Colloques en ligne

Audrey Mirlo

L’accumulation des fins intermédiaires dans les journaux de Marivaux

1Les journaux que Marivaux fait paraître entre 1721 et 1734 comptent de nombreux récits ou lettres insérés, des allégories aussi et des scènes de théâtre. Le Spectateur français (1721-1724), L’Indigent philosophe (1727) et Le Cabinet du philosophe (1734) multiplient les va-et-vient entre discours et narrations, lesquels s’alimentent réciproquement1. Ainsi est-il toujours quelque chose pour commencer et finir, reprendre et se parachever dans les « feuilles volantes » de Marivaux. Elles soumettent le lecteur à ce que Michel Gilot a nommé l’« épreuve innombrable »2. Les feuilles de L’Indigent philosophe et du Cabinet du philosophe sont moins nombreuses que celles du Spectateur français. « Sont-ce des feuilles volantes ? ou bien des livres constitués d’un seul tenant ? »3 En dépit de la récurrence d’insertions et d’interruptions, les textes trouvent-ils encore un ordre ? Ne se juxtaposent-ils pas simplement ? Au-delà des impressions qui pourraient se dégager d’une première lecture, Marivaux nous semble avoir réfléchi à une composition d’ensemble, ou pour le dire mieux, une décomposition d’ensemble. Dans une perspective poétique seront d’abord répertoriés les principaux types de fins intermédiaires. Les effets, esthétiques et pragmatiques, produits par leur accumulation seront ensuite esquissés.

Typologie des fins intermédiaires

2Le Spectateur français oppose régulièrement « les idées fortuites que le hasard nous donne »4 à la composition d’un « sujet fixe »5 dont les pensées sont rassemblées. Rien de naturel dans un tel procédé qui réordonne a posteriori les idées afin de former une globalité : un commencement, un milieu, une fin... Au contraire, les discours et les récits des journalistes marivaudiens sont interrompus, entremêlés, reportés. Souvent ce sont les mots d’un autre « écrivant »6 qui diffèrent les leurs. Les fins intermédiaires s’enchaînent donc, dans une même feuille, et d’une feuille à l’autre.

3Une étude des onze feuilles du Cabinet du philosophe permet d’établir une première typologie. Cette étude est plus simple à mener dans ce journal, car Marivaux y fait inscrire un signe typographique afin de matérialiser les « fragments »7 successifs, ce qui est unique, et facilite grandement le repérage des lecteurs. Autre particularité : le pseudo éditeur qui assure l’édition des feuilles écrites par le philosophe du cabinet (« un homme d’esprit [mort] il y a quelques temps », c’est ce que veut la fiction) assure tirer les « papiers » contenus dans « une cassette » au hasard, et les donne donc aux lecteurs dans un ordre tout aléatoire. Dans cet enchevêtrement fortuit, plusieurs pièces ou « morceaux détachés »8 se remarquent qui possèdent une unité thématique et générique, morceaux qui peuvent donc être isolés :

4la première feuille et le conte de fée sur l’enfant à naître et les esprits qui l’entourent ;

5la deuxième feuille et l’allégorie de la beauté et du je ne sais quoi ;

6la troisième feuille et trois scènes d’une pièce de théâtre intitulée « Le Chemin de fortune » ; à la fin de la feuille ne figure aucune indication sur une suite de ces scènes, pourtant la pièce reprendra à la quatrième feuille, mais pas directement, après une succession de discours ;

7la sixième feuille et le début d’un long récit inséré, récit intitulé « Le Voyageur dans le Nouveau Monde », continuant aux feuilles sept, huit, neuf, dix jusqu’à cette annonce « On verra dans la feuille suivante la continuation de l’histoire du Monde Vrai, qui nous promet des matières plus intéressantes que les premières »9 ; ainsi, entre la feuille 10 et la feuille 11, le récit commencé et poursuivi jusque-là s’interrompt, laissant place à une réflexion sur le déisme, à un autre récit inséré (sur une veuve et un magicien), et à l’histoire d’un ami du philosophe qui explique pourquoi il n’a jamais voulu se marier ;

8la onzième feuille et la fin du « Nouveau monde », autrement appelé « Monde vrai » ; cette fin est appuyée au moyen d’une formule très affirmative : « Ici finit totalement l’histoire du Monde vrai »10 ; l’insistance induite par l’adverbe « totalement » nous paraît un peu curieuse, originale pour le moins, quand on sait que Marivaux n’aime guère d’ordinaire asséner les vérités, affirmation suspecte car le lecteur en viendra à penser, rétrospectivement, que la fin du Monde vrai n’était pas une « fin finale », selon le pléonasme d’Arlequin dans L’Île des esclaves (qui prend ici pleinement son sens) ; en effet, un rapport thématique direct relie la fin du récit et le début du discours suivant (du reste le dernier discours de la feuille, du Cabinet du philosophe et des journaux en général), lesquels se retrouvent autour d’un blâme commun visant la cupidité : le voyageur du monde vrai rapporte les visites que lui rendent d’anciennes connaissances subjuguées par une toute nouvelle richesse héritée, et le discours du journaliste embraye sur une sentence morale contre ceux qui n’ambitionnent que « d’amasser du bien »11.

9Pour récapituler, trois cas se dégagent. Premièrement, le journaliste n’indique pas la suite d’un morceau, lequel reprend pourtant quelques pages plus loin. La fin intermédiaire n’est pas annoncée et le lecteur la considère comme une fin intermédiaire a posteriori (feuille 3). Deuxièmement, le journaliste indique la fin provisoire d’un récit, lequel continuera bel et bien après une interruption. La fin intermédiaire est annoncée pour un lecteur qui la perçoit donc a priori et elle devient effective (feuille 10). Troisièmement, le journaliste indique une fin totale ou « complète » et le lecteur qui perçoit a posteriori une continuité entre le récit dit fini et sa suite immédiate est fondé à penser que ce qui était annoncé comme une « fin finale » cache bien une fin intermédiaire (feuille 11).

10Les deux premiers journaux nous permettent-ils de compléter la liste de ces cas ? L’Indigent philosophe ne compte qu’un seul récit inséré, assez long, rétrospectif, autodiégétique, narré par un nécessiteux « gaillard » que l’indigent a rencontré par hasard ; récit qui commence à la feuille 2, se poursuit (sans autre forme d’interruption que le changement de feuille) jusqu’à la feuille 4, et finit de manière abrupte avec ces mots :

« Mon camarade en était là de son histoire, quand nous entendîmes du bruit dans la rue ; c’était un ambassadeur qui allait passer ; nous n’avions plus de vin : mon camarade paya, et nous descendîmes ; après quoi nous nous perdîmes dans la foule et je ne le revis plus du reste de la journée. Il me promit en me quittant de continuer son histoire quand nous nous reverrions ; l’occasion ne s’en est pas encore trouvée, et cela viendra : c’est un gaillard qui me fera rire, mais je le lui rendrai bien, ma vie vaut bien la sienne »12.

11Les futurs de certitude des dernières propositions proclament une suite à cette fin, suite qui ne s’actualisera jamais. Aussi une fin intermédiaire est-elle affichée qui s’avère « fin finale ». Ce quatrième cas prend le contre-pied du troisième cas relevé dans Le Cabinet du philosophe, quand une « fin finale » cachait une fin intermédiaire. Il met en œuvre une fin transitionnelle afin d’amorcer un relai entre le personnage du gaillard et celui de l’indigent. « Ma vie vaut bien la sienne », le journaliste insiste-t-il au moyen d’un comparatif d’égalité, égalité ou équivalence qui permet de considérer que la vie de l’indigent constitue peut-être une suite à la vie du camarade gaillard lui-même, ou la vie du camarade gaillard un commencement à la vie de l’indigent, ce qui revient au même en effet.

12Contrairement à ce que l’indigent allègue dans ses feuilles, lorsqu’il les présente comme des « rhapsodies », « paperasses », ou une « plaisante bigarrure », son journal nous semble présenter une organisation plus concertée, une composition plus lisible13, d’ailleurs il en propose un sommaire dans la sixième feuille. Comparé aux deux autres journaux, celui de l’indigent manifeste une plus grande homogénéité, même s’il revendique le droit au « désordre » :

« D’abord, on voit un homme gaillard qui se plait aux discours d’un camarade ivrogne, et puis tout d’un coup ce gaillard, sans dire gare, tombe dans des réflexions les plus sérieuses ; cela n’est pas dans les règles, n’est-il pas vrai ? Cela fait un ouvrage bien extraordinaire, bien bizarre : eh ! tant mieux, cela fait naturel, cela nous ressemble. Regardez la nature, elle a des plaines, et puis des vallons, des montagnes, des arbres ici, des rochers là, point de symétrie, point d’ordre, je dis de cet ordre que nous connaissons, et qui, à mon gré, fait une si sotte figure auprès de ce beau désordre de la nature ; mais il n’y a qu’elle qui en a le secret, de ce désordre-là ; et mon esprit aussi, car il fait comme elle, et je le laisse aller »14.

13L’insistance sur le désordre de l’esprit et des feuilles qu’il crée assure l’unité thématique la plus évidente entre les trois journaux. Structurellement l’insertion de morceaux épars les rapproche aussi.

14Dans Le Spectateur français, ces insertions se multiplient ; profitons d’un décompte opéré par Jean-Paul Sermain :

« Le spectateur raconte lui-même des histoires en forme de conte moral comme celle d’Eleonor et de Mirski (feuille 11), celle d’Anarchasis et d’Hermocrate (feuille 13) ; il laisse sa place à des doubles de lui-même, autres spectateurs de la vie morale comme l’Espagnol (feuilles 15-16), il reproduit des récits autobiographiques qui prennent les deux formes principales de la fiction à la première personne de l’époque : des mémoires (de la femme âgée, feuille 18 ; de l’inconnu, feuilles 21-25) et des lettres (la jeune fille abandonnée de son amant, feuilles 9, 10, 11 ; le mari de la femme avare, feuille 12 ; la jeune fille persécutée par la dévotion de sa mère, feuille 12 ; le père abandonné de son fils, feuille 14) […] »15.

15Certaines histoires enchâssées sont interrompues et reportées. Parfois, le spectateur guide le lecteur en pointant lui-même des fins intermédiaires. Pour le songe d’un Espagnol, par exemple : « Je m’arrête là, et c’est jusqu’où j’ai pu déchiffrer l’écriture du traducteur que je prierai de m’aider à lire le reste, que je donnerai la première fois. »16 Le « reste » viendra à la feuille 6 seulement, laquelle s’achève sur l’annonce d’une deuxième fin intermédiaire : « Dans la feuille suivante, je donnerai le reste du rêve, et j’espère que ce qu’il a de curieux méritera l’attention de mes lecteurs. »17 Se repère ici le quatrième cas évoqué précédemment : la promesse du journaliste ne sera pas tenue, et ce qui est exhibé, de manière encore plus assertive ici, comme une fin intermédiaire fera office de « fin finale ».

16Dans Le Spectateur français se retrouvent par ailleurs deux autres cas de fins intermédiaires précédemment répertoriés. Premier cas, quand le journaliste n’annonce pas de suite à une histoire interrompue, mais que cette suite survient dans une feuille ultérieure : à la fin de la feuille 15, il n’est aucune indication pour savoir si la « Continuation de mon journal » (titre d’un journal écrit par un Espagnol que le spectateur a trouvé par hasard et qu’il traduit) se poursuivra, mais c’est le cas, dès le début de la feuille 16 ; le procédé est le même dans les dernières feuilles, pour les mémoires de l’inconnu, entre les feuilles 21 et 22, entre les feuilles 22 et 24 après une plus longue interruption commentée par le journaliste, enfin entre les feuilles 24 et 25.

17Deuxième cas : la fin intermédiaire annoncée deviendra effective. Commencé au milieu de la feuille 17, le « Mémoire de ce que j’ai fait et vu pendant ma vie » se poursuit sur toute la feuille 18, avec cette précision intermédiaire : « Il me reste encore de cette histoire de quoi remplir une feuille, et je continuerai suivant ce que j’entendrai dire. »18 La condition émise par la proposition subordonnée signale la nécessaire approbation des lecteurs : le passage est donné comme une fin intermédiaire potentielle, à condition que l’intérêt du public réclame une suite. Coquetterie de journaliste ? captatio benevolentiae ? Le récit se poursuivra bel et bien jusqu’à la fin de la feuille 19.

18La lecture des journaux de Marivaux fait valoir quatre cas différents qui dessinent quatre types de fins intermédiaires ainsi résumables :

191/ la suite d’un récit n’est pas annoncée mais aura lieu ;

202/ la suite est annoncée et aura lieu ;

213/ la suite est niée (car la fin est annoncée) mais aura lieu ;

224/ la suite est annoncée mais n’aura pas lieu.

23À l’échelle des trois journaux, le premier type paraît le plus représenté, il repose sur une absence d’indication en direction des lecteurs ; le deuxième type montre une concordance, une coprésence entre des discours et des réalisations ; de l’absence à la présence (troisième type), ou de la présence à l’absence (quatrième type), les deux derniers types glissent pour signaler une discordance entre ces discours et ces réalisations, un peu comme si les lecteurs devaient résister à une tentative de manipulation.

24De fait, les relations que les journalistes (fictifs) établissent avec leurs lecteurs (fictifs ou réels) restent complexes. Ces lecteurs peuvent être évoqués ou invoqués, puisque certains passages s’adressent à eux pour les questionner, les guider, les orienter, les réorienter, les désorienter tout aussi bien. Car la plupart des articulations, des feuilles aux feuilles, des récits aux récits, des discours aux récits et inversement, ne sont pas explicitées. Précisément, les fins intermédiaires qui ne sont pas indiquées sont les plus représentées. Des blancs, des trous parsèment les textes. « Marivaux se livre à une entreprise systématique de déliaison narrative »19, a noté René Démoris. Jean-Paul Sermain insiste lui sur une « discontinuité »20. S’ajoutant les uns aux autres, les trois journaux en viennent à former une continuité de « discontinuité[s] », ou pour le dire avec les mots de Jean Sgard, une « permanence de ce qui ne s’achève pas »21. Ainsi nous semble-t-il pertinent d’envisager brièvement un dernier cas, pour des fins intermédiaires se déployant non plus seulement d’une feuille à l’autre, mais d’un journal à l’autre.

25De 1721 à 1734, les effets de retour et de répétition sont frappants en effet. Ils concernent des discours sur des thématiques morales bien connues des spécialistes de Marivaux : la vanité, la coquetterie, le masque, les fausses apparences, la finesse de certains esprits ou de certains sentiments, l’importance des signes, la difficulté à se faire entendre par autrui, l’opposition entre richesse et pauvreté... Dans ce vaste système de variations et de reprises qu’élabore la succession des journaux, le thème de l’observation morale se repère aisément. De fait, les deux journalistes qui succèdent au spectateur français sont aussi des spectateurs français, l’expression sera prise au sens propre, c’est-à-dire des êtres qui aiment voir et qui passent leur temps à observer les autres passer22. Ces continuateurs poursuivent aussi le discours du Spectateur français quant à la nécessaire informité des feuilles. Sur ce sujet, les passages, nombreux et éparpillés, donnent finalement une cohérence à toutes les fins intermédiaires de Marivaux. Le discours de l’informité n’en finit pas dans ses journaux, parce qu’il est donné puis interrompu, abordé puis repris, prouvant que la forme et le fond se tiennent ensemble, ou pour le dire en des termes plus marivaudiens, que le style est la pensée même.

Esthétique et pragmatique

26D’abord, l’accumulation des fins intermédiaires favorise l’impression de la mobilité des feuilles. Le sens y circule et ne s’y fixe pas. C’est un peu comme si les idées restaient en léger mouvement, fidèles à l’esprit du « je ne sais quoi », tel qu’il se révèle dans la deuxième feuille du Cabinet du philosophe :

« Ne me cherchez point sous une forme, j’en ai mille, et pas une de fixe : voilà pourquoi on me voit sans me connaître, sans pouvoir ni me saisir ni me définir : on me perd de vue en me voyant, on me sent et on ne me démêle pas ; (enfin vous me voyez, et vous me cherchez, et vous ne me trouverez jamais autrement ; aussi ne serez-vous jamais las de me voir) »23

27La prosopopée signale une quête ininterrompue, une recherche du sens qui plaît mais qui échappe. Dans l’univers des journaux, quelque chose s’exprime, qui se retient difficilement, et procède plutôt d’un débordement des idées, d’une feuille à l’autre, d’un journal à l’autre. Débordement ou déversement pour insister sur un aspect particulier, celui d’un flux de la pensée qui ne cesse de s’écouler. Les répétitions induites par les différentes fins intermédiaires correspondent aussi à une conception cyclique du temps et du travail de l’esprit. Et la combinaison des feuilles fait que le lecteur a le sentiment de reprendre un texte toujours un peu semblable, toujours un peu différent du précédent : la boucle des journaux trace la ligne d’un présent qui ne passe pas, celui de l’attention portée aux idées qui traversent l’esprit.

28Nulle progression, nulle linéarité dans les journaux de Marivaux. Se pose dès lors la question du rapport entre, d’un côté, ces feuilles des détours et des retours, et de l’autre, l’écriture, le langage, eux-mêmes, nécessairement linéaires. Entre l’œuvre et la pensée, une adéquation est-elle seulement possible ? Peut-être le repérage de différentes fins intermédiaires dans les journaux pointe-t-il une difficulté éprouvée par l’écrivain. Si Marivaux revient régulièrement aux mêmes idées dans ses feuilles, s’il les abandonne puis les reprend, n’est-ce pas parce qu’il peine à les rendre exactement comme il le souhaiterait ? « Mais ne finirai-je jamais ? », fait-il écrire à une femme désespérée dans la deuxième feuille du Spectateur français, qui n’est pas sans annoncer sa Marianne à venir, « ce que je dis ne ressemble point à ce que je veux dire. »24

29D’un point de vue plus pragmatique, pour les lecteurs, l’accumulation des fins intermédiaires suscitent deux effets principaux. Premièrement, elle provoque une forme de désorientation car il n’est pas de chemin tout tracé pour passer d’une feuille à l’autre, d’un journal à l’autre. Évidemment, cette désorientation ne facilite pas la lecture, mais ce que nous avons appelé la « décomposition » des feuilles donne aussi aux lecteurs une liberté d’interprétation. Pour comprendre et interpréter, il est bien un ordre à recréer. Reprenant une déclaration du gaillard rencontré fortuitement par l’indigent, Nicolas Cronk met en avant « le rôle du lecteur dans L’Indigent philosophe »25 et rappelle cet impératif adressé au narrataire : « Mais j’ai mal arrangé mon récit ; voilà cette dame que je quitte et je ne vous ai pas encore conté comme quoi nous fîmes connaissance ensemble. Ma foi, arrangez cela vous-même »26.

30Deuxièmement, l’accumulation des fins intermédiaires crée aussi la « surprise » et la « frustration ». Ces substantifs sont employés par Georges Benrekassa : « La pratique des surprises de la pensée tend à maintenir d’abord une certaine qualité d’éveil, d’alerte »27, relève-t-il, « sous une fausse désinvolture, l’écrivain philosophe joue sur une légère frustration, privant salutairement le lecteur d’un type d’accomplissement qu’il attend du discours philosophique, et peut-être même d’un esprit philosophe. » Ainsi, le lecteur se voit-il dans l’obligation de recourir à certaines procédures spécifiques. Il lui faut établir, ou rétablir, des liens entre les passages. « L’ordre caché du texte n’est jamais démonstratif, explique Jean-Paul Sermain, il est analogique : il invite à éclairer une expérience ou un domaine par un autre, à relever ce qui les lie, à établir des liaisons métaphoriques ou allégoriques. »28

31Marivaux insiste lui-même sur le fonctionnement de la pensée qui procède par mise en relation. « Que faisons-nous [des] idées et de leurs mots ? demande-t-il. De ces idées, nous formons des pensées que nous exprimons avec ces mots ; et ces pensées, nous les formons en approchant plusieurs idées que nous lions les unes aux autres : et c’est du rapport et de l’union qu’elles ont alors ensemble, que résulte la pensée. »29 Finalement, cette « form[ation] » de la pensée est particulièrement bien mise au jour dans les journaux qui manifestent la nécessité d’un processus réticulaire, se fondant sur des rapprochements nombreux, peut-être infinis, entre des passages plus homogènes qu’il n’y paraît de prime abord. Michel Gilot mentionne « la dialectique inépuisable de la partie et du tout qui, pour le lecteur attentif, peut valoriser chacun d’entre eux »30 ; et il conseille, pour mieux saisir Le Cabinet du philosophe, de le relire.

32C’est que les journaux programment leur lecture, et simultanément, leur relecture, car ils sollicitent trop les ressources de la mémoire pour être lu une fois seulement : en revenant aux textes, trois fois, dix fois, cinquante fois peut-être, les lecteurs trouveront de quoi opposer de beaux démentis aux promesses trompeuses des journalistes, lesquels ont quand même l’avantage de reconnaître parfois le manque de fiabilité de certains de leurs récits. La rigueur et la persévérance des lecteurs peut-elle compenser les absences des journalistes ? Si tel récit n’est pas fini, si tel autre continue alors qu’il semblait être fini, si tel autre, encore, est entrecoupé de discours, c’est bien une réflexion sur la disposition même des feuilles qui pourra tenter d’en élucider les motifs.

33Le jeu des fins intermédiaires constitue l’un des phénomènes d’écho les plus remarquables que Marivaux ait réussi à orchestrer dans ses feuilles. « Jeu » : l’écrivain fait employer le terme au spectateur français quand il envisage sa pratique de l’écriture : « il faut que le jeu me plaise, il faut que je m’amuse »31. Certes, le jeu désigne une activité ludique. Mais dans l’articulation générale des journaux, on peut le comprendre dans un autre sens, car le jeu figure aussi tout l’espace que les textes laissent ouvert pour leurs lecteurs. Entre les récits et les discours des journaux, l’asyndète domine : ce phénomène de « déliaison », cette prédilection pour la juxtaposition qui se passe de liens logiques, participe bien d’un art de la suggestion dont Marivaux s’est fait le maître.