Colloques en ligne

Florian Alix, Sorbonne Université, CELLF (CIEF)

Les Intranquilles d’Azza Filali comme « contre-narration » de la révolution tunisienne

1Dans les mouvements révolutionnaires qui ont transformé le Maghreb et le Moyen Orient depuis 2011, les médias ont joué un rôle spécifique : ils n’ont pas seulement permis de couvrir les événements ou de les accompagner ; ils y ont joué un rôle moteur. Ainsi les chaînes de télévision satellitaires, notamment Al Jazeera et Al Arabiya, ont permis de rendre accessibles des voix dissidentes au sein des différents régimes autoritaires qui régissaient ces pays, amenant une transformation notable de l’espace public dans ces sociétés1. Elles ont en cela joué un rôle de « mise en ordre de la réalité2 », qui ne va pas sans une dimension idéologique : Gilbert Achcar rappelle ainsi le rôle des Frères musulmans au sein des équipes d’administration et de rédaction d’Al Jazeera3.

2C’est surtout bien sûr vers les nouvelles technologies, le rôle d’Internet, des blogs et des réseaux sociaux que les regards se sont tournés, allant parfois jusqu’à faire de ces moyens de communication les véritables déclencheurs de ces mouvements politiques. David M. Faris et Yves Gonzales-Quijano insistent sur l’importance de ces technologies, en rappelant l’archéologie du versant numérique des mouvements révolutionnaires du Maghreb et du Moyen-Orient4. Cependant, Yves Gonzales-Quijano met en garde concernant l’interprétation du rôle des technologies numériques dans les révolutions. D’une part, ces médias représentent des enjeux à la fois économiques et géopolitiques : de grands groupes économiques, majoritairement nord-américains, ont ainsi joué un rôle dans les soulèvements au Maghreb et au Moyen-Orient5. D’autre part, la prégnance des médias sociaux apparaît comme une manière de mettre en récit ces événements politiques en proposant de leurs acteurs une image qui soit proche de l’imaginaire social des Occidentaux :

À l’image des campagnes publicitaires diffusées par Coca et Pepsi-Cola juste après la chute du gouvernement égyptien, la geste révolutionnaire arabe a connu un tel succès « à l’exportation » parce que son récit a été construit sur la mise en scène de jeunes, étrangers certes (voire étranges), mais néanmoins fort proches parce qu’ils se servent de « nos » logiciels, reprennent nos images et les codes de ces modes qui sont aussi les nôtres6.

3En d’autres termes, les médias jouent un rôle moteur dans les mouvements révolutionnaires, mais ils contribuent aussi en cela à leur mise en forme, à leur articulation en un récit – il y a donc une part de storytelling, au sens où l’entend Christian Salmon, dans le travail des médias sur ces événements politiques.

4Le storytelling joue ici dans le sens de ce que Christian Salmon nomme « propagande transversale7 » : le récit de l’événement est insensiblement marqué par l’idéologie d’un groupe dominant. La particularité, dans le moment révolutionnaire, consiste en un renversement de la domination, si bien que le storytelling n’est pas univoque : selon les médias concernés, l’islamisme politique ou une forme de libéralisme sera mis en avant.

5Il est intéressant de constater cependant que le rôle moteur des nouveaux médias dans la révolution sera présenté comme un des éléments de la configuration du récit de la révolution dans un sens ou dans un autre. Il permet alors de souligner le rôle d’un acteur de cette révolution : la jeunesse. Ainsi, dans la logique marxiste de Gilbert Achcar, « les forces politiques » capables de lancer un mouvement révolutionnaire n’étaient pas en mesure de le faire dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, et la dynamique a été initiée grâce à

6de nouveaux acteurs, des acteurs qui se sont emparés de nouveaux modes d’action et ont établi des coordinations nationales en empruntant les deux voies de la diffusion de l’information, au moyen des réseaux d’interaction, et de l’intermédiation (brokerage) établissant des connexion nouvelles entre foyers de protestations8.

7Ce rôle ayant été principalement joué par la jeunesse, du fait de sa plus forte acclimatation aux technologies en questions9, deux tendances apparaissent dans le storytelling de l’événement.

8D’une part, on a pu assister à une survalorisation de la jeunesse – et plus particulièrement de la jeunesse des « couches moyennes ou intermédiaires10 » de la société, urbanisées. C’est ce que fait Abdelwahab Meddeb qui affirme son « identification11 » à cette jeunesse dans son livre sur le « printemps de Tunis » ; il poursuit en voyant dans ce mouvement les efforts conjoints de « la jeunesse du peuple de la rue » et de « la jeunesse des classes moyennes via Internet », mouvement dont il exclut « la moindre participation islamiste12 ». Ici, le storytelling semble bien présenter l’écueil d’exclure de larges pans de la société, en ne retenant qu’une jeunesse urbaine comme étant à l’instigation des événements, rendant ainsi incompréhensibles les suites du mouvement tunisien et les succès électoraux des mouvements islamistes.

9D’autre part, l’absence de force politique constituée en leader du mouvement a conduit à la mise en scène d’un autre acteur, personnage principal des slogans de ces révolutions : le « peuple ». La jeunesse n’aurait alors eu pour rôle que de coordonner les différents secteurs de la société tunisienne – et la révolution devient celle de foules, de masses populaires. On voit cet imaginaire se dessiner dans un texte de Colette Fellous qui décrit une manifestation comme la réunion de visages et de « mains nues et tendues droit devant » qui finissent par former « le peuple13 ». Jocelyne Dakhlia met cependant en garde contre une telle tendance qui risque de dupliquer une tendance orientaliste – au sens péjoratif que le terme a pris depuis les travaux d’Edward W. Said14 – à homogénéiser divers discours sociaux. Sous le terme de « rue arabe15 », on a alors tendance à n’entendre qu’un seul discours, ce qui présente le risque de reprendre le « discours unitaire du régime16 » autoritaire, qui reposait sur l’illusion de cette unanimité populaire. Les révolutionnaires, au contraire, ont justement placé le pluralisme idéologique au nombre de leurs revendications : l’enjeu des mouvements sociaux est sans doute moins de faire entendre un peuple unique que d’ouvrir l’espace public aux débats d’idées plurielles et même contradictoires.

10Le risque du storytelling du « Printemps arabe » est donc un risque d’uniformisation de cet événement politique complexe. En effet, le storytelling repose bien sur un travail des nouveaux médias, qui jouent sur l’image. Il joue aussi de la fragmentation et de la mise en réseau : il s’agit de thésauriser des expériences grâce à une « machine à raconter qui enregistre les récits, les classe et les formate17 » – et les multiples blogs, photographies, slogans de la révolution peuvent figurer comme autant de micro-récits reconfigurés par un storytelling du « Printemps arabe ». Le storytelling cependant a pour fonction, selon Christian Salmon, de « créer un univers virtuel nouveau, un royaume enchanté peuplé de héros et d’antihéros, dans lequel le citoyen-acteur est inviter à entrer18 » ; en d’autres termes, il s’agit bien de donner un sens univoque à une histoire complexe.

11Une manière de se prémunir contre cet écueil serait d’analyser l’événement en l’inscrivant dans une autre temporalité. C’est la démarche de Gilbert Achcar qui ouvre une perspective en considérant ces événements comme un « processus révolutionnaire prolongé19 », ce qui implique de laisser ouverte la signification du mouvement. À l’inverse, Pierre Vermeren traite de ces événements en les liant à la décolonisation, en les situant dans un temps long, à rebours, en un processus historiquement analysable : « La révolution tunisienne suit un tempo social et politique de long terme, dont les transformations et les effets sont susceptibles de bouleverser l’histoire des peuples arabes et maghrébins20. »

12Mais l’une comme l’autre de ces démarches n’est pas exempte d’une dimension idéologique : la perspective de Gilbert Achcar est marxiste ; Pierre Vermeren, même s’il insiste sur le caractère « inédit » de la révolution tunisienne21, met l’accent sur l’une des dimensions de l’événement, sans toutefois prétendre en épuiser la signification. Pourtant, sa part imprévisible demeure chez les deux auteurs non explorée, alors qu’elle est en quelque sorte essentielle pour comprendre l’événement aussi bien que ses suites. Elena Chiti, Touriya Fili-Tullon et Blandine Valfort proposent de penser cet imprévisible – ou cet inattendu – à partir de « perceptions » : les événements révolutionnaires deviendraient ainsi pensables en prenant en considération « des voix individuelles dont la puissance, dans le refus de se plier à l’éthique ou à la poétique dominantes, semble suggérer qu’une autre forme de collectivité est possible22 ». En d’autres termes, on peut analyser ces événements sous un jour spécifique en adoptant une démarche d’étude littéraire.

13Les Intranquilles est le premier roman qu’Azza Filali fait paraître après le renversement du régime de Ben Ali : la réception de l’ouvrage est marquée par cet événement, d’autant plus que le précédent opus de l’écrivaine, Ouatann23, paru en 2012 mais écrit avant le déclenchement du mouvement révolutionnaire, a pu être lu au prisme de celui-ci24. Nous avons vu que la médiatisation de l’événement a fini par se fondre avec lui et qu’elle allait dans le sens d’une simplification. Il nous semble qu’Azza Filali construit son roman à l’encontre de cette médiatisation : elle propose une vision oblique de la révolution tunisienne reposant sur le détournement discret des codes qui se sont imposés pour la décrire. Dans la construction de son intrigue et de son personnel romanesque, Azza Filali déjoue les figures attendues du storytelling du « Printemps arabe ». Dans la construction de sa narration, elle détourne l’image du réseau, essentielle dans le lexique des nouvelles technologies, vers une autre acception.

Écrire à contretemps : déconstruction et renversement des codes narratifs du « Printemps arabe »

14Les choix de la romancière dans la construction de son intrigue relèvent d’une forme d’ironie et de détournement des codes de la révolution. Tout d’abord, contrairement à ce qui pourrait être une attente du public, elle ne décrit pas le déclenchement du mouvement révolutionnaire ni même son déroulement, mais son enlisement. Le récit fait débuter l’intrigue en mars 2011 et la dernière page fait référence aux élections d’octobre de la même année25 : Azza Filali, même si elle déclare dans des entretiens son enthousiasme citoyen à l’égard du mouvement révolutionnaire26, refuse d’en faire la geste. Elle s’attache au contraire à la vie quotidienne qui reprend son cours alors que naissent du mouvement de nouvelles institutions. De ce fait, on trouve dans son texte une orientation minimaliste : elle fait le choix d’un réalisme attaché à des réalités de la vie quotidienne, un flacon de détergent suscite une rencontre inattendue27 tandis qu’un tube de dentifrice peut être le signe d’une rupture entre deux amants aussi bien qu’au sein de la jeunesse tunisienne28.

15Ces choix dans la construction de l’intrigue vont de pair avec la constitution du personnel du roman. Alors que la jeunesse tunisienne est sans cesse mise en avant, la romancière fait le choix de faire suivre au lecteur des personnages qui ne correspondent pas à ce modèle. Elle suit pour cela plusieurs stratégies : la déconstruction, le renversement29 (qui concernent la construction de personnages stricto sensu), l’assemblage paradoxal (qui amène à interroger la construction de la narration).

16Ainsi, la jeunesse tunisienne n’est pas représentée comme unifiée : en témoigne le couple que forment Sonia, jeune femme de la classe moyenne qui participe aux manifestations, et Hakim, qui appartient à la bourgeoisie et travaille pour le compte d’une grande société du tertiaire, symbole du capitalisme contemporain. Les personnages vont à l’encontre de l’image d’une jeunesse dynamique impulsant un mouvement à leur pays. Tout d’abord, ils sont fiancés, mais ne se supportent pas – c’est ce qui affleure lorsque le goût du dentifrice qu’elle sent lors d’un baiser pousse Sonia à vomir : le mythe de la jeunesse unifiée de la Tunisie s’effrite ainsi. Ensuite, leur couple est un mensonge : en réalité, Sonia ne veut épouser le riche Hakim que pour obtenir un visa Schengen et la possibilité de quitter le pays pour gagner l’Europe. Elle porte un regard très amer sur une « révolution qui n’a servi qu’à nous fourguer des types plus moches30 ». Cette amertume et ce désir de quitter le pays font d’autant plus sens qu’ils renvoient aux personnages d’autres romans d’Azza Filali, écrits avant le début du mouvement révolutionnaire : dans L’Heure du cru, Nozha veut poursuivre ses études à Toulouse tandis qu’Adel finit par s’engager sur un navire de commerce31 ; dans Ouatann,Mehdi vit à Vancouver et Abderrazak rêve d’un bateau pour quitter le pays. Le désir de quitter le pays est une constante dans la construction des personnages, notamment des jeunes : le mouvement révolutionnaire ne semble donc pas avoir changé cette tendance ni donné confiance aux jeunes en leur pays. Enfin, Sonia est atteinte d’un défaut d’élocution, ironie alors que la jeunesse est d’ordinaire appréhendée comme porte-parole du peuple.

17Par ailleurs, Les Intranquilles s’ouvre sur le personnage d’Abdallah, qui apparaît comme un démuni et est très vite associé aux vendeurs à la sauvette ; son « corps noueux dont toute graisse était bannie, amas d’os vissés au petit bonheur et fagotés dans un sac de peau parcheminée » renvoie aux « étals à breloques32 » qui obstruent les rues de Tunis. On apprend progressivement que ce personnage vient de Redeyef et du bassin minier de Gafsa, qui fut à partir de 2008 le foyer d’une contestation sociale dont les développements jouèrent un grand rôle dans la révolution. En outre, il devient commerçant à la sauvette, tout comme Tarak Bouazizi, le jeune homme dont le suicide par immolation a été le déclencheur du soulèvement qui a mis fin au régime de Ben Ali33. Mais Azza Filali joue d’un renversement des images. Abdallah n’a pas la jeunesse de Bouazizi, mais surtout son rôle est beaucoup plus obscur. Loin d’être une victime de l’ancien régime, il en est un bénéficiaire – et c’est ce rôle parmi ses anciens collègues qui l’a poussé à cette vie d’errance et de petits travaux. Abdallah apparaît donc comme un anti-Bouazizi, victime cependant du nouveau régime. Il est ainsi un double de Jaafar, qui a profité des largesses de l’ancien système – et qui paiera d’une peine de prison sa participation au système de corruption, tandis que le système financier dont il dépendait se maintient quant à lui34. Enfin, le roman nous fait suivre aussi le personnage de Hechmi, militant islamiste qui a passé des années terribles en prison sous le régime de Ben Ali, et lui aussi lié au bassin minier de Gafsa. Ainsi, Azza Filali décide de suivre d’abord des personnages âgés, marqués durement par le régime, qu’ils en aient profité ou qu’ils en aient été victimes. De ce fait elle articule le présent révolutionnaire au passé du régime, elle relativise ce qui a été nommé « révolution » en mettant d’abord en scène les traces qu’elle a laissées. Les Intranquilles, roman de la révolution tunisienne, met surtout en lumière les lignes de continuité entre le régime de Ben Ali et la construction sociale post-révolutionnaire.

18Même si l’esthétique du roman est réaliste, Azza Filali opère un décentrement social de certains de ses personnages : elle s’attache ainsi à des personnages qui occupent une position ambiguë dans les hiérarchies sociales. L’un des personnages secondaires est donc Anis, jeune homosexuel dont la contestation est d’abord une performance de sa sexualité, qui déstabilise les autres. D’une certaine manière, ce personnage ne situe pas son action dans le domaine politique : par exemple, il n’est pas représenté dans les manifestations, mais souhaite se venger de son ancien propriétaire en allant au mariage de sa fille habillé de manière extravagante. « Rien de bien méchant35 », aux dires même du personnage ; et pourtant, on peut se demander si justement cette dimension n’est pas absente de la révolution, du moins de son récit, alors qu’elle concerne, à une échelle très individuelle mais en même temps très politique, la problématique de la liberté et de la dignité. Latifa est un autre des personnages centraux du roman : une prostituée que l’âge commence à marquer et qui promène sur le monde un regard distancié. Tout comme celui d’Anis, le personnage de Latifa renvoie à une subalternité, dans la mesure où sa représentation dans le champ politique, y compris celui qui s’est redessiné depuis janvier 2011, est éminemment problématique36. Cette figure est d’autant plus marginalisée qu’une relation ambiguë se noue entre elle et une autre femme, Zeineb37. D’une certaine manière, en mettant en scène ces personnages de subalternes, Azza Filali s’écarte d’une problématique strictement politique en mettant en avant des individualités réprouvées par les normes sociales. Pourtant, il s’agit là très certainement d’une refiguration du discours : en creux se laisse deviner une volonté de réhabilitation, ou plus exactement d’inscription de ces figures de l’ombre dans le paysage social que la révolution pourrait (ou aurait pu) dessiner, assez semblable à cette « écriture de l’utopie, [qui] aimante des rêves de reconnaissance des minuscules38 », dont parle Touriya Fili-Tullon.

Narration plurifocale : des corps en réseau littéraire

19Ainsi, le travail d’Azza Filali sur les personnages est réaliste, mais il ne s’agit pas d’un projet panoramique sur la société tunisienne, projet de type balzacien ou zolien, qui pourrait rappeler, par exemple, les débuts de Mohammed Dib. La romancière poursuit plutôt une entreprise de déconstruction et de recréation de figures oubliées et soumises au secret, visant moins à classifier qu’à rendre compte d’une inextricable complexité sociale. Car la construction des personnages ne peut pas se comprendre par la simple confrontation avec un imaginaire social, celui dessiné par les médias sur la révolution tunisienne ; il doit se comprendre aussi dans la manière dont les personnages sont construits en lien les uns avec les autres.

20Azza Filali construit sa narration selon un principe plurifocal39 : le roman nous fait suivre une multitude de personnages dont on adopte successivement le point de vue. La romancière reprend ici un procédé déjà prégnant dans son roman précédent, Ouatann. Mais là où Ouatann organisait la rencontre des différents points de vue en un lieu unique, une maison de bord de mer, les personnages des Intranquilles parcourent tous la ville de Tunis en se croisant, mais sans jamais se réunir. En cela, le modèle d’orchestration des différents points de vue du roman n’est pas sans rappeler les réseaux sociaux eux aussi fondés sur des contacts interindividuels ; cependant, dans le cas du roman d’Azza Filali, la fragmentation demeure et le réseau ne conduit à aucun rassemblement.

21Pourtant, les liens entre les personnages sont inattendus. C’est ainsi que la jeune Sonia, révolutionnaire et progressiste sur le plan social, tombe progressivement amoureuse du personnage de Si Larbi, un des dirigeants du mouvement islamiste. À l’inverse, l’islamiste Hechmi et la prostituée Latifa s’éprennent l’un de l’autre progressivement. Enfin, la tranquille mère de famille Zeineb est troublée par le corps de Latifa et le lecteur devine une attirance homosexuelle entre elles deux40.

22Ces liens sociaux sont inattendus et surprenants. À l’inverse des liens établis par les réseaux sociaux, ils ne se fondent pas sur des intérêts mais avant tout sur un rapport au corps, plus précisément à la peau, qui est chez Azza Filali un médium pour la mémoire41. Ainsi, Sonia rencontre Si Larbi lors d’une manifestation : il la saisit par le bras et elle garde « des marques violacées, cinq chemins creusés dans la chair42 » qui l’obsèdent et finissent par lui faire rejoindre Si Larbi. Sur un mode différent, la rencontre entre Latifa et Hechmi a lieu alors que celui-ci s’est fait casser la jambe lors d’une échauffourée à l’usine où il travaille : le corps souffrant permet alors la rencontre. Enfin, la relation ambiguë entre Zeineb et Latifa se noue parce que la première ne parvient plus à sentir les parfums sur sa peau et demande à humer celle de son amie. Dans le cas de ces deux personnages, il faudrait ajouter que la rencontre se fait un jour où Latifa rapporte un livre à Zeineb. Avec ironie, Azza Filali déborde les réseaux sociaux : les liens se font à un niveau organique, les contacts ne sont pas virtuels, mais ils s’établissent par la peau ; cependant, le lien peut aussi être un lien par le livre, qui se voit ici valorisé contre les outils numériques (dont l’absence relative est remarquable dans le roman).

Conclusion

23Le parti pris du roman éclaire son titre : Azza Filali ne s’intéresse pas tellement à l’avenir de la société tunisienne, aux bouleversements induits par la révolution de 2011, ni au passé ou à l’archéologie de ce mouvement – même si ces horizons sont bien sûr présents dans le roman. Ainsi, tous les personnages du roman, malgré les différentes actions de l’intrigue, se voient ramenés à la situation du Bernardo Soares de Pessoa :

Je ne désire rien d’autre de la vie que la sentir se perdre, au long de ces soirées imprévues, au milieu d’enfants inconnus et bruyants qui jouent dans ces jardins, confinés dans la mélancolie des rues qui les entourent, et couverts, au-delà des hautes branches des arbres, par la voûte du vieux ciel où recommencent les étoiles43.

24Azza Filali s’intéresse surtout aux réactions des uns et des autres face au mouvement du temps qui s’écoule, suscitant chez tous une forme de mélancolie. Elle propose une écriture de l’inattendu ou de l’imprévu en déportant l’imaginaire depuis les codes induits par la médiatisation de cette révolution vers une dimension beaucoup plus individuelle – et malgré tout politique. Dans une étude sur l’œuvre de Pessoa, Jean Bessière définit en ces termes l’intranquillité :

Elle est cet état où le sujet en vient à regarder en lui-même, autour de lui, à faire jouer son évidence, ces évidences qu’il perçoit, avec sa propre identité minimale et des réalités également minimales – sans césure. L’intranquillité fait voir des dissemblances, grâce auxquelles le sujet s’éprouve, éprouve le réel, fût-ce au prix de la césure que fait l’intranquillité44.

25Azza Filali explore ces césures dans son roman, en leur donnant une dimension nettement politique. L’enjeu pour les personnages est de se définir, de définir leur position au sein d’une société qui apparaît comme un réseau de relations. Mais ce positionnement est volontairement situé aux antipodes des relations virtuelles des réseaux sociaux : se définir comme une singularité à partir de cette réalité minimale qu’est son corps, parmi des êtres dissemblables, devient un acte politique. Il s’y dessine une utopie, qui consisterait à dépasser les clichés et les rôles sociaux pour revenir à une vérité des corps et des individus. Discrètement, Azza Filali confère au livre et à la littérature le rôle d’ouvrir ce possible qui va au-delà des rôles et des évidences comme une autre manière d’éprouver le réel.