Colloques en ligne

Logan J. Connors

Éviter un scandale au xviiie siècle : Anne Dacier, Houdar de La Motte et la dramaturgie sociale de la marquise de Lambert

1L’étude des scandales, en particulier politiques, traverse en ce moment une sorte d’âge d’or. Du Brexit aux tweets de Trump, en passant par l’avènement de Marine Le Pen, ces dernières années ont donné lieu, des deux côtés de l’Atlantique, à l’établissement d’un véritable métalangage du scandale et à la tentative presque désespérée de la part des médias et des chercheurs de classer tout ce qui pourrait être scandaleux. « When is a Scandal Really a Scandal ?1 » et « How to Name a Scandal : What is a ‘-Gate’ and What is a ‘-Ghazi’ ?2»  ne sont que deux exemples récents d’une diversité d’études qui cherchent à définir ce monde scandaleux. L’histoire du scandale est cependant longue et changeante : nous chercherons ainsi, dans les pages qui suivent, à savoir si les travaux récents sur les scandales, sur la fabrication des scandales médiatiques et sur les pratiques sociales au sein des scandales sont utiles pour les chercheurs concernés par les époques plus anciennes, et notamment, pour ceux qui étudient les scandales littéraires et culturels du siècle des Lumières.

2Cet article a donc deux objectifs principaux : d’abord, nous présenterons une brève analyse non-exhaustive de quelques travaux récents émanant de différentes disciplines dans lesquelles le scandale s’avère être un sujet de recherche particulièrement riche. Cela nous aidera, peut-être, à élaborer une description à la fois souple et cohérente du scandale littéraire ou culturel au xviiie siècle. Ensuite, nous proposerons une étude de cas – la publication de L’Iliade d'Antoine Houdar de La Motte et les répercussions de cet événement dans le monde des lettres de la Régence (1715-1723) – une série d’événements qui ne constituèrent pas précisément un scandale, mais plutôt, pour citer l’une de ses participantes, un « scandale sauvé3 ». Pour entamer cette analyse, nous avons adopté une approche historiographique récente qui cherche à dénaturaliser ou dé-phénoménaliser le scandale pour analyser les stratégies, la fabrication et les dispositifs nécessaires qui aident à la création d’un scandale dans un milieu culturel spécifique. Il s’agit donc d’identifier les acteurs sociaux et les postures critiques multiples qui contribuent à la dynamique complexe du scandale. Nous cherchons donc à aller au-delà d’un modèle action-réaction,vers une conception plus multiforme et plus construite du scandale, conception qui éclaire l’histoire culturelle, voire la « socio-histoire », de tel ou tel scandale4. Nous verrons que, comme la trajectoire de la société, de l’économie ou des arts, la forme du scandale pendant cette époque « est tout sauf immobile5 ».

3Pour ceux qui participent à la création ou au déroulement d’un scandale, l’avènement de la polémique apparaît souvent comme une sorte de phénomène naturel – un feu scandaleux qu’il faut combattre au nom de la bonne société, du christianisme ou de la raison. Il s’agit, pour ceux qui sont impliqués, d’un processus organique et presque cathartique selon lequel, écrit Hervé Rayner, « le scandale va de soi, puisqu’une réaction indignée est censée accompagner automatiquement la divulgation d’un fait scandaleux ». Cette approche, selon Rayner, « évacue les mobilisations à la base du processus6 ». Or ce sont précisément ces « mobilisations », et la dramaturgie sociale qui les accompagnent qui construit le scandale, qui nous intéressent.

4Pour nous aider à déterminer les enjeux, les dangers et les limites du scandale culturel et littéraire du xviiie siècle, nous aurions pu entamer une recherche lexicographique. Or, lorsqu’on aborde les polémiques de l’époque, on se rend compte qu’il existe une constellation de termes qui pourraient correspondre à ce que nous appelons scandale aujourd'hui : bruit public, feu, trouble, embarras et bien d’autres termes. Pour tenir compte de cette diversité et ne pas nous perdre en distinctions finalement stériles, nous choisirons une définition assez souple du terme mais qui corresponde au contexte spécifique du xviiie siècle.

Le scandale, objet transdisciplinaire

5 À cette fin, il est utile se tourner vers les disciplines où la recherche sur les scandales occupe une place de premier plan. Ces disciplines – l’histoire de la religion, l’histoire culturelle, la sociologie et les sciences de l’information et de la communication – procurent un lexique critique qui permet de clarifier les processus et les phénomènes qui constituent un scandale à l’âge classique. C’est en particulier le cas des études historiques sur la déchristianisation des scandales religieux en Europe au xvie siècle, de l’analyse du traitement médiatique des scandales contemporains, et l’histoire socioculturelle du monde lettré et de la sociabilité mondaine au siècle des Lumières.

6Au xviiie siècle, le scandale se comprend encore comme l’introduction d’une idée peu orthodoxe, voire hérétique, auprès d’un public aux caractéristiques communes (une religion, une langue, une situation géographique, etc.). Souvent, écrit Antónia Szabari, ce scandale, d’origine religieuse, comportait également l’idée que ce public (le « peuple au sens large ») « se scandalise » au moment précis où certains d’entre eux sont convaincus ou séduits par la « l’idée hétérodoxe » en question. Le scandale, selon Szabari, comporte cette « double dimension » : l’apparition d’une « idée hétérodoxe » et sa « diffusion au sein du peuple7 ». Au xvie siècle, il s’inscrit dans une évolution des institutions politiques à l’égard des idées hérétiques : pendant les guerres de religion, par exemple, les transgressions religieuses des Protestants sont requalifiées en affronts politiques et publics contre le roi et le royaume. Il s’agit donc d’une stratégie discursive dans laquelle la dimension publique joue un rôle considérable, par le biais d’un « glissement » d’une notion religieuse vers une compréhension politique et presque « nationale » qui vise donc un public plus large et hétérogène8.

7On retrouve au xviiie siècle ce double processus : un scandale compris comme l’infiltration d’une idée hétérodoxe au sein d’un public donné, alliée à un effort concerté chez ceux qui sont scandalisés pour changer le cadre du débat afin de renforcer leur propre mission sociale, politique ou morale. Faire un scandale est une « compétence9 » sociale : souvent, ceux qui se scandalisent déploient un discours polémique d’ordre moral ou culturel, pour ensuite agir sur un élément de la société qu’ils veulent éradiquer – et qu’ils voulaient éradiquer bien avant le moment où ce « fait scandaleux » s’est révélé. Faire un scandale, dans cette perspective, relève d’un exercice rationnel et délibéré, pourtant très souvent dissimulé derrière un discours de surprise et de bouleversement (un discours qui fait partie, bien sûr, de la dramaturgie du scandale). Pour ce qui est des scandales littéraires au siècle des Lumières, il importe de retenir trois éléments : un public de plus en plus ciblé, le déplacement d’une arène vers une autre et un effort social et concerté de la part de ceux qui sont scandalisés.

8Ensuite, il reste à savoir si l'on pourrait, d’une façon fructueuse, reprendre certaines idées provenant des travaux sur les scandales politiques et sociaux récents. Les années 1980 ont donné lieu à une intense réflexion théorique sur le scandale : d’abord, sur la fabrication des scandales par des médias, surtout après la création des chaînes d’information câblées comme CNN, Fox News et MSNBC (les Cable News networks) ; ensuite, sur l’existence et le fonctionnement des coalitions entre des médias et des partis politiques. Il s’agissait alors de savoir comment les scandales sont désormais utilisés, et comment des médias agissent comme acteurs et comme créateurs de scandales, et non pas uniquement comme des entités passives qui les relatent10. Pour le xviiie siècle – période d’expansion médiatique sans précédent et pendant laquelle la presse entre dans la vie quotidienne d’une population de plus en plus hétérogène11 –, une analyse de la capacité des médias à non seulement représenter mais également à construire (ou à travailler avec d’autres acteurs sociaux à construire) un scandale peut nous intéresser.

9Ce ne sont pas donc des actions ou des discours « répréhensibles » en soi qui font l’objet des enquêtes des chercheurs en sciences de l’information et de la communication, mais, comme l’écrit James Lull, ce sont des « conséquences sociales et culturelles » d’une couverture complète des scandales par les médias. De là une série de questions qui peuvent intéresser le dix-huitiémiste : que font les scandales ? comment contribuent-ils à la création d’un espace dynamique de la critique ? et comment changent-ils les trajectoires et les statuts de différents groupes dans la société de l’époque ?

10Enfin, des sociologues et des historiens proposent de comprendre le scandale comme une pratique sociale liée à d’autres compétences, rhétoriques et stratégiques, de la société mondaine.  C’est le cas par exemple de Daniel Roche12 et d’Antoine Lilti, qui voient dans le scandale un phénomène de la société mondaine du xviiie siècle. Ainsi, Lilti « s’intéresse aux mécanismes complexes qui assurent la distinction sociale et culturelle de groupes restreints13 ». Les scandales, les affaires et les controverses doivent se comprendre comme l’échec de tel ou tel groupe dominant à supprimer, à réduire ou à éviter l’écho public de tel ou tel sujet, événement ou produit culturel. Le scandale est parfois la réponse publique (dans un sens large du terme) à l’effort de la part des élites pour restreindre le champ du débat et l’écarter de la sphère publique, ce qui est surtout le fait, selon Lilti, des salons liés au parti philosophique pendant la deuxième moitié du xviiie siècle.

11Notre étude de cas ne s’arrêtera pas sur tous ces aspects théoriques. Néanmoins, c’est muni de ces cadres – le scandale défini comme un changement de domaine par ceux qui dénoncent un scandale pour se rattacher à un public large ; le scandale comme effort concerté et processus construit par, ou avec, une force médiatique ; et la pratique du scandale comme une compétence acquise dans les réseaux mondains – qu’on abordera ensuite ce qu’on pourrait appeler un non-scandale ou, pour reprendre le terme de la marquise de Lambert, un « scandale sauvé » qui a frappé le monde salonnier au moment de la mort de Louis XIV.

Houdar de La Motte, Madame de Lambert et le « scandale sauvé »

12Ce portrait d’un scandale évité nous aidera à mieux expliquer les enjeux et les tensions, la durée et les conséquences (réelles ou imaginées) d’un scandale littéraire ou culturel de la première moitié du xviiie siècle. Notre exemple fut l’événement déclencheur de la deuxième bataille dans la Querelle des Anciens et des Modernes : la publication d’une « traduction » de l’Iliade de Homère par Houdar de La Motte. Cet épisode – une suite d’attaques et contre-attaques, de préfaces et de traités – met en lumière les limites et les dangers de l’appellation « scandale » et la force avec laquelle certains membres de la société mondaine cherchaient à étouffer la polémique publique et à circonscrire le débat dans les milieux plus restreints des académies et des salons lettrés.

13Rappelons les faits pour commencer : en janvier 1714, La Motte, chef de file des Modernes, publie son Iliade – une version abrégée, remaniée et en vers d’une traduction française déjà existante. Outrée par ce qu’elle appelle « les attentats de La Motte », l’helléniste Anne Dacier écrit Des causes de la corruption du goût14(614 pages) auxquelles La Motte répond ensuite avec ses Réflexions sur la critique15. La dispute se transforme en bataille, les partisans se mobilisent des deux côtés et les textes s’enchaînent. Une Dissertation critique sur Homère de Jean de Terrasson, un Examen pacifique de la querelle de Fourmont, un Homère en arbitrage de l’abbé Buffier et un Homère vengé de Gacon ne sont que quelques exemples d’une riche production de textes polémiques « homériques » publiés au début de la Régence.

14La dispute entre Dacier et La Motte survient après plusieurs décennies de conflit entre Anciens et Modernes16. Plutôt que de commenter la genèse de la dispute sur Homère, nous nous concentrerons sur la résolution de la polémique, négociée par la marquise de Lambert et son ami, Jean-Baptiste-Henri (le duc de) Valincour, lorsqu’ils invitent les deux querelleurs à une soirée de réconciliation. Nous réfléchirons ainsi sur les limites du scandale – les différences entre le scandale et ce qu’on pourrait appeler le presque scandale – pour mieux examiner comment le scandale est fabriqué et identifier les compétences sociales requises pour l’empêcher. Car étudier le scandale culturel au xviiie siècle, c’est étudier l’évolution, les limites et les engrenages de la sociabilité.

15Comment, donc, (et pourquoi) arrêter ou empêcher un scandale au début du xviiie siècle ? La réponse se trouve dans la correspondance de Lambert, la célèbre salonnière, écrivain, pédagogue et partisane des Modernesqui a orchestré la fin de la dispute entre La Motte et Dacier. Soulignant les possibles effets nocifs des scandales dans le monde lettré, elle écrit à l’abbé Buffier que « les querelles d’érudition vont toujours plus loin qu’il ne faut : l’esprit seul devrait être de la partie, sans intéresser l’âme, et y mêler de la passion. Il y a assez longtemps que les intéressés sont sur la scène : il y a toujours à perdre dans des querelles aussi poussées17 ». Selon Lambert, les scandales relèvent d’un registre émotionnel qui est antithétique à la société mondaine : une émotion difficile à contrôler, voire contagieuse, qui pourrait très facilement emmener le débat intellectuel et salonnier vers quelque chose de plus dangereux et plus public. La passion et l’intérêt, des émotions importantes pour ceux qui écrivent des ouvrages littéraires, devraient néanmoins être exclus des « querelles d’érudition ». Et pour mettre fin au conflit, Lambert propose un « raccommodement18 » afin d’éviter « un scandale », car lorsque le débat se transforme en scandale, « il y a toujours à perdre ».

16« On penserait, à première vue, que Lambert, amie fidèle de La Motte (et même accusée d’avoir eu une liaison secrète avec lui19), aurait pour souci principal de Lambert serait la réputation de La Motte, un Moderne comme la marquise. Mais ce qui est très intéressant dans la correspondance de Lambert, c’est le fait qu’elle consacre la majorité de sa lettre à s’inquiéter d’Anne Dacier, l’ennemie avouée de son « cher ami20 », La Motte. La correspondance de Lambert révèle que l’avènement de ce scandale possible pivote sur la capacité de la marquise à extraire Dacier d’une atmosphère polémique à l’Académie française et dans les salons érudits suite à la publication d’une série de paratextes sur la question homérique. Pourquoi la marquise soutient-elle Dacier (et donc les Anciens) et s’en rapproche-t-elle ?

17Dans sa correspondance, Lambert affirme que Dacier a beaucoup « à perdre » à un scandale, car la réputation de l’érudite helléniste dépasse sa personne et son entourage. C’est effectivement le statut de Dacier comme Femme de Lettres, voire l’existence de la Femme de Lettres et de l’éducation intellectuelle des femmes en général, qui est en danger lorsqu’une polémique se transforme en scandale. Même si Lambert n’est pas dans le même camp que Dacier lors de la Querelle entre des Anciens et des Modernes, la marquise reconnaît qu’un scandale mettrait en péril la participation publique des femmes à la République des Lettres – une position sociale que Lambert réclame comme partie essentielle de sa propre identité. À propos de l’importance de Dacier, elle écrit :

Notre sexe lui doit beaucoup : elle a protesté contre l’erreur commune, qui nous condamne à l’ignorance. Les hommes, autant par dédain que par supériorité, nous ont interdit tout savoir : madame Dacier est une autorité qui prouve que les femmes en sont capables […] elle a mis en liberté l’esprit, qu’on tenait captif sous ce préjugé, et elle seule nous maintient dans nos droits. Par reconnaissance pour l’une, par amitié pour l’autre, voyons si nous ne pourrons pas les rapprocher. Le temps, ce me semble, y est propre.21

18La résolution du débat entre Dacier et La Motte est effectivement un effort de dramaturgie sociale de la part de la marquise. Lambert demande à son ami Valincour d'inviter les deux et leurs proches partisans à une soirée ; La Motte et Dacier se serrent la main et la dispute est enterrée en bonne société, sans devenir un scandale. La Motte a pu continuer sa carrière, sans le moindre effet néfaste (ses plus brillants succès dramatiques, Les Maccabées, Inès de Castro et Romulus surviennent quelques années après cette dispute) ; Dacier est reconnue par le monde salonnier comme une experte respectée et une érudite, et elle poursuit sa carrière avec des traductions de Térence et de Plaute dans les années qui suivent.

19Ce scandale qui n’a pas eu lieu est malgré tout révélateur de plusieurs caractéristiques et définitions d’un scandale pendant la première partie du xviiie siècle. Il conduit en outre à nuancer certaines approches générales et transhistoriques du scandale. Il faut d’abord souligner la disparité nette entre les stratégies discursives de cette période et celles des décennies postérieures, surtout après le développement de la presse en France pendant la deuxième moitié du xviiie siècle. La spécificité historique informe les mécanismes complexes de ce presque scandale particulier. Comme, dans la Querelle des Anciens et des Modernes, la publication se limite (avec d’importantes exceptions) aux dissertations, aux examens, aux observations et autres textes de ce genre, le différend entre les deux auteurs demeure manipulable : il emploie les formes médiatiques de la société mondaine. Il s’agit donc d’une dramaturgie de société restreinte pour résoudre le conflit entre La Motte et Dacier. La querelle ne traverse pas les médias relevant d’un régime émotionnel ambigu ou contagieux, comme le théâtre, en raison de ses dimensions publique et audio-visuelle. De plus, la dispute est très peu marquée par la publication clandestine où l’on retrouve une critique « dangereuse » et ad hominem que Lambert évoque dans sa correspondance. La polémique reste donc polie et localisée; elle ne devient jamais publique.

20Pour reprendre l’analyse de Lilti que nous avons évoquée dans l’introduction, la querelle ici se diffuse dans « un espace intermédiaire, qui n’est ni l’espace privé de la dispute initiale, ni l’espace public de l’affrontement des libelles, mais l’espace mondain des sociabilités parisiennes22 ». Et si l’on revisite nos définitions du scandale, on pourrait dire que le « glissement » d’un milieu restreint ou spécialisé vers une arène plus dangereuse ne s’opère pas. Même si l’on va remettre en question la moralité des Grecs ou questionner les mœurs des Anciens, la dispute entre Dacier et La Motte survient d’un désaccord littéraire et érudit, et non pas d’une mission sociale ou d'une politique dissimulée (véritable ou imaginée) d’un groupe. En l’occurrence, et c’est précisément cela qui est intéressant ici, l’empêchement du scandale – l’effort mondain de Lambert – est d’emblée la preuve d’une mission foncièrement sociale. Ceci signale qu’un scandale évité n’est pas nécessairement le résultat d’un manque d’effort parmi les participants, ni une évidence que le « fait scandaleux » n’est pas assez scandaleux. Il faut parfois regarder hors du scandale pour mieux comprendre les véritables enjeux qui le dirigent.

21De prime abord, ce presque scandale partage de nombreux traits avec certains scandales et affaires des Lumières, étudiés par Lilti dans ses travaux récents. Similaire à la dispute entre Jean-Jacques Rousseau et David Hume qui s’est produite plus tard dans le siècle23, nous sommes témoins, avec la marquise de Lambert, d’un effort de restriction conforme aux valeurs de la sociabilité mondaine, qui s’inquiète des réputations et qui se méfie de certains « bruits » qui pourraient déstabiliser une vision fondamentalement élitiste de la diffusion des idées. Les acteurs sociaux dans la dispute entre Dacier et La Motte sont prêts à établir une sorte de contrat basé sur l’échange des idées, certes, mais ils se méfient d’un retentissement public pour juger l’Iliade de La Motte : des discours à la fois polémiques et publics, qui créeraient le scandale, nuiraient selon eux à la réputation des partisans ainsi qu'à la qualité intellectuelle du sujet en question (la critique de l’art et de la production culturelle). Comme Lilti le souligne, « au cœur du mécanisme, [est] la notion de “réputation”, qui correspond à un mécanisme fondamental de la mondanité24 ».

22Car le type de publication moteur de cette polémique – les discours, les préfaces, les examens – héritage des grandes polémiques du xviie siècle, favorise la préservation des réputations grâce à une distance du sujet à l’égard de son objet et d’une voix neutre et prétendument érudite. Dans les traités, les dissertations et les examens pour et contre L’Iliade de La Motte, on retrouve une forme d’érudition et d’analyse attentive de son ouvrage et de sa mission esthétique. Cela se distingue nettement du milieu de la publication qui émergera quelques décennies plus tard au xviiie siècle – une arène culturelle plus calomnieuse où la vitesse de la publication et l’attaque personnelle prendront leur essor à cause de l’expansion d’autres formes médiatiques, comme le pamphlet, le libelle, les feuilles et d’une véritable explosion de gazettes, de journaux et d’affiches.   

23La recherche d’un débat restreint et un souci de réputation semblent caractériser les actions de Lambert. Si l’on retient l’analyse que fait Lilti de la politique culturelle des Philosophes, l’effort de ce groupe n’était guère caractérisé par une suite de causes célèbres et de déclarations philosophiques pour inciter un public à réclamer la tolérance ou les droits humains, contrairement à ce que mettent en avant les ouvrages favorables aux Lumières25 ou les études plus récentes sur les salons et le retentissement public des idées politiques salonnières26. Selon Lilti, cette posture foncièrement conservatrice s’accompagne de stratégies pour maintenir une distinction ainsi qu’un pouvoir symbolique et matériel, en particulier par rapport à d’autres centres d’influence dans le monde des élites au xviiie siècle27.

24Au premier abord, on pourrait penser que les efforts de Lambert se conforment parfaitement à la visée foncièrement élitiste de la mondanité détaillée par Lilti. Pourtant, et pour conclure, il faut avouer qu’un regard un peu plus nuancé sur des détails de ce « scandale sauvé » révèle une certaine incompatibilité entre le cas de Lambert et certaines conclusions de Lilti. Car ici ce sont des femmes qui essayent de mettre fin ou d’éviter un scandale. Lambert veut empêcher le déplacement de la critique littéraire salonnière et érudite vers la critique publique des libelles, des pamphlets et des journaux. Certes, mais s’agit-il d’un effort de pure préservation élitiste ? Car il convient de remarquer que Lambert veut également empêcher le déplacement d’une discussion littéraire et intellectuelle vers un registre émotionnel qui possède une dimension socio-sexuelle : elle veut bloquer les attaques ad hominem et ad sexus.

25Sur cette question de la présence féminine dans la société dite mondaine, Lilti écrit :

la sociabilité mondaine, axée sur la conversation féminine et son rôle civilisateur, était pensée comme un élément du système sociopolitique de la monarchie française, fondé sur l’honneur, la galanterie et la civilité. Elle permettait aux femmes de la bonne société parisienne de jouer un rôle culturel, parfois non-négligeable, mais dans l’espace propre de la mondanité.28

26Et sur la politique de cette présence, Lilti affirme que « les mécanismes de la réputation mondaine assuraient un contrôle conservateur des normes de l’honnêteté féminine, et s’avéraient incompatibles avec la revendication d’une ambition intellectuelle ou littéraire29 ».

27Or, dans la correspondance de Lambert, il ne s’agit pas vraiment, en fait, d’un désir de préserver, par l’empêchement du scandale, une image de « l’honnêteté féminine » ; dans ses lettres à Buffier, il s’agit exactement d’une « revendication d’une ambition intellectuelle ou littéraire », et pour Dacier et pour la marquise elle-même. Il s’agit même, avec ce « scandale sauvé », d’une opération sociale qui cherche à préserver et à promouvoir un courant progressiste par rapport à l’éducation des femmes – un mouvement mené par Lambert et par d’autres femmes et hommes pendant la première moitié du xviiie siècle, qui tâchait d’accroître la légitimité, la complexité et la durée de l’éducation des jeunes femmes30.

28En regardant de près ce presque- ou non-scandale, nous sommes témoins, en effet, d’un effort mondain, mais pas forcément d'une pure restriction élitiste. La dramaturgie sociale de la marquise de Lambert fait plutôt preuve d’une tentative pour maintenir un lexique et une rigueur qui sont propres à la discussion en question : des évidences, des traités, des discours complexes et détaillés en ce qui concerne le débat littéraire. Dans le cas de Lambert, le désir et l’effort conscient d’éviter le scandale sont également porteurs d’un courant progressiste sur la question de la participation des femmes à la vie intellectuelle (et mondaine) du xviiie siècle. 

29La publicité n’égale pas forcément le progrès et un scandale pourrait devenir public mais, en fin de compte, nuisible à une compréhension intellectuelle du sujet en question. Dans un ouvrage récent sur la communication des scandales politiques contemporains, Alison Dagnes écrit que « nous accordons plus d’attention aux scandales qu’aux principes derrière la politique parce qu’il est infiniment plus divertissant (entertaining), parce que le scandale fait appel à nos émotions les plus élémentaires et parce que le scandale est facile à comprendre31 ». Ce registre émotionnel et intellectuel qui est propre au scandale – un lexique et une posture qui favorisent la compréhension facile et rapide au lieu des nuances complexes – a ses désavantages, selon Dagnes. Pour elle, il s’agit d’un détournement médiatique d’une analyse, par exemple, des discours politiques ou économiques, vers une projection de pur entertainment médiatique. Nonobstant les différences évidentes entre la situation actuelle et celle du xviiie siècle, il nous semble que Lambert et d’autres membres de la société mondaine à l’époque craignaient justement les effets sociaux de cette forme d’entertainment qui caractérise le scandale. Lambert et d’autres ont déploré le fait que, lorsque la polémique devient un scandale, le sens des arguments et même le droit d’argumenter, est souvent dissimulé derrière une rhétorique polémique et facile, et finalement pour certaines, dangereuse et ostracisante.