Colloques en ligne

Anthony Mangeon

Lire Yambo Ouologuem à la lumière de Guy Debord : poétique et politique du détournement

1Mon titre propose une lecture diffractée : « lire Yambo Ouologuem à la lumière de Guy Debord », c’est implicitement faire du second un projecteur pour éclairer le premier. Mais c’est aussi mettre les deux auteurs en regard, comme en champ et contre-champ, à partir de leurs préoccupations croisées et de leurs pratiques littéraires iconoclastes. Ces dernières les ont par ailleurs semblablement conduits, à force d’assauts contre les institutions littéraires et culturelles, à occuper longtemps une position marginale avant de connaître, depuis une dizaine d’années, une certaine patrimonialisation. Les archives de Guy Debord ont ainsi été acquises en 2009 par la Bibliothèque nationale de France, comme « trésor national » qui a fait l’objet d’une exposition, en 2013, parallèlement à un colloque ; et le nom de Yambo Ouologuem est devenu en 2008 celui d’un prix littéraire au Mali. Gageons en outre que ses archives font déjà l’objet de négociations pour leur sauvegarde et future exploitation.

2Mais ce qui réunit surtout Debord et Ouologuem, c’est une même conception de la littérature comme usage et comme indiscipline, qui les fait sans doute appartenir davantage aux contre-littératures, selon la définition qu’en a donnée Bernard Mouralis dans son célèbre ouvrage de 1975, qu’à la littérature elle-même1. En effet cette dernière ne sert plus chez eux à désigner une tradition établie, et moins encore un « usage du monde », c’est-à-dire des pratiques courantes dans les couches dominantes d’une société, qui détermineraient ainsi les valeurs, et partant les hiérarchies admises entre les productions littéraires. La littérature, ce serait plutôt ce dont on peut user librement, en réponse ou en contrepoint à des discours établis (le droit d’usage primant désormais sur le droit d’auteur), pour produire d’autres textes et riposter ainsi aux productions symboliques dominantes (parlure sociale, politique, religieuse ; et toutes les disciplines discursives qui mettent en forme et en ordre le réel dans une étroite collusion entre le savoir et le pouvoir). Ce libre usage, qui a pour effet de brouiller les hiérarchies entre les genres, les domaines, les auteurs, porte un nom très précis : c’est « le détournement », ou la reprise – non signalée comme telle – de fragments textuels antérieurs ou, plus largement, d’ « éléments esthétiques préfabriqués » dont Guy Debord avait théorisé la pratique dès 1956, avant de la systématiser dans ses différents ouvrages et films2. Quant au refus de se conformer aux productions symboliques dominantes, ou quant à la volonté de les « retourner » précisément contre elles-mêmes, c’est ce que je propose d’appeler, depuis une quinzaine d’années maintenant, « l’indiscipline » ou la stratégie conjointe de « maîtrise des formes » et de « déformation de la maîtrise » – désignant par ce dernier terme les rapports de force exercés dans une société3.

3J’ai de fait déjà présenté, dans deux précédents articles, cette pratique du détournement chez Yambo Ouologuem4. Mais il s’agissait alors de traiter Le Devoir de violence comme un exemple parmi d’autres, ou comme un prétexte à une réflexion plus générale sur les rapports entre littérature et histoire. Au soupçon que je pourrais malgré tout me répéter ici, je répondrais par une boutade, empruntée à Blaise Pascal par le truchement de Debord, et notamment de ses Mémoires entièrement composés d’éléments détournés : « Qu’on ne me dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle5 ». Mon propos veut donc convaincre de la nécessité et de l’intérêt renouvelé d’un retour à une comparaison Debord / Ouologuem, en partant cette fois d’une anthropologie ou d’un discours sur l’homme qu’ils pourraient avoir en commun, et qui fonde tout à la fois leur posture critique et leurs choix esthétiques.

Une anthropologie commune

4En s’appuyant sur les données de l’histoire et de la psychologie, l’essayiste Jean-Marie Apostolidès, par ailleurs biographe de Guy Debord6, a posé « l’hypothèse qu’il existe une double tradition dans notre société, celle de la violence d’une part, celle de la pitié d’autre part, qui constitue le cadre émotionnel des pratiques humaines et définit chaque fois le champ du sensible7 » :

« Ce champ du sensiblese structure en Occident selon deux axes, celui de l’héroïsme et celui de la victimisation. Si le premier axe, vertical, est lié aux sources archaïques, romaines et barbares, de notre culture, le second, horizontal, est un héritage du christianisme. Selon la première tradition, l’individu doit d’abord se préoccuper de lui-même, chercher son épanouissement et ses satisfactions dans une conquête permanente, celle-ci se réalisant la plupart du temps au détriment d’autrui. L’héroïsme est lié d’une façon étroite à la terreur. La seconde tradition, quant à elle, repose sur le principe opposé, le respect de la vie d’autrui. […] La victimisation est liée au sentiment de pitié, qui se développe contre les deux pulsions humaines fondamentales, la pulsion agressive et la pulsion sexuelle. Les deux axes définissent le champ de la sensibilité occidentale8 ».

5Dans Héroïsme et victimisation, Jean-Marie Apostolidès mobilise donc ce schéma pour étudier les mutations de la sensibilité dans l’histoire des sociétés occidentales, en particulier dans la société française où la culture de l’héroïsme a longtemps dominé, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avant de se voir progressivement renversée par une « sensibilité victimaire » qui fait que « des attitudes admises, voire prisées naguère, sont maintenant refoulées et criminalisées9 ». Apostolidès associe d’ailleurs « le passage de l’héroïsme à la victimisation, et celui tout aussi rapide de la Nation au communautarisme » aux journées de mai 1968 à partir desquelles on serait, selon lui, « passé d’une société de type patriarcal à une nouvelle société, de type fraternel » :

« Le patriarcat traditionnel s’appuyait à la fois sur l’autorité et sur le pôle héroïque de la culture, tandis que la société fraternelle construit ses fondements autour du pôle de la victimisation et rejette l’autorité. Le premier donnait sa préférence à l’Histoire, le second favorise la Mémoire, c’est-à-dire le souvenir, le rituel, la commémoration10. »

6Si l’hypothèse d’une tension fondamentale entre héroïsme et victimisation convainc largement, par sa puissance heuristique et les lectures opératoires qu’elle offre de l’histoire contemporaine, on peut toutefois se demander pourquoi Jean-Marie Apostolidès choisit de la restreindre aux seules sociétés occidentales. On pourrait notamment trouver une autre trace du passage de l’héroïsme à la victimisation dans la mutation opérée au tournant des années cinquante-soixante, quand le triomphe de la mentalité coloniale s’est vu contrarié par l’avènement d’une conscience tiers-mondiste. De même, le schème de la victimisation semble bien, à la même époque, s’être lui-même étendu aux sociétés colonisées puis décolonisées, comme l’a très bien montré l’historien camerounais Achille Mbembe dans son fameux essai, « À propos des écritures africaines de soi » (2000). Mbembe identifie en effet les idéologies anticoloniales racialisées comme le panafricanisme ou la négritude à l’avènement d’un « sujet victimisé » et d’un « paradigme de la victimisation » proposant, selon lui, « une lecture de soi et du monde en tant que série de fatalités » où « une histoire millénaire et d’une extraordinaire complexité s’est trouvée, d’un coup de baguette magique, ramenée à trois gestes tragiques, expériences fantomatiques et objets phobiques par excellence : l’esclavage, la colonisation et l’apartheid11 ». À ces écritures africaines de soi fondées sur la victimisation et le nativisme, ou le renfermement sur soi de la « raison nègre », Mbembe oppose donc « une identité africaine actuelle, à l’interface du cosmopolitisme et des valeurs d’autochtonie », qu’il finira par appeler « l’afropolitanisme ».

7Il me semble de fait très important de chercher à élaborer une anthropologie commune entre Afrique et Occident, c’est-à-dire, comme le souligne Jean-Loup Amselle dans ses différents livres depuis Branchements (2001), « une anthropologie de l’universalité des cultures » qui s’attache à rechercher des valeurs ou des principes et des modèles communs entre les sociétés, plutôt que des différences fondamentales entre elles. Dans ses travaux, Amselle a pu ainsi montrer qu’il existait de « fortes similarités entre les modèles politiques en place dans la France de l’Ancien régime et en Afrique précoloniale » et il ajoute :  

« De fait, les théories du pouvoir en vigueur dans ces deux ensembles opposaient dans chaque cas les détenteurs du pouvoir politique venant de l’extérieur aux autochtones maîtres du sol et du rituel, ce qui répond tout à fait au modèle de la “guerre des deux races” (Francs versus Gallo-Romains ou Normands versus Anglo-Saxons) tel qu’il a été exhumé par Michel Foucault dans Il faut défendre la société12. »

8Ce mythe de la guerre des deux races a par exemple pu être mobilisé au Rwanda pour expliquer les rivalités entre Hutus et Tutsis, avec les désastreuses conséquences que l’on connaît13 ; quant au mythe d’une origine extérieure des dynasties politiques, « omniprésent en Afrique » selon Amselle, et qui fonde l’opposition princeps entre conquérants ou (gens du pouvoir) et autochtones (ou gens de la terre), il offrait un considérable avantage politique : il permettait en effet de « faire apparaître les détenteurs du pouvoir comme ayant peu de liens avec les populations locales pour mieux accréditer leur position d’arbitre, source majeure de légitimité dans cette région du monde. C’est par rapport à cette configuration qu’il faut également considérer les traditions d’origine des Falashas d’Éthiopie, des Armana-Sherif de Tombouctou et des Kongo d’Afrique centrale, qui tous revendiquent des ancêtres juifs ou hébreux. Le seul reproche que l’on puisse adresser aux ethnologues est celui d’avoir pris ces mythes pour argent comptant14. »

9Les lecteurs de Ouologuem reconnaîtront sans peine la stratégie des Saïfs se réclamant d’un ancêtre négro-juif dans Le Devoir de violence, en particulier dans la première partie du roman.

10Plus récemment, dans sa conclusion de L’Anthropologue et le politique, puis dans ses entretiens avec Souleymane Bachir Diagne, Jean-Loup Amselle a proposé de faire des modes opératoires du « capitalisme dans son ensemble » son nouveau « terrain de prédilection15 », allant jusqu’à redéfinir l’universalisme comme « la recherche de l’unité des manifestations du capitalisme sur les différents continents ou celle d’une possibilité de communication et de traduction entre différentes cultures16. » Amselle propose notamment d’étudier comment l’esprit religieux, magique et sorcellaire habite notamment « le fétichisme de la marchandise » dont parlait Marx17, tandis que le continent africain ferait par ailleurs l’objet d’une vaste marchandisation, en particulier de ses productions ethnographiques et artistiques, que l’anthropologue appelle alors ironiquement la « “marchandisation des fétiches”, qu’il s’agisse des fétiches de l’art tribal ou de ces nouveaux fétiches – les œuvres d’art contemporain africain – dont le caractère magique n’a pas totalement disparu18 ». Les lecteurs de Ouologuem se souviendront, une fois encore, de la manière dont ce processus est mis en œuvre par les Saïfs à l’arrivée de l’ethnologue Shrobénius, et avec la grande complicité de ce dernier, dans Le Devoir de violence.

11Où veux-je en venir avec ces différents détours – par Jean-Marie Apostolidès, Achille Mbembe, Jean-Loup Amselle ? À cette idée que l’anthropologie commune à l’Afrique et l’Occident qui se dégage de leurs travaux est également celle qu’on peut exhumer d’une lecture attentive et conjointe du Devoir de violence de Yambo Ouologuem, et de la Critique de la séparation (1961) puis de La Société du spectacle (1967) publiées et filmées par Guy Debord.

Lectures de l’Histoire

12Commençons par l’aîné, Debord, né en 1930 et suicidé en 1994.

13Dans les essais biographiques qu’il lui a consacrés, Jean-Marie Apostolidès a montré combien, à travers ses différentes œuvres et les masques dont il avait recouvert son autoportrait par le jeu des détournements et emprunts à divers « modèles » (François Villon, le Cardinal de Retz, Pierre François Lacenaire et Arthur Cravan), le chef de file de l’avant-garde situationniste avait cherché à « incarner trois types de personnalité tout au long de son existence : le Bandit, le Héros et le Sage19. » Dans sa prédilection pour les jeux de stratégie, sa fascination pour les théoriciens de la guerre (Sun Tzu, Clausewitz) et son intransigeante visée révolutionnaire, Debord apparaît ainsi comme une incarnation exemplaire de la culture ancienne de l’héroïsme. Certes, il reste surtout connu pour sa critique implacable du « spectacle » comme « rapport social entre des personnes, médiatisée par des images20 », mais ce qui gît au cœur d’une telle critique, c’est en réalité la « séparation généralisée » qu’induit le spectacle entre la vie réelle et le monde tel que nous nous le représentons :

« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. […] Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant21. »

14Trouvant son origine dans l’avènement de la société marchande et dans le phénomène de la transformation des objets et des êtres vivants en simples marchandises douées d’une double valeur, d’usage et d’échange, le spectacle se caractérise avant tout par sa puissance de négation :

« Considéré selon ses propres termes, le spectacle est l’affirmation de l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible [...] le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis22. »

15Debord établit donc des équations très claires entre « spectacle » et « négation de la vie » ou tout simplement « mort », d’une part, et d’autre part entre marchandisation et soumission, résignation à un état non-vivant par l’adhésion au spectacle. Pour échapper à une telle condition, il n’est pour lui d’autre choix que d’opérer une critique radicale de « la séparation », c’est-à-dire de la faille qui s’est instaurée entre l’homme et le monde, ou entre la société humaine et la vie. Et la cible première, dans ce cas, c’est le pouvoir en tant que spécialisation sociale à la racine du spectacle :

« Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé23. »

16En définitive, ce pouvoir s’incarnant d’abord dans l’État comme « forme générale de la scission dans la société, produit de la division du travail social et organe de la domination de classe », c’est l’État qu’il faut détruire (ou éviter) pour retrouver une unité première avec le monde, ou simplement inventer, imaginer un rapport nouveau, non médiatisé et non-séparé avec lui.

17Or de manière intéressante, cette révolution qu’il envisageait et qu’il aura attendue, en somme, sa vie durant, Debord en avait identifié les prémisses et les conditions premières en Afrique, au moment des révoltes anticoloniales comme la guerre d’Algérie ou les émeutes au Congo. Si des images de ces révoltes et de leur répression émaillent, dès 1961, le documentaire Critique de la séparation – en contrepoint à celles d’hommes politiques occidentaux (Kroutchev et de Gaulle au garde-à-vous sous l’Arc de Triomphe, Eisenhower dans les bras de Franco…) venues illustrer la formule « Le secteur des dirigeants est celui même du spectacle » – c’est que ces scènes d’insurrection offrent un substrat visible à l’espoir contrarié d’une révolution possible : « Pourtant, tout équilibre existant est remis en question chaque fois que des hommes inconnus essaient de vivre autrement », énonce alors Debord en voix off. Ces mêmes images reviennent d’ailleurs à la fin avec deux questions : « Qui résistera ? Il faut aller plus loin que cette défaite partielle. Bien sûr. Et comment faire24 ? »

18Un début de réponse est esquissé dans un texte rédigé pour la revue L’Internationale situationniste, en juillet 1966, mais resté inédit jusqu’à sa publication dans les Œuvres de Debord parues dans la collection Quarto chez Gallimard, en 2006. Intitulé « Conditions du mouvement révolutionnaire congolais », cet essai recommande une extension maximale du domaine de la lutte en liant d’emblée « révolution africaine » et « abolition mondiale réelle de toute division en classes, division fondamentale d’une société étendue maintenant à toute la terre, et dont découlent toutes les oppositions entretenues de nations et de races25. » Il met ensuite en garde contre les mutations insidieuses de la domination impérialiste :

« Là où l’impérialisme a su modifier sa forme de domination avant que la lutte des colonisés n’arrive à un choc armé victorieux, il est resté maître des pays “décolonisés”. Senghor ou Mba remplacent un gouverneur étranger, et on change un détail de l’uniforme des mêmes gendarmes, que les mêmes maîtres paient et organisent. »

19Il souligne enfin l’adaptation des élites traditionnelles aux nouvelles formes de la domination :

« Les chefs traditionnels se saisissent de la nouvelle bureaucratie d’État, et ainsi tendent à constituer une bourgeoisie, non par le travail productif, mais par le pillage organisé du pays. C’est alors une bourgeoisie qui n’accumule pas, mais qui dilapide — et la plus-value du travail local, et les subsides étrangers des États impérialistes qui sont ses protecteurs26. »

20Viennent alors les recommandations de Debord :

« Le mouvement révolutionnaire au Congo comme partout, doit dire la vérité, ce qui revient à dire : abolir tout pouvoir séparé de la société, car là est la racine de l’idéologie, c’est-à-dire du mensonge. Il faut dénoncer et transformer la réalité mondiale présente, sans aucune réserve. N’est sous-développé que celui qui accepte l’image du développement de ses maîtres. Mais le seul développement humain universel est justement l’abolition des maîtres, la société sans classes. Le mouvement congolais ne peut reconnaître aucune valeur positive aux formes sociales des anciens colonisateurs, ni aux formes de nouvelle exploitation bureaucratique de ceux qui parlent de leur libération selon la voie russe ou chinoise27. » 

21Le mouvement révolutionnaire congolais ne doit donc pas viser l’appropriation de l’appareil étatique par une nouvelle bureaucratie, mais sa destruction systématique au profit de l’autogestion :

« Le but du mouvement révolutionnaire congolais est l’autogestion, celle qui est apparue sous une forme limitée après la première victoire de la révolution algérienne, et que le pouvoir de Boumedienne combat âprement. L’autogestion doit être réalisée totalement. Elle est partout la seule garantie d’indépendance. C’est elle, et non l’État centralisateur, qui devra dépasser le tribalisme. […] L’autogestion des travailleurs n’aura pas à imposer un quelconque rythme de développement pour rattraper quelque modèle étranger, mais aura le pouvoir de créer librement toute la vie sociale à partir de la base existante. Si les travailleurs congolais possèdent directement leur propre force de travail et toutes les ressources industrielles du pays, ils peuvent fort bien décider une chute relative de la production28. »

22C’est d’ailleurs uniquement à partir de telles conditions que pourrait se réaliser ultérieurement une révolution planétaire selon Debord :

« Le mouvement révolutionnaire congolais aujourd’hui ne se place pas dans l’histoire de la négritude, mais il entre dans l’histoire universelle. Il est une partie du prolétariat révolutionnaire qui va remonter vers la surface de tous les pays29. »

23Dans sa lecture de l’histoire, l’auteur de La Société du spectacle part certes des réalités occidentales, et notamment celles des sociétés industrielles, pour aller vers l’Afrique, mais ce faisant il replace cette dernière au cœur même de l’histoire universelle, qui ne peut être selon lui qu’une histoire de l’émancipation de l’homme vis-à-vis de tout de ce qui le sépare du monde et de lui-même.

Stratégies d’indiscipline

24Prenons à présent le roman de Ouologuem. La dynastie des Saïfs, dont l’auteur met en scène l’histoire et l’exercice aussi matois que tyrannique du pouvoir au Nakem, anagramme à peine déguisée du royaume du Kanem-Bornou, au nord du Tchad, règne très précisément selon une culture de l’héroïsme caractéristique de la féodalité : c’est en effet prioritairement par la guerre, la prédation, les exactions, en un mot par la violence qu’on instaure sa domination, et quand dans un effort absolutiste, les Saïfs parviennent à centraliser le pouvoir, en se constituant une cour de notables, ces derniers n’en continuent pas moins de reproduire, à une échelle locale, les pratiques prédatrices de leurs modèles. La violence prend ainsi très fréquemment une dimension orgasmique, voire orgiaque, et s’instaure avant tout comme une célébration de la masculinité qui, selon Jean-Marie Apostolidès, va précisément de pair dans la culture héroïque avec la répression et la subordination du féminin30.

25La guerre ne peut cependant pas être le régime continu de la domination ; celle-ci doit aussi s’exercer, au quotidien, par d’autres voies plus discrètes mais non moins efficaces, sur le long terme, que la simple terreur physique. C’est là qu’intervient la domination symbolique sur les populations africaines animistes, notamment par l’usage politique de la religion musulmane, conçue comme soumission à la volonté de Dieu qu’incarnerait au premier chef Saïf. Cette domination symbolique passe également par la spectacularisation fréquente du pouvoir, dans ses fastes, ses rites et leurs supposés symbolismes, dont la fonction n’est autre que de masquer la réalité des rapports exclusivement marchands de l’aristocratie musulmane aux populations noires et à leurs productions culturelles.

26Il peut dès lors sembler très difficile, sinon impossible de résister à une telle hégémonie – économique, sociale, politique, symbolique – et la question fondamentale se trouve ainsi posée par le narrateur à propos de Raymond-Spartacus Kassoumi, en écho au titre du roman : « C’était en quelque sorte un devoir pour lui d’être, avec son Afrique, révolutionnaire. Mais comment31… »

27On renoue par là avec celles que soulevait Debord (« Qui résistera ? » et « Comment faire ? »), mais les réponses de Ouologuem dans Le Devoir de violence ne se trouvent pas dans des « thèses », comme les vingt-et-une propositions qui constituaient les « Conditions du mouvement révolutionnaire congolais » ; elles résident plutôt, puisqu’il s’agit d’une fiction, dans des agencements narratifs et des stratégies discursives. J’en identifie principalement trois, à partir d’un même constat – à savoir qu’on est toujours plus amené à collaborer avec le pouvoir des Saïfs qu’à lui résister, et qu’on ne peut donc lui résister qu’à partir de cette donnée première d’une communauté de moyens avec lui.

28Lorsque le sorcier Bourémi ou le séide Sankolo, exécuteurs des basses œuvres pour Saïf, finissent par devenir à leur tour les victimes de ce dernier, ils adoptent en effet une semblable stratégie qui consiste à se faire passer pour fou, pour mieux « clamer sa vérité ». Leur sort n’en est pas moins par là même scellé : à peine audibles, ils sont vite éliminés.

29La seconde stratégie est celle développée par El Hadj Ali Gakoré, à l’occasion d’une assemblée de notables, quand il mobilise les codes mêmes utilisés par Saïf – une prophétie, la piété religieuse – pour mieux asseoir son pouvoir. Son intervention a lieu au début de la troisième partie, « La Nuit des Géants », c’est-à-dire au moment où la colonisation fait sentir ses premiers effets, avec conjointement l’institution officielle du christianisme et l’instauration de l’instruction publique, deux dispositifs que Saïf veut naturellement contrer :

« Et voici que le froid envahit les cœurs :
Car soudain l’on vit s’avancer à pas tricotants El Hadj Ali Gakoré, quinquagénaire idéaliste, ramassé sur lui-même tel un vautour en sommeil. Tout chevrotant sous son grand boubou, il se porte devant Saïf, devant qui il s’agenouille […]. “Nobles seigneurs, l’imam Mâhmoud, grand chérif de la Mecque, avait pourtant prédit qu’après Isaac el Héït, à la venue d’un autre khâlife, sang et larmes disparaîtraient du monde, bon… vrai ou faux ? Que serviteurs et maîtres, égaux, se dévoueraient ensemble au service de Dieu, que la puissance serait justement assise et que la grandeur sans cesse s’engendrerait elle comme… la mer ! Et aussi que l’empire serait fort et les peuples unis, oh oui, par un amas de richesses, de puissance et de gloire, à… euh… à dépenser en choses agréables à Dieu, bon… vrai ou faux ?”, interrogea-t-il, comme illuminé. !
Enfin, de ses yeux chassieux, regardant timidement l’imposant Saïf ben Isaac el Héït : “Ah ! Que penserait-on, noble khâlife, si vous alliez oublier comment s’éduque un peuple ?” » (p. 86-87).

30Si les prophéties de l’imam Mâhmoud justifient le règne du nouveau Saïf, elles annonçaient également un renouveau religieux, ainsi qu’une prospérité matérielle dont les signes abonderaient dans la réalité. Dès lors, de deux choses l’une : soit cette prospérité et ce renouveau ne sont pas au rendez-vous, et le règne de l’actuel Saïf n’est qu’une imposture ; soit ces marqueurs d’une prophétie bien accomplie sont manifestes, mais dans les actions du colonisateur européen, et les voies de Dieu s’avérant dès lors impénétrables, il s’agit de ne pas les entraver davantage, contrairement à ce que Saïf s’apprête à faire. Le discours d’Ali Gakoré exprime ici une connaissance subtile, dans la lettre et dans l’esprit, des productions symboliques dominantes. En les manipulant de façon critique, l’orateur parvient à subvertir le sens des énoncés par lesquels le pouvoir s’auto-légitimait. Reprendre l’initiative, ce n’est donc pas nécessairement rejeter les codes symboliques dominants, mais bien en maîtriser les formes pour déformer ensuite les rapports de maîtrise qu’ils ont rendu possibles.

31Là encore, l’issue est fatale – et El Hadj Ali Gakoré, exposé à « la double épreuve ordalique des flammes et du poison », en « homme de soumission fausse, hypocrite par trop expert en diffamations » (p. 88), mourra à son tour.

32Cette stratégie qui consiste à rétablir un décalage entre les énoncés et les faits, pour mieux dénoncer la séparation instaurée par le pouvoir spectaculaire des Saïfs entre leurs représentations et la réalité, ressemble fort, de fait, à celle adoptée par le narrateur du Devoir de violence lui-même. Ce dernier exprime en effet souvent, par sa dévotion, une fausse connivence avec les puissants, mais ce faisant il n’en met pas moins à distance, par les guillemets ou simplement par l’écart ironique que le lecteur perçoit entre son point de vue et celui contenu dans les énoncés qu’il reprend ou relaie, les représentations mensongères de l’histoire construites au bénéfice du Saïf par les griots et tous les chroniqueurs officiels cités dans le roman.

33Vient alors une troisième stratégie, qui repose précisément sur le pouvoir de la fiction et de la mise en intrigue : c’est celle employée notamment par l’évêque Henry, lorsqu’il rapporte d’abord à Raymond-Spartacus Kassoumi une histoire chinoise, puis lorsqu’il raconte à Saïf un film qu’il a vu récemment :

« Les Chinois ont un jeu : le trait d’union. Ils capturent deux oiseaux qu’ils attachent ensemble. Pas de trop près. Grâce à un lien mince, mais solide et long. Si long que les oiseaux, rejetés en l’air, s’envolent, montent en flèche et, se croyant libres, se grisent de battements d’ailes, de grand air, mais soudain : crac ! Tiraillés. Ils volettent follement, dans toutes les directions, tournoient et tourbillonnent, éparpillant le sang qui dégoutte de leurs ailes meurtries d’où s’arrachent plumes et duvet qui atterrissent sur les spectateurs. Les Chinois trouvent ça drôle, hautement comique et raffiné. À se tordre de rire ! (…) L’humanité est une volaille de ce genre. Nous sommes tous victimes de ce jeu ; séparés, mais liés par la force. Tous, sans exception. » (p. 276)
« Je ne comprends pas. Je cherche à renouer l’histoire. D’un côté, je sens confusément l’intrigue, et de l’autre la boucherie. Au beau milieu, quelqu’un tirait sur les ficelles. Quand il tirait trop fort, cela puait le traître de mélodrame, et un grognement s’élevait dans la salle. Je regarde l’écran : tous les moyens y sont bons – qui biaisent, silencieux, aigus, jamais laïques, exaltants de la guerre secrète. Mais pour tous, la force de frappe reste essai sur soi-même, bien moins pour exprimer une vision sanglante du monde que pour parvenir à un accord imminent entre la vie et le monde. Ici, ce qui importe, c’est que, toute vibrante de soumission inconditionnelle à la volonté de puissance, la violence devienne illumination prophétique, façon d’interroger et de répondre, dialogue, tension, oscillation, qui, de meurtre en meurtre, fasse les possibilités se répondre, se compléter, voire se contredire. » (p. 283-284)

34Il est évidemment saisissant de lire comment, à travers ces deux paraboles de l’existence humaine, et par deux détours dont Debord était féru – les anecdotes chinoises et le cinéma – Henry reprend implicitement la pensée critique du théoricien situationniste. La fable des deux oiseaux dénonce tout d’abord l’illusion de la liberté, puis la puissance d’un jeu qui sépare et réunit tout à la fois les êtres par un semblable rapport à un pouvoir invisible, auquel nul ne peut échapper. Quant au récit du film, il fait de la violence la règle secrète de ce jeu, et le seul moyen de rétablir une éphémère unité avec le monde et la vie, par-delà toutes les oppositions.

35Cette troisième stratégie, incarnée par l’évêque Henry, est donc résolument métatextuelle ou métadiscursive, mais elle nous permet surtout de mieux comprendre le sens du dialogue final avec Saïf, qui s’ouvre avec ce commentaire d’un film et qui se poursuit en un métalogue32, à l’occasion d’une partie d’échecs où chaque parole, ainsi que je l’ai montré ailleurs, constitue en elle-même un coup qui exprime et commente tout à la fois la partie en cours33.

36Il y est donc à nouveau question d’un jeu, où il s’agit plus précisément de « jouer sans être joué », d’une part, et de « reconnaître » le jeu des autres au point de « vouloir s’y reconnaître », « usant de leur ruse sans jamais avoir l’air de la forcer ni de la détourner, démêlant le piège embrouillé, et encore avec prudence » - en somme, conclut l’évêque Henry, il s’agit de « remplacer la force par la ruse… », la ruse se définissant pour lui comme « la vérité de la force et du droit, art de dialoguer avec la vie » (p. 288). Or de façon exemplaire, ce métalogue où les deux protagonistes finissent par s’accorder sur l’essentiel, et qui ne débouche donc pas sur la mort de l’opposant à Saïf (en dépit du fait que le premier a dévoilé au second la règle même ou la vérité de son « jeu »), ce métalogue disais-je peut se lire aussi comme un dialogue entre deux figures exemplaires incarnant les deux pôles antithétiques et complémentaires de toute société, qu’elle soit européenne ou africaine. Avec son faste, son goût de la dépense et de la démesure, Saïf représente en effet la culture de l’héroïsme, ou le devoir de violence jusqu’à la déraison, tandis que Henry, qui « était allé, bossu concerné par le drame nègre, de village en village, de case en case, prêtre-ouvrier déjà, piochant la terre des paysans, prodiguant soins et médicaments, et, le soir venu, lisant la Vie des apôtres » (p. 201), figure quant à lui la culture de la victimisation, ou comme l’écrit le narrateur, « la folie confuse du devoir d’amour34. »

37On peut alors trouver un sens ultime à cette scène finale entre Saïf et Henry, qui court en filigrane de leur métalogue. Si, en effet, Saïf incarne le devoir de violence, et si l’évêque demeure en définitive la seule figure de résistance à survivre à ses pièges mortels, et à se voir même épargné par le cruel dynaste, qui jette finalement au feu la vipère aspic qu’il lui destinait, c’est bien que le prêtre chrétien incarne, dans son devoir d’amour, la seule manière efficace de vaincre à terme la violence – sous la forme d’une non-violence prônée jadis par le Christ, et mise en œuvre au xxe siècle par d’importantes figures spirituelles comme Mohandas Gandhi en Inde, ou Martin Luther King Jr aux États-Unis. Le contrepoint et la seule issue possible au Devoir de violence et à sa « force de frappe » seraient ainsi le devoir de non-violence et sa Force d’aimer, pour reprendre le titre d’un recueil de sermons du fameux pasteur noir américain.

Conclusion

38 Il m’apparaît en définitive fécond de lire Yambo Ouologuem à la lumière de Guy Debord. Tous deux, à partir d’un même constat – la séparation de l’existence humaine et de la vie – avaient finalement formulé de semblables critiques, dénonçant notamment la domination de la politique sur la vie, l’assimilation de la politique au spectacle, et la domination du spectacle comme rapport uniquement marchand aux hommes et au monde.

39Tous deux ont de surcroît développé une même pratique littéraire : le détournement conçu dans une visée résolument iconoclaste. Face à la marchandisation des fétiches et au fétichisme de la marchandise, face notamment à la marchandisation de la littérature, Debord et Ouologuem ont instauré, selon les mots du premier, un « communisme littéraire » destiné à saper les hiérarchies, et à démocratiser les modèles en les puisant dans différentes ressources et en les mêlant : classiques de la littérature savante autant qu’obscurs de la littérature populaire, drames shakespeariens et romans policiers, dialogues de films et slogans publicitaires, etc.

40Tous deux ont ainsi développé une même lucidité historique, sur la possibilité d’une révolution en Afrique, mais en lui posant une condition presque impossible à réaliser : le choix de ne pas reproduire les codes et les tactiques des maîtres – que ces derniers soient les élites traditionnelles ou les colonisateurs occidentaux35.

41Tous deux ont enfin manifesté une même propension à la posture héroïque, dans leur choix courageux de riposter à la violence, ou de faire violence à la violence qui s’est exercée sur les plus fragiles et vulnérables.

42Pour tout cela, ils se sont attirés l’hostilité du système littéraire et médiatique, suscitant profusion de jugements hostiles, de procès d’intention, et leurs tentatives de réfutation ont finalement débouché dans un semblable isolement qui les a conduits à incarner, chacun de son côté, Debord à Champot, Ouologuem à Sévaré, la figure atrabilaire de l’ermite. Mais un demi-siècle après leurs coups d’éclat, La Société du spectacle pour le premier, Le Devoir de violence pour le second, ils sont désormais en voie de patrimonialisation, et font office de prophètes pour leur époque, et sans doute, dès lors, pour les temps à venir.