Colloques en ligne

Véronika Altachina

Éditer et lire Sade en Russie

1Mon article se composera de deux parties, un peu à la manière des Mots de Sartre. La première partie sera consacrée aux traductions et éditions – « écrire » – et la seconde à la réception – « lire ». Avant d’aborder le premier problème, il faut parcourir l’histoire de la censure en Russie aux XIXe-XXe siècles1, en passant par quelques faits et dates.

2Si les réformes de Pierre le Grand (1672-1725) furent favorables à l’édition des livres russes et traduits – il priva l’Église du privilège de la censure et de l’édition – Catherine II (1729-1796), tout en étant en correspondance avec Voltaire, interdit la publication de ses œuvres complètes  et donna l’ordre de ne pas même amener en Russie des « livres qui sont contre la loi, les bonnes mœurs et la nation russe ». Ses attaques contre la littérature française devinrent encore plus ferventes après la Révolution de 1789. C’est le Saint-Synode, organe suprême de l’église orthodoxe et sorte de Vatican russe, qui fut chargé de la censure.

3La situation s’aggrava encore sous Paul Ier (1754-1801) qui installa le Conseil de censure pour surveiller l’entrée des livres dans tous les ports et à toutes les frontières. En 1800, le tsar signa l’interdiction d’amener des livres étrangers  sur le territoire de la Russie. L’objectif du Conseil étant de protéger la Russie contre les idées révolutionnaires, les livres français étaient interdits en premier lieu.

4Alexandre Ier (1777-1825) leva l’interdiction et donna plus de liberté aux imprimeries. Bien que la censure restât sévère, elle ne remplit pas bien ses fonctions, ce qui amena l’apparition d’un grand nombre de livres « dangereux ». Le statut de la censure sous Alexandre fut considéré comme le meilleur.

5C’est précisément sous son règne que virent le jour les premières et uniques traductions du marquis de Sade au XIXe siècle : en 1806, sous le titre Les récits de Sade, furent éditées, en quatre parties, des nouvelles choisies, tirées des Crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques (Juliette et Raunai, ou la Conspiration d’Amboise, Miss Henriette Stralson, ou les Effets du désespoir, Ernestine et autres). La même traduction fut rééditée en 1810 sous un autre titre, Le Théâtre pour les amoureux représenté dans les aventures historiques, agréables, curieuses et amusantes arrivées en France, en Espagne, en Angleterre, en Italie et en Suisse.

6Mais cette période propice fut bien courte : juste après le décès du tsar, le nouveau censeur principal, M. Krassovsky, devenu de son vivant même le symbole de l’idiotie de la censure et mentionné plusieurs fois comme tel par des écrivains de l’époque, adopta un nouveau statut, dit « statut de fonte ». Tous les livres français qu’il détestait furent interdits ; et cependant, peu cultivé, il ne lisait pas le français.

7L’interdiction à la vente de livres réputés nuisibles à la foi chrétienne, au trône, aux bonnes mœurs et à l’honneur des citoyens est adoptée en 1828. Le ministre de l’éducation et le Métropolite – dignitaire de l’église orthodoxe – ont établi la liste des livres proscrits, divisée en 4 parties : 1) Livres d’études 2) Livres impies et séditieux 3) Livres des faux mystiques, des maçons, etc. 4) Livres séduisants. On trouve là des livres de Voltaire, Diderot, Holbach, Rousseau, Helvetius et même de Montaigne et de Montesquieu. Il va de soi que les œuvres de Sade – impies, séditieuses et séduisantes – ne purent jamais paraître dans pareil contexte.

8Sous le règne de Nicolas Ier (1796-1855), affirmant que l’utilité de la philosophie est très douteuse et son préjudice bien plus certain, on forma le Comité de la censure des livres étrangers et cette période entra dans l’histoire comme celle du terrorisme de la censure. Le ministre de l’éducation publique de l’époque (1833-1849), M. Ouvarov, incitait surtout à la surveillance de la littérature française, très aimée et appréciée par les intellectuels, mais qu’il trouvait pernicieuse et dangereuse, tout en ayant été, dans sa jeunesse, en correspondance avec Mme de Staël. La traduction des romans français qui « exerçaient une mauvaise influence » fut interdite. La censure fut si sévère qu’on ne se risquait vraiment risque que pour les livres les plus piquants et  les plus audacieux – il en résulta donc que les livres les plus dûment interdits envahirent l’empire. Plusieurs bouquinistes, dont les librairies étaient bien connues, s’y consacrèrent, et pourtant personne ne les dénonça, à en croire A. Storch (1766-1835), bibliographe, fondateur de la statistique des livres édités2.

9Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la situation restait difficile ; le nouveau statut de la censure copiait alors le système français adopté en 1852. On risquait d’être incarcéré pour infraction aux prohibitions de la censure, désormais sous la direction du Ministère des affaires intérieures. En 1872, on saisit les deux volumes des romans et contes de Diderot à cause de leur « contenu nuisible, à caractère cynique et antireligieux ». Était-il possible d’éditer Sade dans ces conditions ?

10Ces mesures sévères, tout au cours du XIXe siècle, ne concernent pas que les auteurs étrangers et bien des écrivains russes en souffrent, de Pouchkine à Dostoïevski. À la fin du XIXe siècle, les cibles de la censure changent. Les problèmes sociaux étant à l’ordre du jour, le public prête plus attention aux ouvrages marxistes. Mais tsariste ou soviétique, la censure reste égale à elle-même. L’arrêt du Sovnarkom (Soviet des commissaires du peuple) du 6 juin 1931 interdit d’éditer des textes contenant de la propagande contre le pouvoir soviétique et la dictature du prolétariat ; divulguant des secrets d’état ; provoquant un fanatisme national et religieux et ayant un caractère  pornographique.

11Il s’ensuivit que les œuvres de Sade ne purent en aucun cas être traduites et éditées en Russie au cours des deux siècles : à l’époque tsariste, à cause de la réfutation de Dieu et de la religion, de la proclamation ouverte et révolutionnaire de l’athéisme et du matérialisme ; à l’époque communiste, ces idées tout au contraire auraient pu être trouvées conformes à celles du parti et même utiles, mais l’immoralisme, la sexualité et les images jugées pornographiques ne répondaient pas du tout à la morale de la société socialiste. Un fait représentatif de l’époque : le 17 juillet 1986, au cours d’un « pont télévisé » entre l’URSS et les Etats-Unis,  pratiqué pour les premiers échanges entre les soviétiques et les américains, une des participantes, Ludmila Ivanova, énonça : « Il n’y a pas de rapports sexuels chez nous ». Cette citation devenue célèbre en tant que symbole de bigoterie du temps.  

12En 1985, Gorbachev prit le pouvoir et initia des changements dans tous les domaines ; en 1987, il amorça le cours de la démocratie et la fameuse pérestroïka commença. L’année 1990 fut particulièrement remarquable : entre autres choses, la loi sur la liberté de la presse fut adoptée, la censure annulée – et le marquis de Sade fut traduit.

13Cependant, si aux XVIIIe-XIXe siècles ses œuvres n’étaient pas publiées, il était lu et connu des gens cultivés qui parlaient français couramment ; mais vers la fin du XXe siècle, en revanche, le nom de Sade ne disait rien à personne. Encore un fait curieux, très personnel cette fois-ci : quand, jeune doctorante, j’ai vu le titre de la communication de mon professeur, Margarita Razoumovskaya, au colloque à l’Université de  Léningrad : « Sade et le sadisme », je me suis demandé quel rapport existait entre « le jardin »  – « сад » (sade) en russe – et le sadisme, terme connu, mais que je ne pouvais mettre en rapport avec le  nom propre !

14La première réapparition du marquis sur la scène russe est due aux  spécialistes : professeur, écrivain, traducteur de Montherlant et de Huysmans, Ivan Karaboutenko, auquel je reviendrai un peu plus tard, a publié en 1989 dans le journal Knijnoïé obozrénié, annonçant les parutions récentes, sa traduction d’un court extrait des 120 journées de Sodome accompagné de son essai « Dans le jardin du marquis de Sade » ( le calembour  sur sade – jardin – et le nom de l’écrivain sera souvent utilisé). L’année suivante paraissent ses traductions d’un chapitre de La Philosophie dans le boudoir, publié en entier deux ans après, et le Testament du marquis.

15Les années 1990-1991 pourraient être nommées « années Sade » en Russie : en 1990, Mikhaïl  Riklin, philosophe et traducteur, futur initiateur, rédacteur, auteur de la préface et des notes de l’anthologie Le marquis de Sade et le 20e siècle (1992),  dans son article intitulé « Littérature sans littérature (réflexions du jardinier3) » compare l’œuvre de Sade à celle de Vladimir Sorokine (né en1955) : à son avis,  la lecture de ces deux écrivains provoque attraction et répulsion en même temps, leurs textes ne sont pas « intéressants », ils sont fades, sans saveur dans la représentation d’un coïtus décrit de manière presque technique. Il trouve dans les deux auteurs les mêmes procédés littéraires où les scènes alternent avec les digressions ; et pour le démontrer, il traduit en annexe deux extraits de Justine et un d’Aline et Valcour, attendu qu’en Russie, Sade « a été traduit très parcimonieusement4 ».

16La même année a vu paraître la traduction de la première Justine (à Kichinev) ; l’édition de la deuxième Justine est sortie en 1991 à Moscou en recueil avec le Dialogue entre un prêtre et un moribond et Français, encore un effort si vous voulez être républicains, dans la série « Les pages de la philosophie mondiale » avec une belle présentation du marquis : « écrivain, philosophe, homme politique dont l’influence sur la vie spirituelle de l’Europe occidentale est sentie de nos jours. Dans notre pays les œuvres du marquis de Sade n’ont pas été publiées, mais dans la littérature russe ses idées ont été diffusées. Le fameux aphorisme « S’il n’y a pas de Dieu, tout est permis » est une sorte de quintessence de l’athéisme militant de l’auteur français ». Le choix des textes est expliqué par leur caractère représentatif des idées philosophiques de l’auteur qui continue « les traditions matérialistes des encyclopédistes français du XVIIIe siècle ». En ce qui concerne le roman, on considère que l’auteur y utilise les procédés typiques des romans gothiques d’horreur ainsi que ceux de la littérature érotique et philosophique du XVIIIe. L’édition est destinée aux spécialistes, mais aussi à tous ceux qui s’intéressent au développement de la philosophie mondiale. Cette courte présentation, ainsi que la postface, essaie de présenter sous un jour favorable l’œuvre du marquis, dont la réception est en proie aux stéréotypes et aux préjugés ; c’est pourquoi les auteurs cherchent  de quoi en soutenir la défense dans le film de Pasolini et dans L’Homme révolté de Camus. En annonçant que d’autres ouvrages du marquis, plus extravagants, ne tarderont pas à paraître, les auteurs soutiennent que l’objectif de ce premier recueil de textes paru en URSS n’a pas été de choquer le lecteur, mais tout au contraire de présenter pour la première fois Sade en tant que philosophe et littérateur appartenant à la tradition française5.

17La première Justine fut à nouveau publiée à Bataïsk en 1991 dans la traduction de Nina Zababourova,  docteur ès lettres, professeur, spécialiste de la littérature des Lumières, avec sa préface présentant également le marquis et son œuvre aux lecteurs russes. Margarita Razoumovskaya, elle aussi docteur ès lettres, grande spécialiste russe du XVIIIe français, traduisit deux nouvelles des Crimes de l’amour, Dorgeville ou le Criminel par vertu etFlorville et Courval, ou le Fatalisme, accompagnées d’un article sur la Vie du marquis de Sade ; l’ensemble fut publié dans le magazine littéraire progressiste de l’époque Avrora.

18La Philosophie dans le boudoir fut publié en fragments avec les extraits de Thérèse philosophe attribuée également à Sade sous le titre « Le roman érotique français du XVIIIe siècle » à Moscou dans l’édition « L’ Ouvrier de Moscou ». Le roman érotique et l’ouvrier de Moscou, quelle liaison dangereuse ! Puis le roman en entier  fut édité avec les extraits de l’Homme révolté de Camus à Sverdlovsk  dans la série « Uniquement pour les hommes et les femmes. Histoire de la pensée philosophique ».

19L’année 1992 enrichit la bibliothèque sadienne russe avec une traduction scandaleuse de La Philosophie dans le boudoir faite dans une langue très obscène par Ivan Karaboutenko, déjà mentionné ; il est présenté dans la postface comme  « un des meilleurs et rares spécialistes de Sade en Russie »,  alors qu’il n’y avait aucun spécialiste de Sade à l’époque ! Et lui-même n’était l’auteur que d’un seul essai. Dans sa préface, le traducteur fait la distinction entre livres dangereux et anodins du marquis : les premiers choquent le lecteur et l’éditeur naïfs par leur lexique obscène, les seconds en font autant par leurs paradoxes et leurs maximes morales, mais leur publication est possible puisqu’il n’y a pas de mots « sales ».  Dans La Philosophie, à son avis, il y a des mots obscènes que le traducteur rend encore plus choquants en utilisant le registre le plus bas de la langue russe. Si je lis sans problèmes le texte français et le comprends parfaitement bien, dans le texte russe on trouve des mots que je n’ai jamais vus ni entendus, que les dictionnaires ne donnent pas et que je n’oserais pas citer. Même l’épigraphe du roman est traduite de façon triviale6 – au lieu du terme neutre « sa fille », le russe utilise le diminutif péjoratif « à sa fifille » ! Quel est l’objectif de Karaboutenko, très fier de sa traduction dite  « scientifique » ? Tout à fait commercial, sans doute, et répondant  bien aux goûts littéraires de l’époque quand tout est devenu permis, quand la littérature pornographique envahit les rayons et que la presse à scandale trouve un lectorat friand de toutes sortes de vulgarités et obscénités : « Dès 1991 commença le processus d’abêtissement du lecteur », remarque un journaliste de l’époque. Et le flair de Karaboutenko lui a suggéré d’attirer ce lecteur par un lexique renforçant le contenu indécent, pour bien vendre un livre dont le tirage est impressionnant  – 220 000 exemplaires –  compte tenu du fait que Sade n’était pas du tout connu à l’époque.

20Dans une interview ajoutée au roman en tant que « Huitième dialogue », Karaboutenko dit que Sade est un écrivain d’élite : ses romans sont de « l’art pour l’art », ils ne sont appréciés en France que par des spécialistes, des intellectuels, alors qu’ils « doivent devenir accessibles aux citoyens de notre pays ». Apparemment, accessibilité, pour Karaboutenko, est synonyme d’obscénité, le lecteur qu’il vise n’étant sûrement pas capable de comprendre la philosophie de Sade ni ses choix esthétiques. Cette traduction  n’a pas été rééditée depuis.

21En 1992, paraissent les six premiers chapitres de La Nouvelle Justine (le roman complet ne sera publié qu’en 2003), en 1993 Juliette et Les120 journées de Sodome, les recueils de nouvelles. Et c’est parti ! Dans les années 1990, les œuvres de Sade sont traduites et rééditées en avalanches régulières et à grand tirage. Ce sont Justine (dont on ne distingue pas les variantes et dont le lecteur ne sait même pas qu’il en existe trois), La Philosophie dans le boudoir et Les 120 journées de Sodome qui attirent le plus l’intérêt.

22Les œuvres complètes en 10 volumes commencent à paraître en 1998, mais seuls les quatre premiers volumes ont été édités : Sade n’est déjà plus au goût du jour, comme le confirme la baisse des tirages. Si en 1993 Les 120 journées sont édités en  100 000 exemplaires, en 2000 il n’y en a plus que 5 000. En 2006, on trouve sur la couverture de La Philosophie : « Un livre vicieux pour les adultes », apparemment pour susciter l’intérêt. Les années 1990-2000 sont celles de la grande vogue du marquis de Sade, quand il symbolisait la liberté dans tous les domaines. Depuis il n’est plus si populaire – il faut le chercher dans les librairies et on ne le voit jamais  lire dans le métro.

23Mais comment et par qui Sade est-il lu ? S’il n’a pas été bien connu avant la fin du XXe siècle, il l’était au siècle précédent, quand on lisait les livres français dans le texte. Vu le rôle de la censure dont j’ai parlé plus haut, il était impossible de citer  le nom du marquis, athée et révolutionnaire, surtout après l’insurrection des nobles en 1825, quand le nom de Voltaire, dont la bibliothèque était déjà à St-Pétersbourg, fut proscrit ; mais on  en trouve des réminiscences dans les textes des écrivains russes, à commencer par Alexandre Pouchkine (1799-1837), lui-même très persécuté par la censure, considéré comme très audacieux et libertin dans ses œuvres. Le héros principal d’un de ses textes porte le nom d’un personnage de Sade, Minski. Peut-être est-ce une pure coïncidence – ce nom est assez commun en Russie – mais c’est un personnage mondain, égoïste, cynique et libertin, qui séduit des femmes et les oublie facilement une fois son objectif atteint. Il est présenté d’emblée comme un philosophe qui analyse et critique une société qu’il méprise puisque « tous cherchent à être les plus médiocres possibles avec goût et convenances7 ». Dans le monde, celui qui n’appartient pas à ce « petit troupeau » est un étranger, explique-t-il.  Les mondains lui ont infligé un blâme public à cause de son comportement libertin, il a feint l’indifférence et « il était prêt à sacrifier chaque membre de cette société mondaine à son amour-propre8 ». Minski sympatise avec Zinaïda Volskaya, puisqu’elle aussi ose mépriser les convenances odieuses, il devient son confident et, pour la séduire, critique avec une ironie cinglante ses rivaux éventuels. La tête froide, il songe à cette jeune femme qui complètera bientôt la longue liste de ses victoires. Quand Pouchkine écrit dans les brouillons du début d’Eugène Onéguine que « Ce n’est pas la nature qui nous apprend à aimer, c’est le premier roman obscène », peut-être pense-t-il aux romans de Sade, entre autres. On ne sait pas exactement quels livres de Sade Pouchkine a lus, mais le fait d’avoir lu au moins Justine est confirmé par un de ses amis. Ce dernier lui avait en effet demandé s’il fallait lire ce roman très en vogue, mais  dont le titre lui échappe au moment d’écrire ses mémoires sur Pouchkine – il le  nomme Justine ou Les liaisons dangereuses : combinaison bien significative pour l’époque où Laclos était proscrit lui aussi. « C’est une des meilleures œuvres de la fantaisie libertine française où la volupté la plus abominable est représentée d’une manière si séduisante qu’en lisant j’ai senti que je me laissais entraîner et je n’ai pas terminé le livre. Ainsi, je ne vous le conseille pas », aurait répondu Pouchkine – et son ami ne l’a jamais lu9.

24Si Pouchkine vénérait la littérature française et notamment celle du XVIIIsiècle qu’il préférait à celle de l’époque romantique, Mikhaïl Lermontov (1814-1841) lui aussi parlait le français comme sa langue natale, écrivait en français ses poèmes, mais ses lettres étaient plus critiques envers la littérature des Lumières et il citait rarement les français (seulement 19 fois10). Il ne mentionne même pas les noms des auteurs les plus proches qui l’ont beaucoup influencé, comme Hugo, Constant, Musset, etc. On a déjà assez parlé des liens incontestables entre son roman Un héros de notre temps (1840) et les œuvres de Chateaubriand, Constant et Musset.

25Sainte-Beuve dans son essai Quelques vérités sur la situation en littérature publié dans la Revue des Deux Mondes (1843) écrivait : « Il y a un fonds de De Sade masqué, mais non point méconnaissable, dans les inspirations de deux ou trois de nos romanciers les plus accrédités […] j’oserai affirmer, sans crainte d’être démenti, que Byron et De Sade (je demande pardon du rapprochement) ont peut-être été les deux plus grands inspirateurs de nos modernes, l’un affiché et visible, l’autre clandestin, – pas trop clandestin. En lisant certains de nos romanciers en vogue, si vous voulez le fond du coffre, l’escalier secret de l’alcôve, ne perdez jamais cette dernière clé11 ». Cette clé permet de comprendre mieux l’œuvre de Lermontov (« Non, je ne suis pas Byron, je suis un autre », écrivait-il dans son poème de 1832 qu’il termina par cette affirmation : « Je suis Dieu ou je ne suis personne ! ») où on peut sentir la présence invisible de Sade qui l’intéressait certainement, doué qu’il était d’un esprit amer, sceptique et estimant par-dessus tout la liberté individuelle. Pour les deux auteurs, vrais représentants de la période de crise et qui développaient la tendance critique des Lumières, le problème du libre arbitre fut essentiel12.  

26Bélinski, critique connu de l’époque, a opposé « le festin de la vie » de Pouchkine aux « problèmes lugubres » de Lermontov qui avouait dans un de ses poèmes français Quand je te vois sourire…(non daté)son « caprice étrange » de « bénir le jour où tu m’a fait souffrir13 ». Dans son roman Un héros de notre temps Lermontov introduit le « Journal de Petchorin », héros principal ; il y avoue tous ses sentiments et réflexions les plus secrets liés aux relations avec deux femmes : Véra, son ancienne maîtresse, la seule femme qu’il aime réellement, et la princesse Mary, jeune fille qu’il n’aime pas mais qu’il veut séduire juste pour se divertir d’une vie militaire fade et sans intérêt. « Il est assurément peu de plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu où un jeune homme corrompe plus tôt et son ton et ses mœurs  » : cette pensée de  Sade énoncée dans Aline et Valcour était sans doute bien connue de Lermontov, militaire lui-même, ainsi que de son héros. Petchorin est un libertin qui se distingue de son entourage par sa culture, son esprit et son rationalisme. Il a un système dont il ne s’écarte jamais pour séduire les femmes de sa longue liste. Il aime sentir son pouvoir, il en est le metteur en scène et connaît les paroles et les actions de tous ses acteurs (hommes et femmes qu’il manipule artistiquement) à l’avance. Il n’a aucune pitié, ne pense qu’à lui-même, n’est jamais touché par les peines des autres, que ce soit Maxime Maximovitch, Grouchnitzki, Béla ou Mary, qu’il fait souffrir soit pour se divertir et essayer son pouvoir, soit sans même s’en apercevoir. Sans entrer dans les détails qui sont analysés dans mon article « 1814 : Sade est mort, Vive Lermontov14 ! », je voudrais en résumer les points les plus importants :

271/ Le problème du bien et du mal, de l’ange et du démon est au cœur de l’œuvre de Lermontov qui se dit « l’élu du mal » non parce qu’il voudrait justifier le mal, mais parce que le mal, inséparable de la souffrance (le démonisme), est le résultat de l’impuissance du bien, les deux provenant de la même source : « indifférents au mal, indifférents au crime », ainsi caractérise-t-il sa génération dans un de ses poèmes (Méditation). Le contraste des personnages angélique et démonique (« Un ange », « Mon démon ») est typique de son œuvre15.

282/ Le problème de la foi, de Dieu, est un des plus importants pour Lermontov, qui réfléchit avec amertume sur l’organisation injuste d’un univers où l’ange est toujours confronté au démon, personnage principal de sa poésie. Sa quête de Dieu est inséparable du défi qu’il lui lance.

293/ La foi est liée au problème de la punition, ou plutôt de son absence : c’est la violence, le triomphe du mal et la vengeance qui dominent, la vertu est humiliée et jamais récompensée.

304/ Tous les personnages  principaux de Lermontov sont forts, volontaires, méditatifs, solitaires et apathiques. Ils ont fait l’expérience de toutes « les douceurs du vice et du crime », et « dominant le misérable genre humain, ils sèm[ent] le mal sans plaisir et nulle part ne rencontr[ent] de résistance à [leurs] habiles séductions16 ». Mais à la différence des personnages du marquis de Sade, ceux de Lermontov qui se disent « ferme et froid comme le fer » ont des remords : Petchorin souffre de ce que sa vie passe sans aucun but ni aucun sens, que son amour n’a fait de bien à personne parce qu’il aimait pour lui seul, pour son amour-propre17.

315/ Ses personnages sont sous l’empire de leur génie de la destruction18, leur pouvoir tyrannique se manifeste par le désir de porter le coup au moment où on l’attend le moins : tout le comportement de Petchorin est régi par ce désir qu’il analyse en détail dans son journal.

326/ L’introspection impitoyable de Petchorin fait voir un homme « composé avec tous les vices de notre génération, vices en pleine éclosion », écrit l’auteur dans sa préface où, à l’objection supposée des lecteurs qu’« un homme ne peut être aussi méchant », il répond que « pas mal d’hommes ont passé leur temps à se nourrir de douceurs et leur estomac s’est gâté ; il leur faut maintenant la médecine amère des vérités piquantes ». Il veut « dépeindre un homme de notre époque comme il [l’entend] et comme, pour notre malheur commun, il l’a trop souvent rencontré19. »

33Les lecteurs russes n’étaient pas prêts à accueillir cette image peu flatteuse de la nature humaine et la critique accusa Lermontov d’avoir fait ce portrait vicieux sous l’influence de la culture occidentale.

34Passons à la deuxième moitié du XIXe siècle, quand les idées matérialistes et athées gagnent les esprits des penseurs russes dont un des plus remarquables fut Nikolaï Tchernychevski (1828-1889), connu surtout pour son roman philosophique Que faire ? (1863) et homme de culture encyclopédique, à la fois philosophe, économiste, sociologue, historien, romancier, publiciste et révolutionnaire. Dans son essai Donatien-Alphonse-François de Sade et Nikolaï Tchernychevski (vies parallèles), K. Kobrine20 met en évidence trois points communs : 1) on ne lit plus ces auteurs 2) les deux sont « idéalistes », c’est-à-dire dominés par une idée (celle du mal chez Sade et celle de  la justice chez Tchernychevski 3) les deux ont passé plusieurs années en prison (Tchernychevski plus de 20 ans) où ils ont écrit la majorité de leurs œuvres. Mais si on se plonge dans leur philosophie, on peut y voir beaucoup d’autres points communs. Matérialiste convaincu et conséquent, Tchernychevski fut l’héritier des matérialistes français du XVIIIe siècle et combattit les théories idéalistes et éclectiques qui envisageaient l’homme d’un point de vue subjectiviste et dualiste. Pour combattre ces conceptions, Tchernychevski leur oppose un principe anthropologique exprimé dans son célèbre ouvrage Le principe anthropologique en philosophie (1860) et selon lequel «  l’homme doit être considéré comme un être qui n’a qu'une seule nature » et « la vie humaine ne doit pas être divisée en deux moitiés dissemblables, de natures différentes21 ». Ce principe souligne l’unité l'unité de la nature humaine fondée sur celle de l’organisation. Le corps, c'est-à-dire la matière, est la donnée première. Les sciences de la nature, note Tchernychevski, ont  démontré que chez l'homme les sensations et les phénomènes psychiques sont conditionnés par les processus physiologiques dont le corps est le siège. La conscience, la pensée ne sont, pour Tchernychevski, qu'une propriété particulière de la matière lorsqu'elle a atteint un degré élevé de développement. Il dénie à la conscience toute existence autonome et en fait un produit du développement de la matière. « Le principe anthropologique de Tchernychevski résout le problème fondamental de la philosophie – celui des rapports entre la conscience et la matière – dans un esprit matérialiste, puisqu'il prend pour base l'organisme corporel et considère les phénomènes psychiques comme résultant de l'activité cérébrale22. » Niant le libre arbitre, il estime que tous nos actes sont déterminés et visent à satisfaire nos besoins, à assurer notre bonheur. Tchernychevski défend l’utilitarisme, pense que l’homme est guidé par son intérêt qui le force à refuser un petit plaisir pour en avoir un plus grand. Les principes de l’intérêt et du calcul sont la base de toutes les actions humaines.

35Mais s’il en est ainsi, pourquoi certaines de nos aspirations sont-elles considérées comme morales et les autres non ? En elles-mêmes, répond Tchernychevski, ces aspirations ne sont ni bonnes, ni mauvaises ; elles le deviennent en fonction des conditions de vie. L’organisation défectueuse de la société fait que l’intérêt privé et l’intérêt public sont en désaccord, et que l’intérêt de qui aspire au bonheur entre en conflit avec les intérêts des autres hommes. Donnez à l’homme des conditions de vie normales, faites disparaître tout ce qui l’humilie et l'estropie, et alors la largesse et la clarté d’esprit, les plus nobles qualités, seront à la portée de tous. Elles deviendront inhérentes à l’homme dont les forces et les facultés auront été placées dans des conditions de développement normal. Les actes de chacun, qui auront pour but de satisfaire ses besoins personnels, seront en même temps des actes altruistes. Ainsi, par son éthique également, Tchernychevski conclut à la nécessité d'une révolution et d’une transformation de la société sur des bases socialistes.

La science ne reconnaît pour vrai que ce qui constitue la nature de l’homme ; le bien n'est pour elle que ce qui est utile à l’homme en général ; tout ce qui, dans les idées d’un peuple ou d’une classe, s’écarte de cette norme, constitue une erreur ... 

36L'éthique de Tchernychevski, malgré des considérations profondes sur les conceptions différentes que les peuples se font du « bien » et du « mal » aux diverses époques de leur histoire, s'appuie dans l'ensemble sur l'anthropologie. Prenant pour base de sa méthodologie le principe anthropologique, Tchernychevski s'est également proposé de donner une explication approfondie des phénomènes de la vie sociale. Il a voulu appliquer ce principe à l'esthétique, à l'éthique, à l'économie politique et à la sociologie23.

37Dostoïevski (1821-1881) attaque le « principe anthropologique » et critique Tchernychevski à plusieurs reprises24. C’est lui qui ose citer le nom du marquis, dont l’œuvre l’a profondément marqué. Quand Tourgueniev écrivit que Dostoïevski était « notre marquis de Sade », il énonça une grande vérité sans se rendre compte de la profondeur des liens entre les deux romanciers. Tourgueniev se solidarise avec le critique N. Mikhaïlovski qui  consacre à Dostoïevski, juste après son décès, un article intitulé « Le talent violent » (1882), où il analyse les scènes de violence et de cruauté en affirmant que le talent violent choisit la souffrance pour sujet principal de ses œuvres en faisant souffrir ses personnages et ses lecteurs. Tourgueniev, dans sa lettre à Saltikov-Tchédrine du 24 septembre 1882, remarque à ce propos que dans la littérature française, existe un cas analogue, « le marquis de Sade qui a même écrit un livre Tourments et supplices  où il met en relief la volupté de faire subir aux autres des souffrances et des tourments exquis. Dostoïevski dans un de ses romans décrit également les plaisirs d’un tel amateur25. À croire que tous nos évêques ont fait des offices pour notre marquis de Sade et des messes où ils vantaient l’amour pour tous de cet homme ! Ce sont des temps bizarres que ceux où nous vivons26 ! » La métaphore  du « marquis de Sade russe » hantait l’imagination de Tourgueniev, ennemi de longue date de Dostoïevski, et le jour suivant il y revint dans sa lettre à Annenkov (25 septembre 1882)27.

38Le sujet « Dostoïevski et Sade » étant trop vaste pour l’aborder dans cet article, je vais essayer de présenter une sorte de synthèse qui n’a jamais été faite, malgré de nombreux articles sur des aspects différents de leurs rapports. J’irai du concret à l’abstrait.

391/ Les personnages sadiens traversent l’œuvre de Dostoïevski : prince Valkovsky des Humiliés et offensés (1861) ; l’homme paradoxal du Sous-sol (1864) ; Svidrigaïlov dans Crime et châtiment (1866) ; Stavroguine des Démons (1872) ; Lise, le diablotin des Frères Karamazov (1880).

402/ Les scènes de viol et de violence sont nombreuses : Stavroguine trouve du plaisir à voir la flagellation de Matriocha qu’il viole plus tard ; Lise (les Frères Karamazov) rêve d’un enfant de quatre ans crucifié au mur qui gémit pendant qu’elle mange de la compote d’ananas en le regardant, etc.

413/ Le thème du sort tragique d’une jeune fille corrompue par des roués de toutes sortes : Nastassia Filippovna de l’Idiot, Grouchenka des Frères Karamazov, etc. Pour Sade et Dostoïevski, la beauté, la vertu, l’innocence, la tendresse et la misère sont vouées à l’humilité et l’offense. Quand Sade écrit dans sa Nouvelle Justine que la vertu est  « aussi molestée, aussi dégradée qu’elle doit toujours l’être chaque fois qu'elle ose combattre le vice à visage découvert28 », le traducteur russe traduit les mots en italiques avec les termes de Dostoïevski, en faisant référence au titre de son roman Humiliés et offensés.

424/ Le pouvoir tyrannique des uns sur les autres, le plaisir de tourmenter psychologiquement celui qu’on aime, la cruauté voluptueuse : Rogogine et Nastassia Filippovna (l’Idiot), Grouchenka et Mitia, Ivan et Katerina Ivanovna  (LesFrères Karamazov)… « J’étais déjà un despote dans l’âme, je voulais régner sur la sienne en maître absolu... Mon amitié passionnée lui a fait peur : je le poussais jusqu’aux larmes, aux convulsions [...] je me suis mis à le haïr et je l’ai repoussé », confesse ainsi le narrateur du Sous-sol. Dans le même ordre d’idées, l’individualisme et l’égoïsme absolu, le désir d’imposer sa volonté, s’expriment explicitement : « Que je sois riche et tous les autres pauvres, je mangerai des bonbons, je boirai de la crème, et je n’en donnerai à personne », dit ainsi Lise à Aliocha29. Ou encore : « Supposons, par exemple, que je souffre profondément ; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car c’est un autre, pas moi. De plus, il est rare qu’un individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain30 », dit Ivan au moment de sa révolte. Mais si Sade représente le monde où l’un a le droit de faire souffrir un autre, Ivan refuse d’accepter ce monde, non parce qu’il y a de la souffrance, mais précisément parce qu’on y trouve du plaisir à faire souffrir – ce que Sade révèle et assume. Dostoïevski montre que si l’homme ne cherche qu’à satisfaire ses désirs, s’il n’est guidé que par « le principe du plaisir » (Freud), il va d’un mal à l’autre, d’un crime à l’autre, il va à sa perte, tels Fedor Karamazov, Svidrigaïlov, Rogogine ou Stavroguine.

435/ Le bien et le mal se complètent, il n’y a pas de bien sans le mal, mais ces notions sont interchangeables : ce qui est bien pour les uns est mal pour les autres, il est très facile de confondre le bien et le mal dans le monde où il n’y plus de repères, où il n’y a pas Dieu. « Il y a des moments où l’homme aime le crime31 ». « Et si l’on meurt de faim, si l’on fait du mal à une petite fille, si on la déshonore, est-ce bien aussi ? » demande Stavroguine à Kirilov, qui lui répond : « Oui. Et si quelqu’un fend le crâne à celui qui a déshonoré l’enfant, c’est bien aussi. Et si on ne le lui fend pas, c’est bien aussi. Tout est bien, tout. Et ceux-là sont heureux qui savent que tout est bien32. »

446/ Le monde sera sauvé non  par la beauté, mais par la laideur du Diable, par la laideur du mal dont Sade et Dostoïevski peignent la puissance dans leurs livres. S’il n’y a pas de Dieu, tout est permis, mais les héros de Dostoïevski sont sauvés par la foi : Dieu et la vie éternelle, c’est la réponse de Dostoïevski à Sade.

45On peut dire que Sade est un des précurseurs de Dostoïevski, au sens où ce dernier entretient avec lui un dialogue permanent dans ses œuvres, en cherchant à trouver des réponses aux questions posées par le marquis. On ne compte pas les citations « sadiennes » dans son œuvre, qu’on pourrait multiplier. Certaines, dans Les Frères Karamazov, semblent être écrites par Sade lui-même, en particulier dans le chapitre « Un diablotin » (IV, 11, III) :

46[…] Je ne veux pas faire le bien tout simplement, je veux faire le mal ; il n’y a là aucune maladie. – Pourquoi faire le mal ? – Pour qu’il ne reste rien nulle part. Ah, comme ce serait bien ! Savez-vous Aliocha, je pense parfois à faire beaucoup de mal, de vilaines choses, pendant longtemps, en cachette... Et tout à coup tous l’apprendront, m’entoureront, me montreront du doigt ; et moi je les regarderai. C’est très agréable. Pourquoi est-ce si agréable, Aliocha ? – Comme ça. Le besoin d’écraser quelque chose de bon, ou, comme vous disiez, de mettre le feu. […] Il y des moments où l’homme aime le crime, proféra Aliocha d’un air pensif.

47N’est-ce pas un nouvelle Eugénie ou Juliette que Dostoïevski  a peinte ?

48Et que dire de Tolstoï ? « Je raconterai un jour l’histoire de ma vie qui fut touchante et instructive, pendant ces dix années de ma jeunesse. Je voulais de toute mon âme être bon ; mais j’étais jeune, j’avais des passions et j’étais seul, tout à fait seul, quand je cherchais le bien. Chaque fois que j’essayais de me prononcer sur cet ardent désir que j’avais d’être bon moralement, je ne rencontrais que mépris et moqueries ; mais quand je m’adonnais aux vilaines passions, on me louait, on m’encourageait. L’ambition, la passion du pouvoir, la cupidité, la volupté, l’orgueil, la colère, la vengeance — tout cela était estimé. Me livrant à ces passions, je commençais à ressembler à un homme et je sentais qu’on était content de moi33 ». Voilà ce qu’écrit Tolstoï dans sa Confession (1879-1882, publiée en 1884), où il voulait faire le bilan des égarements de sa jeunesse et exposer sa nouvelle philosophie de vie après la crise des années 1870.

49« Je ne puis sans effroi, sans dégoût et sans souffrance de l’âme, me rappeler ces années. Je tuai des hommes à la guerre ; je les défiai en duel pour les tuer ; je perdis au jeu ; je dissipai le produit des travaux des paysans ; je les punissais, je faisais des folies, je trompais. Le mensonge, le vol, les voluptés de toutes sortes, l’ivresse, la violence, le meurtre... Il n’y a pas de crime que je n’aie commis, et pour tout cela, on me louait, on me comptait et on me compte au nombre des hommes relativement moraux. Je vécus ainsi dix ans. Cependant, je commençais à écrire par vanité, par cupidité et par orgueil. Je conformais mes écrits à ma vie. Pour obtenir la gloire et l’argent pour lesquels j’écrivais, il fallait cacher le bien et montrer le mal. C’est ce que je fis. » Ces aveux  de Tolstoï nous aident à voir dans sa Sonate à Kreutzer (1890) une sorte d’autofiction, au moment où M. Pozdnichev parle de sa jeunesse pour préparer le narrateur à son drame familial, qui se terminera par le meurtre de sa femme : « J’ai vécu avant mon mariage comme ils vivent tous, c’est-à-dire dans la débauche, et, vivant de cette façon, j’étais convaincu, comme tous les hommes de notre classe, que ma vie était ce qu’elle devait être. Je pensais de moi que j’étais un homme charmant et tout à fait moral. Je n’étais pas un séducteur, je n’avais pas de goûts contre nature, je ne faisais pas de la débauche le but principal de ma vie, comme plusieurs de mes camarades, mais je m’y adonnais discrètement, modérément, pour la santé. […] J’étais enfoncé dans la fange de la débauche et en même temps je cherchais des jeunes filles dont la pureté fût digne de moi ».

50Le héros dévoile ainsi toutes les bassesses et  les vices de la vie mondaine où règne le culte du corps et des plaisirs auxquels on est poussé par l’oisiveté et par l’excès de la bonne chère. Il n’accuse pas sa femme, c’est l’éducation des jeunes filles et la nature humaine qui sont coupables. Les jeunes filles ont des idées romantiques et n’ont aucune connaissance de la réalité des rapports entre homme et femme, elles ne lisent que des romans qui peignent « les moindres détails des sentiments des héros, les étangs, les buissons » et s’il y a des romans qui décrivent la réalité, des romans inconvenants, indécents, « on ne les laisse pas entre les mains de celles qui ont le plus grand besoin de les connaître – les jeunes filles ». Comment ne pas se rappeler l’épigraphe de la Philosophie dans le boudoir ! « On feint devant les jeunes filles, que cette débauche qui remplit la moitié de la vie de nos villes et de nos campagnes  n’existe pas en réalité. On le feint si bien qu’on arrive à se persuader que nous sommes tous des gens moraux et que nous vivons dans un monde moral ».

51Au vu de ces descriptions amères et naturalistes des relations entre les sexes, il n’est pas étonnant que la nouvelle ait été interdite par la censure, non seulement en Russie, mais aux États-Unis où la traductrice écrivit qu’elle trouvait la langue de la nouvelle trop directe et le contenu trop indécent. Dans cette nouvelle Tolstoï  oppose de belles discussions sur l’amour idéal,  l’union des âmes, à la vie réelle, vicieuse et charnelle, dont la tyrannie, le vice et le crime font partie intégrante.

52Cette même idée est représentée de façon encore plus évidente dans son récit très court Après le bal (1903), où l’atmosphère joyeuse et raffinée du bal mondain, de la musique, de la danse, des jeunes gens nobles, beaux et amoureux, s’évanouit quand la même nuit, le narrateur voit les souffrances d’un déserteur tartare passé par les verges. L’exécution est dirigée par le père de la jeune fille dont le héros est amoureux, le brave colonel qui auparavant a dansé une mazurka avec élégance et charme. Depuis ce jour, l’image de la jeune fille devient inséparable de celle du dos massacré, souillé de sang du tartare et de la voix autoritaire et féroce du colonel. Toute cette histoire racontée sert d’exemple pour prouver que les notions du bien et du mal dépendent du hasard qui les révèle clairement. « Si l’on envisage l’œuvre entière de Tolstoï, on peut dire, métaphoriquement évidemment et avec les restrictions d’usage : dans sa jeunesse ainsi que dans son âge mûr, Tolstoï décrivait la vie sous l’aspect d’un bal enchanteur ; plus tard, quand il se fit vieux, il la dépeignit sous l’aspect du supplice des verges », écrit Léon Chestov34.

53Cet aspect se manifeste clairement dans les nouvelles écrites dans les années 1890 et publiées dans l’édition posthume en 1911-1912 (Le Diable, Le Père Serge) mais surtout dans son dernier roman, La Résurrection (1899) où, à la manière des Infortunes de la vertu, Tolstoï fait l’inventaire des vices et des injustices sociales. Nekhlioudov, le héros principal, idéaliste naïf, perd ses illusions, découvre le mal absolu et finit par venir à Dieu. L’apparition du roman fit une grande sensation publique ; il fut interdit par la censure et Tolstoï fut excommunié35.

54Le fait que le marquis de Sade a été lu et connu en Russie à la fin du XIXe siècle est confirmé par Nicolas Leskov (1831-1895), reconnu comme le plus russe des écrivains russes, auteur du fameux Gaucher (1881). Dans son article Les passe-temps mondains publié en 1888, il parle de la mode des « albums de confessions » où il fallait répondre  à cœur ouvert à des questions  parmi lesquelles  « Quel est votre écrivain prosaïque préféré ? » et il donne comme réponse courante : « le marquis de Sade36 ». Les notes expliquaient aux lecteurs des années 1950 qui ne connaissaient pas Sade que c’était un écrivain français connu pour ses nombreux romans pornographiques.

55Les derniers lecteurs de Sade avant la période de l’oubli soviétique furent les auteurs du tournant de siècle dont Fiodor Sologoub (pseudonyme de Fiodor Teternikov, 1863-1927), écrivain, dramaturge  et poète, symboliste, un des grands représentants de la Fin de siècle. Il a traduit de nombreux romanciers et poètes de langue française : Honoré de Balzac (Les Cent Contes drolatiques), Paul Verlaine, Frédéric Mistral. Son roman le plus connu, Le Démon mesquin (1892-1902, publié en 1905) fut refusé par toutes les maisons d’édition comme « trop risqué et bizarre », mais quand il fut enfin publié il devint un des livres les plus lus en Russie. Ce classique du roman russe met en scène un monde maléfique où un petit professeur de province, Pérédonov, qui adore faire passer par les verges ses petits élèves, est l’incarnation du type sadique. Poussé par la manie de la persécution, il finit par commettre un crime.

56Le héros du triptyque de Sologoub dans La légende créée (1905-1912), Trirodov, rêve de réorganiser la réalité ; il  est qualifié de sadiste par l’auteur lui-même, mais c’est un sadiste sublime, diabolique, doué d’une raison éclairée et bienfaisant ; il est poussé vers le bien, mais y arrive par la violence et le crime. «  Je prends un morceau de la vie dure et pauvre et j’en fais une légende douce puisque je suis poète » : c’est ainsi que Sologoub commence son roman. Tokarev montre que Sologoub n’accepte pas le sadisme fondé sur la violence physique ; mais il décrit divers types de sadisme, le plus souvent dénués de connotations sexuelles : Motovilov représente le coté négatif du sadisme, Loguine son côté positif, lié non pas à la violence physique, mais à la violence spirituelle dont l’objectif est la transfiguration du monde, tandis que Trirodove représente le sadisme idéologique37.

57Dans ses œuvres, Sologoub, qui écrivait dans ses poèmes qu’on est toujours tenté de dépasser les règles et les lois, représentait souvent de jeunes héroïnes unies avec leur père contre la mère, ainsi que des rapports sexuels entre cousins. L’écrivain disait des femmes qu’elles seraient heureuses si leurs maris les caressaient la nuit et les flagellaient le jour. « Que la volupté et la concupiscence s’illuminent quand l’époque violente et passionnée arrivera. La volupté s’épuisera dans la violence et le rude deviendra  joyeux... L’âme humaine est contrainte dans les chaînes de la société », écrivait-il dans La légende créée. Ses poèmes sont pleins de réminiscences de Sade.

58On compare encore un autre écrivain russe au marquis de Sade : Isaac Babel (1894-1940), étroitement lié à la France qu’il visitait souvent. Ses premiers écrits étaient en français ; Flaubert et Maupassant sont les auteurs qui l’ont marqué le plus et ont eu une influence très forte sur son style littéraire. Il fut convaincu d’avoir été l’informateur d’André Malraux sur l’aviation soviétique ; accusé de trotskisme et d’espionnage au profit de la France et de l’Autriche, il fut fusillé et son œuvre interdite jusqu’à sa réhabilitation, en 1954.

59Igor Yarkévitch38 fonde sa comparaison sur ce que Babel, tout comme l’écrivain et révolutionnaire français, jugeait les violences de la révolution  absolument nécessaires, justes et même belles. Leurs itinéraires ont plusieurs points communs : Babel est romancier, dramaturge, publiciste ; il vient d’une famille noble et aisée, mais il soutient la révolution, s’engage dans l’armée rouge sous le commandement de Boudionny, grand chef militaire, en 1920 ; dans les années 1930 ses écrits sont censurés ;  en 1939, il est incarcéré et condamné à mort. Ses manuscrits saisis au moment de l’arrestation n’ont jamais été retrouvés et le sort de son roman sur le Comité extraordinaire (TchéKa) demeure inconnu.

60Sa gloire littéraire est fondée sur deux recueils : Contes d’Odessa (1931), où il décrit de façon romantique la vie des criminels qu’il admire et Cavalerie rouge (1926, nouvelle édition 1933) qui a suscité un débat : Boudionny fut indigné par les violences décrites dans un naturalisme inouï, Vorochilov jugea son style inacceptable, Victor Chklovski soutint que Babel avait vu la Russie avec les yeux d’un écrivain français de l’armée de Napoléon. Mais la protection de Maxime Gorky, écrivain très influent de l’époque, garantit la publication des ses œuvres. La critique soviétique de l’époque, tout en reconnaissant son talent, signala son antipathie à la cause du peuple et l’accusa de naturalisme, d’apologie des actes impulsifs et de banditisme. Igor Yarkévitch conclut que Babel est apparu comme le parfait chroniqueur des émotions des bourreaux et que les brutalités sadiques de la Cavalerie sur le front polonais relèvent du discours exemplaire d’un tacticien en la matière.

61Pendant toute la période soviétique, le marquis de Sade n’exista pas en Russie, et les allusions et les réminiscences ne revinrent qu’à la fin du XXe siècle ; on le compare alors aux auteurs les plus choquants et provocants, comme  Sorokine ou Edouard Limonov, né en 1943, écrivain, homme politique, « antisovietchik fervent » ayant vécu en émigration de 1974 à 1991 aux États-Unis et en France. Il consacre à Sade un chapitre dans son livre Les monstres sacrés (2003) qu’il intitule « De Sade : créateur de l’Univers de violence ». Pour lui, le grand public fait une grande erreur en considérant que le marquis parle du sexe dans ses œuvres : en réalité, il ne parle que du pouvoir39. « Nous nous serrons les mains avec le marquis de Sade à travers les siècles. D’une prison à l’autre », conclut-il et cette poignée de mains est analysée par N. Vessélova40 qui se penche sur une des scènes scandaleuses du roman C’est moi, Editchka (1976), où l’auteur lance un défi à la bigoterie traditionnelle de la littérature russe. Dans la version française, le roman fut publié en 1979 sous le titre Le poète russe préfère les grands nègres ; il surligne cette scène du roman qui n’est que la citation presque exacte d’un épisode de Claude-François ou La Tentation de la vertu attribué au marquis. Le nouveau titre choisi par l’auteur démontre que les liens avec Sade sont importants pour lui. Le fantôme du « beau fou marquis41 » rôde dans les pages de ce roman où l’amour dans le monde moderne n’est qu’une perversion entre le sadisme et le masochisme. Le roman de Limonov  a choqué les lecteurs par son lexique hors norme, ses descriptions naturalistes des rapports homosexuels et ses scènes pornographiques ; enfin, ayant été perçu comme politique, il n’a été publié en Russie qu’en 1991 – l’année où apparaissent les premières traductions de Sade.

62Au XXIe siècle, quand il ne reste plus de tabous, le marquis de Sade perd de sa popularité et devient l’apanage des intellectuels, comme Natalia Tochilnikova, née en 1969, connue sous le pseudonyme masculin Oleg Volokhovsky, qui en 2006 a publié son roman Le Marquis et Justine considéré comme la meilleure représentation des pratiques BDSM. Les personnages de ce roman policier sont deux intellectuels qui s’aiment et se respectent tout en pratiquant des « actions » violentes et criminelles aux yeux des autres. Le nom du marquis de Sade est cité plusieurs fois avec vénération : le premier chapitre a pour titre « De la sainteté des sadistes et de la spiritualité des masochistes ». Le roman, plein d’allusions intertextuelles destinées aux lecteurs cultivés, est bien écrit et se lit facilement.

63S’agit-il de l’influence et de la  réception ou bien du « courant de rencontre » (terme de Vesselovsky) ? Il est en tout cas évident que les idées de Sade se sont bien enracinées dans le sol russe et y ont formé un jardin bien florissant et fructueux – pour revenir au jeu de mots sur le nom de Sade... Comme tous les jardins, celui de Sade varie au gré des saisons et chacun y trouve ses bosquets préférés.