Colloques en ligne

Enrica Zanin

La nudité sur la scène de la première modernité : une vision scandaleuse qui ne scandalise point ?

1La nudité de la femme, au théâtre, au XVIIe siècle, fait scandale. Ceci paraît de l’ordre de l’évidence, et pourtant il est difficile de définir aujourd’hui ce que peut être un scandale et où commence la nudité dans la première modernité. En régime de censure, les pièces véritablement scandaleuses ne sont pas jouées et sont interdites de publication1. Toutefois, puisque le scandale définit, d’après Furetière, « tout ce qui peut nous porter au péché », les limites du licite restent floues, et le scandale est souvent utilisé comme argument polémique pour critiquer une pièce pourtant autorisée par la censure. De même, la nudité sur les scènes publiques est toute relative. Puisque le texte de la pièce (en France) et même sa mise en scène (en Espagne et en Angleterre) sont sous contrôle, toute référence à la nudité dans les didascalies est à entendre de manière partielle ou symbolique : une comédienne est « nue » quand elle hôte une partie de son vêtement ou quand elle laisse deviner les formes du corps. C’est ainsi que les censeurs critiquent les actrices qui montrent leurs cheveux, ou qui se déguisent en homme, car les habits masculins sont plus aptes à dévoiler la silhouette de la femme2.

2Or, quand on adopte une définition historicisée de ces termes, on constate que la nudité de la femme fait effectivement scandale sur les scènes de la première modernité pour au moins trois raisons. D’abord, parce qu’ôter un vêtement ou laisser deviner les formes du corps en scène revient à exhiber le corps. Mariana dénonce le fait que le théâtre pose « devant les yeux » ce qui devrait rester caché, c’est-à-dire, des femmes qui « se déshabillent, ou au mieux, entrent en scène avec des habits très moulant, qui laissent voir leurs formes3 ». La monstration est dangereuse, car considérée comme un signe explicite de licence : montrer le corps de la femme équivaut, pour les censeurs, à montrer une femme qui veut délibérément exhiber son corps et donc inviter le spectateur au désir. Une femme couverte seulement d’un voile, dit Luis Crespí de Borja, invite à la débauche4 ; Jean Gerbais, le père Voisin5 et le père Ottonelli6 en Italie reprennent ces critiques : la monstration du corps est associée au racolage et la comédienne assimilée à une prostituée. Puisque les actrices jouent pour de l’argent, elles sont souvent accusées de prostitution par les détracteurs du théâtre, comme l’a montré Clotilde Thouret7, et comme il apparait dans les propos de Prynne8, d’Ottonelli9, du père Mariana10 et de Pedro Pomperosa y Quintana11.

3La (relative) nudité féminine est donc scandaleuse et semble effectivement avoir contribué au scandale de certaines pièces. Ottonelli reporte le scandale suscité par une actrice à qui on aurait ôté une partie des vêtements :

Nel pubblico Teatro alla presenza di molti Cavalieri, Dame, e Fanciulle, i Comedi rappresentarono un disonesto tentativo di un ardito Amante, che si sforzava di assalire una bramata Donna, la quale però, calando per una finestra, sen fuggiva ingnuda, e cercava di coprirsi con un candido, e grande lino: ma infatti il coprimento non riusciva, e ella restava oggetto ignudo, e svergognato agli occhi degli spettatori con una corporale, manifesta, e lasciva nudità.12

4Sous prétexte de fuir les ardeurs d’un amant importun, l’actrice suscite les désirs du spectateur en se montrant demi-nue sur scène.

5Don Pedro de Guzmán reporte un autre scandale suscité par la quasi-nudité d’une actrice jouant le rôle de la Madeleine, qui, comme on le sait, est censée se retirer dans le désert et vivre nue, habillée de ses seuls cheveux : « Representa la otra mujer hermosa à una Magdalena penitente y sale medio desnuda, mal cubierta con sus cabellos y con un transparente velo che apenas le llega à la rodilla13 ». La Madeleine fait scandale, parce qu’elle est en cheveux, et couverte d’un voile trop court pour dissimuler entièrement son corps. Sa figure est scandaleuse pour trois raisons : parce qu’elle exhibe des signes de nudité, parce que cette nudité semble profaner et outrager l’image de la sainte qu’elle est en train de représenter, et parce qu’ainsi la nudité n’exprime pas l’ascèse de la sainte, mais sa prostitution : on sait que dans la tradition chrétienne Madeleine est associée à la femme adultère qui vient embrasser les pieds de Jésus. La nudité de l’actrice vient réactiver cet imaginaire, et rappeler l’accointance entre théâtre et lieu de prostitution.

6La nudité, sur la scène de la première modernité, est donc scandaleuse. Pourtant, l’analyse des pièces révèle que la nudité est très souvent évoquée et même représentée sur scène sans susciter la réaction de la censure ni provoquer de scandale. Au contraire, elle semble contribuer au succès de certaines pièces. Tout se passe comme si les auteurs dramatiques en venaient à manipuler les sujets scandaleux pour alimenter le plaisir du lecteur et du spectateur. La critique a montré que la réussite d’auteurs comme Molière et Lope de Vega est en partie lié à leur capacité d’exploiter les limites convenues de la moralité14. Le scandale ne servirait pas, dès lors, à scandaliser le public, mais à séduire le spectateur par la création d’une forme de connivence implicite.

1. La manipulation du scandale : la nudité n’est pas scandaleuse

7L’analyse des pièces et de leur réception dévoile quatre stratégies par lesquelles les auteurs montrent la nudité sans susciter de scandale.

Le plaisir d’une nudité symbolique

8Une forme de nudité licite est la nudité conventionnelle, qui s’explique en raison du contexte : celle des personnages qui sont traditionnellement nus, comme Andromède, Diane ou Madeleine. Dans la tragédie, la fureur et la souffrance s’expriment généralement par la représentation d’une héroïne en cheveux, qui arrache ses cheveux et ses vêtements. C’est le cas dans la Didon se sacrifiant de Jodelle (1573), qui apostrophe ses cheveux dénoués et sa poitrine brûlante15 ; c’est le cas dans la Troade de Garnier, ou Polyxène fend sa robe blanche et découvre son sein, dit le texte, jusqu’au nombril16, c’est le cas dans Antigone, ou la piété, où Jocaste s’adresse à ses fils et leur tend : « le gosier et la poitrine nue17 ». Ces nudités ne font pas scandale, parce qu’elles viennent signifier autre chose : la folie, la souffrance, la douleur du personnage. Mais il suffit que la mise en scène réactive la présence véritable du corps féminin pour que la nudité redevienne problématique. Laporte et Clément reportent une anecdote concernant une Didon incarnée par Mlle Clairon :

Mlle. Clairon, représentant, pour la première fois, Didon, parut, au cinquième acte, les cheveux épars et dans le dérangement d’une personne qui sort précipitamment de son lit. Elle n’en usa pas ainsi dans les représentations suivantes. Selon les apparences, ce fut par les conseils de quelques prétendus connaisseurs18.

9Il n’y a pas de scandale explicite, mais la censure ou l’autocensure pousse l’actrice à modifier la mise en scène, vraisemblablement parce que les cheveux épars et la mine d’une personne « qui sort précipitamment de son lit » dérangeaient le confort idéologique du spectateur, en lui montrant une nudité réelle, qui n’était plus sublimée et effacée par sa signification seconde.

Le plaisir d’une nudité fausse

10Un autre exemple de nudité licite sur la scène de la première modernité est celle où la femme nue évoquée et désirée est en fait une illusion. Dans Les Songes des hommes esveillez de Brosse (1646) on voit Clorise se rendre de nuit dans la chambre de Lucidan, qui est sur le point de s’endormir, en rêvant d’elle :

Lucidan : Est-ce l’ombre ou le corps du bien que je souhaite,
Ce bonheur imprévu fait ma confusion,
Et je le prends quasi pour une illusion,
Clorise est-ce donc vous ?
Clorise : n’en soyez point en doute.
Lucidan : Beau sujet…
Clorise : Parlez bas, que mon frère n’écoute
Lucidan : Beau sujet de ma flamme, objet délicieux,
Mon âme pour vous voir est toute dans mes yeux :
Mais pourrai-je être instruit de ce qui vous amène ?
Clorise : Je viens vous raconter mon amoureuse peine,
Et rendre s’il se peut, mon martyre plus doux,
En passant en ce lieu, la nuit auprès de vous19.

11Les propos de Clorise sont explicites, le décor l’est aussi : la scène se passe la nuit, dans la chambre fermée où Lucidan est couché. Mais le scandale du geste de Clorise est neutralisé : le spectateur sait que Clorise joue la comédie, qu’elle veut confondre Lucidan et non pas le séduire. La morale est sauve aussi parce que la nudité de Clorise est enfin éludée : elle s’évade de la chambre de Lucidan et le persuade que cette visite n’a été qu’un songe. Enfin, Clarimond, le frère de Clorise, se porte garant de la moralité de sa sœur : il assiste en cachette à la scène ; il peut intervenir à tout moment pour sauver l’honneur de Clorise ; il est le double du spectateur et vient ainsi moraliser son plaisir voyeur. Le spectateur a donc une posture confortable : il est le garant moral de la scène, il se moque du galant troublé dont les désirs sont avivés. Le confort moral rend licite le plaisir qu’il tire de la scène : le spectateur jouit de sa complicité avec Clorise, il contemple en voyeur licite la scène séduction, il en imagine à son aise l’issue possible20.

Le spectateur en voyeur moraliste

12La nudité de Judith, de même, ne suscite pas de scandale. Dans la Iudit de Federico della Valle, représentée probablement à la fin du XVIe siècle à la cour de Savoie et imprimée en 1627, l’héroïne procède à un véritable strip-tease. Vagao, le serviteur d’Holopherne, assiste en cachette à la scène et la rapporte ensuite à son maître. Judith commence par ôter son voile, défaire ses cheveux, dénuder ses épaules21. Elle défait ensuite les rubans (nastri sciogliendo), enlève progressivement ses jupes. Elle sort alors demi-nue à la rencontre de Vagao et lui demande de l’eau pour se laver. Vagao contemple sa robe qui, à chaque mouvement de la femme, couvre et dévoile son corps22. Évidemment, un tel récit ne peut que susciter le plaisir du général assyrien qui « a l’impression de l’embrasser et de jouir (godo) d’elle, car il jouit déjà en écoutant un tel récit23 ». Le plaisir d’Holopherne reflète le plaisir du spectateur, qui écoute comme lui le rapport du serviteur. Le rôle de Judith paraît extrêmement ambigu : si elle semble ignorer le regard voyeur de Vagao, quand elle sort à sa rencontre, elle se comporte comme l’actrice la plus dépravée : elle montre ses beautés, en sachant que le serviteur ira rapporter au maître ce qu’il a vu. Le spectacle qu’elle orchestre est bel et bien destiné à Holopherne (et donc, au spectateur), dont elle veut clairement attiser les désirs. Il n’est donc pas étonnant que les détracteurs du théâtre citent les adaptations de Judith comme un exemple néfaste de nudité. Le père Voisin demande : « La chaussure de Judith ne gagna-t-elle pas le cœur d'Holopherne, et ne fut-elle pas la cause de son crime et de sa mort ?24 », et le père Ottonelli compare Holopherne au spectateur qui regarde le corps de Judith et qui est précipité par son désir dans la ruine et la mort25.

13Et pourtant, la Iudit de Della Valle ne fait pas scandale. Cela s’explique, je crois, par le double discours que véhicule la pièce : elle donne la parole au voyeur désirant et, en même temps, elle s’approprie le discours des censeurs. Si le spectateur jouit de la nudité de Judith, comme Holopherne, il ne peut pas s’identifier à lui, parce qu’il sait ce que le général assyrien ignore : Judith ne met pas en scène sa beauté pour se donner à lui, mais pour le punir. Puisque le spectateur connaît la fin de l’histoire, il sait expliquer les ambiguïtés de Judith et condamner, comme le père Voisin et le père Ottonelli, la concupiscence d’Holopherne. Certes, à la vue de l’idolâtre, Judith est en train de montrer son corps pour se livrer à ses désirs, mais à la vue du chrétien, Judith incarne la vérité de la foi, et son corps acquiert dans le texte une valeur allégorique : elle est pure et ne craint pas, comme la vérité, de s’exposer nue. Sa beauté n’est pas sans rappeler celle de la vierge : elle est divine, sa robe est couverte d’étoiles (trapunta di stelle26) et, comme la vierge de l’Apocalypse, la belle juive s’apprête à écraser le monstre qui la convoite. Judith n’est donc pas l’actrice qui exhibe son corps pour le donner aux spectateurs ; elle joue pour Dieu et incarne la grâce divine qui tue le tyran. Le dramaturge fait siennes les critiques des détracteurs du théâtre et installe confortablement le spectateur dans le rôle du censeur, qui blâme Holopherne et couvre la nudité de Judith par le voile de l’allégorie. Le corps nu de Judith est alors licite : le spectateur, à la fois censeur légitime et voyeur hypocrite peut imaginer sans scandale le strip-tease de la femme.

Le spectateur en voyeur généreux

14Un procédé semblable de légitimation se retrouve dans quelques pièces27 de Lope de Vega, où la nudité ne fait pas scandale. Dans La boda entre dos maridos, composée vers 1595 et 1601, on surprend, au milieu de la nuit, Fabia qui entre en scène « medio desnuda », suivie de Febo qui est « desnudo28 ». On sait par ailleurs ce qui s’est passé en coulisse : Lauro, qui est resté seul en scène, imagine et décrit les ébats amoureux entre les deux personnages. Le public suit donc le regard de Lauro qui, comme un voyeur, jouit par procuration du plaisir des autres.

15Or, le scandale latent de la scène est conjuré par le cadre où se déroule l’action. Lauro y est décrit comme un ami parfait et un voyeur généreux. Alors qu’il était sur le point d’épouser Fabia, qu’il aimait, il découvre que son meilleur ami, Febo, en est éperdument amoureux, et accepte de la lui céder, en lui laissant sa place dans le lit des noces. Lauro se prive de son bien pour le bonheur de l’ami. La générosité de son acte est paradoxale : le regard du spectateur, qui voit la scène par les yeux de Lauro, est d’emblée moralisé par la grandeur de son geste, mais cette générosité semble autoriser le regard voyeur du spectateur, qui délègue à un autre son désir et jouit par son intermédiaire d’un double plaisir : un plaisir de complicité, car le spectateur est complice de Febo qui fait croire à Fabia qu’elle est dans le lit de Lauro, et un plaisir par procuration, car le spectateur imagine avec Lauro l’union de deux amants. La moralisation du regard ne sert pas seulement à rendre licite la nudité exhibée sur scène, mais vient même renforcer le plaisir du spectateur.

16La nudité n’est pas scandaleuse quand elle signifie autre chose, quand elle est mise à distance par la dénonciation comique de son caractère illusoire, et encore quand la pièce installe le spectateur dans un cadre confortable de moralité, en lui prêtant le regard du moraliste (dans la Iudit), du satiriste (dans Les Songes des hommes esveillez) ou du voyeur généreux, qui renonce à son désir (dans La boda entre dos maridos). Ces stratégies de moralisation servent en réalité à manipuler le sujet scandaleux pour âccroitre le plaisir. Ainsi drapé de la licéité morale, le spectateur peut jouir en toute impunité de l’objet interdit. Ces efforts de moralisation sont l’envers et le pendant des stratégies libertines : au lieu de dissimuler une idée sulfureuse dans un récit moralisé et d’en dévoiler la présence par des signes qui interpellent le lecteur et dénoncent l’hypocrisie du texte29, il s’agit ici de montrer au grand jour l’interdit et de le normaliser en confortant le lecteur par un cadre moralisé qui autorise son regard hypocrite.

2. Le véritable scandale : incommoder le spectateur

17Dès lors, c’est moins la nudité qui crée le scandale, que la dislocation du cadre moralisant qui conforte le regard du spectateur. L’échec de la Théodore de Corneille en est un exemple. D’Aubignac30 et Corneille affirment que Théodore n’a pas plu à cause de « l’idée de la prostitution que l’on n’a pu souffrir31 ». Théodore est conduite dans un lupanar au moment de son martyre et cela réactive les accusations des détracteurs du théâtre qui associent théâtre et prostitution32. La sainteté de Théodore ne vient pas contrecarrer cette idée, mais au contraire aggrave le soupçon qui pèse sur le personnage et sur l’actrice qui le joue : le spectateur vient au théâtre pour voir une sainte, et ne voit finalement qu’une actrice qui s’offre à lui pour de l’argent.

18Le cas de Théodore semble proche de celui de Judith, mais dans la pièce de Della Valle le regard du spectateur est filtré : le strip-tease de Judith est appréhendé par le regard concupiscent d’Holopherne. Le spectateur est appelé à condamner ouvertement ce regard, en assumant le rôle confortable du censeur, et à le suivre implicitement, pour jouir du même plaisir. En revanche, dans Théodore, c’est directement le regard du spectateur qui est en cause, car il contemple sans intermédiaires le corps de Théodore offert pour de l’argent. L’ambiguïté du corps de l’actrice est manifeste dans Théodore comme dans Les Songes des hommes esveillez, mais dans la pièce de Brosse le dispositif du théâtre dans le théâtre filtrait le regard du spectateur, qui savait que la séduction de Clorise était feinte. Corneille, au contraire, abolit tous les filtres : le spectateur contemple directement une femme conduite dans un bordel. Ce regard remet implicitement en cause la bonne foi du spectateur : sous prétexte de voir une sainte, il vient au théâtre pour lorgner le corps d’une actrice qui se vend sur scène. C’est cette même ambiguïté que dénonce Don Pedro de Guzmán, quand il décrit la nudité en scène d’une sainte Madeleine, et que critique l’auteur des observations sur le Dom Juan de Molière, qui condamne la représentation d’Elvire comme une « religieuse débauchée, dont on publie la prostitution33 ».

19L’abolition des filtres moralisateurs, la mise à nu des désirs du spectateur créent un inconfort qui est la source véritable du scandale. En ce sens, la querelle suscitée par l’École des femmes peut aussi être lue comme la réponse irritée de spectateurs incommodés. La critique34 a montré que si la scène où Arnolphe interroge Agnès sur son entrevue secrète avec Horace (II, 5, la scène du « le »), « scandalise furieusement », comme le dit Climène dans la Critique de l’École des femmes35, c’est justement parce qu’elle dénonce l’hypocrisie du spectateur. Ce dernier est contraint d’adopter le regard d’Arnolphe questionnant Agnès : il s’agit donc d’imaginer l’entretien galant et de supposer rapidement tout ce que Horace peut avoir dérobé à la jeune fille. Quand Agnès répond qu’Horace ne lui a dérobé qu’un « ruban », le soulagement d’Arnolphe n’épuise pas sa curiosité, et le pousse à rétorquer : « Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre / S’il ne vous a rien fait que vous baiser le bras ». La réponse d’Agnès dénonce le voyeurisme d’Arnolphe : « Comment. Est-ce qu’on fait d’autres choses ?36 ». Ces « autres choses » sont l’objet de la connivence entre Arnolphe et le spectateur, dont les fantasmes sensuels sont ainsi dénoncés. Tout comme dans la Iudit, le spectateur est ici appelé à adopter le regard du méchant concupiscent : mais chez Della Valle, le spectateur en savait plus qu’Holopherne et pouvait se dissocier du regard désirant du général, alors dans l’École des femmes le spectateur en sait autant qu’Arnolphe et il est donc contraint de suivre son regard et d’en assumer l’hypocrisie.

20Molière ne se limite pas à incommoder le spectateur, mais il va jusqu’à dénoncer les stratégies de moralisation lui permettant de jouir impunément de la nudité en scène. Le scandale du Tartuffe en est un exemple. La critique a étudié les arguments de la polémique : la dénonciation de l’hypocrisie dévote37, le mélange entre galanterie et dévotion38 sont au cœur de la cabale qui cause l’interdiction de la pièce. Or, si la pièce incommode les dévots, elle dénonce plus largement l’hypocrisie du public. Dès son apparition, Tartuffe se montre en voyeur moraliste :

Tartuffe : il tire un mouchoir de sa poche
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
Dorine : Comment ?
Tartuffe : Couvrez ce Sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Dorine : Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;
Et la Chair, sur vos sens, fait grande impression ?
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte ;
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas. 39

21Dorine dénonce ici le voyeurisme moralisateur et hypocrite du dévot. Tartuffe remarque le « sein » nu de Dorine, puis il s’insurge, il veut la fustiger. Mais ses critiques ne font que souligner la « chaleur » et la « promptitude » de ses désirs sensuels, que la suite de la pièce révèle. Tartuffe est ici le double du spectateur : tous deux désirent voir la nudité, mais ne veulent pas assumer leur désir. Le spectateur est représenté en imposteur : comme Tartuffe, il désire jouir impunément de ce qui ne lui appartient pas, et pour ce faire, il assume le rôle du moralisateur et condamne l’objet de son désir pour pouvoir ensuite en jouir secrètement.

22Molière, dans la préface de Tartuffe, ou l’imposteur (1669), affirme que, si ses comédies « scandalisent » les spectateurs, ce n’est pas parce qu’elles moquent « le Ciel et la Religion », mais parce qu’elles satirisent les spectateurs. Et c’est justement cela « qu’ils ne peuvent souffrir40 ». Molière dénonce l’hypocrisie des spectateurs pour défendre ses pièces et le métier des acteurs41, mais ses propos se situent dans une réflexion plus vaste, qui rejoint les thèses des moralistes, et même, mutatis mutandis, les arguments empoignés par les détracteurs du théâtre. Pour La Bruyère, le scandale du théâtre est moins dans l’indécence des acteurs, que dans l’adhésion du spectateur, qui vient au théâtre pour voir et jouir de ce qui causerait scandale dans le monde réel :

Quelle idée plus bizarre que de se représenter une foule de chrétiens de l’un et de l’autre sexe, qui se rassemblent à certains jours dans une salle pour y applaudir à une troupe d’excommuniés, qui ne le sont que par le plaisir qu’ils leur donnent, et qui est déjà payé d’avance ? Il me semble qu’il faudrait ou fermer les théâtres, ou prononcer moins sévèrement sur l’état des comédiens42.

23Les acteurs ne sont excommuniés, et donc scandaleux, qu’en raison du plaisir qu’ils donnent à un public très chrétien et très moral. Le Père Mariana médite plus longuement sur l’hypocrisie du spectateur : s’il dénonce le fait que les femmes se montrent souvent peu vêtues sur la scène, il affirme que le véritable problème de la nudité est dans le regard du spectateur. A ce sujet il propose un exemple intéressant : le spectateur se dirait scandalisé s’il lui arrivait de surprendre une femme nue dans la rue, alors qu’il considère honnête de courir au théâtre pour contempler le même spectacle et pour en tirer un plaisir et une jouissance certains43. Le plaisir du théâtre est d’ailleurs plus grand, ajoute Pedro Pomperosa y Quintana, car l’art rend encore plus désirable la beauté représentée et le cadre moralisant du théâtre permet au spectateur de pleurer, de s’attendrir, de jouir d’affections morales, qui en vérité servent à justifier et à exprimer obliquement un plaisir plus charnel44.

24Dans cette logique, le théâtre serait par définition le lieu où il n’y aurait pas de scandale, car dans le cadre de la scène ce qui paraît ailleurs scandaleux est neutralisé et rendu licite. Le dispositif théâtral manifeste la nature fictive – et donc inoffensive – des faits représentés ; il introduit une distance entre le spectateur et l’image scandaleuse en normalisant le regard, et par là même le désir du spectateur. Les exemples examinés laissent voir différentes formes de filtrage du scandale. Le théâtre charge la nudité scandaleuse de significations symboliques qui en font un simple outil expressif (dans le cas de Didon) ; le théâtre canalise le regard du spectateur et le porte à aborder le spectacle de la nudité par des voies licites, comme celle de la moralité réprobatrice (dans la Iudit), de la morale généreuse (dans La Boda entre dos maridos), du contrôle enjoué (dans Les Songes des hommes esveillez).

25Ces stratégies manifestent pourtant le caractère hypocrite du regard du spectateur, car, en dépit de la distance, du déplacement et du contrôle de l’image scénique, la nudité est bien là, représentée ou évoquée sur scène, et c’est justement grâce à ces stratégies de moralisation, que le spectateur peut en tirer un plaisir plus intense. La normalisation scénique de la nudité libère le public de toute responsabilité morale : dès lors le spectateur peut jouir de ce qu’il voit, sans devoir assumer la convoitise d’Holopherne ou le ridicule de Lucidan. De plus, la moralisation du regard permet au spectateur d’exprimer son émotion et son plaisir par des voies parfaitement licites : il peut pleurer sur Didon, craindre pour Judith, admirer Clorise, désirer avec Lauro. La nudité en scène fait plaisir et ne fait pas scandale : l’hypocrisie du spectateur assure à la fois confort et jouissance. Les critiques que formule Molière ne sont donc pas éloignées des arguments des détracteurs du théâtre et finalement des thèses de Platon dénonçant le caractère oblique du plaisir du public, qui se laisse aller à la passion parce qu’il sait qu’il est dans un lieu protégé, filtré, un lieu sans scandale45.

26La nudité, donc, ne fait généralement pas scandale sur les scènes de la première modernité : c’est seulement quand elle vient déranger le confort idéologique du spectateur qu’elle est véritablement critiquée. Il serait intéressant de poursuivre ces réflexions, pour voir si ce que j’ai relevé dans un théâtre sous censure vaut aussi dans d’autres contextes dramatiques, soumis à des contraintes différentes. Le traitement de la nudité sur la scène contemporaine est évidemment très différent, parce que la nudité n’est plus tenue pour scandaleuse. Et pourtant, en 2015 au festival de Sant’Arcangelo, la nudité dans Untitled de Tino Sehgal (2000) a fait scandale46. Le spectacle avait été joué au théâtre sans paraître scandaleux, mais quand la chorégraphie a été dansée en plein air, elle a suscité maintes polémiques. Cet exemple semble reprendre, à l’envers, le cas exposé par Mariana : la nudité, licite au théâtre, devient scandaleuse dès qu’elle descend de la scène, parce qu’alors les filtres que pose le théâtre et qui confortent le spectateur n’existent plus, que l’image contemplée devient réelle – c’est-à-dire politique – et que le spectateur ne peut plus cacher son regard, mais qu’il devient responsable devant les autres du jugement qu’il porte sur l’objet qu’il pouvait, dans le confort du théâtre, regarder, désirer, et même ignorer paisiblement. Sur la place publique, ce n’est pas la nudité qui fait scandale, mais le regard irresponsable du spectateur, confronté à ses propres ambiguïtés et hypocrisies.