Colloques en ligne

Agnès Tricoire

Contestations, irruptions, interruptions, modifications… Réflexions sur le blasphème religieux et le blasphème artistique

1Selon quels critères, le juge administratif, ou le juge pénal, peuvent-ils appréhender une représentation théâtrale ou son texte ?

2On sait qu’en droit d’auteur, le juge n’est censé émettre aucun jugement de goût ou de valeur sur les œuvres quand il s’agit de les protéger (article L 111-4 du CPI1). Il n’empêche, on va le voir, que sa subjectivité de juge est en jeu, notamment quand une interprétation théâtrale est contestée par les auteurs du texte, ou plutôt les héritiers des auteurs, lesquels sont souvent plus royalistes que leurs rois.

3Quand on lui demande d’interdire une représentation, le juge, qu’il soit le juge du droit d’auteur, de la protection de l’œuvre, ou le juge de la censure ou de la répression, ne devrait manquer de s’interroger sur la nature de cette représentation qui est soumise à son jugement : œuvre ou pas ? Et tenir compte de cette nature pour évaluer si les demandes d’interdictions qui lui sont faites sont pertinentes, avant même de prononcer une évaluation des représentations à l’aune des normes qui leur sont opposées pour en restreindre la liberté de diffusion.

4La représentation s’offre par nature à la discussion, à l’interprétation. On sait dans le champ de l’art que les œuvres doivent être laissées à la libre interprétation du récepteur qui, dans un libre jeu intersubjectif avec l’œuvre, prend une connaissance sensible de sa vision du monde. L’œuvre, par nature, s’oppose à sa lecture autoritaire, puisqu’elle est une proposition. Elle est fiction2. L’argument de la fiction, qui invalide tout type de censure, tombe quand la polysémie tombe. Quand Dieudonné injurie les juifs sur scène, il sort du champ de la polysémie pour tomber dans celui du discours univoque de l’antisémitisme. Il y a donc un endroit où l’œuvre cesse pour faire place au discours. Ce qui ne signifie pas que tout « discours » dans l’œuvre qui se donne l’apparence du réalisme est réel. La fiction s’amuse à nous faire croire qu’elle est vraie, mais c’est un jeu dont nous ne sommes pas dupes et que nous jouons ensemble (c’est la feintise partagée).

5Il faut donc distinguer, au sein des représentations, celles qui sont polysémiques ou ludiques et celles qui sont univoques. Un panneau sens interdit est une représentation univoque quand il est sur la route. Son sens est purement utilitaire. Mais déplacé, décontextualisé (devant la porte de chez moi), il peut devenir symbolique et inviter à une réflexion. Il devient un signe réflexif et non plus seulement injonctif. Le sens interdit peut, par exemple, évoquer un sujet tabou, comme le blasphème.

6Mon propos ici est de défendre le blasphème, qu’il soit religieux ou artistique. A tout seigneur tout honneur : commençons par le blasphème religieux.

1. Le blasphème est permis

7La cour de cassation a rendu le 14 novembre 2017 une décision dans le dossier Golgota Picnic sur laquelle il convient de s’arrêter3.

8L’association AGRIF, catholique intégriste, disant devoir lutter contre le racisme anti-chrétien, se plaignait de la pièce de Rodrigo García. Elle porta sa plainte contre M. Jean-Michel Ribes et l’éditrice de Rodrigo García, pour provocation à la discrimination à l'égard d'un groupe de personnes, en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Elle ne pouvait agir directement sur le terrain du blasphème car le délit de blasphème n’existe pas. La critique des religions est libre. L’AGRIF utilise donc le délit de discrimination pour lutter contre le blasphème. Elle est envoyée sur les roses (ou sur leurs épines) par la cour d’appel de Paris le 22 juin 2016. L’AGRIF va jusqu’au bout, jusque devant la cour de cassation.

9La provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne à raison de sa religion a un sens. L’article 14 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme affirme que

« la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »4

10Qu’en est-il en l’espèce ?

Les propos incriminés.

11Voici les passages de la pièce5 que l’AGRIF incrimine.

- « Il [Jésus Christ] n'est d'accord avec personne, il n'aime aucune des illustrations qu'on a réalisées de lui, il est vaniteux. Il approuve, ça oui, la tonalité globale des tableaux et des fresques : une iconographie de la terreur qui part, ironiquement, du mot "amour". Il a orchestré une parfaite iconographie de la terreur qui durant des siècles a produit des estampes diaboliques où il tient le haut de l'affiche » (p. 17, l. 13 à 22)

- « En tant qu'héritiers d'un tel legs graphique, il ne faut pas s'étonner de voir des gens en pousser d'autres par la fenêtre ou des gens baiser des gosses ou des gens qui ne se contentent pas de flanquer cinquante coups de couteau dans un même corps ou des gens qui aiment tourner des snuffmovies et des gens qui envoient des armées aux quatre coins de la planète et des gens qui engloutissent d'un coup six douzaines de BigMac et des litres de soda noir pour faire passer le tout. Le musée du Prado, le Louvre, le musée des Beaux-Arts de Bruxelles ou d'Anvers, la Galerie des Offices, la pinacothèque Albertina, l'Accademia, la Alte Pinakothek, le Historisches Museum de Vienne, tous ces beaux édifices doivent être livrés aux flammes » (p. 18, l. 10 à 25)

- « Personne ne devrait jamais avoir accès à ces épouvantables tableaux représentant des calvaires, des croix et des larmes, des plaies béantes et des doigts qui fouillent l'intérieur, de la propagande pour la perversion, le tourment et la cruauté, résultat de techniques raffinées » (p. 18, l. 26 à p. 19, l. 2)

- « il y a des visites réservées aux enfants pour que les enfants apprennent à faire le mal » (p. 19, l. 12-13)

12Arrêtons-nous un instant sur ces passages de la pièce. Ce que réclame le narrateur fictif de García, c’est la censure, l’autodafé, sur le fondement d’une lecture au premier degré de l’iconographie christique, s’arrêtant à sa violence (qu’il dénonce comme un projet, la terreur) : l’œuvre religieuse est donc fictivement mise en cause à la fois pour son contenu (violent) et ses effets incitatifs. C’est exactement la position de censeurs comme le procureur Pinard, qui reproche à Baudelaire ou à Flaubert d’encourager par leurs œuvres à la débauche et au blasphème : le censeur fait toujours crédit à l’œuvre d’être vraie, crédible littéralement,  et d’avoir des effets directs sur le réel.

Comment l’AGRIF aborde-t-elle ces passages de la pièce ?

13Voici ses arguments :

« En qualifiant l'iconographie chrétienne d'"iconographie de la terreur" et de "propagande pour la perversion, le tourment et la cruauté", apprenant aux enfants "à faire le mal", en imputant aux "héritiers d'un tel legs graphique" la responsabilité des crimes les plus odieux qui se commettent à travers le monde (assassinats, viols d'enfants, tournages de snuff movies, guerres) et en affirmant que les évangiles sont des écrits "sur le dégoût que l'on inspire", qui "ourdiront des milliers de mensonges" et qu'"on appellera péchés les actes les plus courants" et "péchés la vérité", les propos litigieux présentent les chrétiens d'hier et d'aujourd'hui comme des personnes pour le moins malfaisantes et dangereuses pour la paix sociale et sont susceptibles de provoquer à leur égard l'hostilité ou le rejet et que de tels propos entrent donc dans les prévisions de l'article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 incriminant la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminé, dépassent les limites de la liberté d'expression »

14Entre nous, l’AGRIF a tout à fait raison. C’est exactement ce que dit la pièce. Le censeur est souvent un excellent lecteur. Chacun - García comme l’AGRIF – prend la fiction sérieusement et lui reproche d’être dangereuse, mais pour des raisons différentes.

Comment les juges vont-ils régler ce double malentendu ?

15La question posée au juge n’est pas de savoir si l’iconographie chrétienne est ou non dangereuse, mais de vérifier si le fait de le dire incite à la haine des chrétiens.

16Avant ces décisions, les juges avaient le bon goût de rappeler que l’AGRIF ne représente pas tous les chrétiens, mais une minorité d’entre eux. La prise en charge de procès de censure par l’Eglise, au travers de son association « Croyance et Liberté », a changé la donne. Cette association a cru opportun de poursuivre la représentation de la Cène par une publicité de François et Marithé Girbaud comme injure aux chrétiens.

17La cour d’appel condamna cette parodie de la Cène,

« […] ultime repas que Jésus fit avec ses apôtres, la veille de sa passion, et dans lequel il institua, d’après l’enseignement de l’Eglise catholique, le sacrement de l’eucharistie qui consacre le pain et le vin pour en faire substantiellement le corps et le sang de Jésus-Christ, en mémorial du sacrifice de sa propre vie consenti par le fils de Dieu pour le rachat des péchés et le salut du monde » (8 avril 2005).

18Tout est dit de la distance des juges d’alors avec leur sujet.

19Le 14 novembre 2006, la Cour de cassation remit les pendules à l’heure, sans recours à la fiction, encore peu en vogue dans la jurisprudence :

« Ne constitue pas un trouble manifestement illicite l'affichage d'une photographie qui se présente comme la seule parodie de la forme donnée à la représentation de la Cène, qui n'a pas pour objectif d'outrager les fidèles de religion catholique ni de les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, de sorte qu'elle ne constitue pas l'injure, attaque personnelle et directe envers un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse. »6

20Voilà ce qu’il en est du mauvais usage d’une disposition destinée à lutter contre la discrimination contre des personnes à raison de leur religion. Mais la motivation est dangereuse. Qu’en est-il de l’intention de faire réagir les fidèles en critiquant leur religion ? Ne doit-elle pas être libre ?

Retour à Golgota Picnic

21Onze ans après la décision précitée, on se réjouit d’une très nette évolution du raisonnement des plus hauts magistrats.  Pour la cour de cassation,

« les propos incriminés sont tirés d'une œuvre de fiction à vocation artistique ne prétendant, en tant que telle, à l'affirmation d'aucune vérité mais participant de l'échange des idées et opinions indispensable à toute société démocratique sous réserve des seules limites fixées par la loi »7.

22On salue l’évolution de la motivation de la cour de cassation face à une œuvre : elle tient désormais compte de la fiction, qui est à la fois hors du champ de la vérité (ce qui est bien), mais dans le champ du débat (ce qui suppose le débat autour des œuvres – position kantienne, enfin, de la plus haute juridiction ?).

23La cour poursuit :

« Les propos relatifs à l'iconographie religieuse, présentée comme cruelle et perverse, ne peuvent être interprétés comme visant précisément et spécifiquement les chrétiens, dès lors que le legs graphique ainsi dénoncé participe de l'héritage culturel commun au monde occidental ».

24La cour oublie donc qu’il s’agit de propos fictifs d’un narrateur fictif dans une représentation théâtrale et elle prend les propos au premier degré. Son jugement se fonde sur le public visé, non pas par la pièce, mais par l’iconographie telle qu’interprétée dans la pièce. La cour se réfère donc non pas au public de la pièce, mais au public de cette iconographie. Et elle conclut sur une pirouette, la sécularisation de l’iconographie religieuse. Le public visé par l’iconographie religieuse n’est pas les chrétiens, donc la pièce ne cherche pas à inciter à la haine des chrétiens. Or, à l’évidence, la pièce de Rodrigo García est un tantinet critique…

25Ne pourrait-on affirmer plus simplement que chacun est libre, dans une fiction comme dans la vraie vie, de critiquer la violence d’une iconographie religieuse sans que le juge ait à s’en mêler ? Que l’intention de l’auteur n’est pas d’appeler à la haine des chrétiens mais de dénoncer ce qui le chagrine dans la religion et ses représentations, et que cette critique, même outrancière, doit être et rester libre ? Que le fait que ces propos soient tenus dans une fiction exonère en outre l’artiste et ceux qui diffusent son œuvre d’une responsabilité directe vis-à-vis du public visé, dès lors que les propos du narrateur sont fictifs et qu’il n’est pas possible de les assimiler à du discours direct ?

26C’est ainsi que les juges vont trancher sur les autres extraits poursuivis, qu’ils qualifient de propos, alors qu’ils n’en sont pas, puisqu’ils sont des extraits de fiction. Jésus est décrit comme un personnage qui s’ennuie :

- « Il était inapte au quotidien. Le meilleur comme le pire. Il ne l'a jamais avoué, mais il rêvait de perdre son temps comme tout un chacun, sauf qu'il avait le plus grand mal à s'amuser. Il était nul dès qu'il s'agissait de parler de foot. »
- « Il enviait les autres – ceux qui perdaient leur temps pour des bricoles, des fadaises qui pourtant faisaient d'eux des êtres passionnels, charnels – alors, rongé par la jalousie et par la haine, il tenta d'allumer des feux de-ci de-là. Il devint pyromane, il avait toujours des allumettes dans ses poches et il savait comment mettre le feu à une forêt par une journée de chaleur et de grand vent, quand pas un nuage dans le ciel n'était annonciateur d'orage. »
- « Il voulut être le meneur d'une poignée de fous – et il les désigna comme le peuple élu pour l'inauguration du chauvinisme – et il voulut mener ce peuple de fous à la guerre contre tous. Il étudia toutes les nomenclatures des guérillas à venir : Sentier Lumineux. Armée révolutionnaire du peuple. Front de libération nationale. ETA. Et pour sa guérilla il choisit le mot AMOUR. »
- « Il en vint à dire : "Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur terre, je ne suis pas venu apporter la paix mais la discorde. Car je suis venu séparer le fils de sa mère. Celui qui aime sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. Celui qui conservera sa vie la perdra et celui qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera". Voilà le genre de gentillesse qu'il proférait, ce fou, même une fois plaqué comme un autocollant sur la croix. Et pour couronner le tout, il lançait son célèbre "qui n'est pas avec moi est contre moi". »
- « Il brandit la menace de la peste et de maladies en tout genre, il fut le messie du SIDA. Il détruisit des temples car il était jaloux des richesses d'autrui, il savait qu'un gars comme lui, sans le sou et sans une goutte de sang bleu dans les veines, était un moins que rien, qu'il n'irait pas bien loin, alors il entreprit de s'emparer de la fortune de ceux qui, confiants, le suivraient. Ils furent peu à le suivre : douze hommes seulement parmi les millions qui l'avaient écouté. Douze paumés parmi des millions : le genre de statistiques qui t'oblige à te retirer de la politique, cet art douteux ; mais lui non, il est resté sur le pied de guerre jusqu'à la fin. Il a fini sur la croix qu'il méritait, car tout tyran mérite un châtiment ou, comme on dit dans mon quartier : si tu foires, tu payes. »
- « Sur le dégoût que l'on inspire, d'autres écriront après ma mort. On appellera ça les évangiles, et les évangiles ourdiront des milliers de mensonges, infantiles pour la plupart, destinés à ne pas accepter l'homme dans son imperfection. On appellera péché les actes les plus courants, les plus mondains, on nommera péché des attitudes sociales répétées au long des siècles. Bref, on appellera péché la vérité ».8

Qu’en dit l’AGRIF ?

« en présentant Jésus-Christ comme vaniteux, manipulateur, névrosé, dur de cœur, envieux, jaloux, haineux, pyromane, fauteur de guerres, meneur de guérillas, fou, intolérant, faisant le mal, semant la peur (avec des "miracles pervers"), démagogue, paresseux, démoniaque, "messie du sida", escroc, tyran, menteur, lâche, les propos litigieux provoquent nécessairement l'hostilité et le rejet à l'égard des chrétiens qui croient que, comme il l'a déclaré, Jésus-Christ est Dieu fait homme et qui ont celui-ci comme guide et comme modèle et que de tels propos entrent donc dans les prévisions de l'article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 incriminant la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, dépassent les limites de la liberté d'expression et constituent une faute civile. »

27Critiquer le messie rejaillit sur les convictions des croyants, ce qui n’est pas répréhensible (c’est le blasphème). Ce qui est répréhensible, ce serait, par cette critique et ce portrait au vitriol du messie, de provoquer à l’hostilité contre les chrétiens et à leur rejet, en faisant prendre ces assertions au pied de la lettre.

28Les chrétiens sont majoritaires. Si certains groupes comme l’AGRIF défendent l’idée d’un racisme anti-blanc ou d’une « cathophobie » (AGRIF signifie « alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne »), ils ont du mal à convaincre. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir été aidés par l’Eglise. Au même moment où se donnait la première parisienne de Golgota Picnic, au Théâtre du Rond-Point, en réaction, à Notre-Dame de Paris, plus de 4.000 fidèles étaient réunis pour une veillée de prières et une «méditation sur la Passion». L'assistance était invitée à vénérer la couronne d'épines que portait le Christ lors de son procès ainsi qu'un morceau de la croix qu'aurait rapportés le roi Saint Louis (1214-1270), et pour lesquels il fit édifier la Sainte Chapelle. La cathédrale était bondée, au point que des fidèles ont dû s'asseoir sur les marches menant à l'autel et que ses portes ont été fermées car le bâtiment ne pouvait accueillir plus de monde.

29« Nous ne sommes pas venus ici pour faire une manifestation, nous sommes venus ici le cœur débordant d'amour », déclarait l'archevêque de Paris André Vingt-Trois à l'assistance. Mgr de Moulins-Beaufort, évêque auxiliaire de Paris, ajoutait que « la veillée doit permettre aux catholiques qui se sentent soit offensés, soit troublés par ce qu'on leur a dit de ce spectacle, de se réunir dans un acte de vénération du Christ »9. Mgr Bernard Podvin, porte-parole de la Conférence des évêques de France, avait déclaré deux mois plus tôt dans la presse qu'il s'agissait d'un spectacle « blessant ». L'archevêque de Paris le considérait comme « caricatural par rapport au Christ ». Dans La Croix, Podvin avait déclaré « Quel courage de s’en prendre à une religion dont le fondateur se tait tandis qu’on l’outrage ! »10, avec un sens inné du comique de situation.

30Le porte-parole des évêques de France, qui avouait à La Croix qu’il n’avait pas vu la pièce mais se basait sur des extraits et des recoupements de dossier, affirmait : « La liberté d’expression est à respecter comme sacrée ? Qu’elle respecte donc aussi ce qui est sacré ! Aucun euro public ne doit subventionner le cultuel ? Qu’aucun euro public ne finance davantage une production qui dénigre un culte ! ». Et encore : « Ce n’est pas parce que le christianisme fut sociologiquement majoritaire qu’il doit être le fusible d’hystéries culturelles ». Il appelait donc les citoyens, chrétiens ou non, à ne pas « demeurer impassibles » : « Interpellez vos élus. Dites-leur que l’inacceptable est indigne d’une démocratie », appelant au « respect » des chrétiens.

31Sur Radio Notre-Dame, le cardinal André Vingt-Trois se lançait dans une comparaison victimaire : « notre manière de répondre à ce genre de spectacle est de suivre l’exemple du Christ qui assume l’accusation injuste qui est portée contre lui et se tait devant le grand prêtre ou Pilate. » L’identification à l’idole fait perdre au prélat le sens du réel, puisque personne, à ma connaissance, ne l’avait menacé, lui et ses collègues, de crucifixion. « Nous devons accepter de supporter avec le Christ l’incompréhension, l’hostilité et la violence des autres, sinon nous entrons dans une guerre culturelle qui n’est pas dans le sens de l’Évangile », ajoutait-il, même si cela n’empêche pas « d’exprimer sa blessure ». Et de conclure, appelant clairement à la censure par l’argent : « Nous avons des élus, nous devons nous adresser à eux en disant qu’ils n’acceptent pas que leurs impôts servent à payer telle ou telle forme de spectacle ».

32Donc l’AGRIF dit exactement la même chose que l’Eglise mais, devant la justice, elle est seule à demander l’interdiction de la pièce. L’Eglise a déjà échoué. Des précédents judiciaires très anciens pouvaient conduire à la condamnation. A été jugé coupable de viser la communauté catholique le dessin du pape en train d’être guillotiné publié dans Charlie Hebdo (cour d’appel de Paris, 13 novembre 1997). A l’époque, la fiction n’était pas toujours exonératoire de responsabilité. Mais le 7 janvier 2015, l’équipe de Charlie Hebdo était décimée par des islamistes pour avoir osé caricaturer le prophète. Et la cour d’appel, dans l’affaire Golgota Picnic, statue le 22 juin 2016.

33Pour ne pas condamner le directeur du Rond-Point et l’éditrice de la pièce, les juges ont recours à la fiction. La cour d’appel considère que :

« la prévention suppose un acte positif d'incitation, ce qui implique que le propos suscite, à tout le moins, un sentiment d'hostilité et de rejet à l'égard de la communauté visée, soit en l'espèce la communauté des chrétiens ; ces propos sont extraits d'une œuvre de fiction ayant donné lieu à des représentations théâtrales, ce qui, certes, n'exclut pas nécessairement qu'ils ne puissent délivrer, sous couvert de l'humour notamment, un message clairement incitatif à la discrimination ou au rejet de la communauté choisie comme cible par l'auteur du spectacle. »

34Il s’agit ici d’une référence à la jurisprudence Dieudonné, laquelle exclut la fiction quand l’humoriste s’en prend aux juifs11. Ce que l’AGRIF plaide en disant que Dieudonné = García pour les chrétiens.

Comment sortir de ce rapprochement ?

35Voici ce que dit la cour d’appel :

« en l'espèce, il y a lieu néanmoins de constater que les propos provocateurs de l'auteur, s'ils peuvent être ressentis comme choquants, ne se rapportent qu'à une image totalement inventée et désacralisée de Jésus Christ, auquel il est prêté, à travers une psychologie particulièrement perverse, un comportement destructeur et démoniaque mais ne visent nullement à représenter la communauté des chrétiens sous des traits susceptibles de provoquer à leur égard l'hostilité ou le rejet. »

36Cela appelle deux remarques. La cour d’appel ne peut pas s’empêcher, on le voit, de donner son avis (psychologie particulièrement perverse, comportement destructeur et démoniaque), de faire sa lecture de la pièce et d’émettre un jugement moral sur le personnage de Jésus vu par García. D’autre part, quand il s’agit de disqualifier le délit d’appel à la haine, elle décide que la pièce ne caricature pas les chrétiens mais leur prophète. C’est une question d’interprétation de la pièce, laquelle, par définition, ne dépend pas seulement de l’intention de l’auteur mais aussi de la forme et des conditions de sa réception. D’où l’assertion que le Jésus de García est désacralisé. C’est le moins que l’on puisse en dire, mais la question posée par l’AGRIF c’est de savoir si un auteur peut désacraliser le Christ sans injurier la foi (ce qui n’est pas répréhensible) et ses croyants (ce qui l’est, si le but est discriminatoire). L’hostilité et le rejet dont il est question dans la loi ne sont pas ceux qui visent les idées mais les hommes. La différence est ténue quand il s’agit de la critique d’une religion.

37La cour de cassation rectifie en ne retenant pas la partie moralisatrice de la motivation, et elle va un peu plus loin dans l’analyse de la fiction. Ces « propos » – qui n’en sont pas, c’est de la fiction (gros soupir…) – quelque provocateurs, voire choquants pour certains chrétiens, qu'ils soient, se rapportent à une image de Jésus Christ totalement inventée et désacralisée, de sorte qu'ils ne peuvent être pris au pied de la lettre, ni induire une quelconque animosité ou réaction de rejet à l'égard de l'ensemble des personnes qui se réclament de celui-ci. Qu’il est joli, ce pied de la lettre : voilà enfin énoncé – un peu trivialement – le mécanisme de la fiction, assertion feinte qui ne se situe pas dans le régime de la vérité.

38L’œuvre d’art a le droit de choquer les croyants. Elle est fictive, elle n’énonce pas un régime de vérité. C’était simple, non ?

2. Le blasphème artistique est permis

39L’affaire du Dialogue des Carmélites, en 2015, défraya la chronique. Réalisée pour l’opéra de Bavière en 2010, une mise en scène de Dmitri Tcherniakov, diffusée en DVD, est attaquée par les ayants droit de Poulenc et Bernanos, qui sont déboutés par le Tribunal de grande instance de Paris en mars 2014 ; mais la cour d’appel de Paris renverse la décision en octobre 2015. Jean-Marc Proust, sur le site Slate.fr12,s’exclame, à propos de cette décision : « Vision étriquée ô combien! Et tellement à rebours de la vie théâtrale… »). Dans Le Figaro, Christian Merlin dénonce la justice qui muselle la création13 et le site de France Musique publie un communiqué indigné contre le droit d’auteur des héritiers.

Pourquoi ?

40La mise en scène de Tcherniakov est condamnée pour atteinte au droit au respect de l’œuvre  de Poulenc et Bernanos. Que ce soit dans la constatation de l’atteinte ou dans la sanction édictée, la cour d’appel de Paris se montre d’une grande intransigeance. Sa décision, qui repose sur une vision particulièrement forte du droit moral (droit absolu et perpétuel, qui ne souffre aucune dérogation – et peu importe qu’il soit porté par l’auteur lui-même ou par un héritier de deuxième ou troisième génération), pêche pourtant lorsqu’elle ne tient aucun compte des circonstances particulières, et en particulier de la nature de l’œuvre.

41La scène finale est l’objet de la colère des héritiers. Les juges procèdent à une comparaison entre celle de l’opéra, tel qu’il est mis en scène par Tcherniakov, le livret et le livre de Bernanos. Ils retiennent que le metteur en scène ne modifie ni les dialogues, absents pour cette partie des œuvres préexistantes, ni la musique - allant même jusqu'à reprendre, avec les chants religieux, le son du couperet de la guillotine qui scande, dans l'opéra de Poulenc, chaque disparition. Si ni les dialogues ni la musique ne sont changés, alors on peut considérer que la mise en scène est affaire de libre interprétation. La mise en scène, par rapport au texte, est toujours un ajout, une re-création, une interprétation, qui doit être libre dès lors que cet apport ne dénature pas le texte lui-même.

42Si l’on considère qu’un opéra est une œuvre allographique, en ce sens qu’elle utilise, pour le texte comme pour la musique, un système de notation pour définir ses caractères obligatoires, alors il faut admettre qu’elle abandonne à l’exécution les caractères facultatifs, dès lors que « l’ensemble des traits que comporte sa notation », lequel ensemble compose son « identité spécifique », est respecté14. La mise en scène, dès lors qu’elle n’est pas fixée préalablement par des didascalies contraignantes, relève donc de l’au-delà de l’œuvre définie et identifiée par sa notation. Elle est un ajout, qui est nécessaire pour que l’œuvre soit montrée. Mais elle laisse l’œuvre intacte dans ce sens où celle-ci, dont le texte pérenne existe par ailleurs, peut être rejouée et différemment interprétée par un tiers.

43Alors que le droit moral permet aux œuvres autographes, dont la forme sensible permet d’être directement appréhendée par le public (une œuvre d’art plastique, une sculpture), de ne pas être modifiées sans l’accord préalable de l’auteur car toute modification s’en prend à la matrice originelle de l’œuvre, l’œuvre allographique n’est pas durablement remise en cause par ses interprétations. La matrice originelle demeure, et permet d’autres mises en scène. Comme cela avait été suggéré par la défense, on peut donc considérer, dans cette logique, que le droit moral des auteurs de l’œuvre allographique, surtout quand celui-ci est exercé par des héritiers, doit se cantonner au respect du texte, qu’il soit fait de mots ou de notes. Et encore faut-il rappeler ici que cette contrainte, si elle était appliquée à tout l’opéra, et à tout le théâtre, serait déjà incommensurable. Tant il est factuellement vrai que les metteurs en scène coupent, ajoutent, ou simplement traduisent, en adaptant le langage des personnages à la langue contemporaine. Et voudrait-on faire de l’art vivant un art mort, que l’on ne s’y prendrait pas autrement. La question ici posée est donc d’importance : veut-on un droit moral restrictif de la liberté de création des exécutants de l’œuvre, qu’ils soient interprètes ou metteur en scène, ou un droit moral permettant de contrôler l’exactitude de l’interprétation ? Mais alors, qui décide de l’exactitude ? Et qu’est-ce que l’exactitude ?

44Il existe sur une radio publique une émission qui permet de comparer six versions de la même œuvre musicale. Qui l’a déjà entendue sait à quel point un musicien ou un groupe de musiciens peuvent donner à la même œuvre un sens tout à fait différent, qu’il s’agisse du tempo, des silences et autres soupirs, de la force d’exécution, de la mise en scène des instruments, de la prise de son, toutes ces données techniques affectant le sentiment et le sens de l’œuvre. Il n’y a donc pas d’étalon en matière d’interprétation. Et si l’étalon, c’est le texte, alors, revenons à notre procès : le texte n’a pas été modifié.

45D’une façon générale, le droit moral ne s’arrête pas à la déformation pérenne de l’œuvre. Ainsi, s’agissant du droit moral d’un artiste interprète, on se souvient de l’affaire Rostropovitch, désapprouvant – à juste titre, selon le tribunal – l’adjonction à « son » Boris Godounov de sons jugés inadéquats dans la bande-son du film éponyme de Zulawski15.. Chacun était pourtant libre de se procurer le disque sans les halètements critiqués, et d’avoir ainsi accès à l’œuvre intacte interprétée par le grand violoncelliste.

46La cour d’appel de Paris adopte la même position pour le Dialogue. La mise en scène est coupable de changer l'action précisément décrite par les deux auteurs. La cour constate qu’au lieu de mourir une à une sur l’échafaud, les sœurs

« sont délivrées une à une par Blanche de la Force, qui les sauve de l'asphyxie ; celle-ci retourne ensuite pour une raison inexpliquée dans leur lieu d'enfermement et y trouve la mort à la suite d'une explosion de gaz ; le "Salve Regina" et le "Veni Creator" n'y sont plus chantés par les sœurs mais sont entendus sous la forme d'enregistrement, seule Constance faisant entendre sa voix, avant que ne s'élève, après sa mort, celle de Blanche ».

47Le reproche s’alourdit car « ce changement d'action rend ainsi énigmatique, voire incompréhensible, ou encore imperceptible pour le néophyte, le maintien du son du couperet de la guillotine, qui apparaît cette fois-ci paradoxalement scander chaque sauvetage ».

48C’est donc la compréhension de l’action par le public qui est en cause, le public « néophyte ». L’argument, qui pourrait servir à la condamnation de bon nombre de mises en scènes, est critiquable. Qui va au spectacle sait qu’il a affaire à une interprétation. Le public « néophyte » (est-ce celui qui va pour la première fois au spectacle, en commençant par Le Dialogue des Carmélites de Poulenc ?) va voir une interprétation de Tcherniakov, metteur en scène connu pour ses interprétations libres. Il lui suffit, pour s’en convaincre, de lire une ou deux critiques, et de se confronter au livre ou au livret, pour saisir, précisément, ce qui diffère entre une interprétation et le texte lui-même. L’impératif de compréhensibilité auquel ont ici recours les magistrats a de quoi faire frémir le monde du spectacle vivant : une bonne mise en scène doit être comprise des juges.

49Las, la défense de la liberté du metteur en scène se voit porter l’estocade : le coupable reconnaît son intention délictueuse :

«  selon M. Tcherniakov lui-même, dans sa présentation de l'opéra qu'il a mis en scène telle que figurant dans le fascicule joint au DVD litigieux, Blanche "tente avec courage d'empêcher la catastrophe imminente. Et au prix de sa vie, elle sauve les sœurs du Carmel." »

50La mise en scène entraîne donc bien un changement de l’action, sans modifier le texte. Pourtant, l’esprit de l’œuvre est respecté, reconnaît la cour :

« il peut donc être admis, sans entrer dans des interprétations hasardeuses et à la lumière des différents documents littéraires produits, que la fin de l'histoire telle que mise en scène et décrite par M. Tcherniakov respecte les thèmes de l'espérance, du martyr, de la grâce et du transfert de la grâce et de la communion des saints, chers aux auteurs de l'œuvre première ».

51La fin de cette phrase est curieuse. L’important n’est pas que ces thèmes soient « chers aux auteurs », ce qui relève d’une approche de l’œuvre psychologisante, donc contestable, mais qu’ils soient présents dans l’œuvre. Or montrer n’est pas forcément approuver.

52En tout état de cause, si l’esprit de l’œuvre est respecté, le changement de sens est condamné (n’est-ce pas paradoxal ?) à grand renfort d’arguments relevant du jugement de valeur, de goût ou de mérite, qui seront ici soulignés. La mise en scène

« modifie profondément la fin de l'histoire telle que voulue par eux, qui, indépendamment même du contexte historique, marque l'aboutissement des dialogues qui la précèdent, leur confère un sens – Blanche rejoignant ses sœurs pour accomplir courageusement, avec elles, dans la même confiance, le même calme et la même espérance, le vœu de martyr prononcé, malgré elle, à l'unanimité et, ce faisant, "échangeant" sa destinée et sa mort avec celles de la première Prieure, pré-décédée dans une agonie angoissée – et constitue l'apothéose du récit, magnifiée dans l'opéra de Poulenc, où le texte et la musique entrent en accord parfait ».

53L’esthétique répond ici à la morale de l’histoire. Or ce sens, profondément religieux, ne saurait être défiguré. La cour a beau le nier :

«  la cour estime que, nonobstant sa brièveté et hors de toute appréciation de son mérite, la mise en scène de la scène finale de M. Tcherniakov, produite par le Land de Bavière et commercialisée en DVD coproduit par le Land de Bavière et les sociétés Bel air médias et Mezzo, loin de se borner à une interprétation des œuvres de Bernanos et de Poulenc, les modifie dans une étape essentielle qui leur donne toute leur signification et, partant, en dénature l'esprit »

54– en se contredisant puisqu’elle rappelle plus haut que l’esprit n’est pas dénaturé – elle porte sur l’interprétation un jugement normatif, selon des normes esthétiques, morales et religieuses qui ne devraient pas entrer en ligne de compte dans une décision de justice sur une œuvre, car la loi l’interdit.

55Indépendamment de ces motifs surabondants, la modification du sens de l’œuvre par la mise en scène, incontestable, pose en effet la question de sa dénaturation. Et si l’on peut comprendre que Bernanos ait fait l’apologie du martyr de toutes les sœurs, et admettre que faire de Blanche, aujourd’hui, celle qui sauve les autres avant de périr, a un autre sens pour M. Tcherniakov et son public, la seule question que l’on doit se poser est la suivante : qu’auraient dit Poulenc et Bernanos ?

56Ils auraient sans doute déploré les nouvelles formes de violence de ce monde, les femmes kamikazes par exemple. Et ceux qui conduisent, par leur politique, à de telles horreurs. Montrer que l’entraide, aujourd’hui, ce n’est pas aller à la mort ensemble, que le propos de Bernanos et Poulenc, après les chambres à gaz, est insoutenable, est-ce donc un crime ? N’est-ce pas, d’une certaine manière, une critique de l’œuvre initiale écrite quelques années après la découverte de l’horreur indicible des camps d’extermination, semble-t-il évoqués dans la mise en scène critiquée – ou sont-ce les activistes tchétchènes qui sont évoqués par la présence d’une bouteille de gaz dans la cabane qui sert de décor ?

57L’œuvre de Bernanos et Poulenc, antirévolutionnaire, présente de la femme une vision purement sacrificielle, d’abord comme religieuse puis comme martyre. Sa représentation est donc fortement symbolique, sur le plan éthique et religieux. Son contenu, politique au sens noble du terme, est bien remis en question par le metteur en scène turbulent qu’est Tcherniakov. Mais il faut aussi admettre que des questions très réelles, concrètes et contemporaines se posent à lui en 2015, questions que Poulenc et Bernanos ont résolues après la deuxième guerre mondiale dans le sens du consentement au sacrifice. Comment jouer cet opéra aujourd’hui sans encourager le massacre des femmes qui se perpétue un peu partout sur la planète en 2015 ? Tcherniakov a-t-il en tête les femmes kamikazes tchétchènes ou les combattantes kurdes? Ou les gamines qui rejoignent Daech ?

58Cette œuvre ne peut-elle être transformée, pour quelques représentations, en hymne à la vie ? Bernanos et Poulenc l’auraient-ils toléré ? Pas une seconde la question n’est posée par la cour. Or sur le plan juridique, le droit moral des héritiers est tout d’abord une lourde charge, celle de respecter la volonté de l’auteur.

59Dès lors que la position des auteurs est inconnue, et que l’œuvre n’est pas modifiée de façon pérenne, mais seulement pour quelques représentations dans la mise en scène en cause, cette question de fond relève certainement de la critique. Mais relève-t-elle du droit ? La mise en scène hétérodoxe par rapport à l’œuvre (et elles sont légions) peut faire l’objet d’une descente en flamme ou bien d’un dithyrambe. Son principe même ne choque quasiment plus personne : l’important est qu’elle soit ou non réussie. Mais cette question n’est pas et ne peut pas être juridique. Dès lors que l’œuvre, intacte, peut-être rejouée de façon orthodoxe, parfois au même moment, ce qui donne au public le choix16. Voilà pourquoi cette décision paraît, dans le champ de l’art lyrique, comme étonnamment anachronique.

60La cour ordonne à la société Bel air média et au Land de Bavière, sous astreinte, de prendre toute mesure pour que cesse immédiatement et en tous pays la publication dans le commerce ou plus généralement l'édition du DVD de l’opéra, y compris sur les réseaux de communication au public en ligne. En tous pays ! Diable ! La conséquence directe est que le DVD atteint des prix phénoménaux sur Amazon. En outre, la cour interdit à la chaine Mezzo, sous astreinte de 50 000 € par infraction constatée, de diffuser ou autoriser la télédiffusion du vidéogramme litigieux au sein de programmes de télévision et en tous pays, ce qui consacre la mort du film. Enfin, s’agissant des représentations elles-mêmes, qui n’avaient pas cessé malgré l’assignation, la cour déclare irrecevable la demande des appelants tendant à l'interdiction de la représentation de l'opéra Dialogues des carmélites, celle-ci ayant eu lieu hors du territoire français.

61La cour de cassation statue autrement le 22 juin 2017. Elle juge sur le visa de l’article L. 113-4 du code de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire la définition de l’œuvre composite : « L'œuvre composite est la propriété de l'auteur qui l'a réalisée, sous réserve des droits de l'auteur de l'œuvre préexistante »17. Exit les dispositions sur le droit moral. Alors que la cour d’appel dénie à la mise en scène de Tcherniakov d’être la simple expression d’une interprétation des œuvres des auteurs et lui reproche d’en modifier la signification et d’en dénaturer l’esprit, la cour de cassation note que la cour s’est contredite :

« en statuant ainsi, alors qu’elle avait retenu que la mise en scène litigieuse ne modifiait ni les dialogues, absents dans cette partie des œuvres préexistantes, ni la musique, allant même jusqu’à reprendre, avec les chants religieux, le son du couperet de la guillotine qui scande, dans l’opéra de Francis D…, chaque disparition, et que la fin de l’histoire, telle que mise en scène et décrite par M. A…, respectait les thèmes de l’espérance, du martyr, de la grâce et du transfert de la grâce et de la communion des saints, chers aux auteurs de l’œuvre première, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé le texte susvisé »18

62Ensuite, au visa de l’article 10 § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui prévoit des exceptions à la liberté d’expression, affirmée par le premier paragraphe19, la cour de cassation remet en cause la condamnation :

« En se prononçant ainsi (retrait du DVD, interdiction de diffusion), sans examiner, comme elle y était invitée, en quoi la recherche d’un juste équilibre entre la liberté de création du metteur en scène et la protection du droit moral du compositeur et de l’auteur du livret, justifiait la mesure d’interdiction qu’elle ordonnait, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard du texte susvisé ».20

63Le juste équilibre entre le droit d’auteur et la liberté de création fait grincer des dents à bon nombre de spécialistes du droit d’auteur. Il menace selon certains la clé de voute d’un système qui a longtemps considéré l’œuvre comme sacrée. Or il faut vraiment ne jamais mettre les pieds au théâtre ou à l’opéra pour penser que les mises en scènes doivent respecter à la lettre le texte, l’esprit ou l’intention des auteurs. Et ne jamais avoir mis le nez dans un ouvrage critique pour penser qu’il y aurait un sens unique de l’œuvre.