qui mettent en évidence le processus d’actualisation. Encore une fois, c’est dans cette tension, c’est en tenant ces deux pôles opposés que Vuillard parvient à éviter les pièges du pittoresque ou celui de l’instrumentalisation. Ainsi, l’installation des barricades lors de l’attaque vers les Tuileries devient sous sa plume « l’intifada des petits commerçants36 », sorte de prolepse lexicale qui concatène le temps entre hier et aujourd’hui comme le font les prolepses narratives que j’ai évoquées plus haut et comme le fait tout aussi clairement le discours initial de l’entrepreneur pourtant éclairé que fut Réveillon :

Dans un moment de décontraction et de franc-parler stupéfiant, il affirme que les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront bientôt plus riches que lui. Réveillon est le roi du papier peint, il en exporte dans le monde entier, mais la concurrence est vive ; il voudrait que sa main-d’œuvre lui coûte moins cher37.

30Le discours de Réveillon sonne bien sûr ici comme celui du néo-libéralisme et ce n’est pas un hasard si ce texte paraît après « la crise de la dette » en 2009. « Crise de la dette » qui est également le principal motif de la convocation des États généraux en 1789. Ce problème de la dette et de la répartition des charges pour la combler est en 2016 totalement réactivé tandis que la Grèce ploie sous les contraintes budgétaires et que le chômage augmente dans toute l’Europe. Dans les mêmes années, Éric Vuillard a défendu et commenté38 l’ouvrage collectif anonyme édité par Éric Hazan, L’Insurrection qui vient39. Cet essai, dont le titre se veut performatif, semble recouper le découpage chronologique et les ambitions du récit 14 Juillet. Le choix de la Révolution française s’inscrit donc dans les enjeux de l’œuvre et de la pensée d’Éric Vuillard ainsi que dans un contexte de production précis. Ce dernier point est lié à des conditions historiques, on vient de le voir, mais aussi épistémologiques et esthétiques qui ont permis l’émergence d’une telle œuvre.

31Parmi ces dernières, il faut d’abord évoquer une évolution globale des formes littéraires consacrées au passé : formes romanesques qu’on ne peut plus vraiment qualifier de romans historiques et qui ont intégré la mise en question du pacte de lecture du roman réaliste aussi bien que du témoignage. Chantal Thomas, Pierre Michon et même, pour une part, Pascal Quignard, tout comme Éric Vuillard, ont choisi, à des degrés divers, une écriture qui se dévoile comme « un empire des signes40 » et pour laquelle l’usage de l’« historiographème41 » tel que l’a défini Anne Coudreuse est un appel à une (re)-connaissance par le sensible du lecteur.

32Concomitamment à cette évolution des esthétiques littéraires, l’historiographie après Michel Foucault s’est aussi mise en question sur un plan épistémologique et a assumé sa part d’écriture empathique ainsi que sa fonction d’interrogation des signes du réel comme de l’archive. Lire 14 Juillet d’Éric Vuillard, c’est reprendre la Vie fragile42 d’Arlette Farge et retrouver son merveilleux Goût de l’archive43. Nous avons déjà cité Carlo Ginzburg et les travaux de la micro-histoire, mais il faut plus largement évoquer le linguistic turn,qui, dans le domaine des études historiques, a rappelé à partir du début des années 1980, à ceux qui l’auraient oublié, qu’il n’existait pas d’Histoire sans mise en récit et sans rhétorique. Il n’est d’ailleurs pas insignifiant qu’un des théoriciens de cette notion, Steven L. Kaplan, soit également spécialiste de l’histoire de Paris au xviiie siècle. Ayant notamment étudié les émeutes frumentaires, il a renouvelé la représentation imaginaire de ses lecteurs sur le peuple parisien d’avant les temps révolutionnaires44. Enfin, il faut également noter que, après les années autour du bicentenaire dominées – au moins sur le plan médiatique – par les analyses de François Furet, l’historiographie des quinze dernières années sur la Révolution s’est beaucoup renouvelée en réfléchissant à la fois au rôle de l’acteur individuel et à la nature de la violence révolutionnaire. Nous pensons notamment aux travaux de Jean-Clément Martin45 qui voient dans cette violence un prolongement de celle inhérente à son siècle davantage qu’une rupture inaugurant les crimes politiques de masse modernes. On peut aussi mettre en parallèle le récit d’Éric Vuillard et les travaux de Sophie Wahnich46 ainsi que ceux d’Haïm Burstin47 sur le « protagonisme » en jeu dans la Révolution, montrant la soif inédite de certains membres des classes populaires à s’inscrire dans l’Histoire et à y laisser leur trace.

33Enfin, il faut conclure sur le fait que l’écriture choisie par Éric Vuillard, celle de l’ellipse et de l’évocation, de l’innommé et de la nomination, du feu et du mouvement, celle d’un passé perçu comme un avenir, ne pourrait exister sans les travaux sur le lecteur et le récit menés depuis le début du xxie siècle, ce qui justifie de nouveau la périodisation du colloque. On pense en particulier aux ouvrages de Vincent Jouve48, Marielle Macé49, Hélène Merlin-Kajman50 qui tous, sous des formes diverses, rendent à la littérature son pouvoir de transformation de l’ethos du lecteur. Comme eux, Éric Vuillard croit à cette puissance de la littérature ; son livre semble un appel, une reviviscence, peut-être aussi un monde possible, en tout cas un leurre efficient, comme avaient su en construire les émeutiers du 14 Juillet avec les armes du théâtre et qui est évoqué dans toute sa beauté :