Colloques en ligne

Sarah Burnautzki

Yambo Ouologuem au seuil des Éditions du Seuil

1Relancé après la guerre par Jean Bardet et Paul Flamand, Le Seuil commence à s’imposer progressivement dans l’espace littéraire parisien et se démarque d’autres structures par son engagement humaniste, son positionnement anticolonial, et par le fait d’avoir été un forum important du mouvement de la Négritude1. Le Seuil a aussi le mérite de publier les littératures francophones indistinctement à côté des auteurs français et « blancs » dans la même collection prestigieuse du « cadre rouge », apparemment sans leur infliger un traitement spécifique en raison de critères culturels ou racialisés2. Cependant le passage conflictuel de Yambo Ouologuem au Seuil renvoie à une histoire éditoriale certes engagée, mais dont le déroulement n’est pas aussi lisse qu’elle paraît au premier abord. 

2Communément, dans la recherche, on suppose qu’en 1968, les éditeurs du Seuil étaient convaincus d’avoir déniché avec Ouologuem un écrivain prodigieux. Christopher Wise rapporte ainsi qu’Ouologuem lui-même aurait souligné que son manuscrit avait été publié (et amendé sans son autorisation) avant la signature du contrat. Cela suggère qu’on le lui aurait « arraché » dans la précipitation3. Lorsque Vivan Steemers analyse le début de Ouologuem au Seuil, elle déduit des tirages impressionnants que la maison fait une bonne affaire en prenant l’auteur sous contrat4 :

« Convaincu du potentiel commercial de ce roman, Le Seuil cherche sans doute à le présenter à ses lecteurs dès la rentrée [...] afin qu’il soit éligible pour un des multiples prix littéraires, décernés en automne5. »

3Elle poursuit : « Ouologuem ne semble éprouver aucune difficulté à faire publier Le Devoir de violence6. » Cependant, un regard sur son dossier au Seuil permet de nuancer le déroulement trop lisse de « l’affaire Ouologuem ». 

Les fiches de lecture : un autre regard sur la « découverte » de Yambo Ouologuem

4Certaines fiches de lecture consultées aux archives du Seuil permettent de faire remonter le premier contact de Ouologuem avec la maison d’édition plusieurs années avant la publication du Devoir de violence. Entre 1963 et 1967, Ouologuem envoie au moins trois manuscrits et un recueil de poésie au Seuil, lesquels ne sont pas retenus. Les justifications de refus produites par les lecteurs extérieurs ont été parfois conservées7. Il est à ce sujet remarquable que le premier manuscrit, reçu le 27 septembre 1963, porte déjà le titre Le Devoir de violence8. Mais la ressemblance entre ce premier jet et le roman publié ultérieurement semble toutefois se limiter au titre. Le lecteur, vraisemblablement Sylvestre9, résume brièvement le contenu du manuscrit qui traite, si on se fie à la note, d’un drame de jalousie et de séduction dans le milieu de la bourgeoisie industrielle européenne. L’appréciation est écrasante :

« Aucun sens de la composition romanesque, aucune véracité psychologique, aucune vérité tout court, puisque ces pages veulent rester dans les limites du roman traditionnel (malgré les petits dessins maladroits qui viennent épicer les entr’actes10). »

5Surpris par le « mélange de maladresse et de naïves réussites du style, des images, par les tournures involontairement impropres et les formules cocasses ou tendres [...]11 », il se montre cependant scandalisé quand la naïveté se transforme, selon lui, en « carences et en infirmités12 ». Il remarque que « [l]’auteur semble s’être employé à pêcher au hasard de ses lectures et de ses études, idées, citations, formules, qu’il nous ressert ici, recuites13. » Et de conclure : 

« Et c’est un perroquet, non un homme, qui a voulu écrire ce roman à la française, avec des personnages français, en mêlant tristement les conséquences intellectuelles (ou autres) d’un roman feuilleton, d’un roman policier, d’un roman cochon et d’un manuel de philosophie. 
Non14. »

6Le deuxième manuscrit, envoyé au Seuil l’année suivante, le 6 mars 1964, est un recueil de poésie intitulé La salive noire15. Comme l’indique la fiche de lecture, les poèmes sont refusés six jours plus tard16. L’auteur du commentaire, qui utilise les initiales CR, reproche leur manque de rythme à des poèmes prétendus « noirs » et note :

« Cela peut faire illusion qq brèves minutes, mais très vite le “toc” et le truc apparaissent. Ce petit étudiant a lu très vite et pêle mêle [sic] Césaire et Prévert et ses frères de l’Anthologie africaine et malgache... et à partir de cela tantôt on enfile des perles et tantôt on casse et concasse ses phrases, sans oublier de verser bien sûr dans la plus facile démagogie du pauvre nègre. 
Accidentellement il y a une image, un trait de dérision qui portent mais ce qui ne trompe pas c’est l’absence de rythme et c’est bien là le fin fond de la faiblesse pour des poèmes “noirs”.
Ce ne sont même pas des “histoires à chanter” comme le prétend le sous-titre17. »

7En novembre de la même année, Yambo Ouologuem envoie un troisième manuscrit intitulé Humble soif. D’après la fiche de lecture établie par Tremblay, il s’agit cette fois d’une autre œuvre de fiction dont le lecteur souligne d’emblée le « vice [...] de construction » principal : les quatre chapitres composant le roman ne seraient que juxtaposés18. Tremblay qualifie la première partie de manifeste constitué de « longues phrases qui prêchent la révolte. Le héros, un métis orphelin, s’emploie à devenir fou19. » Le « désir de démence20 » du personnage semblerait être en rapport avec sa fille : « Nous savons que le héros Jean-Baptiste Demblé, a une petite fille, que cette dernière ne l’aime pas et qu’un traumatisme l’a rendue muette21. » Son mariage avec Barbara, « jeune femme blonde très belle de père allemand nazi et de mère suédoise22 » est une autre source de conflit : 

« Amour tumultueux qui se heurte à l’opposition farouche du père de Barbara et du [sic] racisme latent des européens. Ce sont dès lors des pages entières d’adoration, une description intime du couple qu’ils forment, de la naissance de leur fille, des obstacles que, partout, ils rencontrent23. »

8Sur le plan formel, Tremblay reproche au manuscrit une « écriture [...] d’un formalisme excessif. Longues périodes éblouies, métaphores toujours lyriques mais malheureusement guère parfaites, phrases qui s’écoutent et semblent se satisfaire d’un bel académisme24 ». Il observe que :

« Le roman manque de vigueur dans le dessein, de puissance effective dans l’expression. La construction est détemporalisée, non au bénéfice d’une technique romanesque raffinée, mais parce que l’auteur ne semble jamais pouvoir quitter le terrain de la sensation immédiate. Il y a donc addition de sentiment et non progression dramatique. L’horizon de bâtardise, maintes fois entendu, paraît mince et presque anecdotique, par défaut d’universalité “géographique”. L’auteur ne parle pas au nom des pays sous-développés. Cela pouvait être une qualité, l’échec de son roman en fait une absence essentielle25. »

9À la différence des commentateurs précédents, Tremblay retient un certain intérêt pour le sujet du roman tout en se prononçant en faveur de son refus : « Par le sujet même, on était en droit d’exiger beaucoup de l’auteur ; avouons n’avoir été jamais séduit. Il faudrait, toutefois, suivre l’auteur26. »

10On dispose ensuite de trois fiches de lectures, l’une non datée et informelle, les deux autres officielles, c’est-à-dire rédigées sur le formulaire standardisé de la maison (la dernière est datée du 20 avril 1967) se rapportant à un même manuscrit de Ouologuem (code 11 834), s’intitulant à nouveau Le Devoir de violence. Ce manuscrit semble avoir été soumis à trois lecteurs différents (ou même plus), afin d’obtenir une évaluation plus complète. En plus de Weber et Jean Cayrol, membres de l’équipe éditoriale du Seuil, un collègue ou collaborateur externe signant des initiales MC est sollicité pour juger de la qualité du manuscrit. Les deux premières appréciations, celles de Weber et MC, sont anéantissantes. MC écrit à propos du manuscrit en question dans une note à François-Régis Bastide :

« Cher Régis
Il y a là-dedans
1) un vademecum de la négritude, rédigé par un collectionneur boulimique et peu organisé.
2) la transposition – sous une autre forme – des émois, glandulaires et autres, d’un jeune homme de couleur et de vingt ans, épars déjà, semble-t-il, dans les précédents ms. (J’ai peine à croire qu’il y ait l’étoffe d’un écrivain chez l’auteur de morceaux comme ceux des p. 137 et 210 : cet érotisme de souk est vraiment imbuvable).
Je ne trouve pas d’unité dans ce tas de briques. Pas de ton dans ce ramassis de lieux communs. Des phrases d’un kilomètre, je veux bien. Mais quand elles pèsent une tonne [...]. Je veux bien faire des fleurs aux sous-développés, mais attendons au moins que le gars soit agrégé ès-lettres (j’oubliais qu’il a renoncé à Normale. Tant pis).
Je commenterai oralement si tu veux. Suis-je trop sévère  ? Depuis 2 ans, je ne suis plus un lecteur professionnel de romans. Je ne lis que pour mon plaisir, et de bons auteurs seulement. Ai-je un point de vue de profane  ? Es-tu victime d’une déformation professionnelle[sic]  ? (Tu te doutes de ma réponse...)
Amitiés
mc
- Leo Frobenius, (ici Shrobénius), et la vogue de l’art nègre, il y aurait autre chose à dire que ces trivialités qui se veulent féroces27. »

11Il ressort de ce commentaire que Ouologuem a dû envoyer une version entièrement réécrite qui, plus encore que pour le manuscrit refusé par Sylvestre en 1963, semble avoir des ressemblances avec celui qui sera publié un an plus tard par Le Seuil : la présence du personnage Shrobénius qui apparaît dans le roman publié, indique qu’il s’agissait ici d’une version déjà relativement proche de la version finale. Le commentaire plus détaillé de Weber permet d’identifier le manuscrit à une ébauche de la version définitive qui ne s’en distingue que par quelques détails. Les chapitres « La légende des Saifs » et « La nuit des Géants » s’y trouvent déjà, le mouvement en trois temps – époque précoloniale, colonisation, décolonisation –, également. Quant aux aspects formels du texte, Weber cerne très clairement la technique du collage que Ouologuem a utilisée :

« La forme de ce roman participe de la compilation (recueil de documents) et de la narration orale (récitation ponctuée d’interjections...).
Ainsi différents styles s’enchevêtrent sur le fond d’une geste naïve : Discours politiques, documents ethnographiques, dialogues diplomatiques, scènes amoureuses, considérations philosophiques, sorcellerie, pornographie, esquisse de la société française, analyses sociologiques, lettres... autant de textes spécifiques reliés dans un mouvement que l’auteur voudrait “un” et dont on pourrait dire qu’il est celui d’un certain désarroi devant la réalité africaine28. »

12Ce n’est pas tant la compilation, perçue comme procédé « pauvre », qui le gêne – la question d’un éventuel plagiat ne préoccupe pas Weber ici –, qu’une certaine insuffisance sur le plan de l’« authenticité » culturelle : 

« Ceci n’est pas sans inspirer une certaine gêne. On l’expliquera par la pauvreté du procédé et surtout par le manque total d’originalité africaine.
Le contenu du roman, à savoir les textes amenés par le “conteur”, sont critiquables pour leur style et leur étrange lourdeur.
Les textes philosophico-politiques sont d’une confusion extrême ou bien sont directement extraits d’un article de journal, d’une déclaration officielle etc...
Les textes historiques, mythiques etc...introduisent un didactisme ennuyeux et sans grand intérêt.
Les scène [sic] amoureuses, les descriptions pornographiques sont proprement lamentables, dans la mesure où le style procède d’une sous-littérature condamnable et par ailleurs tout à fait étrangère à la culture africaine. [...]
L’ethnographie est souvent raillée, on ne sait pourquoi... p. 160.
En général l’auteur veut trop dire et dit mal.
Les intrigues s’enchevêtrent en tous sens et l’on passe trop souvent d’un ample propos à la description complaisante d’un viol sadique ou de copulations fantastiques29. »

13Comme on peut le déduire de cette fiche de lecture, le caractère hétéroclite de l’écriture provoqué par la compilation avait été remarqué par l’équipe éditoriale du Seuil. Ne s’agissant que d’un manuscrit refusé, on peut comprendre que celle-ci n’ait pas cherché à identifier l’origine des passages. Elle n’a pas non plus cherché à analyser la fonction de cette technique d’écriture. On peut alors légitimement penser que la « révélation » quelques années plus tard d’emprunts et de plagiats de certains passages dans l’œuvre n’a pas été une véritable surprise pour Le Seuil. 

14L’appréciation de Jean Cayrol se distingue largement de celles qui ont été faites par MC et Weber. Son commentaire ne comporte pas de date, mais doit avoir été écrit entre avril et octobre 1967, comme permet de le supposer une quatrième fiche de lecture datée du 15 octobre 1967 et signée des initiales CR, qui porte sur le même manuscrit 11 834 et se réfère explicitement à la lecture favorable faite par Jean Cayrol. Cayrol exprime en effet son plein soutien au texte :

« J’ai lu avec un très vif plaisir, malgré les rapports qui ont été faits sur lui, ce manuscrit et je suis un peu étonné des réactions sur ce livre qui me parait être la première chronique en prose du monde africain.
J’ai été intéressé par le talent de cet auteur qui a su, en utilisant différentes écritures et tonalités, nous donner une sorte de fresque de l’Afrique Noire et d’un certain territoire, le Nékem [sic], depuis la fin du xixe siècle jusqu’à 1950 environ. Bien que j’ai pu lire depuis des années des manuscrits d’écrivains noirs, je n’ai jamais trouvé une telle liberté dans la manière de raconter en utilisant le mode caricatural ou le mode délirant, un tel panorama où tout se mêle : cruauté, érotisme, images fiévreuses etc. Les deux premiers tiers du manuscrit se lisent sans aucune difficulté. Il y a de tout mais en même temps une visualisation étonnante de ce monde noir rusé, instinctif et en même temps prêt à tous les excès. Le roman se gâte dès que le héros arrive en France et là, l’écriture excessive se perd dans ses excès, devient elle-même sa propre caricature car ses métaphores sont outrées et l’auteur se prend les mots dans la plume. C’est dans cette partie où il y a le plus de travail, de corrections et de rewriting. Texte très riche où il y a de tout, à boire et à manger, brassant l’insolence, l’impudeur, le dérèglement, mais en même temps racontant avec beaucoup d’aisance des choses insolites. Ça hésite quelquefois entre Voltaire et Queneau pour en arriver jusqu’à Jarry. Mais, à chaque page, il y a des trouvailles, même dans les échecs de style. [...] si l’auteur pouvait arriver à reprendre son texte, à le nettoyer de ses scories de langage, à simplifier parfois son écriture, nous aurions le premier récit africain en prose qui ne soit pas aveuglé par ce qu’il écrit mais qui garde une certaine distance vis-à-vis de ce qui est raconté. 
Si l’écrivain accepte de reprendre son texte, alors je suis favorable à l’édition du manuscrit mais de toute manière tel qu’il est j’ai été agréablement surpris par cette recherche du “Temps perdu” africain30. »

15Cayrol offre ici à Ouologuem une légitimité littéraire tout à fait notable, en appuyant son commentaire de références à Voltaire, Proust, Jarry et Queneau, et en distinguant les qualités littéraires. Visiblement, la littérarité du texte ne fait pas l’unanimité parmi l’équipe de lecteurs du Seuil. La quatrième fiche de lecture porte donc à croire qu’il a fallu convaincre, au-delà de Jean Cayrol, d’autres lecteurs et notamment les plus influents de l’équipe, avant de pouvoir donner l’aval à la publication du manuscrit. 

16Le 15 octobre 1967, le lecteur identifié par ses initiales CR31 formule ses grandes réserves quant à la qualité littéraire, mais aussi sa disponibilité pour effectuer un « remodelage32 » du manuscrit, crédité à présent du soutien de Paul Flamand, Jean Cayrol et de François-Régis Bastide. 

« J’avoue tout de suite ma désolation – désolation qui doit sans doute avant tout me concerner, moi qui ai été incapable de ressentir plaisir ou intérêt durant cette lecture [...]
J’ai trouvé le “projet” très attachant, neuf, nécessaire – pour avoir lu un certain nombre de romanciers noirs de Laye à Oyono en passant par Dadié etc. Le temps de L’Enfant noir, d’une Vie de Boy est fini littérairement, sociologiquement, politiquement. [...] L’auteur a le mérite d’avoir tenté l’aventure – où le bluff me paraît d’ailleurs le disputer à la sincérité. Mais cela suffit-il  ?
Ce qui m’a désolée ici c’est, au premier chef, le manque d’assises de la langue. Le registre “réaliste” fourmille, à mes yeux, d’incorrections, de maladresses sans saveur. Et je ne crois pas davantage que la démesure, le lyrisme, la folie (littéraires) puissent se passer de la connaissance sûre de la langue. [...]
Oui, ce qui peut atteindre le lecteur “européen” à l’estomac, c’est au-delà des informations disons documentaires (travaux africains, sorcelleries, usage des aspics, etc.) l’accumulation des supplices, des horreurs sado-masochistes : malheureusement, cela nous est livré dans un style de feuilleton 1900 et je ne sais, si nous accepterions cela sans rire d’un écrivain français : je pense, en particulier, au “Ciel, ma sœur !” du bordel...
En définitive, il est permis de considérer ce texte comme un “témoignage” possédant une valeur sociologique : entreprise de “transition”, acculturation caractérisée, exploitation à la fois rusée et maladroite de notre culpabilité européenne. Pathétique au second degré. Mais le lecteur-consommateur ne s’ennuiera-t-il pas  ?
Signé : CR 15/10/67
On comprendra que je serais complètement désarmée d’avoir à prendre l’initiative d’un remodelage de ce texte. Mais il va de soi que si l’on peut m’indiquer clairement ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas “laisser passer” – et le temps qu’il est permis, légitime de donner à ce ms – je suis prête à faire le travail en question. Ceux qui aiment ce texte peuvent seuls en juger.
J’ai écrit tout cela assez tristement mais somme toute paisiblement car le triple intérêt de PF, JC et FRB est là pour soutenir ce manuscrit.
Tout cela, bien sûr, sans encore rien savoir des réactions de l’auteur à un retravail quel qu’il soit33. »

17Ce dernier commentaire survient cependant assez tardivement. François-Régis Bastide a déjà informé Yambo Ouologuem de l’avis favorable à la publication de son manuscrit. La fiche de lecture établie par Bastide n’a pas été conservée mais la lettre qu’il lui a adressée le 31 août 1967 permet de comprendre qu’il considère possible la publication du texte : 

« [j]’ai pu examiner à nouveau et faire examiner votre roman. Il y a toujours des pages superbes et il y a toujours plusieurs vices de construction. [...] De toute façon, je crois le moment venu d’avoir une conversation avec vous, et, à cette fin, je vous serais reconnaissant de passer me voir au Seuil Lundi 4 septembre à 15 heures34. »

18La signature du contrat initial entre Jean Bardet et Yambo Ouologuem a lieu le 11 octobre 1967, comme l’atteste une photocopie conservée aux archives35

19En définitive, Le Devoir de violence n’est pas publié immédiatement après la signature du contrat : il est probable qu’à partir d’octobre 1967, Ouologuem ait à nouveau remanié son texte suivant des indications de l’éditeur en vue d’une soumission du manuscrit final le 1er janvier 1968, comme le stipule l’article 1 du contrat36. Dans une lettre du 22 décembre 1967, Bastide félicite l’auteur de ses dernières modifications du texte : « Je crois pouvoir vous dire, dès maintenant, que vos corrections semblent excellentes. Je reprendrai contact avec vous très prochainement pour l’établissement du dossier de presse37. » Une autre lettre du 3 janvier 1968 témoigne des dernières retouches du manuscrit : « Je viens de relire entièrement, ligne à ligne, votre livre. J’ai encore des petits détails à vous montrer, qui, tous, posent des questions. Nous ne sommes plus très loin de l’achèvement38. » Plus de six mois passent entre la mise au point finale du texte et la publication définitive avant la rentrée 196839. Certaines lettres de la correspondance entre Yambo Ouologuem et Paul Flamand donnent un aperçu de leurs échanges à propos de la vision littéraire et esthétique de l’auteur40. Bien que son roman ne fasse pas l’unanimité, Yambo Ouologuem avait, un temps du moins, le soutien de certains lecteurs du Seuil. 

Les lettres de refus : traces de l’injonction à l’africanisation

20Destinés à l’usage interne de la maison d’édition, les appréciations et les commentaires des lecteurs du Seuil dévoilent des opinions, des idées reçues, des habitudes et des attentes de lecture, à l’état « brut ». C’est précisément parce que l’auteur n’aura pas connaissance du contenu des fiches de lecture que les lecteurs s’y expriment le plus librement41. Ainsi, les fiches donnent un aperçu – certes restreint dans la mesure où seulement six fiches de lecture ont été conservées – de l’accueil tout à fait mitigé qu’a réservé Le Seuil aux manuscrits de Yambo Ouologuem. Elles permettent aussi de tirer des enseignements sur l’horizon d’attente des lecteurs, marqué par la poésie de la Négritude et le réalisme d’un « certain nombre de romanciers noirs de Laye à Oyono en passant par Dadié etc.42 », comme le note par exemple CR qui espère découvrir des auteurs novateurs par rapport à ces écrivains43

21Mais les fiches de lecture révèlent aussi l’imaginaire culturalisé, sinon racialisé, des commentateurs. Il est vrai qu’un éditeur se doit de protester contre les « maladresses44 », les « phrases malheureuses45 » et « l’orthographe par endroits relâchée46 » dans un manuscrit qu’il est en droit d’exiger formellement irréprochable. Néanmoins, on remarque que les réclamations au niveau de l’expression écrite et du style sont fréquemment mises en relation avec l’altérité présumée de l’auteur, parfois de manière dépréciative, comme dans le commentaire de Sylvestre : « [l]es plus grandes difficultés à garder l’équilibre sous les assauts de l’accord des temps des verbes. Ne donne que l’illusion de posséder notre langue [...]47. » Même si le manuscrit en question était effectivement truffé de fautes, c’est en raison d’une grille de lecture décidément culturaliste que Sylvestre perçoit un lien de causalité entre les fautes de grammaire et l’altérité supposée du jeune auteur, rappelons-le, en classe préparatoire au lycée Henri IV. C’est pour cette raison qu’il lui dénie entièrement la maîtrise du français, manifestant un mépris également marqué dans le commentaire de MC cité ci-dessus. Sylvestre retrace et consolide les frontières racialisées entre une littérature française en tout point supérieure et une littérature africaine perçue comme une dépravation d’un présumé état « naturel » africain :

« Et l’on se prend à déplorer, après “l’admiration” pour l’absence de préjugés avec lequel [sic] les jeunes Africains [...] se complaisent à intenter notre parler [...]à déplorer donc [...]l’inconscience [...] avec laquelle notre intelligence des choses et nos systèmes d’études détournent ces gens d’eux-mêmes48. »

22En raison des fréquentes observations à propos d’un manque d’africanité49 et d’un style français plutôt mal imité50, il apparaît que le seuil de tolérance d’une certaine partie de l’équipe éditoriale du Seuil recouvre la ligne de couleur littéraire ; certains éditeurs s’arrogeant le privilège de définir « la culture africaine51 », autrement dit, l’« africanité » littéraire du texte.

23Les préjugés culturalistes et racialistes des lecteurs ne sont toutefois pas communiqués immédiatement à l’auteur. Les questions de littérarité – africaine – et l’ordre littéraire culturalisé tels que les conçoivent et les discutent les éditeurs au sein de la maison d’édition, sont traduites en propos modérés et diplomatiques et prennent finalement la forme de remarques critiques et de suggestions de remaniement52. Les lettres adressées à Yambo Ouologuem lors de chaque refus d’un manuscrit, dont trois sont conservées à l’IMEC, comportent ainsi des incitations, voire des injonctions tacites à l’africanisation de ses textes. Lorsqu’elle retourne le prototype européen du Devoir de violence, le manuscrit du roman-feuilleton refusé par Sylvestre53, Christiane Reygnault fait le commentaire suivant :

« Nous avons été sensibles, croyez-le, à l’ambition de votre projet, à son ampleur, au brassage d’êtres et d’idées dont vous faites témoin votre lecteur. Mais il nous paraît aussi, que, sur le double plan de la construction romanesque et de l’écriture, vous avez été ici comme “débordé” par l’abondance, la richesse du matériau. Non que nous eussions souhaité trouver dans ces pages l’ordonnance d’un jardin “à la française”, un développement clair et logique des thèmes, une écriture unie : ce qui manque ici, à notre sens, ce n’est pas une cohérence plus ou moins superficielle mais un point de fusion, un ordre intérieur au désordre54. »

24En établissant, d’une part, une opposition entre l’abondance et le débordement et d’autre part l’ordonnance « à la française », il apparaît que ce qui est perçu comme la faiblesse principale du manuscrit n’est pas qu’il n’est pas assez « français » mais qu’il n’est pas « africain » comme « il aurait fallu ». Comme le soutient Graham Huggan, la perception exotique est un mécanisme de contrôle qui associe des significations familières à des textes non familiers55. Autrement dit, il convient que le texte de Ouologuem soit « étrange », mais il doit l’être de manière « convenable ». 

25Dans sa justification du refus du manuscrit Humble soif, histoire des tourments existentiels de Jean Baptiste Demblé, Christiane Reygnault signale à Ouologuem ses progrès par rapport aux manuscrits antérieurs.

« En dépit de cette décision, il nous est bien apparu que ce texte constituait une étape positive dans votre travail : vous avez mieux cerné votre propos, dominé plus nettement votre intrigue, les idées-forces s’incarnent d’une manière plus concrète. C’est malheureusement le matériau romanesque lui-même qu’il faut ici mettre en cause : vous avez construit votre récit dans un mouvement de volonté démonstrative, vous l’avez ponctué de symboles, vous n’avez pas réussi à saisir une complexité vivante, à créer une durée. De là sans doute le schématisme des personnages, le caractère arbitraire des situations – que seuls peut-être un conte ou une parabole eussent pu imposer. Or nous sommes bien ici dans une narration réaliste – et à ce propos une dernière remarque, croyons-nous, s’impose : le constat littéral et le discours lyrique se heurtent et la langue elle-même manque de rigueur.
Nous avons voulu une fois encore user avec vous de franchise et nous espérons que vous ne nous en tiendrez pas rigueur ; l’écriture est une entreprise de patience autant que de passion56. »

26Il est intéressant de noter que ces encouragements plus explicites interviennent à la suite de l’observation de Tremblay à propos du sujet littéraire « exotique » du « métissage » vécu de manière traumatique : « [p]ar le sujet même, on était en droit d’exiger beaucoup de l’auteur » écrit-t-il et il ajoute : « il faudrait [...] suivre l’auteur57. » Ouologuem commence à se consacrer à des thématiques perçues comme « autres » et ses textes, qui sur le plan de la construction de l’intrigue et du style manifestent toujours les mêmes « problèmes », semblent gagner en valeur aux yeux des éditeurs. 

27Dans une troisième lettre de refus non datée, François-Régis Bastide, avant de s’intéresser au manuscrit 11 834 du Devoir de violence « africain », s’adresse à Yambo Ouologuem pour lui transmettre le refus du même manuscrit ; ses directives sont on ne peut plus claires :

« Certes, il y a dans votre propos une belle ambition. Vous êtes, si j’ose dire, condamné à écrire un chef-d’œuvre. Vous êtes trop attendu à ce merveilleux tournant de la civilisation africaine. Il semble que vous n’ayez pas tout à fait réussi parce que vous avez trop à dire. Il faudrait absolument être impitoyable à l’égard de votre talent, proscrire toutes les tournures archaïques françaises qui ne peuvent que nuire à votre démarche. Il faut trouver des équivalents africains. Les méditations philosophico-politiques, les textes historiques, mythiques, les aperçus ethnographiques donnent l’impression d’être juxtaposés. On ne sent pas un auteur qui domine sa matière. Il paraît dérisoire de vous demander plus de sobriété, l’exubérance devant faire partie de votre œuvre. Pourtant c’est à un peu plus d’ordre que nous nous permettons de vous inviter58. »

28Le procédé de compilation, l’enchevêtrement de styles hétéroclites et encore la lourdeur du style désapprouvés par Weber, sous-tendent le propos de Bastide. Surtout, ce refus de manuscrit comporte autant d’encouragements explicites que de conseils spécifiques. Bastide amorce ainsi une prochaine étape vers l’incitation à « africaniser » le texte. En flattant l’auteur, il l’encourage à abandonner les modèles romanesques « français » (« les tournures archaïques françaises qui ne peuvent que nuire à votre démarche »), afin de pouvoir mieux exploiter son ambition exubérante et son talent « africain ». 

29En définitive, la genèse de la version finale du Devoir de violence n’est pas un processus de fabrication d’un texte africain entièrement régi ou commissionné par l’éditeur, mais plutôt une longue procédure d’allers-retours entre l’auteur et la maison d’édition. C’est en effet à partir de ses échanges que la définition légitime d’une littérarité « africaine » s’est négociée et ensuite concrétisée. De manuscrit en manuscrit, Yambo Ouologuem a donc « africanisé » ses textes, ce qu’on lui avait en effet suggéré de faire dans les justifications de refus. 

La consécration ambiguë de Yambo Ouologuem au Seuil

30Peu de temps après la célébration du prix Renaudot, les rapports entre Yambo Ouologuem et ses éditeurs se dégradent progressivement et des conflits d’intérêts flagrants apparaissent. Pendant l’attente de la publication du Devoir de violence, Ouologuem se voit refusé la publication de deux manuscrits proposés au Seuil, Le Secret des orchidées et Les Moissons de l’amour, qu’il finit par publier aux Éditions du Dauphin. En 1971 se concrétise un autre projet de roman susceptible d’intéresser Le Seuil : Les Pèlerins du Capharnaüm59 dont il soumet la première partie pour lecture à Paul-André Lesort60 début 1971. Mais le jugement, – formulé en termes très prudents –, est négatif et Lesort conseille à Ouologuem d’importants remaniements, pour ne pas « ferm[er] l’accès de l’ouvrage au lieu de l’ouvrir61 ». Peu enclin de retravailler le manuscrit des Pèlerins de Capharnaüm dans le sens suggéré par Lesort, Ouologuem estime ne plus être lié au Seuil et signe ailleurs un contrat pour le même manuscrit, ce qui semble irrecevable à Paul Flamand qui insiste toujours sur la remise du manuscrit pour pouvoir exercer le droit de refus ou d’acceptation62. Ouologuem contre-attaque en portant plainte contre Le Seuil le 18 février 1972 en raison d’un désaccord sur les comptes établis par l’éditeur63. Lorsque Guy Le Clec’h fait éclater le scandale de plagiat dans le Figaro littéraire, le différend entre Ouologuem et Flamand qui échangent désormais par avocats interposés, est irréconciliable et on peut dès lors comprendre pourquoi, dans cette affaire, Ouologuem, qui porte plainte d’ailleurs également contre Le Clec’h, ne rencontre aucun soutien officiel de la part du Seuil. Cependant les conséquences de l’accusation de plagiat sont désastreuses pour Ouologuem et les conflits se superposent. Il semblerait que Ouologuem perde ses procès l’un après l’autre et s’endette progressivement. Suite aux réclamations de Graham Greene, Secker & Warburg à Londres et Harcour Brace & Jovanovitch à New York poussent Le Seuil à arrêter toute reproduction du livre, à pilonner tous les exemplaires des stocks et à exiger un dédommagement64. Pris de court par la réaction de ses homologues qu’il estime excessive, Paul Flamand adopte une position compréhensive et modérée en essayant d’apaiser le jeu dans l’affaire de plagiat65, mais ses tentatives de demander à Ouologuem d’amender les passages incriminés ou de rembourser au Seuil la somme réclamée, restent vaines. Pendant quelques années, Ouologuem semble avoir disparu sans avoir laissé de trace. La position conciliatrice de Paul Flamand qui s’accorde bien à l’image impartiale, égalitaire et universaliste de la maison d’édition cependant ne doit pas faire oublier l’impact d’une consécration racialisée infligé à Yambo Ouologuem dont les enjeux implicites et la violence symbolique ont été dévoilés à travers l’examen des archives du Seuil. Comme le révèlent les commentaires de lecture accompagnant la genèse de la version définitive du manuscrit Le Devoir de violence, le procédé de compilation de Ouologuem était connu par l’équipe éditoriale bien longtemps avant la publication du texte. Mais au moment où le scandale de plagiat éclate, la liberté esthétique de l’auteur n’est pas défendue en tant que procédé littéraire. L’analyse du dossier Ouologuem au Seuil a montré que même dénié, le critère racialisé influe sur les mécanismes de distinction et de reconnaissance, régule la répartition inégalitaire du capital symbolique et consolide les frontières racialisées de l’espace littéraire.