Colloques en ligne

Éric Marty

Foucault et la folie sadienne. Retour sur une relation énigmatique (Sade à Charenton)

1Sans doute est-il raisonnable de penser que toute relation à Sade engage quelque chose d’énigmatique. Michel Foucault, plus que tout autre penseur, illustre cette hypothèse. Énigme structurale liée au rôle hyperbolique – et de pure fascination – qu’il fait jouer à Sade dans Histoire de la folie (1961), énigme conjoncturelle de la palinodie qu’il effectue à son égard à partir de 1975, en l’abjurant de manière violente et méthodique, énigme par rapport aux catégories mobilisées par Foucault et qui écartent les thèmes sadiens les plus manifestes, comme celui de la souffrance et de la violence sexuelle, énigme du paradoxe méthodologique inexpliqué, laissant de côté, dans ce qui pourtant se donne comme une « histoire de la folie », le dossier psychiatrique de Sade qui se révèle d’une extrême pertinence, énigme enfin du mutisme de Foucault sur les véritables inspirations théoriques de son Histoire de la folie, et principalement Blanchot qui pourrait bien être d’une certaine manière le véritable auteur – conceptuel – du livre.

2L’enjeu d’Histoire de la folie se concentre sur le geste moderne qui, à la fin du XVIIIe siècle, opère le partage entre folie et déraison, et qui, par ce partage, institue la folie comme concept et comme pathologie. Foucault montre qu’à la suite de la Révolution française, avec la « libération des fous » du grand enfermement de l’âge classique, ceux-ci se voient emprisonnés dans une objectivité pathologique bien plus redoutable, celle de la science. Cette libération des « insensés » par le programme de leur guérison hérité des Lumières, est déconstruite sous la formule suivante : tout ce qui prend les apparences d’une humanisation de la folie doit être interprété au rebours comme un enfermement de la déraison : « La folie est offerte à la connaissance dans une structure qui est, d’entrée de jeu, aliénante1. »

3Sans doute faut-il prendre ici au sérieux la critique très radicale de la connaissance qui opère ici. Et plus précisément de celle qui, héritée des Lumières, va se constituer, dès la fin du XVIIIe siècle et à sa suite, comme savoir, comme savoir positif, positiviste pourrait-on dire déjà, où rationalisme et progressisme sont intimement liés. Critique de la connaissance dont l’ambition plus lointaine encore est un anti-hégélianisme radical2 auquel Foucault oppose une autre « épistémologie », dont les principaux inspirateurs sont Bataille et Blanchot, les anti-Lumières, pensée marquée par une critique du concept, de l’acte conceptuel même. La déraison s’oppose à la « folie » comme l’anti-concept par excellence puisque, selon Foucault, si son « essence » a pu passer inaperçue, « ce n’est pas seulement parce qu’elle est cachée, c’est qu’elle se perd dans tout ce qui peut la faire venir au jour3 ».

4On comprend pourquoi Sade est si important, mais simultanément aussi on comprend que l’usage qui en est fait par Foucault soit un usage philosophique si singulier. Sade est, aux yeux de Foucault, celui qui, héroïquement, résiste au concept médical de la folie, et qui résiste au discours aliénant du corps médical. Mais une telle résistance et un tel héroïsme ne peuvent se dire autrement que sous une forme dont le mythe est peut-être un des éléments constitutifs. On a déjà déduit dans Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? un certain nombre de traits de l’épopée sadienne proposée par Foucault : le rôle incantatoire conféré au nom propre de Sade, sa place inaugurale dans le paradigme de la déraison à la tête d’une nouvelle nef des fous4 – Goya, Hölderlin, Nerval, Nietzsche, Artaud… –, la fonction qui lui est attribuée de déloger Rousseau de cette place, et de se substituer à lui, etc5. Mais l’énigme est sans fin. De nouveaux chapitres s’ouvrent à leur tour, et ne peuvent que s’ouvrir. On voudrait traiter ici trois questions tout aussi intrigantes. D’une part donc, la mise au jour d’une face antimoderne d’Histoire de la folie et qui consonne avec les emprunts inavoués à la pensée de Blanchot ; d’autre part, la fonction oblitérante de la métaphore de la nuit où s’éclipsent jouissance et souffrance, et toute la matière fantasmatique sadienne ; mais d’abord, et en premier lieu, une troisième question par laquelle il faut donc commencer à savoir le déni foucaldien quant à l’expérience psychiatrique réelle de Sade, expérience dont le séjour à Charenton (1803-1814) est évidemment d’autant plus crucial qu’il pourrait constituer précisément un chapitre passionnant d’une véritable « histoire de la folie ».

I – La scène mythique

5Foucault parle peu de l’expérience psychiatrique de Sade, et réduit son séjour à Charenton à un épisode allégorique dont l’allure manichéenne a toutes les apparences de l’affrontement de deux géants métaphysiques. Une « étrange rencontre » écrit Foucault, « une confrontation » ajoute-t-il6, entre Sade « (le) seul homme qui ait formulé la théorie des existences de la déraison », et Royer-Collard7, médecin chef à Charenton à partir de 1806, « l’un des premiers hommes qui ait voulu faire une science positive de la folie8 ». Scène mythique dans la manière de poser les deux protagonistes dans une quasi symétrie (« le seul homme » Sade/ « l’un des premiers hommes », Royer-Collard), et par l’enjeu dont Foucault investit cette scène, où Sade devient celui qui a su se maintenir dans la différence de la déraison, celui qui a pu résister à « ce pouvoir qui pétrifie ceux qui l’ont une fois regardé en face, et qui condamne à la folie tous ceux qui ont tenté l’épreuve de la déraison9. »

6Au-delà de la peinture très théâtralisée des protagonistes et de la dramatisation historique de la confrontation, Foucault y inscrit une dimension mythique plus essentielle encore puisqu’elle a pour issue l’effacement irréversible de la déraison de notre champ anthropologique. Ainsi, l’unique archive de cette rencontre, la lettre de Royer-Collard du 2 août 180810 au ministre de Napoléon, Fouché, dans laquelle il manifeste sa volonté de faire sortir Sade de Charenton pour le placer en prison, où donc, selon Foucault, il veut « faire taire les propos de la déraison », est présentée comme la lettre qui date le moment où la déraison nous est devenue étrangère : « Le jour de la lettre à Fouché, la déraison classique s’est close sur sa propre énigme11. »

7Ce qui signale le mythe, c’est ici le choix de marquer « l’histoire de la folie » par une date – celle du 2 août 1808 – une césure ou coupure capitale, une dramatisation pleinement métaphysique de ce moment où la déraison ne nous est plus accessible : « Son étrange unité qui groupait tant de visages divers s’est définitivement perdue pour nous12. »

8Cette confrontation fictive offre un visage d’autant plus légendaire que la fameuse lettre de Royer-Collard pour extraire Sade de Charenton et le placer dans une maison de sûreté, sera sans effet, et que Sade, comme le note Foucault plus tard dans le livre, et sans en tirer de conséquences, ne quittera jamais Charenton13. La volonté de théâtralisation, l’excès du pathos sont ici trop symptomatiques pour qu’on n’y puisse pas lire le marque d’un déni : la « rencontre » entre Sade et Royer-Collard – cette archive, métaphysique par sa dimension clôturante – à laquelle Foucault réduit à peu près les onze années d’internement de Sade, est ce qui doit effacer la réalité effective de ce séjour, et, de fait, Foucault – celui que Gilles Deleuze a appelé « le nouvel archiviste » – s’interdit alors, malgré l’immensité impressionnante de ses recherches et de ses lectures, de s’intéresser aux archives psychiatriques proprement sadiennes.

II – Le théâtre sadien et l’institution

9Ainsi Foucault ne fait-il véritablement référence à l’expérience théâtrale de Sade à l’asile qu’une seule fois, et lors d’une parenthèse anachronique présente dans la première partie du livre, là où il n’est en principe question que de la folie à l’âge classique. Ce qu’il en dit n’est pas très clair, ni très exact : le théâtre à l’asile à l’époque de Sade, y est présenté en continuité avec les expériences médicales d’exhibition des fous effectuées avant la Révolution française14, et ces représentations théâtrales de Charenton sont stigmatisées par Foucault comme la distraction offerte « à la bonne conscience d’une raison sûre d’elle-même15 ». Par un paradoxe supplémentaire mais significatif, Foucault, pour justifier ce jugement négatif, ne s’appuie ni sur Coulmier, le directeur de Charenton, ni sur Sade lui-même, tous les deux complices dans cette entreprise, mais sur les discours indignés de leur grand ennemi – celui que Foucault a donc constitué comme une figure antagoniste – à savoir Royer-Collard, et sur Esquirol, le successeur de Pinel, autre grand adversaire de la déraison foucaldienne, qui décrivent les spectacles donnés à Charenton comme des spectacles où les fous seraient ridiculisés16. Foucault, étrangement, n’y revient pas lorsqu’il aborde, dans la troisième partie de son livre, la naissance de l’asile moderne qui est précisément la période où Sade exerce son pouvoir de dramaturge, pas plus qu’il n’associe l’intérêt mondain ou littéraire du public parisien pour la folie que suscite le théâtre de Sade à Charenton avec celui dont Hölderlin, réfugié à partir de 1807 à Tübingen chez le fameux menuisier Zimmer, a fait l’objet au même moment.

10En réalité, Foucault ne peut intégrer à sa critique de la psychiatrie moderne, l’usage sadien de Charenton, où Sade circule très librement dans le nouvel espace psychiatrique, s’y intègre, où il manipule l’institution, et l’habite intra muros en quasi tyran17. Foucault rapporte les positions et les discours de Royer-Collard, ceux d’Esquirol18 pourtant peu significatifs, mais, on l’a dit, il néglige totalement les témoignages du directeur de Charenton, François Simonet de Coulmier, avec lequel Sade entretient des relations parfois tumultueuses mais profondément complices, tout comme il néglige le médecin-chef qui précède Royer-Collard, le docteur Gastaldy, ancien médecin des insensés d’Avignon19, et la théorisation médicale et psychiatrique que tous deux font du théâtre à l’asile dans sa dimension curative et comme thérapie collective20. Dans l’une des rares pages de son livre consacrée au théâtre de Sade à Charenton, Foucault d’ailleurs tient un discours tout à fait contradictoire puisque, dans une même page, il attribue à Coulmier, le directeur de Charenton, l’initiative de l’organisation de spectacles où les fous sont montrés dans la logique d’exhibition de monstres dénoncées plus haut21, et quelques lignes plus loin, il écrit : « La folie devient pur spectacle, dans un monde sur lequel Sade étend sa souveraineté22. » Quelle est cette souveraineté sadienne ? Comment pourrait-elle être compatible avec l’exhibition des fous comme animaux de foire ? Comment ces deux scénarios peuvent-ils cohabiter ? On voit bien ici, au défaut même de la vigilance de Foucault dans son propre texte, combien l’entreprise foucaldienne pose problème.

11C’est Coulmier qui, en effet, à partir de 1804 – un an après l’arrivée de Sade – a fait construire et aménager un théâtre à Charenton23, mais c’est à la demande impérative de ce nouveau pensionnaire, et ce théâtre fonctionnera, dès le début de l’année 1805, sous la régence de Sade lui-même, auteur, metteur en scène, acteur, maître des cérémonies et hôte des spectateurs parisiens, et cela jusqu’en mai 181324.

III – La guérison sadienne

12À ce titre, deux documents importent pour la problématique de Foucault et déplacent considérablement son questionnement, puisqu’ils introduisent, sous la plume de Sade lui-même, une catégorie évidemment écartée par Foucault, puisqu’elle est au cœur de l’entreprise des grands rationalistes de la fin du XVIIIe siècle que Foucault stigmatise, au premier chef Pinel25 : celle de la guérison, la guérison du fou. On va voir de quelle manière.

13La première de ces archives – dans un sens non-foucaldien puisque l’archive foucaldienne, elle, opère dans le régime anonyme du « on » où le pouvoir réduit le fou, le prisonnier, ou « l’anormal » – est une lettre de Sade du 4 mai 1811 à sa cousine Mme de Bimard, dans laquelle il se vante, grâce aux pièces qu’il a fait jouer à Charenton, d’avoir guéri « plus de cinquante malades26 », lettre qui d’ailleurs fait écho à un rapport précédent de Coulmier – que Sade n’a sans doute jamais lu – qui parle de 161 guérisons sur 499 traitements27 : « J’ai dirigé le spectacle de la maison où je suis, écrit Sade, et ce spectacle était un foyer d’horreur. L’eût-on souffert, autorisé, fréquenté six ans s’il eût été tel, eût-il guéri près de cinquante malades s’il eût ressemblé à cela28 ? » Précisons, si besoin en était, que la question de la réalité de ces guérisons nous importe moins ici que l’usage même que Sade fait de cette catégorie. Mais ne pourrait-on pas en dire autant de Freud ?

14Cette lettre est très belle, elle est en remerciement, auprès de cette cousine, de l’envoi du Génie du christianisme de Chateaubriand, paru en 180229, que Sade lui a commandé. Sade y interprète les mots de sa cousine qui accompagne cet envoi : « ce que vous m’adressez veut dire littéralement : vous sortirez quand vous serez sage30. » C’est à cet impératif d’assagissement, de « normalisation » pour parler en termes foucaldiens, que répond précisément la revendication sadienne de guérir, par laquelle, Sade ouvre à une autre logique, dont le présupposé fondamental se trouve dans l’une des conclusions de cette lettre : « Qu’ai-je donc fait pour souffrir si longtemps ? – Eh ! malheureux, ce que tu as fait ? Ne le vois-tu donc pas ? Tu vis trop31. »

15Plus important peut-être, est la manière dont la corrélation des deux signifiants – spectacle et guérison – présente dans la lettre est projetée par Sade dans sa propre pratique théâtrale à l’asile, et réfléchie par lui d’une manière dont la singularité ne peut échapper.

16La seconde archive est, en effet, la pièce écrite par Sade, l’une des rares qui ait été retrouvées de sa production dramatique à cette époque32. Intitulée La Fête de l’amitié, elle met en scène, dans une prodigieuse mise en abyme, l’univers de l’asile, transposé dans un monde allégorique situé à Athènes, où figurent les pensionnaires de Charenton ainsi que leur directeur Coulmier, derrière son anagramme Meilcour. La plupart des interprètes de la pièce sont les fous de Charenton, et Sade lui-même interprète le rôle de M. de Blinval, auteur de la pièce dans la pièce, la petite pièce, qui a pour titre Hommage à la reconnaissance.

17Blinval, et quelques amis donc, qui constituent une troupe de théâtre ambulante, pénètrent sur les terres de Meilcour qui, par ses soins et sa sagesse, fait régner l’harmonie. Blinval a été autrefois son patient, et il va ainsi jouer une pièce en son honneur célébrant la guérison permise par ses soins judicieux33. L’asile est présent à trois niveaux de représentations, à Charenton où la représentation a lieu, dans la maison dirigée par le fameux Meilcour, et dans la pièce allégorique qui lui est offerte en reconnaissance. Parmi les nombreux éléments qui redoublent la mise en abyme, et attestent la sophistication du dispositif sadien, il y a par exemple le fait que Orphanis34, l’un des personnages principaux de la pièce dans la pièce – « Hommage à la reconnaissance » –, l’une des patientes de « cet hospice d’Athènes35 » miroir allégorique de l’établissement dirigé par Meilcour, est interprété par Adèle, l’une des pensionnaires de l’asile de Meilcour, repérée par Blinval dès son arrivée. Elle est d’ailleurs vraisemblablement interprétée par une des pensionnaires de Charenton.

18 C’est elle qui, plus que tous les autres encore, tient le discours de la guérison. Victime d’une passion amoureuse excessive, folle par amour comme tous les pensionnaires de Meilcour, l’hommage à la reconnaissance, est pour elle l’occasion de raconter sa guérison, et cela précisément par le spectacle :

[…] le but moral est de goûter ensemble des plaisirs honnêtes qui tournent toujours au profit de leur guérison ; quelques danses, un spectacle exécutés par eux-mêmes, des promenades ; voilà les dissipations qui perfectionnent les cures et qui nous mettent promptement en l’état où vous le voyez36

19Le vocabulaire employé par Orphanis et par l’ensemble des malades guéris est celui de l’univers psychiatrique, et plus précisément des thérapeutiques modernes ou contemporaines qui appartiennent précisément à ce que Foucault appelle la naissance de l’asile37 : « cure », « traitements38 », « santé », « hospice », « maison de traitement » (par opposition à « maison de réclusion »), « traiter une maladie », « soins », « guérison39 ». L’enfermement des fous est même justifié par le discours de la guérison, comme l’atteste cet autre témoignage, celui de Lincée, autre patient du célèbre thérapeute, lorsqu’il fait lui aussi l’éloge de la « cure ». Une fois guéri, on lui dit : « […] votre guérison est accomplie, et la liberté dont vous n’étiez privé que pour assurer vos traitements, vous est rendue avec la santé40. »

20  Plus troublant encore est le parallélisme entre le discours d’Orphanis ou les autres personnages et celui tenu par Coulmier dans son « Mémoire » à propos des soins prodigués à Charenton, et où il cite Gastaldy, le premier médecin chef de l’établissement, à moins qu’il ne cite Sade lui-même :

Nous cherchions ensemble les moyens de les dissiper par des jeux innocents, les concerts, la danse, des comédies dont les rôles étaient remplis par des malades, ce qui excitait entre eux une véritable émulation, par le désir d’en faire autant, de recevoir les mêmes applaudissements que leurs compagnons d’infortune. Ces occupations les tenaient en activité, éloignaient les idées mélancoliques, source trop commune du délire41.

21Pourtant cette apparente confusion entre Sade – l’interné – et le discours thérapeutique défendu par Coulmier ne doit pas faire illusion, pas plus qu’il ne faut se méprendre sur la tonalité idyllique des discours, celui des « plaisirs honnêtes » (Orphanis) ou des « jeux innocents » (Coulmier) qui apparaissent de part et d’autre, ou encore sur l’exaltation de la bonté et de la vertu de Meilcour/Coulmier présents dans le discours que Sade prête à Orphanis ou au personnage qu’il interprète lui-même, M. de Blinval : lecture naïve de Sade, toujours possible bien sûr, mais elle est heureusement et très subtilement contredite par le dispositif sadien. La mise en abyme, le double plateau théâtral inventé par Sade, s’il est en miroir, est, comme il se doit, un miroir fendu ou décalé.

IV – Duplicité de Sade

22À côté de M. de Blinval, premier double de Sade dans la pièce, apparaît dans la pièce allégorique un autre double de lui-même sous la forme d’un personnage très ambigu, nommé Momus42, dont le nom renvoie au dieu latin du sarcasme ou de la raillerie, et qui est ici identifié par Sade au dieu de la folie43. Celui-ci, certes, comme tout le monde, rend hommage à la sagesse du médecin guérisseur d’Athènes, à ce double allégorique de Meilcour, à cet « ami de l’humanité44 », derrière lequel se dissimule à peine Coulmier. Mais Momus, par son nom même, par la référence au sarcasme et à la raillerie, ouvre évidemment la possibilité d’une lecture ironique de sa présence. Son identification au dieu de la folie en fait, à côté de l’amitié qu’il professe pour le thérapeute d’Athènes, son exact opposé. Il est en fait celui qui, en position de Maître, est l’inspirateur des maux – la folie amoureuse – dont souffrent les malades, ce qu’il appelle lui-même modestement ses « malheureuses influences45 », et cela tout en étant l’ami de leur médecin, « celui qui leur porte secours ».

23On peut donc lire, à côté de l’innocent spectacle proposé par Sade via M. de Blinval où les fous – les fous guéris – disent leur reconnaissance pour le médecin, pour le psychiatre Meilcour, un autre spectacle, en abyme, un spectacle second et inversé, moins en évidence que le premier, plus implicite, où se joue la reconnaissance de la vertu par le vice, du thérapeute par la folie, de la sagesse par la moquerie, l’amitié de l’un pour l’autre, au travers d’un espace qui leur est pourtant commun, le théâtre.

24 Et on en arrive alors à ce qui organise fondamentalement la pièce de Sade, et le lien qu’il noue entre théâtre et folie, guérison et sarcasme, santé et ironie, mais aussi ce qui motive en profondeur la mise en abyme que le dénouement de la pièce expose. En effet, une fois la pièce représentée, une fois l’hommage, écrit et mis en scène par M. de Blinval, interprété devant Meilcour, son bénéficiaire, celui-ci décide, à l’issue de la représentation qui vient d’avoir lieu dans les jardins de son établissement, d’y répondre en construisant, en remerciement, un théâtre46. Cette décision de Meilcour répète évidemment l’acte inaugural de Coulmier de 1804 d’édifier un théâtre à Charenton, peu après l’arrivée de Sade et pour satisfaire sa passion. Ainsi, la pièce écrite par Sade est en quelque sorte une manière de boucler la transaction entre lui et le directeur de Charenton. Au cadeau inouï du théâtre fait par Coulmier, répond donc la pièce de Sade qui, en épilogue, consacre le cadeau par un effet de miroir.

25L’éloge de la guérison est, avec Sade, confondu avec un éloge du contrat entre le pensionnaire et le directeur de l’institution, un contrat construit, fondé sur le plaisir commun, le plaisir de l’acte théâtral lui-même. Lorsqu’à la fin de la pièce, Meilcour annonce, à la suite de la représentation, la construction du théâtre, il dit en effet : « Là nous dresserons un théâtre, / Comme vous de cet art je naquis idolâtre/ Et je partagerai vos goûts. » L’amitié du poison pour le remède, de Momus pour le médecin s’alimente sans aucun doute d’un objet partagé, qui est l’objet sadien par excellence tant on connaît la passion de Sade pour le théâtre.

V – Les trois lectures

26  Alors, sans doute sommes-nous contraints à une interprétation interrogative du rapport que Sade entretient avec la question de la folie telle que l’institution sociale l’y confronte, par l’internement, en l’enfermant à Charenton – je dirais même avec l’objet qu’est la folie, ce nouvel objet. Dans un premier temps, nous devons intégrer l’identification que Sade opère avec le discours de la thérapie moderne. Et nous ne pouvons écarter le fait que, au-delà même du comportement de Sade à Charenton, son discours théâtral lui-même participe pleinement d’un éthos de la guérison. Il s’en vante dans ses lettres mais il en applique rigoureusement la mécanique curative dans sa praxis même du théâtre à l’intérieur des murs de l’asile, et il s’en fait un des agents. Cette première lecture est en partie suspendue par l’hypothèse de la duplicité sadienne, et qui est une duplicité d’autant plus remarquable que, pour être dans l’ombre, elle n’en est pas moins pleinement présente dans la transaction que Sade opère avec l’institution elle-même. On pourrait même aller jusqu’à penser que cette transaction est le moyen par lequel la question de la guérison est utilisée par Sade lui-même comme contribuant à maintenir dans l’asile même la possibilité d’y tenir un discours de maître qui se confond avec le discours du plaisir, soit le discours aristocratique même.

27Mais, et c’est le troisième temps de l’interprétation, la transaction n’est pas unilatérale. Sade joue sur un mode indécidable avec la question de la guérison, il la réfléchit même en la mettant en abyme dans la pratique théâtrale dont il a investi l’asile et qu’il a imposée à l’institution psychiatrique. Mais ce jeu lui-même est, malgré les critiques peu significatives d’un aliéniste comme Esquirol, également investi par l’institution comme partie prenante de la cure moderne, celle de la libération des fous tellement honnie par Foucault. On dira donc qu’à côté de la duplicité sadienne, l’appropriation qu’il fait du discours psychiatrique moderne au service même de cette duplicité, l’intégration, à son discours comme à sa pratique, du concept de guérison, et sans préjuger du contenu qu’il lui prête, interdit de souscrire au scénario foucaldien, d’une part, d’un Sade victime du projet de guérison moderne des fous, victime de Pinel, et du rationalisme progressiste dans lequel Foucault voit le pire, d’autre part, d’une entreprise thérapeutique entièrement univoque et unilatérale, qui aurait donc de manière définitive fait taire les cris ou le murmure monotone de la déraison.

28Plus encore faut-il être attentif à la manière dont Sade interprète la guérison institutionnelle dont il est l’un des agents, l’un des agents doubles, par la pratique du théâtre, attentif au fait qu’il ne se contente pas de jouer avec cette catégorie profondément moderne sur un mode entièrement duplice. Bien au contraire, car en reprenant le vocabulaire médical moderne dans sa totalité, il ne se contente pas de le manipuler simplement, il l’investit et le nuance, et donne ici ou là les indices d’une véritable réflexion sur son sens et sa portée.

29Par exemple, lorsqu’Orphanis expose devant Momus le strict discours de la guérison médicale – celui que nous avons cité précédemment et qui ressemble tant au discours institutionnel –, Momus l’interprète ainsi : « mais, Orphanis, la cause de vos maux n’est pas détruite en vous47 » : la guérison, telle que l’interprète Momus/Sade, n’est nullement une normalisation. Orphanis est guérie de ses souffrances, guérie de ses symptômes, des plus « tristes suites48 », de ces « altérations de la santé49 » qui étaient associés à son état amoureux et qui le contrariaient, mais « l’amour » lui-même est toujours là. Et Orphanis ajoute alors, vérifiant cette interprétation sadienne : « On peut guérir les tristes suites de l’amour, mais on n’éteignit jamais les feux qu’il allume dans nous50. » Ainsi la catégorie de « guérison » n’est-elle pas reprise par Sade dans une acception normalisante. D’une certaine m anière, Sade, au travers du dieu de la folie, Momus, pourrait tout à fait reprendre à son compte le titre même de la thèse de psychiatrie d’Esquirol, le disciple de Pinel, Des passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale51, qui inscrit une continuité entre l’affect et la folie, non seulement dans le lien symptomatique mais également dans le lien curatif.

30La sensibilité de Sade aux enjeux profonds de la folie et de la thérapie va jusqu’à lui permettre de lier raison et folie, non sous le sceau d’une exclusion réciproque, ou d’une occultation fatale de l’une par l’autre, mais sous celui de la volonté de savoir : « le culte outré que quelques-uns de ces infortunés [les fous] rendirent à l’amour, la véhémence des passions de ceux-ci, l’extrême sensibilité des autres, voilà les seules causes de leur exaltation, et ces motifs ne les rendent que mille fois plus intéressants aux yeux de la raison52 », dit Momus. De quelle raison parle ici Sade, et à quel niveau s’y compromet-il ? De fait, au-delà de la duplicité et du maintien d’un point de butée par où Sade affirme sa différence, et pourquoi pas la différence de sa déraison, il partage quelque chose avec l’instance institutionnelle, il parle la même langue, et s’inscrit face au fou dans une position symétrique, quelles que soient ses arrières pensées.

31Il est significatif que l’une des nymphes qui entourent Momus, commente ainsi le fait que ce dieu de raillerie et de folie puisse faire l’éloge de Meilcour, du bon et de l’honnête Meilcour : « Oui, Momus, vous avez fait passer dans nos âmes les sentiments dont vous êtes ému. La sensibilité l’emporte sur la gaieté de votre caractère : c’est l’histoire de tous les bons cœurs : la folie n’altère point chez eux la délicatesse de leur âme53. » Momus, comme dieu de la folie, est aussi sujet de la folie, fou lui-même, comme semble le dire l’une de ses nymphes, et c’est précisément grâce au principe de délicatesse que n’aliène pas la folie que l’amitié pour Meilcour est possible54.  

32 En plaçant Sade sous le signe de la déraison, et en faisant de la déraison le lieu mythique d’un silence, d’un murmure inaudible, d’un ressassement privé de toute dialectique, d’une absence d’œuvre, d’une pure nuit, Foucault accomplit un acte très ambigu, car s’il tente par là de soustraire Sade et les fous du discours à ses yeux aliénant de la médecine, c’est au prix de priver Sade de discours – dès lors qu’il entre dans l’institution psychiatrique –, c’est au prix de faire silence sur ce discours, car tout discours sadien dans le champ de l’institution psychiatrique suppose la possibilité d’un dialogue avec elle. C’est ce dialogue-là que nous avons voulu explorer.