Colloques en ligne

Clara Carnicero De Castro

Chimie et physique chez Sade : Le cas de la Durand et de l’âme ignée

1Dans la deuxième partie de l’Histoire de Juliette1, Noirceuil prononce son dernier discours en tant qu’instructeur de la protagoniste. Il traite de l’hypocrisie et évoque comme exemple de comportement la marquise de Brinvilliers, illustre empoisonneuse du XVIIe siècle. Pour le maître libertin, il n’y avait pas « au monde une créature plus fausse, plus adroite, plus scélérate que la Brinvilliers » (III, 408). Juliette, instruite de l’histoire de cette “tueuse en série”, désire en être digne, mais exige comme modèle une femme plus proche d’elle, une contemporaine. Noirceuil lui présente alors Clairwil, qui devient tout de suite maîtresse2 de la jeune courtisane. À la fin de la troisième partie du roman, la nouvelle préceptrice invite son écolière chez « une femme fort extraordinaire », qui « compose et vend des poisons de toutes les sortes » et qui « dit de plus la bonne aventure » (III, 649). La vendeuse-magicienne tombe amoureuse de Juliette le jour même, et se débarrassera de sa rivale cinq ans plus tard. Cette Brinvilliers du XVIIIe siècle est en fait la sorcière Durand, celle qui dure et possède les secrets de la longévité3.

2Au-delà du modèle de l’empoisonneuse des années 1600, le personnage reprend les traits de la sorcière diabolique du XVIe siècle dont les caractéristiques remontent à l’entremetteuse-sorcière de la littérature antique, que l’on trouve chez Ovide, Tibulle et Properce4. Issue des couches basses de la société, celle-ci était une prostituée paysanne, vieillissante et hideuse, dont les pouvoirs de séductrice ne pouvaient s’expliquer que par la magie5. Le type relève évidemment d’une vision misogyne, « latente ou résolument exprimée6 » que Sade subvertit pour construire un personnage beaucoup plus complexe. Certes, le statut social de Durand semble assez bas et elle a déjà quarante ans (III, 652), voire cinquante à la fin du roman (III, 1116). Mais c’est le même âge que celui des libertins de sexe masculin ; il ne s’agit donc pas, dans le contexte sadien, d’un signe de vieillesse ou de laideur. Bien au contraire, sa beauté inouïe attise de prime abord « un penchant inviolable » (III, 659) chez Juliette. En outre, la sorcière sadienne est athée : se moquant du diable, toute sa magie relève du charlatanisme. Pour ce qui regarde la sexualité féminine, la dame est « barrée » et ne peut se servir de son vagin. Le rôle de prostituée passive est donc remplacé par celui de sodomite active, voire de « super tribade7 », grâce à un clitoris « long comme le doigt » (III, 1116). Son savoir ne repose pas uniquement sur la croyance populaire, mais est davantage le résultat d’une hybridation entre cette dernière et la culture savante.

3Suivant le principe de gradation qui structure le roman, « l’école de la Durand » (III, 1117) apparaît comme le sommet d’une formation libertine au féminin. Michel Delon observe que Delbène était la responsable du savoir philosophique et Clairwil du social (elle enseigne à Juliette des artifices pour bien vivre en société tout en étant criminel) ; il revient donc à la Durand de transmettre à la protagoniste des connaissances magiques et techniques8, faisant « la transition entre les vieux savoirs populaires et la philosophie des élites, entre les secrets féminins et la science officielle9 ». Il n’est donc pas étonnant que son cabinet soit « autant celui d’un naturaliste que celui d’une sorcière10 », note Armelle St-Martin. Hermaphrodite et empoisonneuse, elle incarne à la fois l’anormalité au sein de la nature, et la capacité à maîtriser cette dernière. Physicienne et chimiste, elle représente le progrès des sciences au moyen desquelles elle s’impose face aux autres précepteurs. En présence des libertins aristocrates, elle se vante de son savoir technique : « Toute la nature est à mes ordres […] et elle sera toujours aux volontés de ceux qui l’étudieront : avec la chimie et la physique on parvient à tout. Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour enlever la terre ; et moi, je n’ai plus besoin que d’une plante, pour la détruire en six minutes... » (III, 663).

4Les mots de la sorcière entrent en résonance avec les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement de Diderot (1770) : « Vous ferez de la géométrie et de la métaphysique, tant qu’il vous plaira ; mais moi qui suis physicien et chimiste, qui prends les corps dans la nature et non dans ma tête, les vois existants, divers, revêtus de propriétés et d’actions, et s’agitant dans l’univers comme dans le laboratoire11. » D’après Barbara de Negroni, « ce texte se situe […] dans le droit fil des Pensées sur l’interprétation de la nature » (1754), où l’encyclopédiste montre « le rôle essentiel de la chimie et de phénomènes naturels inexplicables par la seule physique12 ». Si Sade ignorait peut-être les Principes philosophiques, publiés dans l’Encyclopédie Méthodique, il est certain qu’il connaissait les Pensées, puisque l’ouvrage figure dans sa bibliothèque à La Coste13. Le personnage de la Durand semble en effet l’incarnation romanesque de cette dynamique évoquée par Diderot, de ce « matérialisme chimique14 » qui se passe du « finalisme théologique » aussi que de l’« intelligibilité mécanique15 » pour prôner un savoir plus expérimental. Dans son laboratoire de sorcellerie, elle entreprend un renouvellement du matérialisme électrique des maîtres précédents en considérant les potentialités du feu. Suivons d’abord Juliette et Clairwil en visite chez la « mégère » pour ensuite nous plonger dans ses leçons.

La visite au laboratoire de la sorcière

5Durand habite « au bout du faubourg Saint-Jacques, dans une petite maison isolée et sise entre cour et jardin » (III, 652). Sitôt entrée chez sa future maîtresse, Juliette en dresse un portrait physique et moral dont les caractéristiques la rapprochent plus d’une aristocrate que d’une paysanne : « C’était une très belle femme de quarante ans, des formes bien prononcées, étonnamment d’éclat, la taille majestueuse, une tête à la romaine, les yeux les plus expressifs, un très bon ton, des manières nobles, et généralement tout ce qui annonce des grâces, de l’éducation et de l’esprit » (III, 652). L’impérieuse Clairwil, imposant sa prétendue supériorité sur la truande, demande sur-le-champ une série de services : savoir son avenir, acheter une collection complète de poisons et leurs recettes, visiter le cabinet et le jardin des plantes venimeuses de la sorcière. Celle-ci exige en retour des complaisances préliminaires : elle souhaite fustiger au sang les deux dames. Décidées à se prêter à tout, les libertines pénètrent dans un cabinet dont « toute la partie droite était remplie d’alambics, de fourneaux et autres instruments de chimie » (III, 653). Elles sont attachées autour d’une colonne. Plus de cinquante coups de verges leur sont appliqués par un bourreau qui ne peut être une femme, puisqu’« un vit s’approcha de [leurs] fesses ». Se rendant compte de la supercherie, la protagoniste formule un léger reproche : « Madame, [...] êtes-vous au moins bien sûre de l’homme qui nous voit ? – Simple créature, répondit la Durand, ce n’est pas un homme qui jouit de vous, c’est Dieu » (III, 654). Clairwil se révolte contre la superstition de la maîtresse du lieu, mais est réprimandée : « Silence, […] livrez-vous aux impressions de la chair, sans vous inquiéter de ceux qui vous les font sentir : si vous dites encore un mot tout est perdu » (III, 655).

6Les cérémonies préliminaires finissent, les libertines découvrent leur avenir – Clairwil ne vivra plus que cinq ans (III, 655) –, puis acquièrent des connaissances sur toutes sortes de substances vendues par la sorcière, comme des médicaments, des antidotes, des aphrodisiaques, des liqueurs et évidemment des poisons. Pour en essayer un, la mégère fait venir une petite fille et l’homme qui a fouetté les libertines. C’était « un vieux sylphe » que Durand fait disparaître et réapparaître d’un seul mot. Il dépucelle l’enfant pendant que les dames la « désorganise[nt]16 » (III, 658) avec de la poudre de crapaud verdier. Pour un nouvel essai, Clairwil choisit un jeune homme et Juliette déclenche une orgie avec les quatre personnages.

7L’occasion permet un deuxième portrait de la sorcière, qui l’éloigne encore davantage de son prototype ancien : « Il était impossible d’être mieux faite, d’avoir des chairs plus fraîches, plus fermes et plus blanches ; Durand avait, surtout, les plus belles fesses et les plus beaux tétons qu’il fût possible de voir, et un clitoris... oh ! de nos jours nous n’en avions vu ni de si long ni de si roide » (III, 659). En effet, la sorcière n’est pas une « femme ordinaire » (III, 660), sa lubricité excessive inspirant un dernier portrait moral : « On ne se peint point l’ardeur de l’imagination de cette femme, la saleté de ses propos, le décousement original de ses idées luxurieuses, le désordre, en un mot, qui régnait dans toute sa personne, établi par l’incroyable chaleur de ses passions » (III, 660). Si Clairwil impose plus qu’elle ne plaît, étant plus majestueuse qu’agréable (III, 418), Durand captive Juliette tant par son physique que par son moral. La sorcière semble avoir en fait toutes les qualités qui manquent à la veuve aristocrate : la beauté originale, l’imagination enflammée et l’envie de passion, encore agrémentées par la modestie et la connaissance de la nature. S’affrontent ici un libertinage élitiste qui se veut apathique et un libertinage industrieux17 qui se fait passionné. La sentence de mort qui condamne Clairwil ne doit rien ni à la magie ni au hasard.

8L’examen de la demeure magique se poursuit par le jardin. « Extrêmement sombre », il « ressemblait beaucoup à un cimetière » (III, 662). Un sol hérissé de cadavres porte le délire et l’extravagance des libertines à son comble : elles se font des godemichés avec les os des morts et empoisonnent encore une autre victime, dont les convulsions la mènent jusqu’à une fosse ouverte « par […] magie » (III, 663) sous les yeux des scélérates. Contente de l’attitude de ses visiteuses, l’hôtesse avoue : « Je vous connais maintenant pour des femmes philosophes, qui ne voient la désorganisation de la matière que comme une opération de la chimie » (III, 664). Étonnée de tout ce qu’elle vient de voir, Clairwil réplique que la truande a de terribles secrets. Le savoir chimique de Durand lui permet en effet de « répandre des pestes », d’« empoisonner les rivières », de « propager des épidémies ». Les rôles sont dès lors inversés, car la sorcière reconnaît que « la vie des hommes est entre [ses] mains », confirmant sa supériorité sur l’aristocrate libertine : « je suis, en un mot, une femme unique dans mon genre, personne ne peut me le disputer » (III, 665).

9Une connaissance si profonde de la nature contredit pourtant l’existence de Dieu affirmée précédemment. « En est-il un plus puissant que le vit ? », explique la mégère, qui se montre désormais aussi athée que ses clientes : « Plus on étudie la nature, plus on lui arrache ses secrets, mieux on connaît son énergie, et plus l’on se persuade de l’inutilité d’un Dieu » (III, 665). Pour réfuter toute spiritualité, Durand semble anticiper l’idée de nature en tant que « puissance créatrice18 », ainsi que le soutiendra le pape à la fin du roman : « C’est méconnaître la nature que de lui supposer un auteur ; c’est s’aveugler sur tous les effets de cette première puissance, […] le prétendu Dieu des hommes n’est que l’assemblage de tous les êtres, de toutes les propriétés, de toutes les puissances ; il est la cause immanente et non distincte de tous les effets de la nature » (III, 665). Durand remplace de cette manière le système de la divinité par celui de la nature qui produit des créatures indistinctement. Les règnes animal, végétal et minéral sont tous des effets de ses premières lois, ils sont donc tous identiques selon sa conception du monde : « Dieu n’est que la nature, et tout est égal à la nature ; tous les êtres qu’elle produit sont indifférents à ses yeux, puisqu’ils ne lui coûtent pas plus à créer l’un que l’autre, et qu’il n’y a pas plus de mal à détruire un bœuf qu’un homme » (III, 665). L’anatomie même de l’héroïne semble être en harmonie avec cette vision « diachronique19 » de la nature, qui lance20 une fois les créatures, mais dépend ensuite de leur destruction pour créer de nouveau. Si les êtres se multiplient par leurs propres facultés, l’énergie créatrice de la nature reste inactive. Le vagin barré de Durand représente précisément la négation de la procréation de l’espèce humaine, et lui confère une force d’anéantissement susceptible de nourrir les besoins de la nature.

10Ce discours amène à une question de Clairwil : « Et votre système sur l’âme, quel est-il madame ? » (III, 665). La sorcière répond par une courte dissertation sur l’âme matérielle qui revêt une importance capitale dans le roman, puisqu’il permet d’insérer dans la narration la doctrine de l’âme ignée, connue sous le nom de « faux spinozisme21 » selon John Stephenson Spink ou de « spinozisme déformé22 » d’après Paul Vernière : « L’âme de l’homme, absolument semblable à celle de tous les animaux, mais autrement modifiée dans lui à cause de la différence de ses organes, n’est autre chose qu’une portion de ce fluide éthéré, de cette matière infiniment subtile, dont la source est dans le soleil » (III, 666). Réduit à l’hylozoïsme, le spinozisme était supposé défendre « la vision romanesque d’un monde qui serait un monstrueux animal en perpétuelle gestation » où « tout vivant est matière et toute matière animée23 ». Les origines de cette doctrine remontent en fait au pneuma et à l’âme du monde des Stoïciens ainsi qu’à l’âme composée d’atomes sphériques telle que la conçoit Démocrite, en passant par le pan-psychisme des Italiens du XVIe siècle, que l’on trouve surtout chez Campanella, dans sa Cité du Soleil (1602), où l’âme est assimilée à une matière ignée dont la source est le soleil.

11Chez la sorcière, le dogme de l’âme ignée est rapproché des concepts importants de la chimie et de la physique modernes. Au milieu du XVIIIe siècle, cette matière ignée peut se nommer phlogistique24 pour le chimiste ou bien fluide électrique du point de vue du physicien. Autrement dit, le feu, lorsqu’il est dans un état subtilisé et par conséquent invisible, se déploie en deux genres de fluides. D’un côté, il devient le fluide igné25 ou le phlogistique, que Venel appelle « le feu de Démocrite26 » dans l’Encyclopédie ou Macquer « le principe inflammable le plus pur et le plus simple27 » dans son Dictionnaire de Chymie – ouvrage qui se trouve d’ailleurs à la bibliothèque de La Coste28. De l’autre côté, le feu serait le fluide électrique : un « fluide très délié et très actif », « répandu dans tous les corps » et responsable de « tous les phénomènes de l’électricité29 », selon l’Encyclopédie. Bref, il s’agit d’une même matière capable d’atteindre différents états, souligne enfin Guyton de Morveau dans les Suppléments à l’« Encyclopédie »30.

12Profitant du progrès de la chimie et de la physique expérimentale31, Sade actualise la théorie de l’âme ignée. L’âme du monde et celle des animaux, en tant qu’ignées, doivent être aussi électriques. Le soleil n’est pas seulement source de chaleur et de lumière, il devient générateur d’électricité :

Cette âme, que je regarde comme l’âme générale du monde, est le feu le plus pur qui soit dans l’univers : il ne brûle point par lui-même, mais en s’introduisant dans la concavité de nos nerfs, où est sa résidence habituelle, il imprime un tel mouvement à la machine animale, qu’il la rend capable de tous les sentiments et de toutes les combinaisons ; c’est un des effets de l’électricité dont l’analyse ne nous est pas encore suffisamment connue, mais ce n’est absolument pas autre chose. [III, 666]

13Si le soleil est le siège de l’électricité, la mort se traduit par le retour au foyer igné de cette partie de feu électrique qui composait l’âme de l’homme. Le corps qui se putréfie dans la terre sera réarrangé sous une nouvelle forme et réanimé par une autre portion de feu électrique : « À la mort de l’homme, comme à celle des animaux, ce feu s’exhale, et se réunit à la masse universelle de la même matière toujours existante, et toujours en action ; le reste du corps se putréfie et se réorganise sous différentes formes qui viennent animer d’autres portions de ce feu céleste » (III, 666).

La théorie de l’âme ignée et le rapport entre la chimie et la physique

14Ce petit discours est presque entièrement recopié du Traité des trois imposteurs, le célèbre pamphlet anonyme composé d’extraits de diverses sources et rédigé pendant les XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’en 1768, date de sa forme définitive32. L’argumentation de Durand a été puisée dans le chapitre V, « De l’âme », qui est lui-même une réécriture du chapitre VI des Discours anatomiques du médecin Guillaume Lamy (1675)33. Chez celui-ci, il importe d’abord d’annuler la supériorité de l’homme sur les bêtes, puisqu’ils ont le même type d’âme, à savoir l’âme matérielle : les fonctions dites « animales » suffisent à expliquer l’intelligence et la volonté34, l’esprit immortel devient superflu. L’âme est alors identifiée aux esprits animaux35, c’est-à-dire au fluide nerveux qui coule à l’intérieur des nerfs. Suivant une tradition qui remonte à Galien, ce fluide se déplace du cerveau aux muscles pour entraîner le mouvement, et des muscles au cerveau pour produire les sensations. Le cerveau est donc source ou réservoir de l’âme, dont les fonctions sont réduites aux mouvements de la matière36. Plus précisément, Lamy puise le rapport entre les esprits animaux et le feu dans la théorie de l’âme ignée formulée par Pierre Gassendi et Thomas Willis.

15Gassendi constate que la substance de l’âme des bêtes «semble être une contexture de corpuscules très subtils, et très mobiles, ou actifs, semblables à ceux qui font le feu, et la chaleur ». Il est possible que ces corpuscules « soient sphériques, comme les Auteurs des Atomes le prétendent37 ». Pour Démocrite en effet l’âme matérielle est constituée d’atomes petits, lisses, sphériques et très actifs dont le mouvement perpétuel explique la capacité du feu de chauffer et de brûler38. Chez le philosophe d’Abdère, on peut donc parler de l’âme « comme d’un composé igné » ou comme d’une « force qui se trouve être “du même ordre” que le feu39 ». Chez le philosophe de Champtercier, il s’agit plutôt d’une « espèce de feu très tenu, ou une espèce de petite flamme40 ». Pour Gassendi, c’est justement la force particulière au feu – principalement remarquée dans la flamme de la poudre à canon –, qui permet d’expliquer comment une substance si ténue peut mouvoir une masse aussi grande que le corps d’un éléphant, par exemple41.

16Sous le patronage de Gassendi et des Atomistes, Willis développe la théorie de l’âme ignée selon une approche chimique, sans perdre pour autant le rapport avec la physique. Dans son Anima brutorum (1672), il fait de la décharge nerveuse un « phénomène énergétique42 » fondé sur l’explosion des esprits animaux. Ceux-ci ont une vertu inflammable dont l’action est comparable à la déflagration de la poudre à canon43. Il s’agit bien d’un dynamisme et non d’un mécanisme à l’instar de Descartes44 : le modèle de la détonation de la poudre chez le premier se distingue de celui du mouvement du boulet de canon chez le dernier45. L’ensemble du processus de la décharge nerveuse chez Willis est décrit ainsi par Georges Canguilhem :

[…] [les esprits] se propagent de l’encéphale vers le muscle comme de la chaleur ou de la lumière. Véhiculés et retenus par un suc liquide remplissant les lacunes de la structure intra-nerveuse, ces esprits trouvent sur place, dans le sang artériel qui baigne les organes périphériques, un renfort de vivacité et de puissance motrice, par l’adjonction de particules nitro-sulfureuses aux particules d’esprit de sel qui entrent dans leur composition. Il se produit de ce fait un allumage et une explosion du mélange détonant, analogue à l’explosion de la poudre à canon. C’est cette explosion intramusculaire qui provoque la contraction et par suite le mouvement46.

17L’encéphale serait ainsi un petit « soleil en rayons », les nerfs des « mèches », la propagation des esprits une « irradiation47 » et l’esprit animal même, « un rais de lumière [qui] va détoner », « une puissance qui doit être actualisée48 ». Les esprits selon Willis ont donc une double nature : chimique en tant qu’ils sont associés au feu et physique puisqu’ils sont aussi assimilés à la lumière49.

18Le rapport entre la chimie et le feu semble évident, du moins au XVIIIe siècle. Selon Venel, dans l’Encyclopédie, « la Chimie s’appelle dès longtemps pyrotechnie, l’art du feu ». De ce fait, le « feu doit être regardé comme le moyen premier et universel de la chimie pratique ». C’est sous le nom de phlogistique que Venel propose de traiter le principe de la composition des corps qu’il croit être le « feu même », voire « une substance particulière, pure et élémentaire50 ». Macquer, dans ses Élémens de chymie théorique, affirme d’abord que « la matière du soleil, ou de la lumière, le phlogistique, le feu, le soufre principe, la matière inflammable, sont tous les noms par lesquels on a coutume de désigner l’élément du Feu ». Mais il fait ensuite une distinction entre deux phénomènes que l’élément présente : le phlogistique et le feu pur. Le premier se trouve fixé, c’est-à-dire en combinaison puisqu’il est « principe dans la composition d’un corps ». Le deuxième se trouve « seul et dans son état naturel ». Envisageant cette dernière vue, il semble reprendre le dogme de l’âme ignée selon la tradition du faux spinozisme :

[…] c’est une substance que l’on peut considérer comme composée de particules infiniment petites, qui sont agitées par un mouvement très rapide et continuel, par conséquent essentiellement fluide.

Cette substance, dont le soleil est comme le réservoir général, paraît s’en émaner perpétuellement, et se répandre universellement dans tous les corps que nous connaissons, mais non pas comme principe ou essentielle à leur mixtion [...]51.

19Guyton de Morveau cependant, dans l’article phlogistique des Suppléments à l’« Encyclopédie », interprète le terme comme étant propre non seulement à la chimie, mais aussi à la physique. Pour lui, la substance semble rapprocher et confondre les deux sciences. En outre, il ne fait pas de distinction entre un principe de mixtion des corps et un fluide essentiel. Le phlogistique est non seulement identifié au « pur élément du feu », mais aussi à « la lumière ». Morveau assure même que cette identité « ne peut plus être révoqué[e] en doute ». En somme, « il y a toute apparence que le fluide électrique n’est encore que la même matière dans un autre état52 », souligne-t-il. Et Morveau n’est pas le seul à concevoir ce rapport. Pour l’abbé Nollet, le fluide électrique, le feu élémentaire et la lumière ne sont qu’une même matière, capable d’opérer différents effets : « Ce fluide s’appelle feu, lorsque son action forcée détruit ou dissipe les corps qui le renferment. On lui donne le nom de lumière, lorsque dégagé de toute substance grossière, ses parties sont contiguës entre elles dans un milieu transparent53 ». La Mettrie, qui cite d’ailleurs le « M. Lamy Médécin », reproduisant le texte que nous avons déjà évoqué54, propose également cette correspondance : « Le feu qui fait durer plus longtemps la contraction du Cœur de la grenouille [...] serait-il le principe moteur dont nous parlons ? L’Électricité ne rendrait-elle point plausible cette nouvelle conjecture55 ? »

20Dans sa Psychanalyse du feu, Gaston Bachelard a bien remarqué que la substancialisation du feu peut concilier facilement des caractères contradictoires. Il peut être « vif et rapide sous des formes dispersées », tels les atomes sphériques de Démocrite. Mais il peut aussi être « profond et durable sous des formes concentrées56 », telle l’âme du monde selon la tradition du faux-spinozisme. Dans le premier cas, il s’attache au flux des atomes qui implique l’existence du vide. Dans le deuxième, il s’attache à un univers plein en forme de grand animal57. La substancialisation du feu fond de cette façon deux formules opposées dans une même conception d’âme matérielle : les esprits animaux, étant une portion du feu élémentaire, se rapprochent de la matière ignée des atomistes, malgré le désaccord entre l’absence ou non de vide58. Dans le cas précis de la dissertation sur le système de l’âme de Durand, le « feu le plus pur » (III, 666) semble constituer une force d’attraction entre les diverses molécules. Celles-ci se détendent et se désorganisent au moment de la mort. Passant par le processus de putréfaction, elles trouveront tôt au tard une nouvelle organisation dans un nouveau corps dont la cohésion s’expliquera par une autre portion de « fluide éthéré » (III, 666)59. À l’échelle de l’Histoire de Juliette, si l’on rapproche le discours de la sorcière de la dissertation sur la sensibilité de Clairwil (III, 422-426) ou de celle sur la transgression de Saint-Fond (III, 481-485), ce « feu céleste » (III, 666) même serait composé des particules électriques dont l’interaction avec les atomes émanées des objets extérieurs produit une inflammation. Le feu électrique de Durand est donc vif et rapide sous la forme de petites portions qui s’introduisent dans les nerfs des êtres vivants, mais profond et durable sous la forme de l’âme générale du monde.

21Dans ce contexte, l’orgasme du libertin n’est que l’explosion des esprits animaux, produite par cette détonation électrique dont le degré d’énergie est très intense. L’inflammation du fluide nerveux, loin d’être une simple métaphore chez Sade, désigne ainsi un phénomène physiologique60. Il en va de même pour l’« âme de feu » de Juliette dont parle Saint-Fond dans sa dissertation sur la transgression (III, 484). Cette conception de l’esprit animal en tant que substance inflammable évoque par conséquent des concepts scientifiques tels que le fluide électrique et le phlogistique. Les références au premier abondent chez les libertins, ce n’est pas le lieu de les repérer ici61. Et s’ils ne citent pas le second directement, ils ne manquent pas d’user de synonymes. Au même instant où Clairwil parle à Juliette du projet d’aller chez une vendeuse de poison, l’écolière dit éprouver une grande jouissance : « J’ai senti mes nerfs tressaillir, une flamme inconcevable embrasait leur masse, et je suis sûre que si tu me touchais, tu me verrais encore toute mouillée. » Afin de montrer l’effet sur ses nerfs du spectacle d’un empoisonnement en masse, la protagoniste raconte la façon dont elle a achevé ses victimes avec une boite entière de dragées venimeuses. Elle avoue alors qu’« un feu divin circulait dans [ses] veines... » (III, 649). Déjà Delbène, au début du roman, apprenait à Juliette les effets flamboyants du crime : « Un feu dévorant et délicieux se glissera dans tes nerfs, il embrasera ce fluide électrique dans lequel réside le principe de la vie » (III, 194).

22La leçon de matérialisme électrochimique énoncée par la sorcière est en fait répandue dans l’ensemble du roman. La prétendue agente du diable dans le monde confirme ainsi la réalité d’une sorcellerie terrifiante tout en niant l’existence de Dieu et de l’âme spirituelle. Elle remplace le pacte diabolique par l’intrigue, l’industrie et la science (III, 1260) et l’adoration de Satan par celle du crime et de la lubricité. Au moyen de ses poisons, elle reprend le « principe de délicatesse62 » des exorcistes, qui se réjouissaient face au spectacle des contorsions indécentes d’une jolie possédée. La possession en effet n’a rien à voir avec le Démon ; elle relève tout simplement d’un dysfonctionnement des centres nerveux. La puissance matérielle du venin, capable de produire des explosions désordonnées des esprits animaux, l’emporte sur l’imaginaire démoniaque. La chimie, en tant que science de la transgression de l’ordre divin, naturalise le diabolique surnaturel. Les secrets de la longévité ne sont donc pas liés à aucune superstition ou spiritualité, mais à la circulation perpétuelle des particules ignées et électriques entre la terre et le soleil, à ce matérialisme électrochimique qui fait de La Durand « la plus insigne libertine de son siècle » (III, 1124), celle qui devient, aux côtés de Juliette, « à jamais célèbre » (III, 1260).