Colloques en ligne

Paul Pelckmans

De l’inoculation de l’amour à l’horrible tentation : les trois suicides de Saint-Preux

1La Nouvelle Héloïse paraît, en un seul jet, en 1761. Le texte a alors derrière lui une genèse laborieuse, où Jean-Jacques aura plus d’une fois réorienté, voire inversé sa visée originelle. Le lecteur n’a toujours sous les yeux qu’un texte d’emblée définitif, où tout s’ordonne en principe en vue du trajet finalement choisi et où il serait dès lors vain de chercher des pierres d’attente qui prépareraient un autre parcours que celui que nous lisons aujourd’hui.

2On peut évidemment supposer que Jean-Jacques a pu ne pas maîtriser tout à fait un manuscrit de toute façon fort copieux et, du coup, y conserver quelques paragraphes qui s’ajustaient en fait à tel état antérieur du projet. Ils seraient alors comparables aux amorces qu’on rencontre dans telles premières parties de romans publiés en livraisons successives et qui y préparent des suites finalement écartées. La présente étude voudrait partir du pari inverse et admettre ‘jusqu’à preuve du contraire’ que tout ce qui figure dans le texte publié y est d’une manière ou d’une autre fonctionnel et convient donc au dessein finalement retenu.

3Comment parler, dans cette perspective, de fins intermédiaires ? Les épisodes des Livres III et IV que je voudrais commenter dans ce sens ne finissent rien et ne donnent même pas l’impression de le faire. Le lecteur voit de toute évidence qu’il a encore, après le dernier de la série, un bon tiers de l’ensemble à parcourir. Reste que ces épisodes indiquent autant de dénouements possibles et que le premier et le dernier sont en outre assez topiques pour que tout familier de la Romancie les reconnût d’emblée comme des fins de roman plausibles. Le dessein de Jean-Jacques était peut-être aussi de raconter une histoire qui, très ostensiblement, aurait pu, à plus d’une étape, prendre un tout autre cours ou même tourner court.

4On sait comment, à en croire une vulgate qui remonte à Gustave Lanson et à Daniel Mornet et dont l’écho risque de traîner encore dans quelques manuels, La Nouvelle Héloïse se composerait de deux moitiés d’inspiration presque contraire. La première préconiserait les droits inconditionnels de la passion et compatirait aux malheurs de deux amants séparés par un père tyrannique. La seconde engagerait la passion à s’incliner devant les sublimes devoirs d’une vie de famille exemplaire.

5Il semble désormais entendu, depuis quelques décennies déjà, que le roman donne à lire un effort dans toutes les acceptions du terme plus suivi, où un amour partagé d’emblée admirable de naturel et de ferveur passionnée se hausse pour finir à un niveau où ce qu’il a de meilleur s’avère pleinement compatible avec la vertu et avec la sociabilité enchanteresse d’un petit monde idéal. C’est retrouver en somme la perspective des premiers lecteurs, qui admiraient Saint-Preux et Julie de se montrer, du même mouvement et dans les deux cas au suprême degré, passionnés et vertueux : Jean-Jacques écrivait le roman le plus populaire du siècle parce qu’il semblait tenir, plus éloquemment que personne avant lui, les promesses les plus hautes d’une sensibilité dont on aimait croire qu’elle devait acheminer les siens vers une harmonie où leur bonheur ineffable ne faisait qu’un avec une moralité sublime1.

6Cela ne signifie pas pour autant que la critique récente partage sans plus l’enthousiasme de ces premiers lecteurs. Nous nous demanderions plutôt aujourd’hui à quel degré Jean-Jacques lui-même partageait leur engouement. Son roman peut se lire aussi comme une manière d’expérience de pensée, qui aménagerait de parti-pris des conditions optimales – voisinage de la ‘nature’, absence de méchants,… – pour mieux se demander si, dans cette meilleure des hypothèses, la sensibilité est réellement en mesure d’instaurer une harmonie durablement fiable. Les personnages se livrent à des efforts courageux, se font confiance les uns aux autres et s’applaudissent fervemment de leur réussite ; le lecteur n’est pas tenu de les croire sur parole puisque la formule épistolaire ne transcrit, précisément, que le point de vue des correspondants et que Jean-Jacques évite d’ajouter aucun verdict auctorial qui trancherait la question.

7La Nouvelle Héloïse, dans ce sens, se prête assurément à une lecture uniment euphorique, mais explore sans doute aussi les limites de son (trop) beau rêve, qui se trouve comporter, pour peu qu’on l’étudie de près, plus d’une fêlure. Elles se font même, vers la fin du roman, si nombreuses qu’on finit presque par s’étonner que les premiers lecteurs se sont si souvent contentés d’une admiration inconditionnelle. Les dénouements prématurés qu’on côtoie dans les Troisième et Quatrième Parties participent à leur manière de ce travail de fragilisation.

8Ces dénouements indiqués en filigrane sont à chaque fois le fait de Saint-Preux, qui pense alors à mettre fin à ses jours. Ce n’est d’ailleurs pas les seules fois qu’il envisage une mort volontaire. L’idée affleure dès la Première Partie, où il évoque un moment « l’antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d’amants malheureux », auquel son réduit d’exilé à La Meillerie  « ressemble[rait] à bien des égards » (I/27, p. 93)2 ; il est vrai que l’allusion, à ce moment où l’amant doit encore conquérir Julie, esquisse une manière de chantage. Toujours est-il que, quelques dizaines de pages plus loin, Saint-Preux, après sa première nuit avec Julie, lui écrit pareillement qu’au sortir d’un moment si parfait, le plus sage serait de quitter ensemble la partie : 

« O mourons ma douce amie ! mourons la bien aimée de mon cœur ! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices… » (I/55, p. 147).

9La même idée revient quand Saint-Preux, exilé de Suisse, se voit obligé de promettre à la mère de Julie qu’il ne cherchera plus à écrire à sa fille : « c’est mon sort de passer ma vie à mourir pour elle… » (III/6, p. 318).

10Comme quoi l’amant de Julie semble avoir, si l’on ose dire, le suicide facile : on savait bien sûr que la rhétorique sentimentale est portée aux extrêmes et ne s’énonce pas précisément en mineur. Ces emportements préludent en l’occurrence à des visées suicidaires qui ne sont de toute évidence pas que verbales. Le premier de nos dénouements intermédiaires comporte même un début d’exécution. Quand Julie, après avoir consenti au mariage imposé par son père, tombe malade de la petite vérole et semble près d’en mourir, Saint-Preux réussit à s’introduire près de la malade endormie et en profite pour lui baiser longuement la main : il avait caché à tout le monde qu’il n’avait pas encore eu la maladie et s’« inocul[e] volontairement » (III/14, p. 353) dans l’espoir de mourir du même mal.

11Le roman ne pouvait évidemment que guérir ses protagonistes. Saint-Preux attrape effectivement la maladie, mais n’en garde pour finir que quelques cicatrices. Julie s’en tire mieux encore puisque sa beauté n’est même pas endommagée : elle avait donc espéré en vain que la mort la délivrerait de ses peines ou qu’un visage défiguré pourrait rebuter l’homme que son père lui imposait. Toujours est-il qu’elle a côtoyé la mort de près et que Saint-Preux a volontairement partagé ce danger, auquel l’un et l’autre échappent de justesse et contre leur gré.

12Il est très possible que, dans une première version, ils n’y échappaient pas. Cette proto-Nouvelle Héloïse a pu exprimer, en deux ou trois Parties, un consentement inconditionnel à la passion, qui y deviendrait la victime de préjugés barbares. Quand Julie s’incline devant les volontés de son père, sa soumission exemplaire n’en disqualifie que mieux une tyrannie qui n’aura réussi qu’à lui faire contracter une maladie mortelle. L’effort désespéré de Saint-Preux pour la partager, qui le ferait alors mourir de la même mort que sa bien-aimée, vaudrait au contraire un ultime triomphe de l’amour.

13Le roman tel que nous le lisons entend délivrer un message plus subtil. En y conservant la maladie de Julie et l’inoculation de l’amour, Jean-Jacques souligne d’abord que les épisodes de vertu sublime qui suivront n’auront tenu qu’à un fil. La mort de l’un des deux amants ferait, à une époque où l’on mourait fort bien de la petite vérole3, un dénouement plus que plausible ; la survie inopinée et très rapidement acquise4 de tous les deux en fait des quasi miraculés et marque ainsi les hautes voltiges morales dont ils se montreront capables d’une secrète invraisemblance.

14L’épisode lui-même se nuance d’ailleurs dans notre version définitive de quelques traits assez douteux. Nous apprenons quelques pages plus tôt, dans un bref billet de Milord Edouard qui ne sert apparemment qu’à constater ce fait, qu’avant même d’apprendre le danger mortel de Julie, Saint-Preux se laissait déjà dépérir et cherche obscurément à mourir : « Je pénètre tes desseins secrets. Tu t’ennuies de vivre ? Meurs donc jeune insensé… » (III/8, p. 324). L’inoculation en paraît un peu moins héroïque. Julie, pour sa part, croit un moment qu’elle a rêvé la visite de Saint-Preux et qu’il pourrait y avoir là un intersigne mystérieux ; elle se reproche aussitôt de s’abandonner à des idées si chimériques : « pauvre Julie, que d’extravagances ! Que les passions nous rendent crédules » (III/13, p. 330). Claire se résigne alors à lui apprendre la vérité, qui sera toujours moins humiliante…

15La preuve d’amour suprême de Saint-Preux achève du coup de la convaincre qu’elle aurait tort de sacrifier un amant si dévoué et qu’elle pourrait aussi bien se partager, à l’avenir, entre son mari et son amant. Ce consentement secret à l’adultère est, juste avant le sursaut qui sauvera tout, le moment le plus bas de sa trajectoire. Saint-Preux a encore le temps de l’apprendre auparavant et se félicite d’abord de ce revirement ; il ajoute aussitôt qu’un tel partage serait intolérable et qu’il faudrait préférer une mort volontaire à deux, qui serait cette fois sanglante. Il se trouve par chance qu’il ne s’en sent pas le courage :

« Non, vis et souffre, porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrais que tu ne fusses plus ; mais je ne puis t’aimer assez pour te poignarder. » (III/16, p. 337)

16L’inoculation de l’amour de la toute première Nouvelle Héloïse a pu disqualifier seulement des préjugés assez barbares pour ne laisser à ses amants qu’une telle extrémité. La version définitive continue sans doute à l’admirer, mais y dénonce aussi un dernier égarement.

17La conversion de Julie fait figure de coup de théâtre plutôt que de dénouement intermédiaire. Le mariage est une fin de roman convaincante quand il unit enfin des amants longtemps contrariés ; l’union avec Wolmar est plutôt un nouveau point de départ. Avant d’en déployer les belles conséquences, qui rempliront la seconde moitié du roman, Jean-Jacques indique encore une fois, à la fin de sa Troisième Partie, qu’elles pourraient aussi bien ne pas avoir lieu. Saint-Preux y applaudit de bonne grâce à la vertu retrouvée de son amie, mais n’imagine pas encore qu’il sera un jour convié à venir la partager. Julie lui demande même de « cess[er] désormais toute correspondance » (III/20, p. 375). Elle l’autorise il est vrai à écrire « de temps à autre » à Claire « dans les occasions où [il aurait] quelque événement intéressant » (III/20, p. 375) à raconter. On se demande à quel genre d’événements elle peut bien penser…

18Saint-Preux se voit donc en fait, et apparemment à jamais, confiné à son exil anglais auprès de Milord Edouard ; il n’est au moins pas évident qu’il saura se contenter durablement de cette part congrue. S’ensuit un nouveau projet de suicide, qui reste cette fois théorique : Saint-Preux écrit longuement à Edouard pour lui prouver qu’il croit avoir le droit de mettre fin à ses jours et celui-ci lui répond plus brièvement pour le lui dénier. Le détail des arguments échangés nous importe peu ici ; la seule longueur de la lettre de Saint-Preux prouve qu’il a « longtemps médité sur ce grave sujet » (III/21, p. 378) et son dernier paragraphe le montre si sûr de son fait qu’il ose convier son ami, pareillement malheureux suite à un amour impossible, de l’accompagner dans la mort.

19On imagine mal, à vrai dire, une Nouvelle Héloïse qui se terminerait pour de bon sur ce double suicide. Le roman aura toujours indiqué que la conversion de Julie, pour admirable qu’elle soit, ne laisse pas de comporter un coût humain élevé puisque, si elle fait peut-être le bonheur de la principale intéressée, elle aura toujours failli faire deux victimes. La réponse de Milord Edouard suffit apparemment à détourner le drame ; il est vrai que nous ne lisons pas la lettre où Saint-Preux a dû se dire convaincu par les arguments de son ami. La Troisième Partie termine en lieu et place sur un tout autre projet, où il semble tentant de voir une sorte de suicide au rabais : l’amant de Julie s’embarque, sur le conseil cette fois de Milord Edouard5, pour un voyage autour du monde dont il n’est pas sûr de revenir vivant. Les derniers mots de la Troisième Partie, écrites au moment de « monter à bord », soulignent qu’il s’aventure sur une « mer vaste, mer immense, qui doi[t] peut-être l’engloutir dans [s]on sein » (III/26, p. 297) ; l’escadre, qui se compose au départ « de cinq vaisseaux de guerre » (III/25, p. 395), en ramènera un seul et aura perdu en cours de route « les trois quart des équipages » (IV/1, p. 403). Le commensal le plus inattendu de Clarens aurait pu ne jamais y revenir.

20Les Quatrième et Cinquième Parties font ensuite le très long détail des arrangements minutieux de l’utopie de Clarens et de la ‘guérison’ définitive de Saint-Preux. Les premiers sont faits par définition pour durer, la seconde ambitionne une harmonie tout aussi durable ; les deux visées ne débouchent dans ce sens sur aucun véritable mot de la fin. Ne restait donc, à tout prendre, qu’à terminer sur un accident pathétique ; les lecteurs qui croyaient que La Nouvelle Héloïse évoque une réussite pleine et entière pouvaient du coup déplorer qu’elle se trouvait brutalement interrompue par la mort catastrophique de Julie.

21Avant d’en venir à cette tragédie, le lecteur a droit, à la fin de la Quatrième Partie, à un ultime dénouement intermédiaire. La fameuse promenade sur le lac a été d’abord un dénouement tout court : Jean-Jacques semble avoir pensé pendant quelque temps à une Nouvelle Héloïse en quatre Parties, où la promenade aurait abouti à un accident mortel, dont il n’est d’ailleurs pas clair, faute de brouillons conservés, comment il se serait produit précisément, ni même si les amants y mourraient ensemble ou si l’un des deux aurait le chagrin de survivre à l’autre. Le romancier a pu penser à tout cela…

22Le texte que nous lisons aligne pour sa part deux dénouements possibles. Il y a d’abord en premier lieu, et dans un registre de nouveau assez topique, une tempête imprévue, qui manque de briser le bateau et où les amants auraient pu se noyer. Cela pourrait rappeler, si l’on y tient, que les plus belles histoires sont à la merci d’un hasard malencontreux ; toujours est-il que nous n’avons pas vraiment affaire à un naufrage évité de justesse puisque le danger paraît grave « un instant seulement » (IV/17, p. 516) et que le texte, avant et après, insiste surtout sur l’admirable sollicitude de Julie pour les rameurs qui « lutte[nt] plus d’une heure avant de pouvoir prendre terre » (IV/17, p. 516) au rivage le plus proche. Comme ce rivage est celui de Meillerie, on peut penser que la tempête servait surtout à amener les amants à ce lieu plus ou moins interdit, qui devait rappeler les débuts de leurs amours et où ils pouvaient difficilement se rendre de parti pris6. Quand la nature s’en charge pour eux, on conclura au plus que les souvenirs les plus dangereux ne manquent jamais de réaffleurer.

23Saint-Preux avait déjà rêvé d’aller « revoir la retraite isolée » où il avait passé jadis quelques jours hivernaux ; il profite donc de l’« occasion » (IV/17, p. 517)7 pour s’y rendre avec Julie, qui a d’ailleurs soin d’abréger le pèlerinage : « l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi » (IV/17, p. 519). Sa hâte achève de prouver que le moment aura été troublant.

24Quand le retour se fait sur une « eau […] plus calme » (IV/17, p. 520), Saint-Preux peut laisser le soin du bateau aux rameurs et s’asseoir à côté de Julie. Il se livre alors à « mille réflexions douloureuses » (IV/17, p. 520), où il se rappelle d’abord ses félicités à jamais révolues pour se dire ensuite que sa condition présente apparemment si heureuse est en réalité la pire de toutes :

« Ces temps heureux ne sont plus ; ils sont disparus pour jamais. Hélas, ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! Il me semblait que j’aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j’avais moins souffert tout le temps que j’avais pensé loin d’elle. […] Se trouver auprès d’elle ; mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer, et presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m’agitèrent par degrés jusqu’au désespoir. » (IV/17, p. 521)

25Ce désespoir ne tarde pas à lui inspirer des « projets funestes », qui se concrétisent dans l’« horrible tentation » de se saisir de Julie et de se jeter avec elle dans les flots pour s’y noyer ensemble. Elle « devi[e]nt à la fin si forte » qu’il préfère « quitter brusquement » sa voisine « pour passer à la pointe du bateau » (IV/17, p. 521).

26Saint-Preux « espère » pour sa part que l’épisode aura été la « crise » qui l’aura enfin « rend[u] tout à fait à » (IV/17, p. 521) lui-même. Cela revient en somme à se féliciter d’avoir su résister à la tentation. Nous ne nous demanderons pas trop où il en trouve exactement la force : Jean-Jacques devait de toute manière garder ses personnages pour les Cinquième et Sixième Parties, et l’essentiel est plutôt que cette horreur a failli se produire et n’est même prévenue qu’à la toute dernière minute. Le crime n’est pas commis et avait sans doute peu de chances de l’être pour de bon (ou pour le pire) ; la tentation est telle qu’en elle-même plus qu’inquiétante puisqu’elle donne à penser que l’harmonie de Clarens et le bonheur que tout le monde s’y efforce de grand cœur à aménager à Saint-Preux est largement illusoire et lui vaut en réalité des douleurs d’autant plus cuisantes qu’il lui est même interdit d’en faire état.

27Pas un mot n’indique que Julie se soit doutée un seul moment de la tentation meurtrière de son ami. Celui-ci ne se soucie bien sûr pas de la lui avouer ; l’épisode se termine donc, quand il se sent enfin « bien remis » (IV/17, p. 521) et rejoint sa compagne, sur un bref échange qu’on devine lourd de sous-entendus :

« Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. Ah, lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n’ont jamais cessé de s’entendre ! Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton. » (IV/17, p. 521)

28L’entente durable des cœurs est attestée par l’émotion partagée à Meillerie, que Julie s’était déjà gardée de trop exprimer. Sa dernière réplique convie Saint-Preux à partager dorénavant cette discrétion. C’est dire aussi que l’harmonie vertueuse à laquelle les belles âmes œuvrent inlassablement comporte ses non-dits obligatoires, qui sont lourds à porter8. L’horrible tentation, dans ce sens, vaut un retour explosif du refoulé.

29Saint-Preux pense souvent au suicide, mais ne le commet jamais. Il le fallait pour que le roman pût déployer jusqu’au bout son ambitieux programme. En indiquant plusieurs fois en filigrane les gestes irréparables qui auraient pu intervenir, Jean-Jacques indique que les efforts et la confiance admirables qu’il met en scène comportent aussi leur versant noir, où les sacrifices héroïques se paient de souffrances intolérables. L’amant de Julie est aussi, qu’on le veuille ou non, le grand laissé pour compte de la geste sublime de son amie.

30On sait que Goethe, au moment d’écrire son premier roman, avait lu La Nouvelle Héloïse de près. L’idylle de Wetzlar, où Albert accueille à bras ouverts le soupirant éconduit de sa Lotte et lui permet de rester son ami, est une réponse à l’utopie de Clarens9 ; la différence est que Goethe ne croit pas au triomphe de la vertu et termine son roman, au demeurant et sans doute par là-même incomparablement plus bref que celui de Jean-Jacques, sur des gestes de folie et sur un suicide consommé. Les dénouements intermédiaires que nous avons passés en revue ébauchent10, quinze ans plus tôt, un roman qui aurait pu s’intituler Les Souffrances du jeune Saint-Preux – et que Jean-Jacques n’aura pas tout à fait refusé à ses lecteurs.