Colloques en ligne

Romuald Fonkoua

Le devenir écrivain de Yambo Ouologuem : Négrifier la littérature

1« L’affaire du plagiat » du Devoir de violence qui a contribué paradoxalement à la renommée de Yambo Ouologuem a occulté, on le sait, et pour longtemps, le regard porté par la critique1 sur son œuvre littéraire. Et pourtant, à y regarder de près, cette affaire cachait au fond l’avènement dans le champ de la littérature noire africaine subsaharienne d’un écrivain qui a décidé de faire de la littérature une activité individuelle, autonome et authentique de création à un moment où cette dimension quasi professionnelle n’est pas d’actualité dans les sociétés postcoloniales dominées. En moins d’une dizaine d’années (1963-1969), il a tenté de construire un discours sur la littérature qui fascine aujourd’hui d’autant qu’il est repris par nombre d’écrivains et dans d’autres écritures de l’Afrique noire et des Caraïbes contemporains avec des visées bien différentes. Plus que le plagiat donc, c’est la conscience de l’existence d’un « système » que l’écrivain doit affronter, la tentative d’un sujet de créer au cœur d’un monde en décomposition qu’il nous faut examiner ici. 

2La position de Yambo Ouologuem dans l’histoire littéraire nègre est inédite. Unique, en effet, elle se situe à l’opposé de la génération qui l’a précédé autant que de celle à laquelle il appartient. Il ne se considère pas comme un écrivain politique à l’instar des hérauts de la négritude chez qui la figure de porte-parole littéraire se confond à celle du leader populaire. Il ne se définit pas non plus comme un écrivain du politique à la manière des écrivains anti-coloniaux (Mongo Beti, Ferdinand Oyono) ou des écrivains de l’Afrique post-indépendante (Ahmadou Kourouma, Williams Sassine ou Sony Labou Tansi par exemple) dont les œuvres portent, à des degrés divers, la critique des dictatures en Afrique et la dénonciation du néo-colonialisme. L’écrivain malien apparaîtrait bien volontiers plutôt sous les traits d’un « franc-tireur » ; un être à part pour qui la question politique dès lors qu’elle se confond au réel (ou à la vie de la cité) est sans fondement si elle n’est pas envisagée sous un angle global ou international.

3Animé par une certaine défiance vis-à-vis de la politique donc, et par une sorte d’attitude critique par rapport au monde tel qu’il va, Yambo Ouologuem va nourrir très tôt une fascination sans borne pour la littérature conçue comme un espace qui n’a de sens que si elle est une réponse à un système. Il entend – et, en ce sens, il est, en Afrique noire francophone, le premier et le seul – y inscrire une (son) œuvre sans aucune autre forme de procès que celle de la création. Il a tenté non pas de résoudre les problèmes du sens de l’œuvre ou de sa signification dans/pour la cité, mais de résoudre les problèmes de ses conditions de possibilité (pour le nègre ou l’ancien colonisé) sans que celles-ci se restreignent forcément à la dimension sociologique de l’entrée dans un « champ littéraire2 » selon les thèses bourdivines. 

Écrire dans quel « système » ? Un monde en décomposition…

4Dans un long « entretien sans complexe » – c’était le titre de la rubrique – accordé à Arlette Peltant pour la revue libertine Plexus. Interdit aux moins de 18 ans3 en février 1969, quelques mois après l’obtention du prix Renaudot, Ouologuem affirme en effet que, pour lui, la littérature ne se conçoit pas sans un « système » (ou la conscience de celui-ci). Alors que l’intervieweuse veut l’entraîner sur les terrains convenus du rôle politique de l’écrivain dans la société, de la fonction sociale de la littérature, de l’engagement, du livre d’instruction publique pour l’Afrique, de l’écriture de la révolte et de l’injonction à parler du continent noir ; alors qu’elle veut lui faire assumer en particulier ses origines dogon, à partir de quoi pourrait se comprendre son geste littéraire, Ouologuem insiste, au contraire, sur le caractère particulier et général, selon lui, de l’écrivain et de la littérature. Il souligne surtout la nature réelle du problème que doit résoudre l’écrivain : « Mon problème à moi, c’est d’écrire. Le public interprète comme il veut. Il aurait pu tout aussi bien réagir à contre sens en se méprenant complètement sur le texte. C’était un risque à courir4. »

5Il ajoute, ensuite, plus loin, afin de bien se faire comprendre, qu’il conçoit et perçoit l’écrivain comme un être pris dans un entrelacs performatif dont Le Devoir de violence, son premier roman, n’est qu’une des manifestations (heureuses) :

« C’est mon premier roman. Je ne cherche pas du tout à ouvrir boutique. Je ne m’inquiète pas non plus de me définir. Je ne m’intéresse pas du tout moi-même. Je laisse le pas d’abord et avant à la chose qu’il y a à dire, plutôt qu’à la situation singulière de l’individu et à sa définition arbitraire5. »

6En somme, l’acte d’écrire et l’acte de dire – sans complément direct – sont les préoccupations essentielles de tout écrivain. Pris sous cet angle, l’écrivain originaire de Sévaré peut apparaître immodeste et sans humilité. Mais il ne faut pas se fier à cette faconde. Sa conception de la littérature, en apparence singulière, participe néanmoins d’une autre histoire qui reste encore largement à faire : celle des avant-gardes et de leur fortune francophone ; celle de la révolution de mai 68 et de ses conséquences mondiales concrètes sur les littératures d’Afrique subsaharienne ou les écrivains du continent noir.

7Au moment où il semble entendu, dans les milieux littéraires de la France métropolitaine, chez les écrivains francophones d’Afrique subsaharienne comme chez les éditeurs parisiens, que l’écrivain francophone d’Afrique noire doit parler du continent noir pour lequel il possède compétence et légitimité6, qu’il doit donner à voir au monde blanc une certaine couleur de son pays, de son milieu, de son être au monde, qu’il doit être le porte-parole de son peuple, bref qu’il doit servir de (contre) référent à un exotisme littéraire (par la langue et le sujet), Yambo Ouologuem affiche son refus de ces assignations à résidence discursive. À Arlette Peltant qui l’interroge sur sa « préoccupation majeure » en tant qu’écrivain, et sur ce qu’il « veut faire de sa vie singulière », sa réponse est sans équivoque. Le jeune homme de vingt-huit ans pense, comme elle l’a bien compris, que le « fait d’être noir ne conditionne pas plus sa personnalité que tout autre attribut fortuit7 ». Déjà déroutée par plusieurs remarques qu’elle juge iconoclastes sur de nombreux sujets comme son rapport au peuple dogon dont il devrait être, selon elle, un des dignes représentants, la journaliste écoute, médusée, la remarque de Ouologuem qui refuse de jouer la carte de la race ou de l’identité ethnique africaine la plus courue et la plus prestigieuse en France – l’identité dogon – depuis qu’elle est entrée dans le savoir occidental grâce aux bons soins des ethnologues8. Pour lui, la portée de son œuvre doit être située par rapport à un « système » qu’il lui faut définir précisément et qui n’est assurément pas fermé à l’Afrique noire : « Le système dans lequel je voudrais faire entrer mon œuvre me préoccupe plus que ma vie singulière. […] Je répugne à une attitude réfléchie, prédéterminée. Je pense que l’on est embarqué dans la vie. On ne choisit pas le pari que l’on engage9. »

8Yambo Ouologuem n’adhère à aucun des arguments qui ont forgé une certaine identité littéraire nègre, voire une doxa africaniste, depuis la négritude. Le premier concerne l’utilité du livre. Longtemps, de nombreux écrivains africains ont justifié leur pratique de la littérature par le rôle du livre et l’efficacité de l’écriture dans le changement de l’histoire réelle (coloniale en particulier) et les transformations sociales (postcoloniales). On se souvient des propos virils d’un Mongo Beti :

« L’écriture n’est plus en Europe que le prétexte de l’inutilité sophistiquée, du scabreux gratuit, quand, chez nous, elle peut ruiner des tyrans, sauver les enfants de massacres, arracher une race à un esclavage millénaire, en un mot servir. Oui, pour nous, l’écriture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quelque chose10. »

9On n’insistera pas ici sur cette rhétorique qui établit une congruence entre le « pouvoir » de la littérature et le « devoir » d’écriture. Celui-là fixe à celui-ci une injonction ou un impératif (catégorique) : le pouvoir induit le devoir. Pour Yambo Ouologuem, au contraire, l’utilité de l’écriture et la valeur politique du livre ne sont pas probantes. L’écriture et le livre ne possèdent pas de fonction magique. Ils sont des prétextes (voire des pis-aller) pour parler de la nature et de la fonction de la littérature et ne revêtent ici qu’une fonction idéologique.

« Aucun livre n’a changé les hommes. Le vent souffle où il veut. Provoquer des perturbations dans le déroulement dialectique des faits ? Cela me paraît faux. La littérature n’est pas la médecine. C’est un vieux problème d’ailleurs. Dans le Gorgias, Platon disait à propos de la rhétorique qu’elle était un art de cuisinier, puisqu’elle consiste à flatter le goût pour se faire apprécier. Je ne me pose pas du tout en médecin des âmes. Je ne suis ni un jésuite ni un marchand. Je ne donne pas à consommer des gadgets11. »

10Le refus de toute vertu médicale, salvatrice ou consolatrice concédée au livre ouvre sur un rapport individuel, solitaire et libre de la littérature. Tel est le second point d’opposition de Yambo Ouologuem à la doxa africaniste.

11Dans l’un de ses rares poèmes intitulé « Au milieu des solitudes » qui apparaît aujourd’hui à la lecture, soudainement prémonitoire, il se définissait comme un « veilleur de nuit » :

« Quand à ma mort Dieu m’a demandé un siècle après
Ce que je voulais faire pour passer le temps
Je lui ai demandé la permission de veiller la nuit
[…]
Je suis le nègre veilleur de nuit
Qui combats des nichées de peurs
Juchées dans vos cauchemars de jeunes enfants que je rassure
Quand s’achève mon labeur sur des milliards de créatures
Mais le monde au réveil va à la librairie du coin
Consulter la clé des songes12. »

12Alors que sa voie de jeune écrivain paraît tracée par ses premières publications qui le situent dans la veine de la négritude au milieu des années 6013, il semble nourrir pour la littérature d’Afrique noire de son époque, mutatis mutandis, le même type de soupçon que Nathalie Sarraute pour le roman dit « balzacien » dès les années 50. Le célèbre article de cette dernière, « L’ère du soupçon », paru dans les colonnes des Temps modernes où elle rappelait la méfiance du lecteur, puis de l’auteur, face aux certitudes littéraires, s’achevait ainsi :

« Le soupçon […] force le romancier à s’acquitter de ce qui est, dit M. Toynbee, rappelant l’enseignement de Flaubert, “son obligation la plus profonde : découvrir de la nouveauté”, et l’empêche de commettre “son crime le plus grave : répéter les découvertes de ses prédécesseurs”14. »

13En refusant de faire de la littérature un acte de soutien ou d’accompagnement du progrès social, en déniant à l’écriture toute fonction sociopolitique, l’auteur du Devoir de violence refuse de donner à la littérature un caractère fixe ou prédéterminé. Comme Nathalie Sarraute, il en fait une entreprise exigeante : « découvrir la nouveauté » ; « ne pas répéter les découvertes anciennes ». Pour lui, les raisons d’être de cette littérature ne sauraient relever de la sphère politique entendue ici au sens d’une police de la cité, d’une chose publique, ordonnée ou organisée une fois pour toutes par une littérature, fusse-t-elle critique ; mais plutôt au sens d’une chose politique en tant qu’elle est justement critique du politique existant : critique de la critique donc... 

14Sa réponse à la fameuse question « pourquoi écrit-on ? » confirme la position de « solitude » relevée plus haut dans le poème. Avec une extrême lucidité, Ouologuem constate que nous vivons dans une « société de consommation » (car toute société est de consommation), et s’attache à montrer les conséquences profondes de cette réalité sur l’avenir du sujet, et, plus précisément, sur le rapport du sujet écrivant au monde. 

« Je pense que l’on écrit parce qu’il arrive un moment où l’on atteint une densité d’être, où l’on se sent essentiellement pauvre. C’est peut-être une manière d’avoir accédé à l’angoisse. Nous vivons dans une société de consommation. Mais toute société est une société de consommation, sinon elle ne survivrait pas. Nous sommes pris entre deux dérisions : soit périr, soit vivre dans l’aliénation qui fait de nous tous, sinon des nègres ou des juifs allemands, du moins des ouvriers de luxe. Il y a là une situation névrosante. On se sent comme l’aveugle qui va à tâtons et qui n’aurait pour disposer du monde même pas de mains ni de bras, mais simplement une âme15. »

15Cette vision du monde global et la conception de l’art qui en découle rappellent par plusieurs aspects, tout à la fois, les analyses de Jean Baudrillard consacrées à la « société de consommation » dans son essai éponyme, et les propositions de Guy Debord développées dans La Société du spectacle (1967). Dans le commentaire du film, L’Étudiant de Prague, qui conclut son essai, Baudrillard constate que l’aliénation de la « société de consommation » est inhérente à cette dernière.

« On peut avancer que l’ère de la consommation étant l’aboutissement historique de tout processus de productivité accélérée sous le signe du capital, elle est aussi l’ère de l’aliénation radicale. La logique de la marchandise s’est généralisée, régissant aujourd’hui non seulement les procès de travail et les produits matériels, mais la culture entière […] Tout est repris par cette logique, non seulement au sens où toutes les fonctions, tous les besoins sont objectivés et manipulés […] mais au sens plus profond où tout est spectacularisé, c’est-à-dire, évoqué, provoqué, orchestré en images, en signes, en modèles consommables16. »

16Guy Debord ne fait pas un diagnostic différent. Il constate que la « société du spectacle » est en train de s’imposer partout dans le monde dit « moderne » :

« La société porteuse du spectacle ne domine pas seulement par son hégémonie économique les régions sous-développées. Elle les domine en tant que société de spectacle. Là où la base matérielle est encore absente, la société moderne a déjà envahi spectaculairement la surface sociale de chaque continent. Elle définit le programme d’une classe dirigeante et préside à sa constitution. De même qu’elle présente les pseudo-biens à convoiter, de même elle offre aux révolutionnaires locaux les faux modèles de révolution17. »

17Ce double constat, de la société de consommation et de la société porteuse du spectacle qui domine le monde moderne (y compris les sociétés sous-développées), pousse Ouologuem vers une approche esthétique (de l’art et de la littérature) qui emprunte aux « situationnistes ». Comme chez Guy Debord, il fait le choix d’une démarche qui consiste à « mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction : le décor matériel de la vie ; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleversent18 ». Guy Debord pensait à une nouvelle architecture urbaine :

« Un urbanisme unitaire [qui] se définit premièrement par l’emploi de l’ensemble des arts et des techniques, comme moyens concourant à une composition intégrale du milieu. […] Il devra embrasser la création de formes nouvelles et le détournement des formes connues de l’architecture et de l’urbanisme – également le détournement de la poésie ou du cinéma anciens19. »

18Ouologuem opte lui, comme on le verra, pour une réinvention de la littérature en dehors des schèmes préconstruits africains comme dans la négritude. Tel est le troisième point qui consacre son opposition à la doxa africaniste : se situer par rapport à un système dominant du monde auquel l’Afrique participe en tant qu’actrice ou victime.

19Dans la société moderne où « l’ennemi c’est la société du spectacle, c’est-à-dire la société marchande, la société asservissant l’homme à la marchandise, le coupant de toute possibilité de vécu et de communication authentiques et remplaçant précisément ceux-ci par le spectacle, cocktail d’apparences, de mensonges, d’aliénation et de pseudo-communication, voile de séduction standardisée jeté sur les rapports sociaux », comme le commente Vincent Kaufmann dans l’édition des Œuvres de Debord20, la position tragique du sujet soulignée par Ouologuem dans son entretien avec Arlette Peltant rappelée plus haut (être « pris entre deux dérisions ») conduit à deux conséquences en matière de littérature.

20Tout d’abord, en se plaçant du côté de l’individu (solitaire) plutôt que de la collectivité, il considère que la pratique de la littérature, pour un écrivain, relève, comme on l’a vu plus haut, d’une sorte de double bind : on ne peut pas ne pas choisir d’entrer en littérature. Son exercice relèverait d’un sacerdoce ainsi que l’attestent aussi bien son refus de la conscience littéraire que son refus de la prédétermination. En fait, pour lui, on entre en littérature comme dans un ordre, par vocation, après avoir entendu un appel du lointain qu’on ne saurait récuser et auquel on ne saurait se soustraire.

21Ensuite, la littérature est une aventure : non le lieu d’une certitude mais celui d’une quête, d’une recherche pour laquelle celui qui s’y livre ne dispose d’aucun outil autre que sa seule qualité d’homme. Souvenons-nous que, pour ce jeune écrivain, « on ne choisit pas le pari que l’on engage21 ». Par conséquent, la littérature, ce « pari », implique nécessairement un jeu ; un pari qui s’impose à quiconque subit son injonction. On y joue sa vie même ; l’essentiel de soi. Cette littérature qui serait ainsi la réponse plus ou moins satisfaisante à un état inéluctable de décomposition va emprunter les caractères d’une rhétorique dont les modèles se trouvent dans les différentes approches des théoriciens de la « société du spectacle » et de « l’Internationale Situationniste22. »

Éloge du détournement

22Si Yambo Ouologuem récuse tous les lieux communs de la littérature nègre et se soucie du système mondial de la marchandisation des objets et du triomphe de la « société du spectacle » dont est victime la société africaine, c’est parce qu’il estime que le système de contrepoint érigé aussi bien par la littérature anticoloniale que par la littérature post-indépendante ne modifie en rien la réalité de la dépendance de cette société au monde capitaliste. Il va s’efforcer d’en montrer l’étendue avant de déterminer les conditions d’une autre réponse, par la littérature, de cette entrée du nègre dans le monde.

23Pour lui, le système de décomposition présente des caractères indéniables qui bornent l’horizon francophone. En effet, l’auteur francophone est un auteur de langue française dont les limites de la pratique littéraire se situent entre la France métropolitaine et l’Afrique noire francophone. On ne sera donc pas surpris par le fait qu’étant attentif à l’assignation à résidence qui guette les écrivains noirs, Yambo Ouologuem refuse de se laisser enfermer dans le monde africain et, en particulier, dans le monde dogon dont il serait originaire. Selon lui, il ne vient pas d’une Afrique ancienne, avec ses représentations mythiques positives, son rapport aux langues endogènes et ses mystères bienveillants pour le monde européen. Il constate que la France ne s’est jamais préoccupée en Afrique de la formation du personnel littéraire de langue française, reproduisant en cela les règles de la société de consommation.

24Dans sa « Lettre aux perles de l’expansion de la culture française chez les Nègres » publiée dans Lettre à la France nègre, il met en regard la langue française des grands auteurs, et cette même langue forgée par les coopérants en Afrique dans le cadre de la francophonie. Dans un cas, le système littéraire est un champ assez vaste de production de discours qui constituent des ensembles disponibles. On peut y puiser allègrement. Voici quelques exemples agrémentés de commentaires malicieux de l’auteur :

« Évidemment !
Sous le pont Mirabeau coule la Seine. (Apollinaire).
[…]
Heure H
Et maintenant, cher lecteur, sautons un chapitre, abandonnons un moment notre héros. Chacun de nous a des ennuis, croyez-le. (Balzac).
[…]
Ah non ! pas ça !
Vous ne savez même pas poser des ventouses, et on vous chargerait d’une opération chirurgicale. (G. Bernanos). 
[…]
Un vrai nègre
Je vis bientôt Garcia Le Borgne ; c’était bien le plus vilain monstre que la Bohême ait nourri : noir de peau et plus noir d’âme. (P. Mérimée)23. »

25À l’opposé de ces fragments littéraires avec lesquels il peut jouer, et où la relation auteur/lecteur/écriture s’établit instantanément, Ouologuem souligne le rapport ambigu de « la France nègre (le personnel enseignant de coopération) en Afrique française » à cette même langue. Il établit un relevé d’appréciations portées par lesdits coopérants sur leurs élèves accompagnées de quelques commentaires de son cru :

« Ces raffinements !
Jeune homme sympathique, assez renfermé. N’est pas sans intelligence à condition de se donner la peine de se frotter aux Blancs.
[…]
Attentat à la pudeur
Jeune fille qui devient très coopérante lorsqu’elle se sent en confiance. Personnalité ayant beaucoup de relief.
[…]
Qu’on se le dise !
Les Françaises rappellent aux Africains qu’il est défendu de les toucher au sein de l’établissement.
Tout élève, masculin ou féminin, qui sera surpris en flagrant délit, sera mis à l’index pour lui apprendre. (Inscription au tableau noir).
[…]
Soyez ferme sur les prix !
Ne m’a donné qu’un billet de mille francs pour m’extorquer un rapport flatteur.

[…]
Bon élève
Élève très consciencieux, méthodique, rangé. Porte même des souliers de toile pour ne pas faire de bruit quand il va au tableau noir24… »

26Qu’elle soit exercée durant la période coloniale ou pendant la période dite de la coopération, l’éducation en Afrique noire ne prépare pas à l’entrée dans le système littéraire (en) français, c’est-à-dire à l’accession au statut d’auteur, pas plus qu’elle n’aide à comprendre le jeu littéraire. Là-bas, en Europe, ce sont des auteurs bien identifiés (Apollinaire, Balzac, Bernanos, Mérimée, etc.) qui forgent le discours ; ici, en Afrique noire, l’anonymat est la règle. Là-bas encore, la liberté est de mise ; ici, c’est l’empire de la censure qui règne. Dans ces conditions, la création d’un personnel littéraire est impossible et la liberté du jeu littéraire semble interdite. Dès lors, pour Ouologuem, faire entrer son œuvre dans ce système passe largement par une phase de transgression.

27Il affiche ainsi au cœur de sa création une théorie et une pratique véritablement révolutionnaires : le détournement. Son choix se situe dans le droit fil des thèses situationnistes dont les termes fondateurs sont empruntés à Isidore Ducasse Comte de Lautréamont : « Le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique » ; et « la poésie doit être faite par tous ». Appliquant d’ailleurs plus tard à la lettre ces deux maximes, le rédacteur en chef de L’Internationale Situationniste va se les approprier dans La Société du spectacle en omettant de les mettre entre guillemets25...

28Guy Debord et Gil J. Wolman signent dans la revue Les Lèvres nues en mai 1956 un « Mode d’emploi du détournement » où peut se lire de façon explicite l’inspiration théorique de l’écrivain malien :

« Dans son ensemble, l’héritage littéraire et artistique de l’humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane. Il s’agit, bien entendu, de passer au-delà de toute idée de scandale. La négation de la conception bourgeoise de génie et de l’art ayant largement fait son temps, les moustaches de la Joconde ne présentent aucun caractère plus intéressant que la première version de cette peinture26. »

29Leur analyse du détournement est étayée par deux exemples célèbres. Celui de Bertold Brecht, « révélant dans une interview accordée […] à l’hebdomadaire France-Observateur, qu’il opérait des coupures dans les classiques du théâtre pour en rendre la représentation plus heureusement éducative », une démarche « bien plus proche que Duchamp de la conséquence révolutionnaire que nous réclamons27 ». Celui de Lautréamont, encore plus célèbre. Il « s’est avancé si loin dans cette voie, précisent-ils, qu’il se trouve encore partiellement incompris par ses admirateurs les plus affichés. Malgré l’évidence du procédé appliqué dans Poésies, particulièrement sur la base de la morale de Pascal et de Vauvenargues, au langage théorique – dans lequel Lautréamont veut faire aboutir les raisonnements, par concentrations successives, à la seule maxime – […] (ou appliqué) dans Les Chants de Maldoror (qui est) un vaste détournement, de Buffon et d’ouvrages d’histoire naturelle entre autres28 ». D’une façon générale, on l’a compris, dans la pratique du détournement, « il faut en finir avec toute notion de propriété personnelle29 ».

« Le surgissement d’autres nécessités rend caduques les réalisations « géniales » précédentes […] Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l’image démontrent qu’entre deux éléments, d’origines aussi étrangères qu’il est possible, un rapport s’établit toujours. […] L’interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d’une efficacité supérieure. Tout peut servir30. »

30Cette pratique du détournement repose largement sur un jeu (avec) des fragments qu’il faut recomposer, reconfigurer, afin de recréer du nouveau :

« Il va de soi que l’on peut non seulement corriger une œuvre ou intégrer divers fragments d’œuvres périmés dans une nouvelle, mais encore changer le sens des fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations31. »

31Poursuivant, lui aussi, cette défense de la pratique du détournement auquel il a consacré un chapitre dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations32, le philosophe et situationniste belge, Raoul Vaneigem, le considère comme un processus naturel de création :

« […] Le détournement est la manifestation la plus élémentaire de la créativité. La rêverie subjective détourne le monde. Les gens détournent, comme Monsieur Jourdain et James Joyce faisaient l'un de la prose et l'autre Ulysses ; c'est-à-dire spontanément et avec beaucoup de réflexion. »

32Ouologuem reprend à son compte ces thèses situationnistes dans sa « Lettre aux pisse-copie Nègres d’écrivains célèbres33. » Bien que le mot détournement ne soit jamais utilisé, il y propose néanmoins un vade-mecum intégral et systématique de la chose qui est d’autant plus remarquable qu’il dépasse les limites fixées par Guy Debord et Gil J. Wolman dans leur « mode d’emploi ». Pour ceux-ci, le détournement était plus commode dans les arts graphiques et le cinéma que dans la littérature, sauf dans une phase particulière dite de « transition » :

« Le détournement d’une œuvre romanesque complète est une entreprise d’un assez mince avenir, mais qui pourrait se révéler opérante dans la phase de transition. Un tel détournement, concédaient-ils, gagne à s’accompagner d’illustrations en rapports non-explicites avec le texte34. »

33Prenant donc cette affaire au sérieux (« C’est pour tous les pauv’gars de votre acabit, que moi, un Nègre, j’ai travaillé comme un blanc : en pensant. Hihi !, écrit-il35 »), et ne se souciant guère des précautions d’usage indiquées ci-dessus, Ouologuem prodigue aux « Nègres d’écrivains célèbres » (admirons, au passage, la double entente de cette expression) des « conseils » pour « être pisse-copie et rester blanc36 ». Il s’agit d’un « gadget inédit » – détachable dans l’édition originale37 – permettant de « composer à la chaîne tous les ouvrages que votre patron vous commandera. » A partir de l’exemple du roman policier, il leur suggère ceci :

« Fondez-vous exclusivement […] sur les titres de policiers célèbres : les maîtres de la Série noire (Carter Brown ; James Hadley Chase ; Peter Cheney ; John Mac Donald ; Robert Fish ; Douglas Warner…) ceux de la Série blanche, dont en particulier, les auteurs des romans d’espionnage (L’Espion qui venait du froid) ou ceux du crime « sensationnel » : Truman Capote ; Hitchcock ; Simenon ; Agatha Christie ; Jean Bruce ; et tant d’autres, édités chez Fayard et au Masque, soit dans la série « Le Saint » (Leslie Charteris), soit dans la série mauve, ou chez Denoël (Sébastien Japrisot), ou encore au Fleuve noir et dans les Presses Pocket38. »

34Le choix du « roman policier » plutôt que du « roman à l’eau de rose » pour présenter sa recette n’a rien de fortuit. Ouologuem suit encore en cela les analyses de Guy Debord et Gil J. Wolman pour qui « les titres […] sont un élément radical du détournement […]. Tous les romans policiers de la “série noire” se ressemblent intensément, et le seul effort de renouvellement portant sur le titre suffit à leur conserver un public considérable39. »

35De fait, la liste d’auteurs et d’œuvres établie ci-dessus, qui n’est nullement exhaustive, comme le souligne l’auteur lui-même, « ne vaut que dans la mesure où elle indiquerait les divers sentiers que vous [lesdits Nègres d’écrivains célèbres] devrez parcourir pour la rédaction de livres40… ». Son étendue suppose un « vaste travail de lecture, une gigantesque compilation41 », exercices qui doivent leur permettre « – tout comme aux surréalistes – de jouer, en dadaïstes au ‘cadavre exquis’ […] car vos livres (tels que je vous conseille de les fabriquer, désormais) doivent vous permettre d’inventer, dans les couloirs de votre imagination, UN MILLIARD DE ROMANS SANS PEINE42 ! ... »

36Ouologuem, audacieux ou inconscient, se fait ici, à ses risques et périls, l’adepte inconditionnel de l’art du détournement romanesque. Sa recette révèle a posteriori, de façon indéniable, la philosophie et la manière qui ont présidé à la composition du Devoir de violence. Elle éclaire également, d’un jour cru (en le contextualisant), le malentendu entre l’auteur et son éditeur au moment de la fameuse « affaire du plagiat ». En dehors d’autres raisons éditoriales qu’on n’évoquera pas ici43, ce malentendu semble avoir porté sur le fait que les Éditions du Seuil n’ont pas compris (n’ont pas su ou n’ont pas voulu comprendre) que leur écrivain, Yambo Ouologuem, appliquait, sans le dire (un peu trop à la lettre), les thèses de l’Internationale Situationniste – annonciatrices des événements de mai 68 – à laquelle avaient adhéré à la fin des années 50 quelques intellectuels colonisés d’Afrique du Nord notamment44.

Du détournement intégral et de ses conséquences littéraires

37Cette pratique du détournement intégral, systématique et sans concession, se révèle explosive à plus d’un titre. D’abord, elle vise à repenser autrement les termes de l’inégalité des échanges littéraires entre l’Europe et le continent noir, entre la France et l’Afrique francophone. Aux écrivains « terriblement frustrés et châtrés dans [leur] génie par la loi du silence45 », le prix Renaudot 1968 propose en effet une recette qui devrait faire du Tiers-Monde une « première puissance mondiale » de littérature46.

38Ensuite, cet art du détournement met surtout à mal l’approche de la littérature noire africaine réduite jusque-là aux arcanes de l’idéologie sans aucun rapport avoué à l’économie ou à la question si essentielle du travail d’écriture. Dans sa « Lettre aux Philistins d’une négrophilie sans obligation ni sanction » publiée dans Lettre à la France nègre, il écrit :

« Si la négritude […] vaut toujours parce qu’elle est un cadre auquel il reste encore à donner meilleur contenu, ce contenu ne saurait être que s’il n’érige pas des autels et des statues à cent mythes qui ne correspondent à rien de vivant en Afrique : foire aux chimères où s’est exaltée l’imagination de plus d’un marchand d’idéologie, échafaudant mille impostures dont le mérite […] est de rassurer, à la Bourse des valeurs de la primitivité, tous les petits rentiers de la tragi-comédie47… »

39L’auteur du Devoir de violence se méfie de cette littérature qui tend à « encapsuler » l’Afrique dans « le génie de la littéralité », parce qu’elle est produite par des Noirs « acculturés trop tôt […] qui ont vécu dans le système africain sans jamais le systématiser48 ». Lucide (voire cynique), Ouologuem pense que l’acte de création est un travail, et l’usage de cette recette de création peut conduire à une nouvelle industrie de la littérature ; à l’invention d’un travail de production à la chaîne ; et, sans doute, à la possession d’un capital. Comme tout travail, celui-ci pourrait contribuer à la libération du nègre. Il pourrait être « une thérapeutique dénégrifiante, et rudement commerciale49 ». En effet, « être le nègre d’un écrivain célèbre est payant – et tout aisé – si vous monnayez l’attachement du public : en fixant sur chaque ligne l’attitude et les formules qu’il convenait d’adopter50 ».

40Enfin, le détournement qui situe le nègre au cœur de l’imagination et de la création romanesque, doit élever ce genre (le roman) à un niveau équivalent à celui « des restaurations des peintures anciennes dans les musées51 ».

41Un exemple des possibilités offertes par la pratique du détournement peut être observé dans la « Lettre à tous les racistes » qui est le récit d’une « expérience anti-nègre » faite par un raciste. Tous les éléments sont détournés de leur sens initial : la guerre du Biafra est banalisée ; le nom de la capitale de cet État sécessionniste du Nigéria, Enugu, est devenu celui du personnage de l’histoire ; les discours sur le Bon Sauvage et la mentalité primitive sont revisités ; les lieux communs sur la magie noire, le mariage mixte et l’aide humanitaire, entre autres, sont reconstitués. Sont détournés aussi le genre du récit de voyage connu, le langage publicitaire à la mode, les termes de la grammaire française imposée. On relit explicitement, entre les lignes, Candide de Voltaire (le chapitre 19, « Le Nègre du Surinam » en l’occurrence) ou les Fables de La Fontaine. 

La Fontaine l’avait dit dans sa fable des Animaux malades :
« Un mal qui répand la terreur,
« Mal que le Ciel en sa fureur
« Inventa pour punir les crimes de la terre

« Le Nègre puisqu’il faut l’appeler par son nom… »
« Je décidai de redonner de la valeur marchande à mon biafrais, tout en lavant la France de cette peste
52… »

42Dans ce dernier cas par exemple, on le voit, ce n’est pas seulement le titre de la fable qui change puisque « Les Animaux malades de la peste » devient « Les Animaux malades ». C’est aussi son contenu qui est détourné par la substitution du « nègre » à la « peste », si on le compare à l’original :

« Un mal qui répand la terreur,
« Mal que le Ciel en sa fureur
« Inventa pour punir les crimes de la terre
« La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) »

43Et ce n’est pas un hasard non plus si le nègre Enugu dont le raciste raconte l’histoire dans son livre finit au Musée de l’Homme, son poing de révolte vissé sous un transistor. Avec cette fin, le détournement a atteint son point ultime : la transformation du nègre réel en un objet de musée, c’est-à-dire en un objet conforme aux exigences de la « société du spectacle », est la concession faite par l’écrivain à son public. Le narrateur conclut d’ailleurs son récit en ces termes : « Il se trouva des amateurs qui firent la queue, après avoir payé un droit d’entrée. Sans doute reconnaissaient-ils – en ce portrait fatigué – la Vénus de Milo de leur conscience vaguement inquiète53 ?... »

44En fait, pour Ouologuem, la pratique de la littérature suppose de la part de l’écrivain une conscience assez claire du système dans lequel il s’introduit, ainsi qu’une bonne connaissance du marché de l’art qu’il pratique :

« […] Chère négraille, pour qui exécute ce travail avec une conscience très lucide de la demande du marché, être le nègre d’un écrivain célèbre, c’est se donner, comme une liberté, la clé du langage envisagé dans ses puissances combinatoires – mises à la disposition de la clientèle. C’est un peu de l’algèbre, mais de l’algèbre pour petits enfants54. »

45Conçue comme une œuvre d’art, la littérature doit s’envisager comme le résultat d’une série de combinaisons ; une sorte d’algèbre raisonnée en quelque sorte. Si la création (n’) est (qu’) une « gymnastique opératoire de l’écriture55 », celle-ci doit respecter toutefois un certain nombre de règles qui lui concèdent des qualités artistiques indéniables. 

« Cette algèbre-là n’est pas analyse d’objet, c’est une analyse d’action. Ces actions elles-mêmes ne sont pas indépendantes, mais concernent des principes structuraux – et révèlent l’opération par laquelle l’esprit de suspense et de sang se considère.
Et donc, habilement conçu, bien mené, ce travail de pisse-copie vous permettra : par votre seul mérite, d’avoir à portée de main « Les Mille et Une Nuits » du roman policier – la Série Noire en un volume. Mais un volume à un milliard de possibilités, que vous sortirez sous un milliard de titres56. »

46Parmi les quelques précautions à prendre figurent, tout d’abord, une maîtrise totale de la technique d’écriture et une connaissance parfaite des contraintes sociales de diffusion : « Soyez donc pris, conseille-t-il, entre le double devoir de pédagogie et de recherche ; de flatterie des structures d’accueil – tout autant que de conscience claire des renvois de l’intrigue57. » Cette exigence suppose également que le « Nègre d’écrivain célèbre […] s’érige en historien de la littérature policière, en glossateur et en critique – donner les recettes d’une cuisine tout en faisant déguster un plat. Fonctions bien différentes, mais qui doivent, cependant, s’étayer l’une l’autre58 ». 

47Ce projet littéraire, « créer, en un milliard de titres, la Bible des fanatiques du genre : un palais féérique, architecturé, diapré de descriptions, de psychologie, d’action et de sang, avec toute la gigantesque cohorte des recettes du crime et du châtiment », sera mis en œuvre par le duo Utto Rudolf et Yambo Ouologuem dans Les Mille et une bibles du sexe59. Dans l’« Avertissement » qui précède la série des « confessions-poker », Yambo Ouologuem justifie en ces termes les raisons pour lesquelles il a accompagné le premier cité, Utto Rudolf, dans son projet d’écriture, au point de se substituer à lui :

« Si j’ai pris sur moi de présenter Les Mille et une bibles du sexe, c’est également parce que, en raison de certains aspects érotiques de mon premier roman, divers pays africains ont rejeté de leurs frontières Le Devoir de violence. J’étais, aux yeux de chefs d’état irresponsables ou incultes, j’étais, pour avoir osé dire du Nègre qu’il faisait l’amour, un carriériste vendu à une France raciste, laquelle s’amusait de voir dénigrer par un Noir les mœurs des peuples noirs. Soit. Il est bon d’être primitif, certes, mais impardonnable d’être primaire. Tant pis pour les primaires qui se rêvent censeurs60. »

48Le Nègre, devenu éditeur d’un Blanc pour le compte d’une grande maison, définit en ces termes les « confessions-poker » : « C’est l’apogée de la faculté érotique. Elles révèlent, extraites de leur gangue d’impuretés verbales, toute l’originalité de l’érotisme le plus neuf, le plus troublant61. » Mises bout à bout, ces confessions présentent tous les caractères d’un « roman-document » – et non d’un document – à partir de l’accumulation sur « 2400 pages » d’expériences érotiques vécues et racontées par près de six cents personnes (trois cents couples) de niveau social varié.

49Le même nègre (Yambo Ouologuem) d’écrivain célèbre (Utto Rudolf) se donne pour mission de renouveler le genre littéraire érotique. La technique de composition nous est livrée comme si l’auteur insistait pour que le lecteur soit familier des secrets de la fabrication de son art : « Sur un mot, […] j’imposais telle retouche, sur un autre, j’exigeais d’autres confessions – et une nouvelle pensée éclatait62. » Le chantier de l’écriture ouverte va s’affiner au fil des confessions, comme on peut le voir par exemple entre les chapitres VI et XI.

50Dans la « Présentation » qui ouvre le chapitre vi, « L’été de la nuit », on lit, tout à la fois, l’explication du choix et la justification de la technique d’écriture :

« Ici, entre autres, intervient la concentration de plusieurs confessions en un seul récit […]
Si, après coup, j’ai estimé devoir charpenter autrement le livre, c’est que je ne voulais pas pousser les confessés à étonner sans cesse : puisque toute situation sexuelle n’est érotique que si elle demeure d’abord vraisemblable, réalisable, ou vue comme réalité, même dans ses phantasmes.
Par ailleurs, la forme initiale était stéréotypée, lassante… Serait-ce sans raison que bien des livres, qui ne tarissent pas d’éloges sur le phallus, se ressemblent tous, et que, au bout de quelques pages, le regard répugne à continuer la lecture63 ? »

51L’entreprise d’affinage (puisqu’il s’agit de cuisine littéraire) est renouvelée dans la « Présentation » de la « confession-poker » XI, « Les galeries du mythe ». Triant dans cet ensemble où c’est souvent la réputation des auteurs qui vaut garantie de sincérité, Ouologuem tient surtout à la « vie des Mille et une bibles du sexe », c’est-à-dire à sa crédibilité – à une certaine vérité du récit –, en procédant toujours aux vérifications nécessaires des procès-verbaux livrés par les auteurs de parties fines. Pour ce faire, l’écrivain, consciencieux a « laissé de côté ces comédies haletantes où la confession n’est souvent que grimace de l’imagination érotique, à l’âge de la réalité évidente du mauvais goût » et a « remplacé, par-delà la morale de l’opinion, les rages amoureuses d’inauthenticité, par des traits originaux de l’érotisme […]64 ». Car, au vrai, « l’érotisme seul parle ; la littérature n’apporte que la sensibilité cachée, inconsciente, inconnue de soi, qui allume l’intelligence des sens et vivifie ses données65 ». Le but recherché : « laisser vivre Éros » sans les clés de la relation des personnages avec le réel ; donner de l’érotisme le tableau le plus pur.

« L’érotisme est entièrement soumis à son pouvoir propre. Non satisfait d’en faire le lieu malséant où s’ébroueraient les expressions diverses d’une sensibilité intelligemment défoulée, il s’avise d’édifier les vies privées sur les ardeurs, les faiblesses, les palpitations profondes d’une sincérité que le plaisir ne peut mettre en formule. Le propos métaphysique est ainsi inséparable de l’érotisme à l’œuvre : comme un chef-d’œuvre poétique66. »

52En fait, l’accumulation des expériences, comme dans un catalogue, offre la possibilité d’associer ou de combiner les situations, les personnages, les lieux, les psychologies, et d’établir ces séries où la force de l’érotisme rejoindrait l’essence de la littérature :

« Trop souvent, faute de beaux livres, nous avons vu le sexe donner toute sa force et s’abattre vaincu ; c’est qu’il cherchait, avec l’auteur, la mesure adéquate. Et le fond même de la nature de l’érotisme est cette psychologie, cette esthétique, cette sensibilité que tout atteint et qui répond à tout. Aussi sommes-nous tous concernés67. »

53Le projet ambitieux de faire entrer l’érotisme dans la grande littérature en la renouvelant suppose de tourner vers lui les auteurs reconnus. Ceux dont les textes ouvrent les « confessions-poker » donnent crédit à ces dernières par leur présence indiscutable. D’Épicure et Ovide à Louis Aragon et James Joyce ; de Robert Desnos et Nelly Sachs à André Gide et Guillaume Apollinaire ; de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir à Hervé Bazin et Paul Eluard ; de Joyce Mansour et Marcel Jouhandeau à Jean Genet et René Char, de Catulle et Madame George-Day à Henri d’Amfreville et Jacob Van Lennep, l’auteur établit un catalogue d’extraits portant sur les variations littéraires de « l’érotique » où sont exaltés le plaisir, la sexualité, le désir, le corps, les sens. Lorsque ce ne sont pas des extraits d’auteurs, ce sont des fragments de textes constituant le patrimoine de l’humanité sur le sujet qui balisent l’écriture : Le Coran, Les Mille et une nuits, le Kamasutra, la « Sagesse des nations », Le petit Livre rouge de la révolution sexuelle, la Bible (le « cantique des cantiques »), Les Cent trente-cinq positions. Documents et curiosités

54Toutefois, il ne faut pas se fier à ces indices dont l’auteur a truffé l’écriture de son roman. On ne montrera pas ici – ce serait trop long – comment chaque « confession-poker » détourne les fragments de textes qui l’introduisent. On notera simplement que le détournement le plus osé vient sans doute de la place que le roman accorde à Saint-Augustin et à Rousseau, et au jeu que l’écriture leur livre dans la littérature. Aux Confessions publiées respectivement par Saint-Augustin au ive siècle et Jean-Jacques Rousseau au xviiie, Ouologuem substitue, au xxe siècle, des « confessions-poker ». Le sujet, de part et d’autre, porte sur la vérité individuelle : le rapport à Dieu chez Saint-Augustin, le rapport à soi chez Rousseau, le rapport au sexe chez Ouologuem. Les propos d’un prélat et ceux d’un philosophe des Lumières sont repris dans l’érotisme. Le détournement est la remise en cause des certitudes et du sérieux des écrits précédents ; leur ouverture vers des lieux inconnus ou insoupçonnés. Devant l’ampleur du détournement, on mesure la vanité de la formule emblématique de Rousseau dans l’« Avant-propos » de ses Confessions : « Je forme une entreprise qui n’eût jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur68. » En remettant en cause cette certitude rousseauiste, Ouologuem s’attaque à des monuments de la littérature (française). 

55Pour comprendre encore l’ampleur du détournement, et les conséquences de la congruence que l’écrivain malien établit entre érotisme et littérature, il faut revenir un instant à la définition du roman qu’il propose dans sa « Lettre aux pisse-copie Nègres d’écrivains célèbres ». Il fait une différence entre « roman-document » et « document », avant l’éloge de la fiction. La différence d’abord :

« Dans le roman, dans tout roman, et même dans les plus descriptifs, le décor ne figure que quand on est à l’intérieur des personnages… Quand les descriptions se présentent comme un document, c’est du surajouté, et la petite histoire : une pilule, redorée pour paraître digestive…  Autrement dit, […] c’est du dehors qu’on regarde, mais ce n’est pas vraiment le dehors qu’on regarde69. »

56Rapportée aux nombreuses scènes d’amour, de jouissance, de désirs, et autres ébats sexuels en tous genres que nous propose Les Mille et une bibles du sexe, cette différence entre « document » et « roman-document » nous invite à éviter tout voyeurisme, à regarder ces scènes de l’intérieur, à les vivre du point de vue de la psychologie des personnages.

57Quant à « la fiction du roman, ici, [elle] est propre à nous rappeler la vie de chacun en tant que cette vie est une histoire – entrecoupée, certes, mais dotée d’une “épaisseur”. C’est cette épaisseur, précisément que s’efforce de faire revivre la lecture. Mais cette épaisseur, tout l’art de l’auteur consistera à savoir la soutendre70 ». Il n’est pas nécessaire de remarquer que l’Éros révélé en chacun des personnages est le dieu caché de toutes les vies. C’est la raison pour laquelle, à propos des Mille et une bibles du sexe, Ouologuem peut dire que « le ton du manuscrit original a cru devoir chanter le grand poème du phantasme. Après d’impitoyables coups de ciseaux, j’ai laissé l’amalgame de toutes les expériences s’attaquer au travail grandiose qui consacrait leur gloire. Les confessions sont là [...] comme tout le roman71 […] ».

58L’écriture du roman ne consiste pas seulement en un jeu d’accumulations, de tris et d’épaississements. Elle fait aussi une place singulière, importante et justifiée au lecteur : celui vers qui se tourne le romancier ; celui pour qui le livre est écrit. Faire littérature, c’est expliquer au lecteur les conditions de sa fabrique ; c’est lui faire voir la forge des mots et des histoires ; c’est lui montrer l’écrivain à l’œuvre et ses jeux avec les mots. C’est surtout lui laisser le choix d’accéder à la quintessence de ce qui raconté. Concluant la « Présentation » de la dernière « confession-poker », Ouologuem écrit :

« S’il fallait conclure – Dieu m’en garde – j’oserai relever ceci : c’est que si le lecteur est à ce point en dehors de la vie qu’il en nie les vérités, eh bien qu’il s’en tienne à ses propres visions et à son monde mensonger, mais je l’admirerai comme une singulière figure en sommeil, qui ne gagne pas en sincérité ce qu’elle gagne en inconscience72. »

59S’il se garde bien de conclure, c’est parce qu’il a conscience que, comme Éros, le devenir écrivain tient explicitement en une acceptation totale de la liberté et de la jouissance de cette dernière qui conditionne aussi bien la création que la réception de l’œuvre en ces années de révolution pré- et post-soixante-huitarde. A l’image de l’un des slogans emblématiques de mai 68 qui réclamait pour tous la jouissance « sans entrave », Ouologuem réclame, lui, pour l’écrivain, la liberté de dire sans entrave qui a, pour corollaire, en littérature, la liberté d’accepter (ou non) de lire sans entrave.

60C’est ce langage de liberté totale porté par la jeunesse étudiante française à laquelle il appartient73 et dont il se reconnaît pleinement qui est le moteur créateur de Yambo Ouologuem. Comme l’écrivait Mustapha Khayati dans « Les mots captifs » à propos de la nécessité de refondre le dictionnaire, l’écrivain malien veut « détruire systématiquement […] tout le langage hérité et domestiqué » et remplacer le « maître à parler (et à penser)74 » par le « noyautage révolutionnaire du langage. » En d’autres termes, en littérature aussi, il faut instaurer la « légitimité du contre-sens » contre les sens donnés et garantis par les pouvoirs, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient.

61On mesure sans peine, en dépit de toutes les circonstances historiques qui ont conduit à sa marginalisation, l’état d’isolement (après l’état de solitude) dans lequel Yambo Ouologuem s’est retrouvé ainsi que les limites d’un statut d’écrivain et d’une conception de la littérature qui reposaient sur une approche personnelle, certes intuitive et clairvoyante, mais qui ne pouvait réussir sans le secours d’un mouvement collectif. En conseillant aux « Nègres d’écrivains célèbres » la modestie (« ne visez pas si haut tant que vous serez nègre. On voit en vous l’ouvrier qui fait du travail à la chaîne »), en les invitant à « fabriquer nègrement [une] littérature de con-sommation75 » contre la « société de consommation », Ouologuem prônait en fait une posture vraiment révolutionnaire, la sommation (dans tous les sens, juridique et littéraire, du mot), qui ne pouvait prospérer que dans la provocation et susciter de l’exaspération aussi bien dans le monde noir africain que dans le monde blanc européen. Négrifier (toute) la littérature, contribuer à sa désacralisation, voilà une utopie bien d’époque : elle ne pouvait être réaliste.