Colloques en ligne

Christelle Bahier-Porte

« La manière la plus délicate de composer des Aventures ». Les Aventures de *** ou les effets surprenants de la sympathie de Marivaux

1La question de la composition, de ses effets de sens et de ses effets esthétiques, concerne ce que l’on peut appeler l’histoire des idées poétiques. Au tournant des xviie et xviiie siècles, elle accompagne l’évolution sémantique de la notion d’invention : la réflexion sur la disposition est une étape dans la mutation de l’inventio rhétorique vers l’invention-originalité. Elle intéresse à ce titre les Modernes, Perrault, mais aussi Fontenelle, La Motte et Marivaux lequel fait de la disposition un sujet de la célèbre première feuille du Spectateur français. Les Modernes lient composition et manière de penser, composition et ingéniosité, disposition poétique et disposition de l’esprit humain dans sa capacité à créer des rapports, esthétique et herméneutique, ce qui oblige à repenser la question du plan de l’œuvre littéraire, et notamment l’héritage aristotélicien de l’intrigue et du principe d’unité, garants de la cohérence de l’œuvre et du sens. Le colloque, puis l’ouvrage collectif, consacrés à « la composition du roman de l’âge baroque au tournant des Lumières »1 a montré l’acuité de cette question pour la compréhension, voire la lisibilité des romans de cette période. C’est un acquis essentiel de ce colloque que d’avoir montré que le roman de l’ancien régime d’une part « pose un sujet moral et un sujet de discours »2 et, d’autre part, peut adopter un mode de composition relevant d’« une logique non pas tant dramatique, qu’herméneutique et esthétique, avec un goût de la diversité et une obsession du singulier désaccordé »3, promouvant des « modèles alternatifs »4 de cohérence. La question des « fins intermédiaires » permet de poursuivre l’enquête, dans une belle convergence entre l’objet de la réflexion et sa mise en œuvre, en proposant d’interroger notamment les relations entre les deux « lignes » du roman : narrative, sa composition dramatique, et discursive, sa signification « morale » au sens large que prend ce terme à cette époque. Le roman de Marivaux, Les Aventures de*** ou les Effets surprenants de la sympathie, publié en deux livraisons au début et à la fin de l’année 1713, se révèle particulièrement intéressant dans cette perspective. Marivaux use en effet d’un mode de composition, celui du roman « baroque », à la mode dans les années 1630-1660, qui détonne dans le paysage romanesque contemporain et que l’on a pu qualifier d’anachronique, relevant d’une « époque depuis longtemps révolue »5. Dans la « digression » consacrée au roman dans Le Singe de Don Quichotte, Jean-Paul Sermain a fermement montré que la reprise de cette esthétique « s’inscrit dans un contexte nouveau qui lui confère une autre valeur »6 et produit ainsi un « effet de distance »7. Le roman s’inscrit en outre dans un cadre rhétorique : le récit des aventures de *** est censé convaincre la dame à laquelle s’adresse le narrateur de se laisser séduire et toucher par le sentiment amoureux, sujet essentiel du roman. La « manière de composer » choisie par Marivaux pour son premier roman permet alors de mettre en question les effets de la fiction romanesque lorsqu’elle se nourrit de « fins intermédiaires ». Ni édifiante (la dame n’est pas convaincue) ni contagieuse (ce sera le sujet des autres romans de Marivaux de la période), la fiction met en question l’expérience même de la lecture, confrontée à l’étrange poétique de l’extraordinaire mise en œuvre par l’écrivain.

2L’« Avis au lecteur» qui précède le roman se clôt sur quelques remarques sur la « manière dont est composé ce roman », distinguée de la manière des romans contemporains qui « ne sont que de simples aventures racontées avec une hâte qui amuse le lecteur à la vérité, mais qui ne l’attendrit, ni ne le touche […] »8. Pour l’auteur, ce n’est pas là « la manière la plus délicate de composer des Aventures ». Cette manière « délicate » est donc celle de l’auteur des aventures que l’on s’apprête à lire, jalonnées de « réflexions » qui feraient languir les lecteurs pressés du début du siècle. La lenteur et la longueur, par opposition à la « hâte » (vitesse et brièveté) des romans contemporains, seraient les mieux à même de toucher le lecteur. Cette « manière » repose sur plusieurs modèles poétiques :

3- celui de l’encadrement : l’auteur de l’Avis n’est pas le narrateur des aventures mais il cède la parole à l’un de ses amis qui lui a laissé son manuscrit, adressé à une dame qu’il espère séduire. L’auteur revient à la fin du roman pour en donner la conclusion, au sens poétique : « C’est ici que mon ami finit toute son histoire », et au sens moral : « Je souhaite […] que les dames apprennent à ne point causer de malheurs par des rigueurs si funestes » (p. 307), conclusion dont l’application au roman lui-même mérite d’être interrogée. Le narrateur souligne lui-même la complexité de la composition de son histoire, manière d’attirer l’attention sur le travail accompli : « […] il fallait mettre en ordre les différentes aventures de mon héros, et cet arrangement est difficile à qui n’a pas plus d’usage d’écrire que j’en ai » (p. 12)

4- celui de l’entrelacement épique qui consiste à suivre les aventures de plusieurs personnages à la fois, sur lesquels la narration se fixe tour à tour. C’est le modèle du roman épique italien, celui de Boiardo par exemple, reconnaissable aux tournures : « Laissons le (ou Laissons la) » et « Retournons à » (Lasciamo/torniamo) : « Laissons-le [Clorante] maintenant pendant qu’il court au hasard à la recherche de ce qu’il aime, et retournons à Clarice » (p. 31). Ces expressions se trouvent surtout dans les deux premiers tomes du roman mais on en trouve également des traces dans le récit de Parménie, inséré dans le récit d’Isis dans le tome III9.

5- celui du relais de parole qui caractérise le roman dit « baroque », modèle que Marivaux pousse jusqu’à ses limites, sinon jusqu’à la caricature. Le narrateur raconte l’histoire de Clorante, aimé de Clarice mais qui aime Caliste. Au cours du premier tome, un domestique raconte les mésaventures du père de Clorante en Angleterre, qui semblent lui avoir coûté la vie. Au tome 2, Caliste qui se nomme en fait Isis raconte son histoire à Clarice (p. 114-270), histoire qui multiplie les relais de paroles sur une étendue qui n’a rien à envier aux romans baroques : Parménie, mère de Caliste, raconte son histoire (p. 131-264), dans laquelle elle laisse la parole à Merville (p. 291-254), lequel laisse la parole à Misrie (p. 240-251). Après l’histoire de Caliste, on entend encore celle d’Emander (p. 272-296), inconnu recueilli dans la maison où se sont réfugiées Caliste et Clarice. Le narrateur essaye d’ailleurs de justifier le procédé, que l’on pourrait juger « extraordinaire » :

« Au reste, madame, si le récit d’Isis emporte la plus grande partie des aventures de Clorante, vous ne le trouverez pas si extraordinaire, quand vous ferez réflexion que dans cette histoire est mêlée celle de Caliste elle-même, et que celle de Frédelingue et de Parménie, qu’elle rapporte, ont un rapport nécessaire avec la sienne ; que d’ailleurs l’épisode n’est point étrangère, puisqu’elle est un récit des aventures des principaux personnages, je veux dire de Caliste et d’un autre qu’il n’est point temps que vous connaissiez encore. »10

6Le rapport nécessaire entre une histoire secondaire et l’action principale est un élément clé des poétiques du roman héroïque, que l’on trouve, par exemple, dans la célèbre « Préface » d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa : « [...] il est toujours nécessaire, que l’adresse de celui qui les emploie, les fasse tenir en quelque façon à cette action principale, afin que par cet enchaînement ingénieux toutes ces parties ne fassent qu’un corps ; et que l’on n’y puisse rien voir de détaché ni d’inutile »11. Le récit de Merville inséré dans celui de Parménie n’a pourtant aucun rapport avec aucun des personnages principaux. La poétique de la lenteur et de la longueur pourrait bien venir à bout des plus patients lecteurs, lesquels se trouvent par deux fois renvoyés au début du roman12. L’emboîtement des histoires, les répétitions de motifs ou de topoï d’une histoire à l’autre (le cavalier blessé, l’enlèvement, la reconnaissance…) dont Ugo Dionne a montré la valeur structurante13, créent de fait une confusion certaine voulue par le romancier14 qui entraîne ses lecteurs dans les méandres d’une carte de Tendre sur laquelle il est devenu bien difficile de se repérer. Le dénouement, en sept pages seulement pour un roman de plus de trois cent pages, paraît alors bien expéditif et Marivaux semble là aussi s’appliquer à en reprendre les codes attendus : il réunit tous les personnages du récit de premier niveau : Clorante, Caliste, Clarice, leurs adjuvants et leurs opposants et fait même intervenir un inconnu qui se révèlera être le père de Clorante, que l’on croyait mort depuis le début du récit. C’est que, le « récit des aventures », pour reprendre l’expression du narrateur, compte sans doute plus que leur résolution.

7Les différents modèles poétiques dont relève la « manière de composer » du romancier se trouvent, en effet, contenus dans le titre même du roman, qui promet des « Aventures ». Certes, il peut s’agir d’un nouvel indice du caractère suranné du roman proposé, puisque c’est un titre que l’on trouve surtout dans les années 1660-1670 mais il peut aussi être pris au sérieux. L’aventure, depuis le roman médiéval qui sert de modèle aux romans épiques, conjugue le hasard et la destinée, lesquels sont modulés tout au long du roman de Marivaux. Caliste s’interroge, par exemple, en ces termes : « Cette aventure est-elle un effet du hasard ? Ou croirai-je que le destin nous a faits l’un pour l’autre ? » (p. 40). L’aventure conduit à la « merveille » ou à l’extraordinaire, soulignés fréquemment dans le roman par des expressions comme « accident singulier », « aventure surprenante », « expédient extraordinaire », conduisant parfois à l’incrédulité. Ainsi lorsque Merville retrouve Guirlane, devenue épouse du patron de la mine où il est séquestré, il ne peut que s’exclamer, devançant le lecteur : « L’aventure est assez surprenante, madame […] pour m’avoir fait douter d’abord » (p. 235). Sur le plan poétique, le récit d’aventures impose une « conjointure » pour lier les différents motifs, lesquels peuvent constituer une matière prédéfinie que l’on appellera topique. Cette conjointure relève bien de la « manière de composer », qui va donner un nouveau sens à cette « matière », c’était déjà le travail du récitant-troubadour, la source du roman d’aventures étant le conte oral. Dans le roman de Marivaux, les narrateurs, premier ou second, soulignent volontiers ces indices de composition : « j’ai déjà dit que… », « je vous en parlerai bientôt dans la suite de cette histoire », « vous allez entendre un récit des malheurs et des incidents les plus funestes qu’on puisse imaginer », « Vous saurez par la suite comment Misrie se trouvait chez elle… », etc. La composition entrelacée et emboîtée du roman repose, comme l’art des troubadours selon Jacques Roubaud, sur un « jeu de la mémoire »15.

8Reste que tout roman d’aventures repose sur un héros qui dans le roman médiéval est celui qui accomplit la quête, c’est aussi une condition rappelée par Scudéry : « Il est hors de doute que pour représenter la véritable ardeur héroïque il faut lui faire exécuter quelque chose d’extraordinaire, comme par un transport de Héros : mais il ne faut pas continuer de cette sorte, parce qu’autrement ces actions incroyables dégénèrent en contes ridicules, et ne touchent point l’esprit »16. Or, il n’est pas si aisé de définir le « héros » qui se cache derrière les *** du titre. Si le narrateur affirme d’emblée : Clorante, « c’est le nom de mon héros »17, à la fin du tome II, il est question des aventures de Clorante, Caliste et Clarice (p. 143). Et du point de vue de l’ardeur héroïque, Clorante se révèle assez décevant.

9De fait, ce ne sont pas seulement les « aventures » qui relèvent de l’extraordinaire mais aussi leur motivation : la passion amoureuse18. La ligne narrative (sinueuse) croise alors la ligne « discursive » du roman. Clorante éprouve une « invincible sympathie » (p. 30) pour Caliste, un amour « prodigieux » qui le distingue des « âmes communes » (p. 85). Clarice éprouve des « sentiments à part » (p. 103), « une passion rare et prodigieuse » (p. 147). C’est l’amour, partagé ou non, qui conduit à la fureur, à la persécution, à des « expédients extraordinaires » ou impose des « efforts vraiment barbares ». En relatant ces effets surprenants de la passion amoureuse et l’extraordinaire constance de Clorante et de Clarice, le narrateur voudrait convaincre la dame insensible à laquelle il écrit de se laisser séduire : il s’agit de « lui prouver que l’amour n’est pas si terrible qu’il le paraît »19. C’est un phénomène de conversion qui doit entraîner la conviction : « Que je serais heureux, si, pour prix de mes peines, le caractère passionné de mon héros pouvait, en faveur de l’historien, changer aussi le vôtre et vous attendrir un peu ! » (p. 12). La conversion du cœur repose elle-même sur le pouvoir de transformation de l’amour, affirmé par l’auteur avant de donner la parole au narrateur20 et souligné par le narrateur à la fin du long récit de Caliste-Isis qui devient un exemplum de ce pouvoir de l’amour :

« Partout vous y voyez des amants que l’amour plonge dans un abîme de supplices ; les jalousies éclatent, le sang coule de toutes parts ; ce n’est que désespoir, tout y est fureur, ou plaintes et gémissements, presque point de calme ; la vie de ces infortunés n’est qu’un tissu d’horreurs, le Sort et l’Amour en font successivement leurs victimes. Mais malgré toutes les infortunes dont ils les accablent, admirez ici, madame, quel bien prodigieux ce doit être que l’amour. Ces victimes, presque expirantes sous le poids de leurs maux, sentent, en un instant de bonheur, évanouir ces langueurs mortelles. […] Ce changement devient l’effet d’un instant. »21

10Cette leçon paradoxale qui fait de l’amour à la fois la source des plus cruels supplices et d’un bonheur « prodigieux » est reprise dans l’épilogue du roman : « Voilà, madame, la fin des aventures de ces amants, que le sort avait traversé avec tant de fureur : mais jamais la douceur d’un état heureux n’est ni plus sensible ni plus durable, que quand on y arrive par des peines […] » (p. 306). Cette dernière phrase rappelle une autre leçon, celle de la nouvelle en vers de Charles Perrault, « Grisélidis », dont Marivaux s’inspirera pour La Double inconstance (1723). Dans cette nouvelle, on le sait, Grisélidis subit les plus cruelles épreuves imposées par son époux, lui-même d’abord hostile au sentiment amoureux. Elle se convainc que cette « rigueur » n’est qu’une épreuve de sa constance et la promesse d’un bonheur à venir : « On n’est heureux qu’autant qu’on a souffert »22. Le narrateur des Effets surprenants, en revanche, peine à convaincre la dame dont il anticipe à plusieurs reprises les objections. Pour elle, le « changement » opéré par l’amour relève plutôt de « monstrueuses métamorphoses » et d’un renversement « furieux » : « Ne direz-vous pas ici, madame, que ceux qui s’y livrent sont bien dignes de pitié ? […] renverser l’ordre de la nature par de monstrueuses métamorphoses, par une intrépidité surprenante : voilà les fureurs qu’il inspire » (p. 34). Et même à la fin du roman, après ces longs récits « prodigieux », la dame pourrait n’être pas convaincue : « Malgré tout ce que vous dites, me répondrez-vous peut-être, madame, il faut avouer que vos amants, s’ils sont heureux, achètent bien chèrement les faveurs du sort ; […] Quel étrange bonheur, qu’on ne peut mériter que par tout ce que l’âme peut ressentir de mouvements affreux ! Malheureux ceux que l’amour destine à cette félicité ! » (p. 306-307). Si la dame n’est pas convaincue, le narrateur l’affirme dès le début de son récit, c’est parce qu’elle ne connaît pas l’amour :

« Vous êtes peut-être la seule qui ne connaissez pas l’amour ; vous regardez ses effets dans un autre point de vue que nous ne le faisons. Nous savons que l’amour est un mouvement involontaire qui entraîne, qui captive et dont nous ne sommes pas les maîtres ; presque personne ne lui résiste ; et si nous voyons quelque amant arrêter sa violence, nous regardons cette violence comme l’effort d’une grande âme […]. Ainsi, madame, Clorante est un perfide à vos yeux, c’est un héros aux nôtres […]. »23

11Parce qu’elle ne connaît pas l’amour, elle s’exclut ainsi d’une communauté (« la seule » contre « nous »), celle des amants mais aussi celle des lecteurs capables d’apprécier les douceurs de ces tourments prodigieux et d’adopter un mode de lecture empathique qui consiste à se « mettre à la place » des personnages24. Cela est impossible à la dame qui dans la pitié qu’éprouve Clarice pour sa rivale Caliste ne voit qu’« une noblesse d’âme hyperbolique, un héroïsme d’invention qui n’a rien de ressemblant avec la nature » (p. 113). Et le narrateur doit renoncer à la « convaincre ou persuader » qu’il s’agit d’une pitié naturelle et noble et non « chimérique » : « on la verrait en vous, s’il était possible que vous fussiez jamais à la place de Clarice » (p. 113). La poétique de l’extraordinaire ne peut donc toucher que ceux qui ont l’expérience de l’amour, lesquels, du point de vue incarné par la dame des lecteurs « insensibles » ou critiques, risquent bien de se muer en lecteurs fous à force de se « mettre à la place » des héros. En revanche, la fiction ne contamine pas ceux qui ne connaissent pas le sentiment mais elle ne parvient pas non plus à les « changer ». Certes, on peut dire qu’il y a dans l’histoire du narrateur une trop grande discordance entre l’histoire racontée (les malheurs de l’amour) et la leçon à en tirer (le bonheur de l’amour). Mais plus largement, en inscrivant cette histoire « extraordinaire » dans un programme rhétorique de conviction, Marivaux met en question le pouvoir moral de la fiction, renvoyé dès l’ouverture du roman à « l’humeur » du lecteur : « Voilà le pour et le contre ; chacun choisira suivant son humeur » (p. 12). Un épisode du roman montre ainsi que le récit des malheurs de l’amour ne dissuade pas non plus de l’amour. Parménie est désespérée de voir le fils de Merville, élevé dans une forêt retirée, tomber amoureux d’elle : « Ne vous souvenez-vous plus de tout ce que souffrent ceux qui aiment ? L’histoire de votre père et la mienne, ne vous instruisent-elles pas ? » (p. 257). Le récit ne conduit à aucune conviction, aucune conversion morale. C’est une question sur laquelle Marivaux reviendra en écrivant la parodie d’un autre roman d’aventures, Télémaque. C’est bien, Jean-Paul Sermain l’a montré, la question des « usages de la fiction »25 qui est posée dans ce roman au même titre, mais d’une autre manière, que les autres romans plus ouvertement critiques que Marivaux écrit à la même période26.

12Si le roman peine à convaincre et à instruire, parvient-il à « toucher »27 ? L’effet pathétique reposerait lui-même sur un phénomène de conversion, qui pourrait être une réponse à l’aporie morale du roman : la lecture des malheurs feints, si terribles soient-ils, produit chez le lecteur un plaisir, voire un trouble, d’ordre esthétique. C’est la tragédie qui sert de modèle à l’auteur qui se réfère à Iphigénie : « […] tout nous fait partager avec elle l’horreur de sa situation : mais nous ne la sentons point comme horrible, nous la sentons comme touchante […] le degré de son malheur fait celui de notre sentiment et de notre plaisir. » (p. 7) Le traitement d’Oreste par Hermione dans Andromaque, l’amertume qu’il en ressent « perdent dans notre âme ce qu’ils ont de triste et d’amer, et n’y laissent qu’un trouble dont nous jouissons avec autant de douceur, qu’Oreste en est tourmenté avec rage […] »28. Ces analyses ont été rapprochées de celles que formulera Dubos dans les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, publiées en 171929. Mais elles rappellent également certaines remarques de Fontenelle, approbateur des romans de Marivaux, dans les Réflexions sur la poétique, sans doute rédigées dès la fin du XVIIe siècle :

« Le cœur aime naturellement à être remué ; ainsi les objets tristes lui conviennent, et même les objets douloureux, pourvu que quelque chose les adoucisse. Il est certain qu’au Théâtre la représentation fait presque l’effet de la réalité ; mais enfin elle ne fait pas entièrement : quelque entraîné que l’on soit par la force du Spectacle, quelque empire que les sens et l’imagination prennent sur la raison, il reste toujours au fond de l’esprit je ne sais quelle idée de la fausseté de ce qu’on voit. Cette idée, quoique faible et enveloppée, suffit pour diminuer la douleur de voir souffrir quelqu’un que l’on aime, et pour réduire cette douleur au degré où elle commence à se changer en plaisir. On pleure les malheurs d’un héros à qui l’on s’est affectionné, et dans le même moment l’on s’en console, parce qu’on sait que c’est une fiction ; et c’est justement de ce mélange de sentiments que se compose une douleur agréable, et des larmes qui font plaisir. »30

13Le narrateur des aventures voudrait transférer cet effet de la tragédie, et la « demi-illusion » qui définit le théâtre, pour reprendre une expression de Marmontel, à la fiction romanesque. Le roman de Marivaux, en mettant en question cet effet pathétique de la fiction, s’inscrit ainsi pleinement dans la réflexion contemporaine des Modernes sur l’expérience esthétique31. Toutefois, le modèle pathétique ne fonctionne pas complètement non plus, puisque les remarques attribuées à la dame montrent qu’elle ne parvient pas à opérer cette alchimie des sentiments, qui transforme l’horreur en trouble agréable. La dame serait plutôt une disciple de Malebranche, dont les analyses sont aussi bien connues de Marivaux comme l’a montré Henri Coulet32. Les héros « extraordinaires » de l’histoire pourraient bien être des victimes de leurs imaginations fortes, et le narrateur, victime de la puissance contagieuse de ces mêmes imaginations : « Partout où il y a des hommes sensibles aux passions, et où l’imagination est maîtresse de la raison, il y a de la bizarrerie, et une bizarrerie incompréhensible »33, écrit Malebranche.C’est bien cette bizarrerie qui retient l’attention de la dame dans le récit du narrateur.

14La « manière délicate » dont sont composées ces aventures parviendrait alors, en thématisant ces deux expériences de lecture possibles — celle pathétique et empathique du narrateur et celle, plus critique, de la destinataire du récit — , à lier distance critique et plaisir du romanesque le plus « prodigieux ». « […] L’âme émue se fait un plaisir de sa sensibilité, en se garantissant par la raison d’une tristesse véritable, qui ne doit la saisir qu’à la réalité des malheurs », écrit l’auteur pour définir l’effet pathétique des fictions34. La garantie par la raison concerne le caractère fictionnel des aventures. On pourrait toutefois rapprocher cette dialectique entre raison et plaisir de céder à la fiction, du celle qui caractérise le plaisir pris à la lecture des contes, décrit par Perrault lorsqu’il adresse le conte « Peau d’Âne » à la Marquise de Lambert : « Pourquoi faut-il s’émerveiller/ Que la Raison la mieux sensée,/ Lasse souvent de trop veiller,/ Par des contes d’Ogre et de Fée/ Ingénieusement bercée,/ Prenne plaisir à sommeiller ? »35 La raison est « ingénieusement bercée », mais elle n’est jamais complètement endormie. Cette raison est incarnée par la dame destinataire des Aventures dont l’auteur vante la capacité à « juger sainement » et dont le narrateur imagine les objections. La distance critique n’interdit toutefois pas le plaisir de céder au romanesque, un plaisir qui pourrait être de l’ordre du « sensible ». Ce plaisir est thématisé dans le roman lorsqu’est souligné le pouvoir consolateur des récits : il y a de la « douceur à raconter ses peines » (p. 191), dit Merville, et à les partager, « assis sur le gazon »36. Le récit de Merville, on l’a vu, n’a aucune « nécessité » poétique, il relève alors de ce pur plaisir de la fiction. Un autre plaisir romanesque, par lequel on retrouve la problématique des fins intermédiaires, est celui de l’imagination. En dépit de la clôture du roman surdéterminée par le retour des personnages, la reconnaissance, la conclusion morale, il reste des histoires à imaginer. Qui est Dorine, jeune fille qui vit avec Fétime chez laquelle Caliste et Clarice ont trouvé refuge ? Dès qu’elle la voit, Clarice présume que son histoire est sans doute « extraordinaire » et associe sa curiosité à une « sensibilité qui [lui] fait souhaiter d’apprendre son sort » : « sa physionomie et son air me présagent que son aventure n’est pas ordinaire […] » (p. 94). Fétime explique en effet qu’elle a recueilli Dorine alors qu’elle était enfant, que sa naissance est un mystère mais qu’elle doit être « illustre et extraordinaire » (p. 94). Clarice en est persuadée : « L’aventure que vous venez de me raconter […], est sans doute extraordinaire, les dieux réservent la belle Dorine à quelque chose de grand, ils ne la laisseront point dans l’ignorance de ce qu’elle est née, et les malheurs de son enfance lui présagent sans doute des événements fameux […] » (p. 97). Mais on n’en saura pas plus sur cette jeune fille : elle n’apprendra ni son nom ni ne retrouvera ses parents à la différence des autres personnages, l’histoire est laissée à l’imagination des lecteurs-créateurs.

15Les Aventures de *** ou les effets surprenants de la sympathie repose indéniablement sur une habile composition qui s’inspire des plus anciennes traditions romanesques : la conjointure du roman de chevalerie, l’entrelacement du roman épique, le relais de parole du roman dit « baroque ». Le roman promeut le « récit des aventures » et oppose à la « hâte » des romans contemporains une lenteur qui serait propice à un plaisir sensible de la lecture, auquel succombera encore avec délices le jeune Jean-Jacques Rousseau. Par la distance critique que sait toutefois ménager l’écrivain, l’aporie morale à laquelle il conduit ou encore un certain art du ressassement et de la répétition qui tend à la confusion, le roman s’inscrit toutefois pleinement, à sa manière propre, dans les interrogations de son temps : sur la composition de l’œuvre littéraire, le statut de l’imagination, la nature et les « usages » de la fiction. Le romanesque que l’on pourrait définir comme l’art de ménager des fins intermédiaires, se nourrit d’aventures, d’extraordinaire, de surprise et d’une certaine forme de langueur. Prévost s’en souviendra pour Cleveland, pour lequel il choisit la dénomination « Histoire »37, plutôt que celle d’Aventures devenue encore plus désuète dans les années 1730, mais pour lequel il écrit dans la préface : « il faut convenir qu’il s’y rencontre des aventures extraordinaires »38. Le lecteur des Effets surprenants de la sympathie se plaira peut-être à trouver dans le récit des malheurs de Fanny quelques échos de ceux de Caliste et de Parménie, car la lecture est aussi un art de la fin intermédiaire.