Colloques en ligne

Hélène Merlin-Kajman

Enchaînements, suspensions et « aire intermédiaire d’expérience » dans Le Roman comique de Scarron

1Dans ce que je vais vous présenter aujourd’hui, je me suis laissée portée par la curiosité qu’a fait naître en moi l’identité d’un adjectif : Winnicott appelle en effet « aire intermédiaire d’expérience » (« intermediate space ») l’aire au sein de laquelle les phénomènes plus connus sous le nom de « phénomènes transitionnels » prennent sens, y compris, et c’est pour moi d’une grande importance, les qualités de l’interprétation du matériau signifiant fourni par le patient, interprétation qui cherche à réanimer la créativité que Winnicott attache à ses phénomènes1. Ce n’est pas un détail accessoire à mes yeux : ma conviction en effet est que ces qualités exigées pour l’interprétation à visée thérapeutique peuvent aussi être exigées du commentaire critique, pour des raisons sensiblement identiques : une fois que l’on a défini la littérature comme un objet transitionnel (ce qui n’est évidemment qu’une hypothèse théorico-pragmatique, non un état de fait), alors il faut que son commentaire n’attaque pas ses qualités transitionnelles...2

2Ma question sera donc la suivante : peut-on établir une relation entre les fins intermédiaires qui font l’objet de nos journées d’étude, et la qualité intermédiaire de ce troisième espace que Winnicott dit aussi potentiel, « intermédiaire » parce que capable de ménager d’abord chez le nourrisson, mais aussi pour chacun de nous, des médiations bénéfiques entre son (notre) monde interne et le monde externe ?

3Publié en deux parties, la première en 1651 et la seconde en 1657, Le Roman Comique de Scarron est resté inachevé alors que tout donne à penser que son auteur comptait en donner une fin, puisqu’il avait pris en 1660, juste avant de mourir, un privilège pour la Troisième partie.

4En 1651, la fin de la Première partie constituait sans nul doute une fin intermédiaire assez semblable à celles qu’analyse Nathalie Kremer dans Les Mille et une nuits, surtout les premières qui suspendent le récit de manière à ce que le sultan, frustré dans sa curiosité, diffère à chaque fois la mort de Schéhérazade.

5Le lecteur en effet quittait les personnages en plein milieu d’une séquence éminemment dramatique : Angélique, fille de La Caverne, l’une des comédiennes de la troupe et elle aussi comédienne, venait de se faire enlever, événement qui, dans une mise en abyme récurrente dans Le Roman comique, avait ajourné la représentation théâtrale que devaient donner les comédiens. Ainsi les spectateurs potentiels internes à la diégèse, privés de spectacle, pouvaient-ils figurer par anticipation la façon dont, quelques pages plus loin, le narrateur allait laisser ses lecteurs sur leur faim.

6Mais alors que, dans le monde représenté, les spectateurs ne verraient jamais le spectacle, la Seconde partie du roman achève la séquence narrative commencée dans l’édition précédente et relance le roman – mais une nouvelle fois sans l’achever. La Seconde partie ne se termine cependant pas au milieu d’une séquence narrative aussi dramatique que celle de l’enlèvement d’Angélique, mais sur un chapitre intitulé, en une mise en abyme renouvelée, « De quelle façon le sommeil de Ragotin fut interrompu ». Autre interruption donc. Ragotin, c’est le personnage jouet de tous les autres, le souffre-douleur burlesque permanent, dit en général la critique. De fait, le chapitre sur lequel se clôt le Roman comique montre Ragotin devenu le punching-ball malheureux d’un bouc habitué à foncer sur des personnes qui jouent à lui présenter leur tête, geste effectué involontairement par un Ragotin absolument ignorant de ce jeu, et donc, impréparé à recevoir les assauts de l’animal... Car Ragotin, je vais y revenir, est un jouet — qui ne joue pas (parce qu’il ne joue pas ?).

7À ce stade du roman, nombreux sont les fils narratifs amorcés et non résolus, comme la critique l’a souligné : seuls sont achevés les récits enchâssés, qui, du point de vue de la transitionnalité qui m’occupe ici, mériteraient un traitement à part. Or, cette nouvelle fin intermédiaire sera devenue, par le hasard de la mort de Scarron, la fin définitive du roman, inachèvement involontairement provocateur qui a suscité des prolongations sur lesquelles je ne me pencherai pas. De fait, même dû au hasard, cet inachèvement qui se théâtralise comme tel n’en rend que plus saillante la façon particulière que Scarron a d’investir la question des enchaînements, et ceci, dès le court premier chapitre, qui se termine d’abord sur une courte conversation entre les personnages, interrompue :

Un lieutenant de prévôt, entre autres, nommé La Rappinière, les vint accoster et leur demanda avec une autorité de magistrat quelles gens ils étaient. […] La conversation finit par quelques coups de poings et jurements de Dieu que l’on entendit au devant de la charrette: c’était le valet du tripot qui avait battu le charretier sans dire gare, parce que ses bœufs et sa jument usaient trop librement d’un amas de foin qui était devant la porte. (38-39)34

8et reprise au chapitre suivant après un important commentaire métadiscursif :

Pour revenir au sieur de la Rappinière, il renoua bientôt la conversation que les coups de poing avoient interrompue, et demanda au jeune comédien si leur troupe n’était composée que de mademoiselle de la Caverne, de monsieur de la Rancune et de lui. (39-40)

9Le premier chapitre se termine en outre sur ces lignes, encore plus spectaculaires : « l’auteur se reposa quelque temps et se mit à songer à ce qu’il dirait dans le second chapitre. » (39)

10Or, que raconte ce second chapitre ? Il est consacré au récit du premier spectacle donné par la troupe comique dans le roman, lui-même rapidement interrompu. Et puisque « l’auteur » s’est donné le temps de « songer à ce qu’il dirait dans le second chapitre », on peut supposer que cette interruption n’est pas là pour rien. « L’auteur » se présente d’emblée comme le maître des interruptions non moins que des enchaînements…

11Donc, un spectacle. La « troupe comique » est pourtant arrivée au Mans non seulement sans ses costumes, mais encore provisoirement réduite à trois comédiens, ce qui rend en principe quasi impossible une représentation théâtrale. Cependant, malgré la pauvreté des moyens de la mise en scène (un « drap sale », un « matelas », un « corbillon » qui sert de couronne, sans parler de l’« emplâtre » qui couvre une partie du visage de Destin), ils vont représenter La Mariane de Tristan L’Hermite, une tragédie qui ne contient pas moins de seize personnages apparaissant sur scène. L’intention burlesque paraît peu douteuse. Mais l’adjectif rend mal compte des enjeux poétiques du dispositif.

12Il est difficile, à coup sûr, d’imaginer une fable plus éloignée de l’atmosphère d’un tripot que La Mariane. Le contraste est souligné par la citation du premier vers prononcé par Le Destin :

Fantôme injurieux qui trouble mon repos. (41)

13Le tyran Hérode, qui a épousé Mariane, s’adresse à un mort, le frère de Mariane, qu’il a jadis fait assassiner par raison d’État. Ce dernier vient d’apparaître à Hérode dans un cauchemar dont le roi se réveille au moment où commence la tragédie. Sommeil interrompu, donc — sommeil « troublé ». Cette interruption elle-même en abyme annonce le dénouement : le « repos » d’Hérode sera tellement « troublé » qu’il sombrera dans la folie au cinquième acte, saisi par le désespoir d’avoir fait exécuter Mariane malgré la passion amoureuse qu’il éprouve pour elle, sur la foi d’une accusation mensongère de tentative d’assassinat sur sa personne.

14Représentée pour la première fois en 1636, puis reprise en 1637, La Marianne a eu un immense succès, presque égal à celui du Cid joué entretemps. Mais leurs effets semblent avoir été presque contraires : à l’euphorie suscitée par la tragi-comédie de Corneille s’opposent la mélancolie, la rêverie pensive des spectateurs sortant de la représentation de la tragédie de Tristan, effet dont, quarante ans plus tard, le père Rapin se fait le témoin :

Quand Mondory jouait la Marianne de Tristan, le peuple n’en sortait jamais que rêveur et pensif, faisant réflexion à ce qu’il venait de voir, et pénétré à même temps d’un grand plaisir.5

15Le nom de Mondory est important. Il était alors le meilleur acteur de son temps. Tallemant des Réaux écrit à son propos :

Ce personnage d’Hérode lui coûta bon ; car, comme il avait l’imagination forte, dans le moment il croyait quasi être ce qu’il représentait, et il lui tomba, en jouant ce rôle, une apoplexie sur la langue qui l’a empêché de jouer depuis6.

16Tallemant fait ici allusion à l’attaque qui frappa Mondory lors de la reprise de la tragédie en 1637 après Le Cid, au moment de l’imprécation finale d’Hérode contre le peuple juif, à l’acte V, plus précisément au vers « Accourez me plonger des poignards dans le cœur » (V, 2, v. 1606). Ce n’est pas un moment anodin : Hérode apostrophe le peuple juif sur lequel il règne afin que ce peuple fasse un acte tyrannicide sur sa personne, tout en prophétisant qu’il n’en ferait rien. Une fin est possible, appelée même, mais elle n’aura pas lieu. C’est à ce vers que Mondory tombe en pleine scène, victime de son adhésion à son rôle, (et réalisant en quelque sorte par anticipation, dans sa propre chair, la défaillance ultime du personnage qu’il est en train de jouer, qu’on devait quitter évanoui au dernier vers de la tragédie).

17L’acteur passa d’abord pour mort. Au moment où Scarron s’empare de La Marianne pour la faire jouer par ses comédiens, s’est donc ajoutée à la fable elle-même un fin intermédiaire réelle fournie par l’accident de l’histoire. Le lendemain de la représentation, Montfleury, de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, aborde, dit-on, Tristan et lui jette cette phrase à la tête : « Vous voudriez, je pense, qu’on ne jouât jamais que Marianne et qu’il mourût, toutes les semaines, un Mondory à votre service. » Ce qui est en jeu ici, c’est ce qui, quoiqu’au théâtre, a un parfum de sacrifice et fait de la tragédie une représentation dont l’emprise sur le corps et les passions est étrangement puissante.

18Mais cet effet de quasi possession tragique, La Mariane ne le produira pas dans Le Roman comique :

[…] elle s’en allait être conduite à bonne fin, quand le diable, qui ne dort jamais, s’en mêla et fit finir la tragédie, non pas par la mort de Mariane et par les désespoirs d’Hérode, mais par mille coups de poing, autant de soufflets, un nombre effroyable de coups de pied, des jurements qui ne se peuvent compter. (39)

19Là encore, on ne peut être plus explicite : la fin comique se substitue à la fin tragique — en la suspendant. Pourtant, le Destin, précise Le Roman comique, « récit[e] du ton de Mondory ». Est-ce un détail burlesque qui, s’ajoutant au décor et aux costumes de fortune au matelas, à l’emplâtre et au corbillon, serait chargé de ridiculiser, non seulement Hérode, mais Mondory, comme Molière le fera avec Montfleury dans L’Impromptu de Versailles ? Absolument pas : « L’emplâtre qui lui couvrait la moitié du visage ne l’empêcha pas de faire voir qu’il était excellent comédien ». Peut-être même un meilleur comédien que Mondory : car s’il imite le ton de ce dernier, il est peu probable qu’il puisse « croire être ce qu’il représente ». On peut conclure que Le Destin sait qu’il joue, aime jouer. De la sorte, il ne risque pas de tomber frappé d’apoplexie sur la langue et le bras droit.

20Mais de toute façon, il n’en aurait pas eu le temps, si je puis dire, puisque la tragédie est interrompue avant la mort de Marianne – c’est-à-dire en quelque sorte avant qu’elle ne devienne tragique. Faut-il dire, pour se moquer du tragique ? N’est-ce pas plutôt pour le faire bifurquer ?

21La composition de La Mariane est singulière. Elle fait l’objet d’un commentaire critique de la part de Corneille dans son Discours sur l’utilité du poème dramatique (1660). L’auteur du Cid veut en effet que l’on « réserv[e] toute la catastrophe » au dernier acte pour maintenir en éveil la curiosité du spectateur, et ajoute :

Le contraire s’est vu dans la Mariane, dont la mort, bien qu’arrivée dans l’intervalle qui sépare le quatrième acte du cinquième, n’a pas empêché que les déplaisirs d’Hérode, qui occupent tout ce dernier, n’aient plu extraordinairement ; mais je ne conseillerais à personne de s’assurer sur cet exemple. Il ne se fait pas des miracles tous les jours ; et quoique son auteur eût bien mérité ce beau succès par le grand effort d’esprit qu’il avait fait à peindre les désespoirs de ce monarque, peut-être que l’excellence de l’acteur qui en soutenait le personnage, y contribuait beaucoup.7

22On notera l’éloge, mais ici quelque peu perfide, du jeu de Mondory.

23La tragédie de Tristan présente donc bien un cas de fin intermédiaire : Mariane est déjà morte quand commence le cinquième acte. Mais il est une autre particularité à laquelle Corneille n’est pas sensible : c’est que, sans cesse déniée par Hérode, cette fin va littéralement hanter le cinquième acte, provoquant un effet de piétinement obsédant.

24En effet, à la scène 1 de l’acte V, Hérode, se convaincant tout seul que l’exécution n’a pas encore été effectuée, décide d’en suspendre la sentence. Une fois qu’il apprend la mort de Marianne, il en répète la nouvelle de façon quasi hallucinée, sur un mode continuellement interrogatif. En voici quelques exemples :

[…] Quoi ? Marianne est morte (v. 1438)
Marianne a des morts accru le triste nombre ? (v. 1445)
Marianne a senti la rigueur du trépas ? (v. 1462)

25Le cinquième acte est donc tout entier dévolu à la représentation de l’incapacité où est Hérode d’assimiler cette mort, qu’il a pourtant ordonnée. Mais il était manipulé par son frère et surtout sa sœur Salomé, laquelle a d’abord manipulé un serviteur pour faire de lui un faux témoin accusant mensongèrement Marianne d’un projet de tyrannicide contre Hérode. Hérode a donc décidé sans savoir ce qu’il décidait. A l’acte V, après avoir demandé qu’on le tue et menacé de se suicider, il oublie même l’information de la mort de Marianne ; et à deux reprises, il demande de faire venir la reine, pour réapprendre encore une fois la nouvelle de sa mort. Le cinquième acte se trouve de la sorte comme dédié à l’hypothèse d’une autre fin, dans le moment même où cette fin « intermédiaire » est devenue irréversible. La fin intermédiaire se prolonge donc en se re-présentant en fin potentielle. Mais ce n’est qu’un délire d’Hérode — pas un jeu transitionnel. Sauf peut-être pour le spectateur : tout dépendra de la mise en scène. Car cette tension dont Corneille ne voit pas l’intérêt peut produire plusieurs effets sur le spectateur : d’abord, un effet de leitmotiv tout à fait envoûtant, en l’engageant, dans un suspend dramatique puissant, dans l’hypothèse, faite par tous, d’une mort possible d’Hérode ; ensuite, elle l’invite à jeter un regard profondément critique, non moins que profondément aporétique, sur la situation dramatique (qui est aussi celle d’une impasse politique très précisément ancré dans la mémoire des guerres de religion8).

26À ce cinquième acte, Hérode est en effet rendu à une sorte de lucidité tardive, laquelle peut nourrir la « pensivité » du spectateur notée par Rapin, quoique la lucidité d’Hérode se confonde paradoxalement avec sa folie. Lucidité impuissante par conséquent, et dévorante. Hérode ne va pas mourir, certes, mais la défaillance finale du souverain est commentée, en direction du spectateur, par le gentilhomme venu lui raconter l’exécution de la reine :

Ô Prince pitoyable en tes grandes douleurs !
Toi-même es l’artisan de tes propres malheurs,
Ton amour, tes soupçons, ta crainte et ta colère
Ont offusqué ta gloire, et causé ta misère :
Tu sais donner des lois à tant de nations,
Et ne sais pas régner dessus tes passions.
Mais les meilleurs esprits font des fautes extrêmes,
Et les rois bien souvent sont esclaves d’eux-mêmes. ((V, 3, 1802-1812)

27Le cinquième acte semble ainsi consacré à transformer l’argument tragique de La Mariane en « dispositif de la fable », au sens que Jean-Paul Sermain donne à cette expression dans Métafictions : « l’opération d’analyse et de réduction des croyances à des fictions »9. Ce que nous montre la tragédie, c’est comment Hérode est bel et bien le jouet de ses « visions » de grandeur souveraine tout autant que de sa jalousie amoureuse. Et il est remarquable qu’on rencontre dans la tragédie les trois figures opposées au personnage « leurré » mentionnées par Jean-Paul Sermain, à savoir « le manipulateur, le critique, le repenti, figures familières du roman »10 de la fin du xviie siècle et du xviiie siècle :

Il a pour objet non exactement l’erreur, mais un leurre. Le propre du leurre est qu’il ne doit pas être reconnu par celui à qui il s’adresse. Perçu comme tel, il cesse de faire effet et disparaît, il est remplacé par le discours ou le savoir qui en décrit le fonctionnement et déjoue son pouvoir trompeur parce qu’il se place dans un autre cadre mental, appartient à une autre culture ou une autre civilisation. Ne peut parler du leurre, sur le mode d’une reconstitution narrative, que celui qui lui est extérieur, soit qu’il l’ait agencé (comme le chasseur face à l’oiseau de proie), soit qu’il en soit le témoin lucide, soit qu’il en soitrevenu.11

28« Le manipulateur, le critique, le repenti » : soit Salomé et Phérore pour le premier, Marianne pour le second12, et Hérode lui-même pour le troisième. Mais Marianne meurt et Hérode se repent trop tard, si bien que sa crédulité l’aura amené à déployer sans frein toute sa puissance funeste. La fin intermédiaire et le décalage qu’elle produit, sur le plan de l’écriture dramatique, entre le quatrième et le cinquième acte, réussit ainsi à faire ressentir, mais dans l’impossible propre au tragique, tout le potentiel d’une autre fin : transitionnalité amorcée, pourrait-on dire, transitionnalité sur le fil du rasoir. Tout dépendra bien sûr du jeu, de la mise en scène - et du commentaire critique.

29Le Roman comique s’empare de cette fin intermédiaire et hésitante (ou ressassante), en faisant un autre choix, bien curieux. En effet, la bagarre de tripot suspend La Mariane à la scène où a lieu le procès de Marianne, la seule scène de dialogue entre Hérode et Marianne (qui ne se rencontrent sur scène que deux fois dans la tragédie : mais la première, Marianne ne parle pas), celle où, par conséquent, la décision de condamner Marianne à mort est encore en suspend. Or, la scène présente même un premier revirement d’Hérode, un revirement qui aurait pu avec un effet contrairement à ceux du cinquième acte : passant de la colère punitive à l’attendrissement amoureux, Hérode semble garantir la grâce de Mariane, avant qu’un nouveau rebondissement ne le fasse passer de ce moment d’émotion à un soupçon jaloux dévastateur. Pendant quelques vers, le tyran aura semblé vouloir laisser parler la vie — choisir une fin « comique » en somme, contre la fin funeste de l’histoire —, au point d’affirmer : « Ne crains point pour ta grâce, elle est entérinée » (v. 921) C’est donc là, à cette autre fin potentielle, que Scarron choisit d’interrompre la tragédie. Et il le fait en résumant la scène de façon un peu surprenante :

C’est en un de ces tripots-là, si je m’en souviens, que j’ai laissé trois personnes comiques, récitant la Marianne devant une honorable compagnie, à laquelle présidait le sieur de la Rappinière. Au même temps qu’Hérode et Marianne s’entre-disaient leurs vérités, les deux jeunes hommes de qui l’on avait pris si libre- ment les habits, entrèrent dans la chambre en caleçons, et chacun sa raquette en sa main. (42)

30En effet, il est clair que Mariane dit toutes ses vérités à Hérode : elle va même lui révéler qu’elle connaît l’ordre qu’il avait donné, quelques années auparavant, de la tuer au cas où il ne rentrerait pas vivant d’un voyage à Rome où il avait été convoqué par Auguste : encore un spectre de fin ! En lui révélant qu’elle savait, Marianne révèle aussi que ce secret a été trahi par celui qui était chargé d’exécuter ce meurtre, trahison que la jalousie d’Hérode convertit aussitôt en accusation d’adultère.

31En revanche, la formule selon laquelle « Hérode et Marianne s’entre-disaient leurs vérités » convient mal à Hérode, qui continue de croire que Mariane a voulu le tuer et qui la supplie de lui en faire l’aveu, avant de sombrer dans cette fiction jalouse de l’adultère de Mariane avec Soême. La scène maintient donc le déséquilibre éthique entre les deux personnages, déséquilibre qui se traduit notamment dans leur rapport inverse au leurre et qui prépare le fonctionnement pleinement métafictionnel du cinquième acte. La phrase du Roman comique transforme au contraire la scène en scène de ménage quasi bourgeoise, ce qui en accentue l’effet de seuil, ou de fin possible, de la tragédie en fin comique.

32Faute de temps, je voudrais sauter directement à un petit détail de la représentation de La Mariane, qui éclaire selon moi le choix fait par Scarron de cette tragédie pour nous montrer, de façon inaugurale, Destin en train de jouer… son destin, dans un pur rapport de jeu à elle13. Dans la liste des accessoires avec lesquels les comédiens jouent, il en est un qui jette une sorte d’éclat joyeux : c’est le « corbillon » qui sert de couronne à Destin :

en moins d’un demi-quart d’heure les comédiens eurent bu chacun deux ou trois coups, furent travestis, et l’assemblée, qui s’était grossie, ayant pris place en une chambre haute, on vit, derrière un drap sale que l’on leva, le comédien Destin couché sur un matelas, un corbillon dans la tête, qui lui servait de couronne, se frottant un peu les yeux comme un homme qui s’éveille, et récitant du ton de Mondory le rôle d’Hérode […] (41)

33Le corbillon est un « Panier à mettre des oublies14, étroit par le milieu, large par les extrémités » : assez joli écho, mais sans doute involontaire, aux enjeux précédents. Il n’est pas impossible que la forme du corbillon, connue de tous les lecteurs de l’époque mais que la définition de Furetière ne permet pas vraiment de se représenter15, fasse une image visuelle particulièrement plaisante. En revanche, la ressemblance avec une couronne ne va pas de soi : c’est plutôt la ressemblance graphique entre les deux signifiants, avec leurs quatre lettres communes, qui me semble motiver le choix de cet objet. Car d’autres objets, plus burlesques, auraient pu faire l’affaire, un bonnet de nuit par exemple, d’autant que Destin en porte un en arrivant au Mans16, qui aurait pu rappeler sur le mode burlesque le « bonnet » avec lequel Mondory jouait, précisément, le rôle d’Hérode.

34Mais le mot corbillon réserve une surprise qui justifie pleinement qu’on s’y arrête. Le mot désigne un « petit jeu d’enfants où on s’exerce à rimer en on » (Furetière) : « Corbillon, qu’y met-on ? » précise le dictionnaire de l’Académie : il faut alors répondre par un mot finissant par « on ».

35Ce « petit jeu d’enfant » est donc un jeu d’enchaînements phoniques, à la fois arbitraire, léger, et motivé, de mots rimant en « on ». Et le premier signifiant rimant en « on » que je me sens invitée à mettre dans le corbillon, c’est le nom de l’auteur — celui de Scarron lui-même.

36Le second pourrait être celui d’un personnage du roman : le Baron d’Arques, d’abord, anagramme et paronomase presque parfaits de Scarron (il suffit d’entendre le [k] commun à « Scarron » et « Arques ») ; mais aussi la Bouvillon, dont le texte redirige le nom vers un autre personnage : « Après ce que je viens de vous dire, vous n’aurez pas peine à croire qu’elle était très succulente, comme sont toutes les femmes ragotes » (235). Ragote — comme Ragotin…

37Contrairement à ce que les diverses modernités ont pu penser du « classicisme » et de son règne supposé du signifié, les jeux sur le signifiant sont légion au xviie siècle.

38Le jeu sur les noms propres en particulier est constant : il fait partie du jeu social, entre éloge et attaque satirique, voire insulte. A cette lumière, on s’aperçoit que les noms des personnages du Roman comique, loin d’être choisis au hasard, s’enchaînent souvent. Et celui de Ragotin contient un monde ! Il fait la transition entre Le Destin, dont le nom, comme le souligne Jean Serroy, rime avec le sien, et celui de Scarron, à condition d’entendre la proximité des consonnes vélaires [k] et [g]. J’ajoute que le nom de Ragotin est d’autant mieux relié à celui de Scarron qu’un signifiant intermédiaire les rapproche par la rime en « on » du jeu du corbillon, Ragotin répondant assez à la définition donnée par Furetière d’un « porteur de rogatons » : celui qui quémande, qui présente des requêtes, et plus particulièrement, « celui qui porte des vers, des Sonnets, des Placets à des Grands Seigneurs pour tâcher de tirer deux quelque présent ». Pour le plaisir, j’ajoute, dans les sèmes connotés de ce nom, le verbe « Ravigoter », ainsi défini par Furetière :

Terme populaire et burlesquequi signifie, Redonner de la vigueur. […] J’étois transi de froid, j’ay brûlé un fagot qui m’a tout ravigoté

39Le verbe habite le nom de Ragotin, dont [vi] (vit ? vie ?) aurait disparu - Ragotin, sans cesse impuissant (comme un bouvillon ?), sans cesse quasi mourant, mais renaissant sans cesse de ses cendres, contrairement à Mondory ou à Hérode.

40Certains indices textuels suggèrent de fait que Scarron invite son lecteur à le reconnaître, lui, Scarron, dans le personnage de Ragotin. Au xviie siècle, personne, dans le lectorat destinataire premier du Roman comique, n’ignore qu’il est malade. Son infirmité a été même jetée en pâture au public par ses ennemis, Cyrano de Bergerac notamment, dont la plume burlesquepour le coup insultante a insinué que sa maladie était due à la syphillis. La même année (1648), Scarron répond en publiant son portrait dans un avis « Au lecteur qui ne m’a jamais vu » précédant un recueil de pièces burlesques, où l’on peut lire :

J’ai eu la taille bien faite quoique petite ; la maladie l’a raccourcie d’un bon pied. [...]

41« Raccourcie » : ce verbe n’est pas sans écho avec notre sujet. Dans ce même autoportrait, il revient sur sa taille pour jouer sur ce même verbe : « J’ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes ; enfin, je suis un raccourci de la misère humaine. » Sa petitesse devient ainsi un trait universalisant qui confère à sa personne un statut exemplaire.

42Dans Le Roman comique, l’auteur-narrateur s’adresse manifestement à un lecteur informé de son infortune (et les sentences sur la fortune n’en rendent qu’un son plus intense17). Dès le chapitre II de la Première partie, on lit :

[…] mais il y a longtemps, comme tout le monde sait, que j’ai renoncé à toutes les vanités du monde. (39)

43L’allusion plus indirecte n’en est pas moins évidemment limpide lorsque le récit mentionne la représentation de la comédie de Scarron Dom Japhet par la troupe comique du roman : « Ce jour-là, on joue le Dom Japhet, ouvrage de théâtre aussi enjoué que celui qui l’a fait a sujet de l’être peu » (304).

44Tallemant des Réaux lui consacre par ailleurs une historiette sous le titre : « Le petit Scarron » :

Le petit Scarron a toujours eu de l’inclination à la poésie ; il dansait des ballets et était de la plus belle humeur du monde, quand un charlatan, voulant le guérir d’une maladie de garçon, lui donna une drogue qui le rendit perclus de tous ses membres, à la langue près et quelque autre partie que vous entendez bien : au moins par la suite vous verrez qu’il y a lieu de le croire.18

45L’allusion à son « vit » mérite d’être soulignée. Elle est évidemment malveillante, mais traduit sûrement les bavardages et les curiosités : puisqu’il s’était marié, était-il impuissant ou non ?

46Bref, on voit comment l’adjectif « petit » semble coller à Scarron comme une épithète homérique. Or, c’est aussi l’adjectif qui caractérise constamment Ragotin : et le lecteur est prié de s’en apercevoir dès sa première apparition, lorsque son personnage surgit parmi les provinciaux qui font la cour à mademoiselle de l’Étoile :

Il y avait entre autres un petit homme veuf, avocat de profession, qui avait une petite charge dans une petite juridiction voisine. Depuis la mort de sa petite femme, il avait menacé les femmes de la ville de se remarier et le clergé de la province de se faire prêtre, et même de se faire prélat à beaux sermons comptants. C’était le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland. (59)

47J. Serroy a raison de souligner que Ragotin est un double de Scarron. Mais, contrairement à sa lecture psychanalytique, c’est un double qu’on ne doit pas hésiter à dire tout à fait conscient, comme le prouve le commentaire métatextuel qui accompagne la première prise de parole du personnage. Il s’agit aussi du premier récit enchâssé du roman. Malgré l’absence d’écho de l’assistance à sa proposition de la raconter, Ragotin finit par l’imposer :

[…] mais le petit homme ne se rebuta point et, à force de recommencer son histoire autant de fois que l’on l’interrompait, il se fit donner audience, dont on ne se repentit point, parce que l’histoire se trouva assez bonne et démentit la mauvaise opinion que l’on avait de tout ce qui venait de Ragotin ; c’était le nom du godenot. Vous allez voir cette histoire dans le suivant chapitre, non telle que la conta Ragotin, mais comme je la pourrai conter d’après un des auditeurs qui me l’a apprise. Ce n’est donc pas Ragotin qui parle, c’est moi. (60)

48 À la vérité, Ragotin est à peine un personnage. Certes, avocat, il motive quelques passages satiriques. Mais qui s’en souvient, si ce n’est parce qu’il est un petit avocat ? Il a beau offrir quelques caractéristiques morales et sociales minimales, celles qui permettent de l’introduire dans la fiction, le lecteur ne me semble guère invité à croire à la possibilité de son existence réelle, ou de ses aventures. Il y a un excès dans ce qui lui arrive qui lui faire ressembler bien plus à un doudou qu’à un personnage vraisemblable : cette dimension de jouet (de tous les autres) éclate à cette description :

Un petit ours nouveau-né, qui n’a point encore été léché de sa mère, est plus formé en sa figure oursine que ne le fut Ragotin en sa figure humaine après que les piqûres des mouches l’eurent enflé depuis les pieds jusqu’à a tête. (301)

49Contre toute attente, après des malheurs si effroyables, Ragotin est d’aplomb et d’attaque dès le chapitre suivant, frais comme un gardon19.

50Les enfants maltraitent souvent leur doudou : mais ils le maltraitent parce qu’il est indestructible ou pour vérifier son indestructibilité. Je veux moins dire par là que Ragotin est le doudou de Scarron que suggérer qu’en se pensant comme le « raccourci de la misère humaine », Scarron a réussi à créer un objet transitionnel valide pour chacun. Ragotin nous rappelle, en nous permettant d’en jouer, la menace traumatique sous laquelle l’existence humaine a été placée dès la naissance, menace qui fait de l’être humain une petite créature disproportionnée et menacée en sa petitesse et son impuissance, remise à la merci des êtres secourables qui l’aideront ou l’abandonneront. Et le texte en joue en concentrant sur Ragotin à la fois la violence de l’impuissance subie et la vitalité de l’omnipotence infantiles, non sans que, régulièrement, le « pauvre petit » ne fasse l’objet d’une attention et d’une compassion qui le sauvent20. L’indestructibilité de Ragotin va dans le même sens que la suspension de la fin tragique de La Mariane. Et même si la mort de Scarron a sans doute, dans la vérité de l’histoire littéraire, causé l’absence de fin du roman, cette suspension ultime, qui clôt le dernier chapitre de la Seconde partie sur les coups de bélier sur le visage subis par Ragotin, renforce le sentiment d’une répétition victorieuse de toute menace de fin : Ragotin ne meurt donc jamais, comme chacun de nous en garde l’espoir sinon la certitude en un noyau obstinément tout-puissant de notre personne, soustrait à toutes les vérifications réalistes.

51J’ai donc, en somme, décrit deux façons de jouer avec la mort grâce à l’espace potentiel que suscitent, sur un mode tragique, le cinquième acte de La Marianne, acte en trop qui, parce que surnuméraire, permet un jeu métafictionnel inattendu en tragédie ; et Ragotin, sur un mode comique, dans Le Roman Comique. Dans les deux cas, l’espace potentiel s’ouvre sous l’effet des fins intermédiaires, sans doute parce qu’elles ménagent tout particulièrement la surprise, l’interrogation…