Colloques en ligne

Gabrielle Reiner

Cinéma expérimental et storytelling : du found footage comme pratique contre-narrative et outil critique des images en mouvement

1Anticipation #4 : Pourquoi venir au Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris ? (2010) de Fabien Rennet est une bande-annonce réalisée pour la 12e édition de ce festival1. Elle se compose d'extraits de fictions et de documentaires audiovisuels usant des ressorts dustorytelling. Les questions ouvertes adressées aux spectateurs se succèdent : « Connaissez-vous quelqu'un qui ne s'est jamais remis d'une grosse perte dans la vie ? / Éprouvez-vous des doutes et des pensées négatives ? ... » Puis des hommes et des femmes se présentent face caméra : « Je m'appelle Danielle et je suis étudiante. / Je suis moniteur. / Je suis producteur […] ». D'autres individus, enfin, témoignent en incluant par intermittences le spectateur:

Je n'étais pas heureux et je ne savais pas pourquoi.

J'ai une amie qui m'a dit « tu sais, il y a ça. » J'y ai jeté un œil et me suis dit « Ça me plaît, c'est pour moi. » Cela va changer votre vie.

C'est extraordinaire. […]

2Le montage ne mentionne cependant aucune entreprise ni produit précis. La succession des phrases n'induit pas l’adhésion de l’auditeur à un discours publicitaire, mais justifie le titre du film, à savoir le fait de venir au festival. Le storytelling est détourné, l'usage de l'ironie en révèle tout l'artifice et devient un argument.

img-1.png

3Figure 1 : Anticipation #4 de Fabien Rennet

img-2.png

4Figure 2 : Anticipation #4 de Fabien Rennet

5How to Make a Good Movie ? (Comment faire un bon film)du même auteur a été conçu pour l'édition 2015. Cette deuxième bande-annonce repose sur le même principe de détournement. En premier lieu, des « gens du métier », dans une série d'interviews morcelées, donnent des conseils scénaristiques et signalent avec insistance que « le plus important est de se concentrer sur l'histoire ». Des extraits des films programmés lors du 16e festival invalident ensuite les conseils précédents. Les voix présentes dans un premier temps sont remplacées par une musique asynchrone liant tous les fragments de films entre eux.

6La bande-annonce joue sur le fait que les cinéastes expérimentaux ne travaillent que peu ou prou en suivant un scénario mais plutôt au gré de préoccupations plastiques souvent bien éloignées des normes narratives du cinéma de fiction. Le travail d'éclairage, de montage et autres interventions directes sur la pellicule, caractéristiques des plans perçus en deuxième partie, est en totale opposition avec les plans d’interviews qui précèdent.

7Pour finir, après les indications donnant les principales informations sur la manifestation (nom, lieu, date, etc.), survient en aparté un nouvel extrait d'interview où un technicien affirme : « Règle de base pour faire un film : ne réutilisez pas d'images sans autorisation. » Cet ultime pied de nez célèbre ainsi a contrario la reprise de matériel déjà existant dans le cinéma dit expérimental, comme source de création ; pratique que l'on nomme found footage. Ce terme anglais signifie littéralement « métrage trouvé » et désigne la récupération d’images préexistantes dans le but de fabriquer un autre film. Il s'apparente au cut-up2en littérature et au remploi qui irrigue l’histoire des arts en général3.

8Fabien Rennet nous rappelle que la reprise, bien que dévoyée dans son travail, est d’usage courant dans l’industrie cinématographique à travers les bandes-annonces visant à donner envie d’aller voir un long-métrage. Dans ces pratiques promotionnelles, toute logique narrative peut être corrompue, l’ellipse domine, les plans se succèdent sans parfois présenter de raccords transparents : pur kaléidoscope condensé de ce que le film promet. La narration en tant que telle est parfois suggérée, parfois totalement exclue ; avec la nuance toutefois qu'en général le réalisateur dans le cinéma narratif est également l'auteur de la bande-annonce4 et qu'évidemment celle-ci se présente comme la publicité de son travail. Fabien Rennet joue à rebours de cette pratique, en employant des images d’un film qu’il n’a pas tourné. En remontant ces images entre elles, il signe une nouvelle œuvre pour en faire une critique.

9L'enjeu de cette étude sera d'envisager le found footage comme pratique contre-narrative et outil critique vis-à-vis des normes cinématographiques actuelles en général et du storytellingen particulier. Nous verrons que le procédé qui vise à déconstruire les processus cinématographiques standardisés à travers la réappropriation et le détournement d'images de l’industrie audiovisuelle, rend patent leur caractère idéologique d'origine.

10 Nous élaborerons notre propos à partir du film Titanic (2009) de Vincent Henon, forme d'anti bande-annonce de moins de trois minutes du film homonyme réalisé par James Cameron en 1997. Au détournement des images dans ces deux films, Henon ajoute un travail plastique aussi explosif que créatif5.

11 Nous nous intéresserons dans un premier temps au procédé de détournement ludique mené par le cinéaste et à l'éloge de la basse définition qui le sous-tend. Puis nous étudierons le flottement narratif conséquent au traitement de la bande-son qui remet en cause la story hollywoodienne. Nous aborderons enfin les distorsions narratives et chromatiques produisant un film qui réfléchit sur les origines du média numérique et perturbe les processus habituels de la réception.

D’un naufrage l’autre

12Vincent Hénon reprend la séquence emblématique de Titanic de Cameron dans laquelle les deux amants se retrouvent à la proue du paquebot et échangent un baiser langoureux. Céline Dion fredonne sur la mélodie de My Heart Will Go On6tandis que la composition sonore déploie une « envolée lyrique ». La musique est au diapason des couleurs du film avec un coucher de soleil kitschissime. Triste époque pour l’étalonnage...

13Le cinéaste re-filme la séquence avec une caméra mini-dv. Il bascule les images sur un banc de montage virtuel (Final Cut Pro) pour modifier leurs paramètres, devenus numériques. Il ne change en aucune façon le montage des images et du son. La séquence conserve sa logique externe, mais est subvertie de l’intérieur.

14En premier lieu, l'étalonnage d’origine (c’est-à-dire le traitement des couleurs) va être transformé. Le cinéaste choisit de réduire la définition de l’image (en ne conservant que 160x144 pixels). Puis il supprime les chromatismes pour ne travailler que sur trois niveaux de contrastes : le noir, le blanc et un « état seuil7»: le gris8. Le but affiché de Hénon est de modifier les composants intrinsèques de l’image pour qu’ils suggèrent les caractéristiques plastiques d’un jeu vidéo : en l’occurrence l’affichage bi-chrome d’une Game Boy de première génération9. L’image en mouvement « bouge » de l’intérieur : la figuration se met littéralement à «vibrer10». Cette caractéristique est induite par le pixel qui, prenant forme, affiche sa précision « architecturale » : la représentation à l’image est floue, il n’y a pas assez de valeurs pour créer des détails perceptifs, à l’inverse le pixel est nettement perceptible. Le rythme est aussi plus lent, le cinéaste a réduit très légèrement la cadence des images11 comme celle de la Game Boy « matricielle » (dont le défilement des images est de douze images/seconde).

    img-3.jpg

15Figure 2 : Titanic de Vincent Hénon

16Commercialisée par Nintendo, cette console de jeu12 est arrivée deuxième dans les ventes mondiales (plus de cent dix millions d’exemplaires pour ce tout premier modèle portatif13). La célébrité de la Game Boy fait écho à l’immense succès populaire du film Titanic qui, derrière Avatar (2009) du même réalisateur, se hausse lui aussi à la deuxième place, dans sa catégorie, au box-office. Vingt millions sept cent mille entrées seront enregistrées rien qu’en France à sa sortie en salle.Le cinéma narratif serait-il aussi addictif et primaire que le jeu vidéo en question ?

17Le film de Cameron et la version qu’en donne Hénon s’opposent pourtant diamétralement : d’un côté le 35 mm couleur qui a pour résultat une « sublime » image ultra-figurative ; de l’autre la « pauvre » image numérique ultra-pixélisée où les trois « couleurs » restantes ne permettent pas une vision globale des figures, celles-ci menaçant à tout moment de s’effondrer dans l’abstraction.

18En affichant le pixel à l’image, Hénon va à l’encontre des habitudes qui considèrent le digital comme une matière invisible. Aujourd’hui, avec les outils numériques, dans les mauvaises performances l’image est dite « sale » : les blancs « bavent » et les noirs deviennent « bruyants » (on dit qu'ils « fourmillent »). La fréquence de tolérance des images se situe donc dans un registre très restreint et impose un éclairage uniforme. Détestant les contrastes (et en général l’ombre), le média doit être entièrement éclairé au même niveau : il est calibré pour être « omniscient14 ». À l’inverse, l'image du film de Hénon manifeste son rôle de substitut de la réalité ; une réalité « triée sur le volet » suivant les conventions réalistes. L’œuvre incite non pas à se demander à quoi correspond le réel, mais plutôt à s’interroger sur notre relation à sa représentation, et donc au factice.

19Hénon nous questionne : « La définition présentée comme parfaite est-elle celle qui traduit mieux le réel15? » Le goût pour la précision d’une image prime sur son intérêt. Comme il l’indique : « En numérique, quand on juge une image trop moche, on la vire, on n’a pas envie de la regarder16. » Le cinéaste critique ce rejet pour travailler à contre-courant : l’idée que le côté home video serait « pour amateurs » et donc « pour enfants » est à revoir, tout comme la prétendue supériorité de l’argentique sur le numérique. Un film doit-il être jugé au regard de son matériau ? Ne serait-ce pas plutôt le traitement, de son sujet, et non ses prouesses technologiques,qui devraient primer ?

20L'historien des couleurs Michel Pastoureau rappelle que

D’après les tests d’optique, l’œil humain peut distinguer jusqu’à cent quatre-vingts, voire deux cents nuances, mais pas davantage. Ce qui rend stupides les publicités pour ordinateurs où on vous parle de millions, de milliards de couleurs17 !

21La pratique du ready-made18 permet à Hénon de questionner les archétypes figuratifs et donc narratifs du cinéma hollywoodien actuel.

Remise en cause de la story hollywoodienne

22Hénon, qui est aussi musicien, retravaille également la bande-son du film. Pour ce faire, il transforme sa console de jeu en un instrument de musique. En utilisant un logiciel créé pour détourner les consoles de jeu vidéo19, le cinéaste se sert des boutons A, B, SELECT et START ainsi que de la croix directionnelle comme d’un clavier afin de réinterpréter la mélodie de la chanson de Céline Dion20. La musique se transforme en une litanie répétitive proche, là aussi, de celle que propose une cartouche de jeu Game Boy21.

23Le dialogue entre Kate Winslet et Leonardo DiCaprio, dans le film de Cameron, en vient aussi à être remodelé par l’ordinateur. Digitalisées, les voix aux timbres désincarnés récitent un texte qui a été traduit de l’anglais au français de manière littérale par le moteur de recherche Google. Par exemple la phrase : « Do you trust me ? I trust you. Alright. » n’est pas traduite par : « Avez-vous confiance en moi ? J’ai confiance en vous. Très bien. » – comme dans la version française du film – mais par : « Crois-tu en moi ? Je te crois. Tout bien22. »

24La story n’opère plus et ses valeurs didactiques sont mises à nu. Le cinéaste fait une critique de l’« évolution » toute tracée des médias23. Hénon explique : « La pauvreté du média m’intéresse24 ». Il note, avec finesse, que « le pixel est la base de notre génération. Tu ne fais plus rien sans ordinateur ; tout est devenu numérique. Or on ne voit plus le pixel alors que c’est un élément dominant de notre quotidien25. » Le cinéaste parle de son film comme d’un « éloge du pixel26 » ; éloge qui lui permet de rendre apparente la dimension de conte de fées du film d’origine.

25Bases de ce travail, les capacités graphiques (8 bits) et sonores (4 voix stéréo) extrêmement réduites de la console de jeu – déjà médiocres pour l’époque, ce qui avait permis de la vendre à bas prix –, font ressortir l’élaboration « catastrophique » du film de Cameron. L’exercice est aussi minimaliste que l’effet est radical et déstabilisant. Hénon met en abyme la question de l’effondrement qui dans le récit du film d’origine se dédouble à la figuration et s'abîme dans les pièges de ces pixels « achromes » à l’image du paquebot lors de sa rencontre avec l’iceberg. La facture géométrisante du pixel fait penser au jeu de puzzle Tetris qui était inclus à l’achat de la console27.

img-4.jpg

26Figure 3 : Titanic de Vincent Hénon

27À l'inverse de la version « 3 D » du film de Cameron (sortie en 2012), ce travail (réalisé quelques années plus tôt) présente « un film plus plat que plat ; c’est une surface d’une surface28. » Une façon bien plus radicale de commémorer les cent ans du naufrage du bateau mythique et de réfléchir sur les contes et légendes qu’il a suscités. Le happy ending serait-il de l’ordre de l’irréalisable ou ne devrions-nous pas voir le film justement comme une fin « alternative » où la mort de cette figuration romanesque permettrait au spectateur de prendre conscience du leurre que constitue ce type de récits formatés par les scénaristes d'Hollywood ?

28Hénon possède l’art de jouer avec les jugements et les hiérarchies. Il se repaît des miettes d’une culture commerciale tout en soulignant que ces représentations du monde qu’il réactualise sont devenues des images d’Épinal. Son film propose un rapport au récit, et au temps en général, qu’on peut qualifier de flottant. Le spectateur est déstabilisé dans son effort pour suivre l’image et poursuivre sa dimension linéaire qui se perd dans l’apparition de sa propre texture. Cette « poursuite » n’est plus de l’ordre du suspense.

29Ce travail propose une distorsion du film d’origine et analyse ce qu’il propose : à savoir pas grand-chose… La mise à distance figurative impose une implication proportionnellement inverse de la part du spectateur. Le cliché devient apparent. La fausse individualité du film défendant le self-made-man s’expose dans toute sa dimension impersonnelle. Le cinéma transforme la personne en objet. L’éblouissement de la star n’opère plus. Le film est la version non-onirique – mais zénithalement éclairante – de ces histoires hollywoodiennes à dormir debout. Hénon conclut, laconique : « Comment peut-on accepter d’écrire un film avec un scénario aussi mauvais29 ? »

30À travers ce blanc, ce noir et surtout ce gris « intermédiaire30 », l’« apparition de la texture de l’image » révèle la dimension sommaire du récit. Hénon rend apparents les contrastes, les paradoxes du réalisme ; un réalisme où « les effets spéciaux sont plus vrais que vrais comme une lessive lave plus blanc que blanc31. »

img-5.jpg

31Figure 4 : Titanic de Vincent Hénon

Instabilité des origines et de la réception

32L’auteur réfléchit la morphogenèse de son image. La texture de son film numérique évoque celle, brumeuse, du Hi 8, un média analogique bien éloigné du numérique, mais ancêtre de celui-ci (tout comme il est aussi une extension du Super 8). L’apparition du Hi 8 est contemporaine des premières Game Boy, le cinéaste en monumentalise (au sens étymologique du terme32) la matière pour en faire un récit cinétique. Il critique ainsi une vision où la matière argentique et la vidéo devenue numérique ne se rencontrent jamais, alors que leurs origines analogiques communes attestent d’affinités certaines.

33La vidéo a aussi pour référent d’origine la télévision. Le film évoque d’ailleurs directement la guerre des formats, cette guerre politique. Toujours à l’époque des premières Game Boy, les standards de diffusion de la télévision couleur étaient variables selon les pays : le NTSC (National Television System Committee), créé par les Américains, n’était ni compatible avec le SECAM français (acronyme de Séquentielles Couleurs à Mémoire) ni avec le PAL allemand (Phase Alternative Line33). Certains artistes qui, travaillant entre plusieurs pays, avaient rencontré des problèmes de transcodage, avaient rebaptisé le NTSC : « Never The Same Color », parodiant avec humour notre conditionnement à un réalisme dont les codes diffèrent d’un média à l’autre. L’industrie culturelle américaine régnait déjà sur notre représentation du monde, le reste du monde en « mimait les techniques34 »…

34La déliaison du mythe hollywoodien produit une expérience de malaise. Le spectateur est pris à bras le corps par l’agression et la confusion des formes. Pince-sans-rire, le film de Hénon joue la carte de l’humour noir (et blanc). Le spectateur « tangue », entre le rire et les larmes, pour se diriger vers un autre positionnement qui n’est plus celui du consommateur littéral, mais celui du créateur, du geste artistique. Se trouvant dans une position inconfortable, il cherche mentalement à empêcher la figuration narrative de sombrer dans la matière numérique. Ne pouvant éviter au naufrage figuratif de se déployer sous ses yeux, il ressent un sentiment d'impuissance alors que l'effet de jeu vidéo et sa puissance immersive renforcent son implication en suggérant a priori « un film dont il est le héros35 »... Adopterait-il, malgré lui, le rôle déplaisant de l’antihéros ?

35Au gré d’une démarche intellectuelle quasi-automatique, le spectateur identifie immédiatement l’origine de l’image. L’œil et l’esprit la transposent et avec l’ouïe elle permet au spectateur de comprendre, deviner, compléter. Hénon précise : « tout le monde connaît le film, ou a vu au moins le clip de Céline Dion36 » (élaboré à partir d’extraits du film de Cameron).Le spectateur, comme dans un jeu de coloriage numéroté pour enfants, doit sans cesse « combler les blancs » de la figuration à l’image pour la superposer et la comparer mentalement à sa matrice. L’observateur « comble les gris » – selon un processus qu’évoque la très belle phrase de Roland Jadinon, selon qui « Les gris sont des couleurs en devenir37 » – en l’occurrence,des couleurs permettant surtout la figuration d’un récit...

36Dans le travail de Hénon, le gris semble incarner, chromatiquement parlant, cette relation instable aux figures. Cette couleur, incertaine comme les pixels en général, convoque ainsi sourdement les eaux qui engloutiront le bateau et la bluette de l’histoire. Plus que la lumière, elle symbolise la « navigation » de la narration qui se manifeste comme déjà connue, et déjà disparue.Pastoureau semble faire écho à cette idée quand il évoque l’expression « “entre le peut-être et le pas tout à fait” […] qui qualifie une nuance de gris ineffable38. » Hénon travaille aux limites de notre entendement : encore un élément de soustrait et l’œuvre s’effondrerait tel un château de cartes, perdant son pouvoir critique pour devenir incompréhensible. Les éléments du film s’exposent, détachés et juxtaposés en kit : ils sontà assembler par le spectateur.

37Le montage des plans est conservé intact : « on peut en penser ce qu’on veut – explique le cinéaste –. La dimension minimale est “faussement neutre39”. »Qui plus est, Vincent Hénon donne à son projet le même titre que le film qu’il détourne, dans un étrange jeu de miroir déformant – réfléchissant ainsi notre faille narcissique, creusée par le consumérisme de l’industrie audiovisuelle et son exaltation de la jouissance dans l’instant. Le spectateur est obligé de prendre en compte l’insignifiance de la narration, il ne peut plus « croire » en l’image. Ce « remake » expose l’artificialité de la construction du cinéma hollywoodien et de sa pseudo catharsis.

38Le média est utilisé comme une arme à double tranchant, aussi ludique qu’angoissante, car elle questionne notre désir de croire en ces conventions. Les dogmes narratifs du cinéma industriel sont mis en pièces à travers une apologie du matériau plastique et de ses potentialités infinies, contre l’idée reçue qui le cantonne à n’être qu’un simple prolongement du cinéma analogique.

39Pour revenir sur le lien que nous suggérions avec Narcisse, remarquons à la suite de Dominique Païni qu’il existe une parenté entre « ombre et image réfléchie [dans le terme latin] umbra […] [qui] désign[e] l’un comme l’autre40. » Ce propos fait penser au film de Hénon où le miroitement de la texture grise du pixel devient un miroitement « immatériel [qui] se fait liquide et reflets, sorte de retour à la confusion sémantique de Narcisse41 ». Païni commente le récit ovidien dans des termes qui s’appliqueraient bien au film de Hénon :

 « Ô ! Que ne puis-je me séparer de notre corps », dit le Narcisse d’Ovide, soulignant par ce « notre » pluriel, la dépendance absolue du corps et de son reflet. L’ombre relève à la fois d’une instance projetante et d’une instance introspectante, autrement dit d’une recherche des ombres en soi42 […].

Conclusion

40Vincent Henon passe de la couleur au noir et blanc en remettant en cause l’idée d’une évolution chromatique et surtout figurative spécifique au cinéma, opérant, de surcroît, un déplacement de l’argentique vers le numérique. Cette transposition des images lui permet d’élaborer un naufrage figuratif au propre comme au figuré. Le surgissement du noir et blanc bouleversant les figures en devient le manifeste plastique. La bichromie permet à Vincent Hénon non pas de se faire le chantre d’un quelconque « progrès » technique, mais plutôt d’élaborer une réflexion sur les médias au cinéma et sur leurs normes. C’est-à-dire de décortiquer les fondements du storytelling hollywoodien et d'en faire une critique plastiqueet non pas narrative.

41Exégèse de la superproduction de Cameron, cette forme brève rappelle le « trait d’esprit génial », le witz43. Ce « deuxième » Titanic fonctionne comme un apophtegme. Il devient un résumé lapidaire de toute une théorie et poursuit donc cette apologie du fragment faite par les romantiques allemands. À travers le processus de dévoiement, la plaisanterie formelle, l’œuvre met au jour le simulacre du film d’origine : elle joue la carte du mineur et même, de façon littérale, du grotesque, pour récuser cet art cinématographique qu’on dit « majeur ».