Colloques en ligne

Dominique Massonnaud

Goethe et le transformisme français : histoire et actualité

1Les historiens de la nature « transformistes » ont souvent été saisis dans une perspective qui impose aujourd’hui une approche rigoureuse sur le plan épistémologique ; leurs travaux se situent à la toute fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle : pour citer les figures majeures, Goethe (1749-1832) en Allemagne ; en France : Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) qui dirige la collection des invertébrés au Museum, à partir de 1790,Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), nommé par Daubenton au Museum d’Histoire naturelle en 1793, il est le premier titulaire de la chaire de Zoologie des Vertébrés ou Antoine Serres1 (1786-1868), professeur d’anatomie comparée au Museum et médecin de l’université de Montpellier.

2Pèse me semble-t-il sur cette période, la première moitié du XIXe siècle, une lecture récurrente qui voit en eux de simples « précurseurs », alors que la « modernité », les découvertes ou les renouveaux effectifs, efficaces et valorisés, auraient lieu dans la seconde moitié du siècle2, comme l’indique un texte de Quatrefages paru en 1892 : Darwin et ses précurseurs français. Cet a priori, récurrent au XXe siècle, fait ainsi commencer la « modernité » à Flaubert en littérature, à Manet en peinture, à Darwin, en biologie. En ce qui concerne Goethe, sa mort en 1832, le fait appartenir à cette période où les historiens de la nature, « transformistes3 » sont présentés souvent comme « pré-évolutionnistes » dans une lecture rétroactive de l’histoire des sciences contre laquelle Georges Canguilhem nous a pourtant mis en garde : on le lit, par exemple, dans le titre d’un chapitre de Science et philosophie chez Goethe de René Berthelot en 1932 : « L’évolutionnisme de la continuité chez Goethe ». Il s’agit donc ici de ne pas chercher l’après – ici Darwin – dans l’avant mais de saisir la spécificité d’un moment de la pensée, en se rapprochant au plus près du contexte dans lequel il apparaît, en cherchant ce qu’il apporte et modifie précisément, à ce moment-là.

3Dans ce « moment Goethe4 », ces « transformistes » ne sont donc pas encore « biologistes » mais « historiens de la nature » dans les discours d’époque. On attribue à Lamarck le premier usage du mot « biologie » dans sa Philosophie anatomique (1809), le terme est de fait un emprunt à l’allemand : le mot est forgé en 1802 par le naturaliste, spécialiste d’histologie, Gottfried Reinhold Treviranus (1776-1837) dans Biologie oder die Philosophie der lebenden Natur (1802-1822). La méthode des transformistes est particulière et dégagée de la prégnance croissante de la pensée positiviste – elle-même souvent vulgarisée – telle qu’on la connait ensuite dans la seconde moitié du XIXe siècle ou, plus précisément, à partir de la première parution, en février 1844, du Discours sur l’esprit positif d’Auguste Comte. Dans ce texte, paru l’année de la mort d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, Comte reprend aux transformistes les motifs du « germe » et de « l’embryon » pour penser une idée de progrès de l’esprit scientifique et humain : ici encore, saisir le transformisme dans les années 1820-1840 impose de se débarrasser de ce qui se greffe ultérieurement à lui ; de plus, comme l’indique aussi Canguilhem dans de ses articles sur Bachelard :

Les mêmes mots ne sont pas les mêmes concepts ; il faut reconstituer la synthèse dans laquelle le concept se trouve inséré, c’est-à-dire à la fois le contexte conceptuel et l’intention directrice des expériences ou des observations5.

4La prégnance de la reconnaissance ultérieure de Darwin a permis, au cours du XIXe siècle, une valorisation de ceux qui sont vus comme des « précurseurs » jusque dans les années 1930. Le phénomène est très sensible si l’on observe l’histoire de la critique balzacienne s’attachant à l’analyse du rapport de Balzac aux historiens de la nature de son temps : Brunetière affirme dans une analyse de l’ « Avant-propos » de La Comédie humaine, – dans Evolution de la pensée lyrique en France au XIXe siècle – que la référence à Geoffroy Saint-Hilaire s’inscrit dans ce moment où « chacun se met à souhaiter que les vues de Geoffroy Saint-Hilaire soient confirmées » car « l’esprit humain allait faire un grand pas […] C’était l’idée d’évolution qui entrait dans la science6 ». Dans la première moitié du XXe siècle, on privilégie encore effectivement le rapport de Balzac à Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, le lien est valorisant : on mentionne alors régulièrement que Geoffroy est le dédicataire du Père Goriot en 1835.

5En revanche, dans les années soixante, on revalorise Cuvier dans le travail de la biologie. Cuvier était pourtant, selon le mot d’époque, « fixiste » et non transformiste : l'adaptation des organismes à leur mode de vie paraissait si adéquate que l'idée d'une modification, même progressive de leur plan d'organisation, était selon lui inconcevable. Pourtant, Cuvier est valorisé parce que sa conception rompait avec l’idée traditionnelle de « chaîne des êtres », une chaîne saisie comme linéaire et continue par l’épistémè classique7 : il avait montré la diversité des plans d’organisation des corps, selon les espèces, alors que Geoffroy supposait une continuité entre les toutes les formes vivantes possibles8. Cuvier est donc revalorisé dans ces années 1950-60. Il est amusant de constater qu’on a alors fait de Balzac un apôtre de Cuvier9 en rappelant plutôt son éloge qui figure au début de La Peau de chagrin en 1831. Aujourd’hui cette période d’après-guerre est considérée, par les biologistes, – par Stephen Jay Gould par exemple – comme un moment de « rigidification10 » de la pensée évolutionniste. De fait, cette valorisation par la critique littéraire rencontre très directement une lecture un peu rapide de Michel Foucault : dans Les Mots et les Choses (1966) où Cuvier peut sembler devenir le « vrai » précurseur, « en profondeur » de Darwin, comme Ricardo le serait de Marx11.

6Par rapport à ces effets de valorisations successives en lien avec l’évolution de la biologie, on a d’abord Etienne Geoffroy Saint-Hilaire puis Cuvier mais, en 1985, le mouvement semble de nouveau s’inverser : la revue Natural History publie un article qui s’intitule « Geoffroy and the homeo-box12». Le travail au niveau moléculaire et le décryptage du génome ont effectivement donné lieu à des revalorisations récentes des travaux d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, que rencontrent les observations de la phylogenèse13 : de fait, un article paru dans Nature en mars 1996, réhabilite une de ses thèses : elle avait parue tout à fait fantaisiste mais se trouve confirmée par la génétique moléculaire, il s’agit de la présence d’un gène commun entre les insectes et les mammifères qui permet de régler l’organisation tête/queue, et plus largement l’agencement avant/arrière des organismes. On lit alors que :

Des études fonctionnelles semblent maintenant confirmer comme l’a suggéré, le premier Geoffroy Saint-Hilaire en 1822, qu’il y a eu une inversion de l’axe dorso-ventral au cours de l’évolution animale14.

7Le travail en ce domaine impose donc une double vigilance : il s’agit de présenter des éléments qui relèvent d’une histoire des sciences en revenant directement aux textes eux-mêmes et non aux éléments de « vulgarisation » qui ont été livrés ensuite, tout en étant également attentif à l’Histoire de cette histoire.

Goethe et le transformisme

8Les travaux scientifiques de Goethe ont constitué une référence au cours du XIXe siècle, des parutions ont régulièrement rappelé ses productions en ce domaine. En 1837, Charles Martins a fait paraître les Œuvres d'histoire naturelle de Goethe : comprenant divers mémoires d'anatomie comparée de botanique et de géologie [Cherbulliez] qui ont connu seize rééditions jusqu’en 1857. On peut ensuite mentionner des articles d’Ernest Faivre, en 1862, dans la Revue contemporaine, suivis de la parution des Œuvres scientifiques de Goethe, commentées et appréciées par Ernest Faivre, professeur à la Faculté des sciences de Lyon parues chez Hachette en 1862. De fait, dans un numéro de la Revue d’Histoire des Sciences consacré à Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, un article affirmait qu’un :

Résumé de l'histoire de l'anatomie comparative confirme, en accord avec l'opinion de leurs auteurs, que les travaux d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et ceux de Goethe ont introduit une nouvelle méthode en biologie dont il n'est pas impossible qu'elle puisse à nouveau servir de guide dans des recherches futures15.

9Pour saisir ce qu’est le transformisme, la notion goethéenne de « métamorphose » semble directement devoir être convoquée et je renvoie pour ceci au travail d’Anne Gaëlle Weber16. Je partirai donc plutôt d’un autre concept goethéen, central dans son travail, celui de « Morphologie17 ».

10Goethe donne ce nom de « Morphologie » à la discipline qu’il veut contribuer à créer et qui doit englober la botanique et l’ostéologie ; la notion centrale de « métamorphose » lui permet de lier les deux domaines. Partir de la « morphologie » a l’intérêt de mettre l’accent sur le fait que le travail de Goethe reprend l’idée de l’unité de plan dans l’organisation du règne animal mais y ajoute une importance déterminante du « type » qui lui permet d’engager un travail d’anatomie comparée. Comme il l’indique :

L’anatomie comparée a préparé le terrain pour un concept général des natures organiques. Elle nous mène de forme en forme et […] nous nous élevons au-dessus de toutes, afin de voir leurs caractéristiques en une image idéale18 .

11Si l’on peut lire parfois que l’idée d’une « unité de composition » dont relèveraient tous les organismes du monde animal est fort archaïque ou naïve, il importe d’observer que la démarche de Goethe telle qu’on peut l’entendre ici n’en fait pas une croyance initiale, mais un modèle a posteriori fondé sur un travail premier d’observation. Goethe est l’auteur en 1792 deDe l’expérience considérée comme médiatrice entre l’objet et le sujet. Comme l’a indiqué Nicolas Class, le trajet de Goethe le conduit à élaborer précisément et progressivement la notion d’Urphänomen donnée dans la Théorie des couleurs comme l’« intuition sensible et intellectuelle de la loi à même le phénomène19 ». Les observations d’anatomie comparée sont essentielles pour conjuguer sensation et raison. La démarche est précisée :

Je considère tous les phénomènes comme étant indépendants les uns des autres en les isolant de force ; puis, je les considère comme des corrélats et les réunis en une vie décisive. Je procède souvent ainsi avec la nature, mais, même avec la plus récente histoire du monde qui s’agite autour de nous, cette manière d’envisager les choses est féconde20.

12Le principe méthodique est donc d’ordre expérimental. On retrouve cette démarche en France chez Etienne Geoffroy Saint-Hilaire qui pratique également l’anatomie comparée dès la campagne d’Egypte : le travail donne ainsi lieu à un mémoire sur les poissons électriques, sur la raie Torpille par exemple21. Il écrit dans ses Principes de philosophie zoologique discutés à l’académie des sciences en mars 1830 : « tant d'animaux, que je tenais pour différens et qu'en leur imposant un nom spécifique je traitais comme distincts, ne différaient cependant que par quelques légers attributs22 ». Sur le plan méthodique, il affirme effectivement : « Le but des recherches en anatomie comparative est la connaissance des lois d'organisation des animaux avec une précision assez grande pour pouvoir élaborer et formuler des lois23 ». Les liens entre les travaux de Goethe et ceux d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, figure du transformisme français, sont soulignés dans l’édition française des Œuvres scientifiques de Goethe parue chez Hachette en 186224 où on lit :

Geoffroy […] reconnait chez les oiseaux un véritable système dentaire, il signale des analogies entre les os du crâne et des membres, chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les poissons; il démontre que le crâne est un ensemble de vertèbres, et que le foetus, avant d'arriver à son complet développement, passe par une succession de formes transitoires qui rappellent les formes définitives des animaux plus parfaits; il indique enfin la possibilité de produire dans certaines conditions des anomalies et des monstruosités.

13De fait, un premier travail très déterminant de Goethe s’est attaché à l’observation en anatomie comparée de l’os intermaxillaire : cet os de la mâchoire supérieure est présent chez les animaux vertébrés à crane osseux ayant des incisives. A la fin du XVIIIe siècle, le discours commun concernant son absence chez l’homme permettait de fonder la différence entre humanité et animalité ; dans ce contexte, on avait pu également en faire un élément déterminant pour justifier une singularité de l’homme qui serait seul doué du langage. Goethe constate que cet os est bien présent chez les primates, où il est soudé au maxillaire mais trois sutures nettes sont alors visibles, en revanche, il semble absent lorsqu’on observe des crânes d’hommes adultes. La démarche d’analyse du vivant ne s’encombre alors pas d’une différence entre l’homme et l’animal qui suffirait à tout expliquer. L’enquête de Goethe prend en compte ces sutures visibles chez les primates pour aller rechercher un phénomène comparable chez l’homme : en observant des cranes de jeunes enfants. Plus encore, il étend ses observations à des embryons ainsi qu’à un crâne d’hydrocéphale. Ceci lui permet d’affirmer la présence de cet os chez l’être humain.

14Ici, sur le plan épistémologique, on doit observer deux points : le recours à l’embryologie, ainsi que le travail sur ce que l’on considérait comme un « raté de la nature », ce crâne hydrocéphale, pensé couramment comme relevant de l’anomie mais qui est utilisé par Goethe pour établir des principes généraux. Il accomplit ainsi un geste scientifique remarquable. Ce qui relève de l’écart anatomique, le « monstre », devient révélateur de la loi générale. Dans les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire en France, la démarche en ce sens est particulièrement développée : on lit souvent qu’il est le fondateur de la tératologie25. Il avait travaillé en 1819 sur les déformations du crâne de l’homme et les monstres acéphales comme on peut le lire dans un Mémoire de 1821. Il a également développé une classification des anomalies entre 1825 et 1827. Par exemple, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire propose en 1825 un Mémoire sur les Aspalasomes. Il s’agit de monstres unitaires, caractérisés par la conformation anormale de leur tronc et de leurs membres ; il met alors en évidence les genres « Hypognathe » et « Hétéradelphe », pour observer les variations d’organisation de ce que l’on appelle couramment des siamois. L’Hétéradelphe désignant deux frères dont l’un se développe et pas l’autre, le second restant une sorte d’embryon permanent qui participe à la vie commune mais sur un mode parasitaire.

15Les lois générales peuvent donc s’observer efficacement avec le « monstre » qui prend une fonction significative : il « montre » et révèle le nomos naturel. L’irrégularité n’est plus contraire à un vœu général, supposé, de la nature mais elle va permettre d’approfondir la connaissance des mécanismes du vivant. Comme l’écrit Canguilhem cette « intelligence de l’anomalie » constitue un saut épistémologique majeur. Il ajoute : « on peut admettre que l'intelligence de l'anomalie est ce par quoi la biologie s'est distinguée de la mécanique26 ». Cette position est fondatrice de « l’expérience de la vie » et de la productivité des « valeurs négatives » et, à ce titre, centrale, dans les travaux de Canguilhem sur le normal et le pathologique. En ce sens, les travaux transformistes sur les monstres peuvent donc infirmer les affirmations de Judith Schlanger, faisant du transformisme un newtonisme appliqué à la biologie27.

L’homologie – le rôle du milieu

16Pour continuer d’évoquer le travail de Goethe, les observations qui figurent dans La Métamorphose des plantes, lui ont permis un effectif travail sur ce que l’on appelle aujourd’hui l’homologie et, en particulier, l’homologie sérielle ou sériée. Il s’agit alors de penser que les organes – ou leurs éléments – dans un même organisme, sont formés d’éléments uniques qui se recombinent différemment, ayant les mêmes formes, sous des fonctions différentes28. Au-delà du travail sur la botanique, ce principe d’homologie sérielle va être convoqué par Goethe pour travailler de nouveau en ostéologie, avec la théorie vertébrale du crâne.

17Alors que le voyage en Italie a permis que commence à s’élaborer l’idée de la Urpflanze, il a également permis, à partir de l’observation d’un crane de mouton « dans les dunes du Lido qui séparent la lagune de Venise de la mer Adriatique », en 1790, de proposer ensuite - en 1820 pour le travail paru - de penser que les os du crâne sont dérivés des vertèbres. Ce travail peut s’inscrire dans la métamérie29 telle qu’elle est pensée aujourd’hui : il s’agit d’un mode d'organisation du corps qui permet d’y voir une succession de segments, appelés métamères : on observe la répétition tout le long du corps, de l'avant à l'arrière, d'une structure fondamentalement identique à elle-même. Cette proposition de Goethe lui permet de saisir le caractère progressif des transformations : dans ce qu’il appelle la « métamorphose successive ». Ainsi ce qui relève aujourd’hui de l’homologie sériée - dans un même organisme - trouve des développements en France, avec le travail d’Etienne Geoffroy Saint Hilaire - en particulier pour une autre homologie : l’homologie spéciale, entre les espèces. Geoffroy est celui qui développe ce qu’il appelle la « théorie des analogues ». Comme l’indiquait Jean Rostand : il en pose les linéaments dès 1796 dans le mémoire qu’il consacre aux makis puis la présente de façon très élaborée dans les Principes de Philosophie zoologique en 183030.

18Dès 1806, Geoffroy travaille sur les squelettes des poissons puis sur les os des jeunes oiseaux pour les comparer. On observe une proximité des démarches : Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, en 1807 indique qu’il avait espéré « découvrir dans le crâne des poissons les mêmes parties que dans celui des autres animaux vertébrés31 ». Comme l’indique Laurent Goulven :

La comparaison des crânes de Poissons et de Mammifères lui montrait que les premiers avaient plus de pièces que les seconds, ce qui était directement contraire à son principe que ‘la culture travaille constamment avec les mêmes matériaux’, avec ‘les mêmes élémens, en même nombre’32.

19Geoffroy Saint-Hilaire a alors étudié « les os du crâne de l'homme dans un âge plus rapproché de l'époque de leur formation » ce qui lui a permis de constater que « les poissons, dans leur premier âge » étaient « dans les mêmes conditions, relativement à leur développement, que les fœtus des mammifères33». Le travail d’observation permet ensuite de développer la théorie. En 1824, un Mémoire de Geoffroy Saint-Hilaire affirme la présence d’un système dentaire chez les oiseaux, il propose également des éléments pour établir un point de passage entre les vertébrés et les annelés : seul Ampère et le médecin Hallé le suivront sur ce point, comme l’indique son fils Isidore dans l’ouvrage qu’il consacre aux travaux de son père34. Etienne Geoffroy Saint Hilaire en 1822 dans le second tome de sa Philosophie anatomique : Monstruosités humaines35, pose une loi donnée comme les « affinités électives des éléments organiques » et met en évidence la convenance réciproque des différentes parties permettant la fusion de deux organes semblables. Sur le plan des méthodes, Goethe et Etienne Geoffroy Saint-Hilaire ont en commun d’observer, avec l’anatomie comparée, les ressemblances au lieu des différences manifestes ou habituellement soulignées. Ils constatent alors des inégalités de développement qui permettent de fonder une loi de compensation. Goethe la formule ainsi : « le budget de la nature étant fixe, une somme trop considérable affectée à une dépense exige ailleurs une économie36 ». Geoffroy indique également que si un organe ou un élément anatomique se développe alors les autres se réduisent.

20Un autre point remarquable dans ces travaux transformistes est l’influence du milieu sur la transformation des espèces. Cet élément supplémentaire lie le travail de Goethe à celui d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Dès son voyage en Italie (1786-88), Goethe s’est différencié de Linné en botanique : en prenant en compte le type d’une plante mais aussi les différentes conditions climatiques qui en peuvent influencer la pousse. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire est le premier à employer au singulier en français le terme de « milieu » - dès 1831 - pour désigner et analyser l’« ensemble des circonstances qui entourent et influencent un être vivant37». Le mot figure au pluriel dans les écrits d’Histoire naturelle du XVIIIe siècle, ainsi que chez Lamarck où les expressions « milieux environnans » ou « milieux ambians »désignent l’« ensemble des actions qui s'exercent du dehors sur un être vivant38». Etienne Geoffroy Saint-Hilaire a la particularité de donner au milieu un rôle déterminant pour une transformation des espèces. Ainsi, il indique que selon les modifications que peut subir :

L’arrangement moléculaire des tissus organiques. Le fils naissant dès lors sous d'autres influences que le père, ne peut en tous points lui ressembler […] la possibilité de pareilles expériences [fait] pressentir les nouvelles destinées de l'Histoire naturelle du globe.

21Il affirme que : « Tout corps organisé obéit à son développement virtuel, qu'il tire de son essence originelle ; mais en même temps, il ne se développe que de la manière que le prescrit son milieu ambiant39 ». Geoffroy Saint-Hilaire a effectivement écrit un texte intitulé Influences des milieux ambiants pour modifier les formes animales40 après avoir conduit un travail expérimental entre 1825 et 1828, sur des œufs de poule en cours d'incubation. Le but était d'obtenir des variations anatomiques en modifiant la composition chimique de l'air respiré par l'embryon. Un manuscrit de Geoffroy Saint Hilaire, retrouvé seulement en 1970 relate les modes opératoires et les résultats des observations. Comme l’indique Jean-Louis Fischer : « Les techniques employées par Geoffroy ont été reprises par d'autres chercheurs jusqu'à ces dernières années, en ignorant bien souvent que ce fut Geoffroy qui les avait inaugurées41 ».

Le dernier article du « grand Goethe »

22Le dernier point que j’aborderai concerne les débats qui ont opposés les historiens de la nature dans la période et en particulier la célèbre querelle de 1830 qui va donner à Goethe l’occasion d’écrire ses deux derniers articles. Comme l’écrit Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, au chapitre X de l’histoire des travaux de son père, Goethe n’avait pas eu, pour La Métamorphose des plantes, la chance qu’a eue Etienne, celle des querelles avec Cuvier : en 1825 à propos des crocodiles de Caen42, puis en 1830. L’idée transformiste d’étendre l’unité du plan de composition à toutes les classes était l’objet du débat de mars 1830 à l’Académie des sciences. Il a eu lieu à l’occasion de la discussion d’un mémoire présenté par Laurencet et Pierre Stanislas Meyranx (1792-1832) montrant une analogie anatomique entre les céphalopodes – la pieuvre, la seiche, le calmar-encornet – et les vertébrés. De ce travail, Geoffroy déduit – au-delà des hypothèses proposées par les deux auteurs du mémoire – l’existence avérée d’un embranchement unique qui permettrait de mettre sur le même plan les mollusques, les arthropodes et les vertébrés. Cuvier répond violemment : il considère que Geoffroy extrapole de façon abusive, eu égard aux observations présentées.Sur le plan symbolique, comme sur le plan scientifique, le modèle transformiste tel que le pense Etienne Geoffroy Saint-Hilaire pose donc la possibilitédes passages en affirmant la porosité des catégories taxinomiques.

23Lorsque Goethe (1749-1832) présente la controverse qui a eu lieu entre Cuvier et Geoffroy, dans un article de 1830 puis, de nouveau, dans son dernier article en 1832, l’auteur de La Métamorphose des plantes (1790) affirme que « la question en litige est européenne et d’une portée qui dépasse le cercle de l’histoire naturelle ». La figure de Goethe est alors centrale dans la sphère française : on se souvient que Balzac placera d’emblée La Comédie humaine sous l’autorité du « grand Goethe » dans son avant-propos de 1842 et fait alors explicitement mention du « dernier article qu’écrivit le grand Goethe ». Ce dernier texte mérite donc qu’on s’y reporte. L’article a paru en France dans La Revue encyclopédique, revue trimestrielle à large audience, à laquelle ont collaboré Flourens, un des fondateurs des neurosciences expérimentales mais aussi Benjamin Constant puis Pierre Leroux. On le trouve sous le titre « Les Naturalistes français » au tome V de Paris ou le livre des cent-un (1831-1834) qui paraît chez Ladvocat ; il fut également réédité en volume avec des travaux d’histoire naturelle de Goethe en 1837 dans la traduction de Martins chez Cherbulliez43pour en rester à la sphère française.

24On lit souvent que Goethe défend avec force la pensée scientifique de Geoffroy dans ce texte. Il cautionne, en effet, ses thèses et contribue ainsi à forger l’opinion : Geoffroy devient l’emblème d’un optimisme ouvrant la voie aux possibilités rationnelles de compréhension de l’univers. Une vision synthétique de l’histoire de l’humanité est en jeu : Geoffroy est donné par Goethe comme le champion français des travaux de la Naturphilosophie allemande. Il est alors l’homme de la synthèse naturaliste des idées, Cuvier celui de l’analyse : l’homme des faits. Comme le dira Darwin, évoquant généreusement ses prédécesseurs, les faits ont donné raison aux idées. En effet, il s’agit d’emblée, dans ces commentaires qui font l’éloge de La Philosophie zoologique de Geoffroy, d’opposer deux choix méthodiques mais aussi de regretter que les deux naturalistes ne puissent mieux travailler ensemble. Cuvier accumule les observations de détail

[Il] ne se lasse pas de distinguer, de décrire exactement ce qu’il a sous les yeux, et d’étendre ainsi son empire sur une immense surface, Geoffroy Saint-Hilaire étudie dans le silence les analogies des êtres et leurs mystérieuses affinités : le premier part d’existences isolées pour arriver à un tout qu’il présuppose, sans penser que jamais il puisse en avoir l’intuition ; le second porte en son for intérieur l’image de ce tout, et vit dans la persuasion qu’on en pourra peu à peu déduire les êtres isolés.

25Goethe souligne avec force l’interaction des travaux des deux savants, interaction dont chacun n’a pas assez conscience :

Cuvier ne croit pas à la possibilité d’un pressentiment, à la prévision de la partie dans le tout. Vouloir connaître et distinguer ce que l’on ne peut voir avec les yeux ni toucher avec les mains lui paraît d’une prétention exorbitante.

26Dans ce second article, Cuvier est caractérisé comme « un ordonnateur systématique, qui s’en tient aux faits particuliers ». Geoffroy est le continuateur de Buffon mais ne se borne pas, comme ce dernier, « à la nature actuelle, existante, achevée ; il l’étudie dans son germe, son développement, son avenir ». La méthode de Geoffroy ainsi présentée est donc une méthode «historique » qui prend en compte la durée et les modifications des espèces. Elle rejoint méthodiquement les principes de Herder, tels que Quinet (1803-1875) les lit dans l’introduction aux Idées sur la philosophie de l’histoire et de l’humanité (1827) : l’explication du grand par le petit, la saisie du tout par la partie, l’intuition singulière qui permet de reconstruire des chaînes causales, en liant imagination et raison. La présence de la diachronie est possible dans une recherche analytique : tel est, selon Goethe, le grand apport de la pensée d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. L’article de 1832 se clôt comme il avait commencé, déplorant que Cuvier et Geoffroy ne collaborent pas parce que :

Séparer et réunir sont deux actes fondateurs de l’entendement ; ou plutôt on est forcé, qu’on le veuille ou non, d’aller du particulier au général, et du général au particulier. Plus ces fonctions intellectuelles que je compare à l’inspiration et à l’expiration, s’exécuteront avec énergie, plus la vie scientifique du monde sera florissante44.

27Le dernier article de Goethe propose ainsi un horizon : celui qui conjoindrait les méthodes, développerait l’étude des faits sans omettre les visées plus larges et le plan général, dans une permanente circulation de l’un à l’autre. De plus, cet article de l’auteur du Faust, fait une analogie entre l’organisation d’un texte et le modèle scientifique d’organisation du vivant. Il précise l’usage du terme « matériau » puis de celui de « composition », dévalué, parce qu’il est « encore un terme vicieux emprunté à la mécanique45 ». Goethe détaille très précisément ce point et compare alors les langues française et allemande. Il distingue l’usage rhétorique et traditionnel du terme de « composition » et son usage naturaliste :

Les organes ne se combinent pas, ne se réunissent pas comme des objets finis et achevés séparément ; ils se développent l’un l’autre, en se modifiant, pour former une entité, qui tend nécessairement à constituer un tout.

28Il détaille également ce que recouvre le terme de « Plan » qui :

Sert à exprimer que les matériaux se disposent selon un ordre combiné d’avance, mais ce mot rappelle à l’instant la disposition d’une maison, d’une ville, dont la disposition, quelque admirable qu’elle soit, ne saurait se comparer à celle d’un être organisé.

29Goethe signale pourtant que ces considérations ne conviennent pas à la poésie ou à l’art mais il propose pour l’histoire naturelle un arrangement textuel qui emprunterait au modèle vitaliste de l’organisation du vivant. Ces deux articles de Goethe reparaissent en français en 1837, dans un ouvrage qui reprend également les travaux du naturaliste - sur la géologie ou la métamorphose des plantes - explicitant et exemplifiant ainsi la méthode qu’il préconise : connue de Balzac, elle me paraît avoir été éminemment suggestive pour donner à la construction de l’ensemble balzacien une caution méthodique, suggérant une transposition épistémologique dans le champ de l’histoire sociale, de l’analyse des mœurs. La lecture de ce dernier article du grand Goethe est saisissante à cet égard lorsqu’on s’y reporte :

On voit combien la démonstration mathématique, qui avec une série d’éléments produit mille combinaisons diffère du genre de démonstration qu’un orateur habile sait déduire de ses arguments. Des arguments peuvent avoir des relations très partielles mais un orateur ingénieux et doué d’imagination les force à converger vers un point commun, et joue son auditoire avec des apparences de bien et de mal de faux et de vrai. Mais celui qui procède consciencieusement […] tâche d’élaborer soigneusement les expériences isolées, afin d’arriver aux considérations d’un ordre plus élevé. Celles-ci seront […] coordonnées ensemble à mesure qu’elles se développent, et groupées de façon à former, comme les formules mathématiques, un édifice inébranlable, dans ses parties et dans son ensemble.

30Goethe propose et cautionne ainsi une idée d’agencement qui permet de sortir de l’ordre rhétorique et démonstratif, échappant au modèle compositionnel. La méthode, fondée sur la coordination patiente et soigneuse, est fixée de façon programmatique, il s’agit d’un :

Premier travail où l’on coordonnera ces matériaux en série, sans les disposer d’une manière systématique ; chacun peut alors les grouper à sa manière pour en former un tout plus ou moins abordable et accessible à l’intelligence.

31Cette insistance sur un principe d’organisation, une méthode fondée sur la coordination résonne bien sûr pour tout balzacien : au-delà du mot de « coordination » repris par Balzac, il semble qu’on puisse lire ici un commentaire des trajets de lecture ouverts par La Comédie humaine46.

32J’ajouterai pour conclure que la figure de Goethe est ainsi centrale dans la sphère française. L’« Essai sur Goethe et le second Faust » qui paraît en tête de la traduction de Faust par Henri Blaze, chez Charpentier, en 1840, est significative : le préfacier met en évidence la difficulté du texte de Goethe et sa singularité radicale :

Cet homme rassemble dans la même épopée Hélène et Faust, Pâris et Wagner, les Kabistes et les Vulcanistes modernes, les « idées » de Platon et les « matrices » de Paracelse : l’attitude puissante de cet empereur singulier qui tient ensemble le monde ancien et le monde nouveau, qui tantôt le pèse gravement, tantôt s’amuse à les entrechoquer, jouant encore, dans sa fantaisie avec les mille étincelles sonores qui peuvent en jaillir ; il y a dans tout cela quelque chose qui vous étonne et vous épouvante. Par quel secret du génie tant d’éléments divers peuvent-ils se combiner harmonieusement47 ? 

33Ce moment-Goethe est ainsi un moment particulier : celui du transformisme qui ouvre d’autres pistes et suscite des résonances significatives. On peut se souvenir qu’avant de le rencontrer, George Sand correspond avec Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, l’échange de lettres s’inscrit entre juin 1835 et juin 1839 – et elle projette d’écrire à propos de ses travaux48. De fait, elle écrit un texte : « Soi pour soi – la science » qui s’attache aux questions d’anatomie comparée.

34 Alors qu’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire interroge la pertinence et les fondements d’une différence entre l’homme et l’animal, on peut aussi se souvenir d’un court roman du jeune Flaubert, daté du 8 octobre 1837, Quidquid volueris qui met en scène un singulier personnage, musicien, solitaire, un de ces jeunes gens en noir qui nous ressemblent ; et ce personnage s’avère le fruit des amours d’un singe et d’une femme49. Si le transformisme établit une porosité entre les espèces animales, on peut aussi observer que, dans la période, les strictes frontières génériques de l’âge classique se défont. Le grotesque se mêle au sublime et l’on se met à écrire des poèmes en prose. Sur le plan de l’histoire culturelle, ce moment goethéen est donc peut-être aussi celui d’un transformisme littéraire.