Colloques en ligne

Elisa Bricco, Université de Gênes

La contre-narration dans le livre contemporain : Quignard, Vassiliou, Yvert

L’artiste n’est peut-être qu’un enfant. Mais un enfant assis dans le présent. Il se construit des jeux bien à lui, des dispositifs inventifs où la part de l’imaginaire, celle-là même qui croit que tout est possible, est énorme. Un monde inversé quelquefois qui reprend la réalité qu’il a à sa disposition, mais où diffère le protocole1.

1L’hybridation des textes littéraires par d’autres formes de la création artistique est une pratique tellement répandue dans la production contemporaine, qu’elle est devenue habituelle et les lecteurs sont désormais accoutumés à avoir entre leurs mains des objets intermédiaux. Sans doute, ces pratiques sont-elles de plus en plus redevables à l’implication dans nos vies des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui ont engendré aussi un profond changement de nos habitudes de lecture. L’exposition constante aux images des supports médiatiques, que nous manipulons très fréquemment dans la journée, nous a sensibilisés aux dispositifs multimédia.

2De la simple insertion d’images à des fins descriptives, au mélange de codes linguistiques qui peuvent représenter des réalités multiples et métissées, la littérature se confronte aux autres formes de la création artistique pour trouver des stimuli et de nouvelles manières de raconter des histoires et dire la fragmentation du monde contemporain. Dans de tels ouvrages, la place et le rôle du storytelling – expression que Sandy Amerio traduit par « conter des histoires2 » – sont mis en question par la forme même des livres et des récits, qui dévoilent un désir de questionner la possibilité ou la volonté même de la littérature de raconter, encore, des histoires.

3Compte tenu du panorama diversifié des pratiques intermédiales contemporaines, je concentrerai mon attention sur un corpus de livres ou plutôt d’objets-livres qui se présentent comme de véritables expériences de la construction d’un récit qui n’en est pas un. En effet, des écrivaines et artistes comme Véronique Vassiliou et Fabienne Yvert proposent des ouvrages où elles mettent en question le récit linéaire en créant des livres sur le mode du patchwork et du journal intime qui laissent au lecteur la tâche de composer une histoire ou bien un parcours de lecture personnel. Télescopages de Fabienne Yvert (2010) et Almanach Vassiliou. Petite encyclopédie curieuse, utile et poétique de Véronique Vassiliou (2009) contiennent quelques données concernant les deux auteures, leurs goûts, leurs penchants, leurs faiblesses, de petits événements quotidiens, des prises de positions de poétique. Mais ces informations sont proposées de manière discontinue, parmi et à travers une panoplie de documents différents qui se succèdent dans un ordre apparent (les jours du calendrier pour Yvert et la succession des mois et la répétition des rubriques chez Vassiliou) qui n’implique pourtant pas une lecture linéaire. Ces deux expériences d’écriture, de composition éditoriale et de lecture, nous semblent pouvoir être rapprochées d’une autre, celle de Pascal Quignard qui, dans La suite des chats et des ânes (2013), présente le parcours de la création de son roman Solidarités mystérieuses (Gallimard, 2011), dans une suite de notes et de textes variés rassemblés pour une conférence qu’il a donnée à La Sorbonne le 15 janvier 2013. Le lecteur est conduit à travers un nombre important de documents différents – brouillons, images, articles de journaux, bribes de textes et textes complets- à suivre les réflexions de l’auteur, ses organisations mentales et les sauts de sa mémoire dans un parcours qui devient presque hallucinant, sûrement déstabilisant, pour la quantité et l’hétérogénéité des matériaux mis à disposition.

4Ces trois ouvrages, fondés sur des dispositifs littéraires très différents, ne présentent pas une volonté évidente de contre-narration. Ils ne proposent au lecteur ni un message explicite, ni un programme de lecture à partager, par conséquent je propose de les considérer comme des expériences inconscientes de contre-storytelling ou, typiques de cette littérature exigeante ou déconcertante comme aime la définir Dominique Viart, dont les textes « ne cherche[nt] pas à correspondre aux attentes du lectorat mais contribue[nt] à les déplacer3 ». Ces ouvrages permettent au lecteur d’expérimenter des parcours de découverte et de composition du récit qui sont absolument autres par rapport à ce que Christian Salmon définit comme storytelling : « […] le storytelling met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles4. » Proches des pratiques surréalistes, parce qu’elles déstabilisent et interrogent les pratiques de la réception, en engageant le lecteur dans des expériences de lecture inédites et créatives, ces ouvrages requièrent une présence active du sujet récepteur et déplacent les usages du texte.

Dispositifs littéraires

5Dans l’avant-propos de Discours, image, dispositif, Philippe Ortel explique que « la question n’est pas seulement de savoir ce que « dit » un texte mais ce qu’il « fait » concrètement5 », et il propose de considérer les dispositifs littéraires comme des « matrices d’interactions potentielles ». Il continue en ouvrant la réflexion à ce que nous avons posé précédemment : « L’œuvre n’est pas seulement “ouverte” par la pluralité des signifiés qu’elle véhicule ; elle l’est aussi, plus concrètement, par les potentialités issues des dispositifs qui structurent son univers fictionnel6. » Notre propos sera en fait d’illustrer les trois dispositifs afin d’en dégager les mécanismes de création du sens qui donnent lieu aussi à autant de pistes de lecture, et de montrer l’implication du lecteur qu’elles mobilisent.

L’almanach détourné

6L’ouvrage de Véronique Vassiliou présente un paratexte qui constitue déjà en soi une piste de lecture. En effet, le titre de l’Almanach Vassiliou. Petite encyclopédie curieuse, utile et poétique informe dès le début son lecteur que le contenu du volume est étroitement lié à son auteur au point que son nom n’apparaît même pas sur la couverture : c’est son incarnation. Le genre de l’ouvrage est affiché et le lecteur sait à quoi il peut s’attendre depuis la description de la quatrième de couverture :

L’Almanach Vassiliou n’est pas un almanach de plus, c’est le seul almanach perpétuel où l’on trouvera conseils pratiques et de saison, recettes, souvenirs, mouvements de gymnastique, interprétations astrologiques, art d’écrire, etc. C’est un livre de tous les jours, de toutes les heures et par tous les temps. Un livre funambule, à lire ou à feuilleter en surface et en profondeur7.

7Ces quelques lignes donnent des informations sur les contenus et sur les modalités de lecture que le lecteur pourra adopter ; à l’intérieur du volume toute une série de péritextes accompagnent la découverte de l’almanach. Au début on trouve un « Sommaire » et un « Sommaire des rubriques », et à la fin figure une partie consacrée aux « Rubriques détaillées », un « Index » où apparaissent tous les contenus par ordre alphabétique et, pour finir, la liste des « Coauteurs actifs », dont Vassiliou a cité quelques vers ou phrases dans la rubrique « Maximes et pensées ». Mis à part les péritextes cités qui permettent au lecteur de se repérer dans la matière magmatique de l’almanach, un texte préliminaire introduit la lecture et donne beaucoup d’informations sur l’ouvrage, sur les motivations et sur les choix auctoriaux : il s’agit du premier texte de la rubrique « Art d’écrire. Écrire un almanach ». Ce texte substantiel indique au lecteur les composantes de l’almanach, les démarches auctoriales et aussi les pistes de lecture :

LE LECTEUR. Le lecteur actif est toujours butineur. S’il butine à son gré, un sommaire lui permettra de se repérer afin de circuler plus aisément. Le lecteur peut aussi se laisser porter en lisant votre almanach de bout en bout, tel un livre avec des images. Ne perdez jamais de vue son plaisir. Autrement dit, il est composé de feuilletons que l’on peut zapper ou c’est une série-fleuve dont on ne manquera pas un épisode. (p.7)

8Une série de conseils sont ensuite livrés sous la forme de liste :

LA SÉRIE. Votre almanach est soumis à la loi des séries. […] Chaque mois, vos pièces s’assembleront comme celles d’un puzzle. (p.8)

BINAIRE. Le nombre 12 est un multiple de 2. Le livre offre des pages en regard. Ne le perdez jamais de vue. (p.8)

CORRESPONDANCES. Ce puzzle étant une sorte de patchwork, les échos en seront donc mis en correspondances. À noter que votre patchwork sera dit « appliqué » er non « assemblé ». « Appliqué » car votre toile de fond est votre vers en douze mois. (p.8)

TOUT EN UN. Outre votre assemblage mensuel, chaque série doit pouvoir être isolée et rester cohérente. Autrement dit, l’almanach peut être une série de petits livres ou brochures, à l’instar de L’Almanach Vassiliou. (p.8)

SAVOIR INUTILE. Le détail n’est pas anodin. Il y est même majeur. Toute forme de hiérarchie en sera exclue. Du tout au rien, tout sera important et rigoureusement pensé/classé, détourné, reclassé, recyclé. (p.9)

9Pour chacun des douze mois de l’année le lecteur peut donc trouver des informations diverses et utiles, et il peut aussi personnaliser son almanach en remplissant les fiches vides, des pages pour les notes etc. Toutefois, ce qui fait de ce dispositif un almanach tout à fait original réside dans la présence de quelques rubriques qui cachent des jeux et des significations dissimulés et que le lecteur ne découvre pas au premier abord. La rubrique « Météo » est formée d’une colonne de texte située au centre de la page où sont juxtaposés plusieurs éléments divers, sans solution de continuité, sous le nom de « Phénomènes » : les horaires du coucher du soleil en relation avec les phases lunaires, les informations concernant la transition des planètes et les signes astrologiques, quelques mentions des changements climatiques envisagés dans le mois courant, et les fragments d’une proposition lapidaire que le lecteur peut détecter aisément (puisqu’elle est écrite en italique), après avoir compris le jeu de cache-cache sous-jacent. Mais le mécanisme n’est pas circonscrit, parce que la première phrase détectée entre en résonance avec une autre formule, traitant le même thème, qui se trouve quelques pages plus loin dans la rubrique « Phénomènes », et qui est encore dissimulée parmi d’autres éléments concernant toujours l’astrologie et la transition des planètes : mais cette fois ces éléments sont présentés en gras et de manière aérée sur deux pages, ce qui les rend facilement décelables, bien qu’ils soient disséminés parmi d’autres phrases évoquant des sujets divers. À titre d’exemple nous pouvons citer les deux phrases cachées du mois de septembre :

MÉTÉO. PHÉNOMÈNES. La poésie n’a d’écho plus sonore et plus prolongé que le cœur de la jeunesse où l’amour va naître. Elle est comme le pressentiment de toutes les passions. Plus tard elle en est comme le souvenir et le deuil. Elle fait pleurer ainsi aux deux époques extrêmes de la vie : jeunes, d’espérances, et vieux, de regrets. Les querelles ne dureraient pas longtemps si le tort n’était que d’un seul côté. (p.200)

PHÉNOMÈNES. La poésie n’a pas d’écho plus sonore et plus prolongé que dans le cœur de l’infra-ordinaire8. Rien n’est plus grandiose que le détail. Regardez encore et encore pour tenter de voir. (p.210-211)

10Une autre rubrique très originale est celle de la « Méta-physique ». Ce titre programmatique et ironique présente un cours d’éducation physique sui generis, illustré par d’anciennes photographies accompagnées de textes qui ne les décrivent pas vraiment mais représentent des variations personnelles à partir de ce que suggèrent les images. Ainsi en regardant une jeune femme des années 1910 ou 1920 faire ses exercices, nous lisons ces étranges didascalies :

Je me meus, je m’émeus.

Je poursuis une ligne fictive, en l’air. Une trace. Ma figure est mouvante, émouvante, mouvante, émouvante. / Un mouvement léger, de page en page.

Je feuillette et c’est un film. Je me fais beaucoup de cinéma, tête en l’air, ou dans la lune. Ça me fait respirer. C’est ma culture. Mind building. / Quand je me projette, je me fais du mind mapping. / Je me déploie. Déplie. / Je me décompose. Au ralenti.

En accéléré. En avant, en arrière. Et inversement. Et je répète. Légèrement, sensiblement, à peine différent. Presque pas pareil. / Je tire des plans sur la comète. Elle file. Noyau puis chevelure. Une étoile filante. Arrêt sur image. Fondu au noir.

Et 1, 2, 3, 4. // Ceci est un déplacement. / Ce est un déplacement si. Un placement des si. Si c’est la condition. / L’opération du déplacement se fait ainsi en liaison.  

Une conjonction sans lune et sans soleil. En coordination. Se déplacer est une activité. Et conduit à tourner en rond. C’est un autre mouvement. Tourner sur soi et autour du pot. (p.247)

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Figure 1 : Almanach Vassiliou, p. 219

11Ces textes prennent leur essor à partir des photographies, on pourrait les appeler de fausses ekphraseis9, des descriptions ratées ou bien des textes inspirés des images, où le caractère poétique de fond surgit impérativement. En outre, nous ne pouvons pas éviter de saisir l’implication de la voix lyrique dans ces vers, une voix qui semble faire étrangement écho à la femme représentée. Le sujet de ce poème déguisé est affiché par la première personne et par le récit de soi, dont les hésitations et les répétitions transmettent les émois. L’autrice nous avait prévenus dès le début : l’almanach est curieux et poétique et la poésie sourd dans les pages sans que nous ne nous en apercevions vraiment. L’Almanach Vassiliou se révèle ainsi pour ce qu’il est vraiment, une autobiographie intellectuelle déguisée en pot-pourri d’éléments hétérogènes qui sont pourtant liés et résonnent grâce à la présence sous-jacente de l’autrice, véritable jongleuse de mots et marionnettiste. Elle a d’ailleurs expliqué clairement sa démarche dans « L’Art d’écrire » du début : « ADAPTATION. […] Prenez un texte et imprimez-lui votre tempo, lent, long, rapide… Mettez-le en mots, les vôtres, et déviez-en le sens à votre convenance. » (p.9)

Le livre des fiches

12Télescopages10de Fabienne Yvert est un livre qui naît d’une contrainte d’écriture et devient un dispositif :

[…] de 1997 à 2002, j’ai rempli une boîte de 20 cm de profondeur de fiches recto-verso où je consignais le temps. Ce travail s’est appelé 20 cm de 4ème dimension. Tous les mois à peu près, j’envoyais un certain nombre de fiches (imprimées à 100 exemplaires) à une quarantaine d’abonné(e)s devenus complices. Le travail s’est achevé quand la boîte fut remplie.

Aujourd’hui cela devient un livre « normal » ; nous nous sommes efforcé(e)s d’en retranscrire et d’en garder l’esprit : entre une boîte à malices, la boîte à merveilles, la boîte à trésors, la boîte à outils, la boîte à vitesse, la boîte aux lettres, la boîte de nuit, la boîte de conserve (…) : mise en boîte comme on dit mise en plis. (p.7)

13Ce volume se présente comme un objet éditorial très soigné, à partir de l’impression en bichromie. L’auteure a utilisé son savoir-faire artistique et ses compétences de typographe pour composer un ensemble où tous les éléments, textuels et iconographiques, concourent à mener la narration en s’intégrant de manière équilibrée. Les textes des fiches qui s’apparentent aux annotations d’un journal intime, s’intercalent avec toutes sortes d’autres formes textuelles, des lettres, des slogans, des pages de publicité et des affiches, des citations d’auteurs plus ou moins connus, des recettes, des conseils ménagers, des poèmes, des listes et des images qui accompagnent et parfois se substituent au texte en concourant à prolonger et à enrichir le récit. Les textes sont souvent précédés d’un titre qui en résume le sujet et donne au lecteur l’impression de lire une multitude de micro-récits. Parfois les images et les textes forment des dispositifs intermédiaux, comme dans la note du 8 décembre, où on raconte :

Il vient d’obtenir son passeport, renouvelé assez facilement malgré ses craintes de Français né à l’étranger de parents français-de-Bougnoulie, comme dirait Zaven (originaire du Bougnoulistan), & il se sent très soulagé & libre.

D’ailleurs il ne le range pas à la maison dans le tiroir du bureau où il y a des papiers, mais dans son atelier, avec les cigares & le tabac à pipe, affaires strictement personnelles. (p.148)

14Une image s’intercale entre les deux parties du texte, représentant une page de passeport de grandeur presque naturelle au centre de laquelle un médaillon contient cette affirmation : « Libre de pouvoir foutre le camp ». La phrase ironique entre en résonance avec la première partie du texte à propos des origines et surtout des craintes de l’homme qui vient de recevoir son nouveau passeport, laisser-passer qu’il enferme, plutôt qu’il ne l’utilise, avec ses affaires personnelles dans l’atelier, l’endroit pour lui le plus intime.

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Figure 2 Téléscopages, p. 147

15En lisant les réflexions et les petites anecdotes de la vie quotidienne, qui sont toujours accompagnées de la date positionnée dans la marge de la page, nous suivons l’autrice et sa famille pendant une période de quatre ans, ce qui nous permet aussi de retrouver d’année en année les mêmes personnes et de suivre leurs vicissitudes une saison après l’autre, comme s’ils étaient de véritables personnages. Nous pouvons aussi pénétrer dans les pages par d’autres points d’approche. En effet, ainsi que l’Almanach Vassiliou, Téléscopages permet au lecteur de se construire des parcours de lecture autonomes : on peut lire l’ensemble de manière linéaire, ou on peut glaner dans les pages en suivant par exemple les repères iconographiques qui pointent différents types de texte (le dessin d’un index qui pointe indique une citation, celui d’un gant de boxe indique une phrase lapidaire, la main qui pétrit accompagne les recettes). On peut suivre les notes composant le journal, même si parfois la chronologie n’est pas respectée et que d’autres types de relations organisent la structure. On peut aussi s’arrêter sur les images et ensuite remonter aux textes ou se concentrer sur les pages à la typographie travaillée. Dans tous les cas, l’ouvrage dévoile la personnalité de Fabienne Yvert, nous la suivons dans sa vie quotidienne et nous apprenons à la connaître, ou pour le moins nous entrons en contact avec une personnalité bien définie qui nous indique le chemin à entreprendre et nous fait part de sa conception de vie et aussi de poétique.

16La composition éditoriale et typographique de Téléscopages a déjà été mise en relief, le volume est le produit d’une grande technicienne, en outre écrivaine et poète. On perçoit ici et là des indices de la posture de l’auteure : « Ils [des écrivains rencontrés à un dîner] jouent dans la cour des grands ; nous traînons dans les champs et les bois, les ongles noirs d’encre, de graisse & de graphite, les trésors ramassés dans la poche ventrale du tablier, avec les mouchoirs sales. » (p.78) Et elle donne des informations sur son travail :

Ou Ou (8 juillet)

Quand je m’ennuie je tricote

des rangs de laine pour m’habiller

ou des rangs de mots dans un petit cahier

je détricote les mots des autres

pelote - bobine - filature

ou je regarde les nuages passer

moutons changeants et le vol des martinets

ou le chant du rossignol avec un thé à la menthe

ou c’est bientôt l’heure de l’apéro

le soleil à l’ouest

le temps passe vite sans TV sans journal sans radio (p.79)

17Ailleurs elle évoque des matériaux qu’elle exploitera par la suite dans d’autres ouvrages, comme par exemple lorsqu’elle rassemble sous le titre Renseignements quelquesconseils qu’Emmeline Raymond donnait à ses lecteurs dans la rubrique qu’elle animait sur La Mode illustrée dans les années 1880. Ce noyau de six pages deviendra en 2012 le livre Endiguement des renseignements11, composé d’une suite ininterrompue de conseils sur les sujets les plus disparates.

18Téléscopages, encore plus que l’ouvrage de Vassiliou, nous engage dans les plis de la conscience et de la création de l’auteure, et nous permet d’en suivre les mouvements, les élans et la détresse, de participer à la création des parcours de la lecture et ainsi d’en devenir des acteurs.

La conférence illustrée

19Le troisième dispositif que nous prenons en compte dans cette étude est un livre très original de Pascal Quignard, La suite des chats et des ânes12. Il s’agit d’une composition que l’auteur a préparée autour d’une conférence qu’il a donnée à l’Université de Paris 3, « Leçon sur la rédaction et la réception du roman Les Solidarités mystérieuses » (p.11). Quignard introduit sa conférence ainsi que son livre avec ces mots qui expliquent son propos et la consistance de son projet/dispositif :

Je vais vous exposer comment et pourquoi j’ai rédigé un roman, Les Solidarités mystérieuses. Là il ne s’agit [pas] de l’archive du texte. C’est de l’archive de toute la préconception du roman qu’il va être question. Ce livre rassemble tout ce qu’on jette, en même temps que le manuscrit, après que le livre a été édité, imprimé et publié. Les essais de titre, les tentatives de début, les recherches sur les noms des personnages, les enquêtes sur les noms des lieux, les documents et les cartes, la chronologie des différentes scènes, les idées de composition des parties puis des chapitres, la mise en intrigue des différentes séquences, le surgissement des différents narrateurs et les effacements systématiques que ce dessein produit, la façon dont le thème et le sujet se différencient progressivement, les fins qu’on recherche au détriment d’autres cibles possibles, les conclusions, les dénouements, les terminus vers lesquels on se dirige, les modèles qu’on subit. (p.11-12)

20Le lecteur est confronté au parcours de création du roman et peut suivre le cheminement de l’auteur, les étapes de son travail, ses tics et ses penchants, ses détours érudits et ses faiblesses pour les chats, les motivations de ses choix. Encore une fois, nous sommes confrontés à un objet hybride13, qui étale des matériaux hétérogènes et dans lequel nous pouvons construire notre parcours de lecture. Afin de rendre intelligible le cheminement de la création et surtout les motivations profondes qui ont inspiré son écriture, l’auteur compose un véritable récit intermédial où le texte est accompagné des images qui l’ont inspiré, des coupures de journaux et de magazines qui documentent ses recherches et ses techniques d’archivage, des brouillons annotés et des feuillets de notes manuscrites avec les esquisses des lieux du roman, des photos personnelles où il apparaît enfant avec sa sœur ou des paysages bretons où se déroule l’histoire du roman, et aussi les lettres de ses lecteurs enthousiastes.

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Figure 3 La suite des chats et des ânes, p. 68-69

21Le tout parvient à reconstruire un itinéraire mental et physique qui s’est déployé dans l’écriture : c’est comme si Pascal Quignard déroulait devant nous le fil d’Ariane de son inspiration et de son art et que nous pouvions le suivre en pénétrant un peu dans ses secrets.

22Cette plongée dans l’intimité de l’auteur et de sa création est l’une des constantes de la réception que les trois dispositifs textuels illustrés mettent en place. Nous avons montré que le lecteur est libre de structurer sa perception des œuvres, et expliqué que c’est évidemment la structure éclatée, fragmentaire et magmatique de ces œuvres qui cautionne la liberté du lecteur. Toutefois, nous devons reconnaître que ces trois livres nous racontent des histoires, bancales, cachées, parfois inabouties ou seulement esquissées, mais ce sont des récits que nous suivons et dont nous nous réjouissons. Et ces récits ont au centre leurs auteurs et la progression de leur écriture.

23Des autobiographies détournées ?

24Dans son livre Storytelling, Sandy Amerio cite la définition de « Ego-branding » qui me semble aux antipodes de l’image de l’auteur que nous pouvons retenir depuis la lecture des trois volumes examinés : « La construction clé en main d’une identité compréhensible par le plus grand nombre et réappropriable affectivement. L’artiste peut se choisir un animal fétiche positif. Comme un dauphin par exemple ou un cheval14. »

25Les histoires que nous pouvons inférer, plus ou moins facilement, lors de la lecture des trois dispositifs, ne sont pas vraiment des fictions, mais plutôt des narrations existentielles, des récits personnels fourvoyés, où le récit de vie apparaît et s’impose malgré la volonté de l’auteur de se cacher ou de s’intercaler dans les matériaux du réel composant son dispositif intermédial. Après la lecture de La suite des chats et des ânes, et le défrichage textuel que nous ayons entrepris, nous avons beaucoup appris sur l’auteur : Pascal Quignard livre sans gêne une série de notations personnelles qui sont liées à la conception du roman objet de son ouvrage, mais qui sont néanmoins très intimes :

Marianne est ma sœur aînée. Le petit cliché où nous sommes tous les deux […] a été pris dans la pelouse du jardin de Verneuil. Verneuil est à 23 kilomètres de Laigle. J’ai toujours pensé que le Petit chaperon rouge se déroulait dans la forêt de Laigle. […] J’ai eu l’autorisation de ma sœur Marianne d’utiliser et de publier ces photos la semaine où nous étions tous les deux seuls, à Sens, durant l’été 2010, alors que j’écrivais Les Solidarités mystérieuses. Le frère et la sœur, cinquante ans plus tard, soixante ans plus tard, passent leurs vacances tous les deux seuls ensemble, sans leurs compagnons respectifs, chaque été : cette solidarité n’est donc pas seulement celle de l’enfance. Cette solidarité est bien « mystérieuse ». (p.14)

26Et l’auteur établit aussi le lien entre son expérience personnelle et celle de son héroïne, via l’observation de la vie des chats. En continuant son propos ci-dessus il passe de la réalité biographique à l’autre, la fictionnelle :

Elle [la solidarité] est bien plus que « génétique ». Elle est presque « phylogénétique ». C’est celle de Claire, au haut de la falaise, au-dessus de la mer, dans l’immensité de la mer, à Simon mort, englouti dans le lieu, c’est-à-dire dans la mer.

La solidarité la plus insensée est celle que montrent les chats à l’intérieur des lieux. Cette solidarité est absolue. (p.15)

27Nous constatons que ce volume, malgré son caractère hybride, son assise générique instable et l’intermédialité foncière de sa construction, offre un récit, bancal, amphigourique et instable, mais toujours un récit, celui d’une pensée en voie de se former et d’un projet littéraire en train de se constituer.

28De la même manière, le projet de fiches de Fabienne Yvert, devenu un livre, propose une panoplie de micro-récits qui résonnent avec tous les matériaux hétéroclites entassés apparemment en vrac dans les pages, en formant une figure auctoriale unique dans son extrême fragmentation. Enfin, l’objectivité formelle de l’Almanach Vassiliou dissimule son auteur qui d’ailleurs a déjà renié explicitement l’autobiographisme. En effet, dans la rubrique « Art d’écrire » du mois de septembre on lit : « Pour oser, il faut avoir essayé, avoir échoué, avoir recommencé et ainsi de suite. Oubliez votre nombril, il n’intéresse que vous et il est semblable à tous les autres. » (p.236) Nous avons repéré plus haut les traces dont elle a parsemé son livre.

Le récit comme gâteau

29Comme nous l’avons évoqué plus haut, les trois ouvrages pris en compte dans cette étude peuvent être considérés comme une forme de littérature déconcertante puisqu’ils nous obligent à mettre en discussion nos habitudes de lecteurs. Toutefois, nous sommes convaincue qu’ils rentrent dans une mouvance de la production littéraire toute contemporaine qui pose un regard désabusé sur la réalité et qui questionne sa capacité d’en rendre compte, en produisant des ouvrages où la narration n’est plus le but unique mais l’une des composantes d’un ensemble hétérogène et morcelé15. Emmanuelle Pireyre a entrepris récemment une réflexion sur les genres littéraires contemporains dans un texte16 où elle avoue les envisager comme des « boxes séparés » (p.36). Son idéal serait de construire ses ouvrages en empilant les genres pour composer un « gâteau stratifié, nécessairement subjectif, partial et pas forcément transposable » (p.37). Dans son gâteau elle devrait naturellement insérer les datas, « le poids mort du réel » nécessaire pour caler ses œuvres dans la réalité, qui « doivent, en littérature, trouver leur place dans une construction hétérogène, disposées au compte-gouttes, dans un environnement contraignant, où ce ne sont pas elles qui donnent le la. » (p.37) Il nous semble que les trois dispositifs présentés peuvent bien illustrer le gâteau stratifié de Pireyre : la première strate qu’elle envisage serait ainsi constituée par la perplexité de l’auteur par rapport au monde actuel, perplexité qu’il peut exprimer par la forme composite des matériaux hétéroclites de son ouvrage. La deuxième strate est la poésie, la langue : « le langage bizarre et excentrique » que les auteurs utilisent pour contrecarrer les impulsions, parfois endurantes, de la première couche. Ensuite, dans les ouvertures de la poésie et du langage personnel peuvent s’insinuer le récit et la fiction (troisième strate). La quatrième couche est composée des datas du monde, toutes les informations concernant la réalité et l’environnement : « elles sont les reflets du monde tel qu’il est […] elles sont même des morceaux extraits de ce monde : de la matière écrite de monde, prélevée et collée dans le livre. » (p.42) Enfin, il y a la parole qui se répand partout et « elle fait coïncider le singulier et le familier » (p.45). Et elle termine en donnant la règle fondamentale qui lie les strates entre elles : « on a encouragé le décalage et l’étrangeté par rapport à l’évidence ordinaire, le but ultime n’est pourtant pas la déconstruction, mais au contraire la construction de sens. » (p.45).

30Ces trois gâteux littéraires représentent enfin trois expériences d’écriture et de compositions textuelles. Les écrivains nous proposent en fin de comptes des expériences de pensée17 : nous sommes confrontés à des épreuves qui nous obligent à nous questionner sur les textes, sur l’engendrement des parties et sur l’histoire même incertaine et de biais qui y est racontée. L’expérience du lecteur est ainsi active et activée puisqu’il crée ses itinéraires dans et à travers les livres. Cette démarche se situe à l’opposé du storytelling : l’expérience de lecture active permettant de percevoir de plus près la mécanique du texte et du livre et de se l’approprier intimement.