Colloques en ligne

Marta Marchetti

La théâtralité scandaleuse de Carmelo Bene au Teatro Laboratorio*

1Carmelo Bene a été l’une des figures les plus scandaleuses de la scène italienne du XXe siècle. « Génie scandaleux » est la définition d’un critique qui en célébrait la mémoire sur les pages d’un quotidien, en 2002, au moment de sa mort1. « Génie scandaleux » parce qu’il a vécu sous le signe du scandale, au sens étymologique du mot, c’est-à-dire qu’il a pratiqué sa propre faculté créatrice comme si celle-ci était elle-même un piège, capable de produire une allure qui le faisait toujours trébucher. Une liste approximative et non exhaustive des scandales qu’il a vécus et provoqués nous aide à donner une image de ce « génie scandaleux ».

2En 1961, deux ans après son éblouissant début dans le Caligula d’Albert Camus, l’acteur, originaire du Salento (Pouilles), fait à nouveau parler de lui quand il descend au parterre pour museler le public, lors de la réplique milanaise de Gregorio : cabaret dell’800. Il fait à nouveau scandale lorsque, au cours des travaux du colloque d’Ivrea (1967), où des critiques et des artistes étaient réunis pour discuter de la situation du théâtre de recherche, il interrompt un spectacle visant d’après lui à ridiculiser le Futurisme, par une performance de verres brisés. En 1972, le public du Festival de Venise est scandalisé par la fureur iconoclaste du film Salomé et, en 1974, c’est le Parquet de Milan qui interrompt le spectacle S.A.D.E.ovvero : Libertinaggio e decadenza del complesso bandistico della Gendarmeria salentina après la première, à cause de la nudité d’une actrice et des gestes de masturbation de Bene. En 1989, l’acteur provoque un nouveau scandale en tant que directeur de la Biennale de Venise, pour laquelle il n’avait prévu ni spectacle ni aucun hébergement pour les artistes, mais seulement des laboratoires, sans chercher à s’expliquer sur la façon ambiguë dont il avait employé les financements. En 1992, Bene scandalise en faisant publier dans les principaux journaux italiens des slogans qui accusent et ridiculisent le Ministère du Spectacle et les Théâtres d’État (« Teatri Stabili ») : le théâtre de Rome porte plainte contre Bene et la publication est suspendue. Enfin, en 2001, la Curie d’Otranto censure sa Lectura Dantis, déclamation de la Divina Commedia qu’il avait commencé à pratiquer en 1981, à Bologne, en commémoration de l’attentat de la gare de Bologne de l’année précédente.

3Il est clair que ses manières scandaleuses, aussi bien sur scène que hors-scène, sont la principale motivation de l’instabilité constante de sa réputation. Le scandale culturel dont Bene se fait le protagoniste est certes un signe de reconnaissance éclatant, voire une identité essentielle pour la vie et pour l’œuvre de l’artiste ; ceci ne doit pourtant pas effacer la portée technique de ce scandale, laquelle a été la vraie nouveauté de l’œuvre de Bene et a nourri sa théâtralité, selon Cesare Garboli. Celui-ci écrivait en 1976 :

Carmelo Bene est un grand acteur posthume, coupé sur la même étoffe des grands acteurs qui ne sont plus, ceux qui ont disparu avec l’avènement (fatal pour moi) du metteur en scène démiurge, du metteur en scène essayiste, historiographe, critique. Un acteur de la race, pour nous entendre, d’Ermete Zacconi et de Petrolini (il aurait pu être les deux). Son scandale n’est pas culturel, comme on le croit, mais technique. C’est la synthèse de sa personne, l’unité de l’acteur au moment où son rituel schizoïde se célèbre. En d’autres termes : il est impossible de séparer Carmelo Bene lorsqu’il joue, de Carmelo Bene qui prépare une omelette (s’il le fait), qui avale un cappuccino, ou dans n’importe quel moment de sa vie. La fonction de l’acteur absorbe entièrement l’homme, ronge chaque marge de son existence, sans pour autant faire de l’acteur un masque, « son » masque.2

4A la fin des années 60, Giuseppe Bartolucci avait déjà parlé d’un « nouveau théâtre comme scandale3 », expliquant que l’expérience de Bene avait été une manière concrète et réelle de secouer la double illusion (historiciste et formaliste) qui avait paralysé la société entière.

5Pour réfléchir sur le scandale dans le théâtre de Bene dans cette perspective, on est pourtant d’abord obligé de prendre de la distance quant au scandale du personnage-Bene qui sera progressivement amplifié et médiatisé ; et la position des deux critiques qu’on a cités nous invite à voir le scandale comme un fait ontologiquement constitutif de l’acteur nouveau qui, avant de se faire un non-Acteur (comme Bene aimait se définir) ou un opérateur (comme Gilles Deleuze l’avait appelé4), a besoin d’un espace pour naître et puis, éventuellement, pour s’épuiser (et non pas mourir, selon le vocabulaire de Bene). À ce propos, Bartolucci a parlé de vide, un vide à entendre comme le chronotope de l’expérience théâtrale qui, au cours du temps, comme Piergiorgio Giacchè l’a expliqué, s’avérera de plus en plus comme « le moteur et le multiplicateur du mouvement et de la mutation personnelle et artistique5 » qui a transformé Carmelo Bene en une « machine actorielle6».

6Une réflexion autour de la notion de scandale technique chez Bene, nous conduit donc au scandale originaire, celui auquel il se dit lui-même obligé depuis le début (dans la vie et sur scène7), où il a fait la découverte scandaleuse de sa propre théâtralité. Sous cet aspect, l’expérience du Teatro Laboratorio (TL) – dirigé par Bene à Rome, à partir de 1961 et jusqu’au Cristo ‘63, dernier spectacle présenté dans la cour d’un immeuble populaire du quartier Trastevere et l’un des grands scandales de Bene – est exemplaire.

7Après une courte plongée dans le contexte historique-artistique du TL, je chercherai à suivre empiriquement la démarche scandaleuse de Cristo ’63, le spectacle, « inoubliable et unique8 », qui sera mon objet privilégié, afin de poser les questions suivantes : de quoi le scandale technique de Carmelo Bene se nourrit-il ? Comment un certain genre de scandale devient-il le moteur d’un nouveau langage scénique ? Quelle théâtralité ce scandale cache-t-il, là même où il le déclenche ?

8* * *

9L’activité du TL, qui va de 1961 à 1963, se place entre la période du Bene jeune acteur apprenti et celle de son explosion en artiste multiple, auteur d’une pensée théâtrale multiforme, hérétique et dépourvue d’idéologie9. Avant l’ouverture du laboratoire, on a affaire à un jeune rebelle de vingt ans qui capture l’attention du public et de la critique grâce à son talent scandaleux et naturel qui l’amène à faire un tour initiatique national. Ce voyage le voit débuter sur les planches du Teatro delle Arti à Rome, où il jouait Caligola en 1959, puis passer par celles du Teatro La Ribalta de Bologne, pour faire enfin une expérience plus complète et complexe à Gênes, où il se confronte plus directement au théâtre institutionnalisé (Politeama et Duse) ainsi qu’au milieu expérimental du théâtre la Borsa d’Arlecchino. « À Gênes certaines idées commencent à trouver un ordre et surtout une pratique10 » écrivait Bene, en expliquant que, à ce moment-là, il fallait « trouver une méthode et [qu’]ainsi naissait le Teatro Laboratorio11 ».

10En revanche, à la fin de l’expérience du TL, on a affaire à un artiste qui a déjà dépassé les frontières du langage et de la représentation, qui entre et sort de scène sans aucune considération de la tradition et des rôles imposés par une pratique scénique. Ce sont les années où Bene débute dans le champ de la littérature (en 1966 il écrit son premier roman, Nostra Signora dei Turchi et, en 1967, Credito Italiano-V.E.R.D.I) et du cinéma (comme acteur dans l’Edipo Re de Pasolini en 1964, et dans Nostra Signora dei Turchi en 1968). Après 1963 il devient aussi clair dans le milieu théâtral (officiel ou non) que, au-delà du jugement, il faut reconnaître à Bene d’avoir lancé à toute vitesse une nouvelle façon de pratiquer la scène.

11De ce point de vue, le Teatro Laboratorio a été un point de départ. En moins de deux ans, dans cette petite salle, Bene avait frénétiquement employé toute son énergie vitale d’homme de théâtre dans l’expérimentation. Le premier signe de la direction prise par Bene, en tant que capocomico, fut la complète rénovation de la salle. Celle-ci avait été confiée à Salvatore Vendittelli, scénographe qui avait déjà travaillé avec Bene. C’est lui qui nous donne une description de l’espace tel qu’ils l’avaient conçu :

une petite avant-scène qui occupait toute la largeur de la salle et qui avançait du mur de l’arrière-scène sur à peu près deux mètres et demi sur quarante centimètres. Dix tables, quatre chaises pour chaque table, une bouteille de vin et quatre verres : voilà tout le mobilier du Laboratorio. La salle accueillait une quarantaine de personnes en tout. La cour de l’immeuble servait d’atelier.12

12Le théâtre ouvre ses portes au public officiellement en juin 1962 avec Pinocchio. En moins d’un an, Bene présente huit spectacles, travaillant sans interruption. On voit des titres qui ont fait la réputation de Bene (Pinocchio, Amleto, Capricci, Spettacolo-concerto Majakovskij) se répéter à plusieurs reprises, en autant de versions adaptées aux différents média requis par son activité artistique. Au contraire, Cristo ’63 fut joué une seule soirée au TL, le 4 janvier 1963, et repris une seule fois dans une maison privée, pour un public bien sélectionné.

13Le scandale provoqué par la soirée du 4 janvier 1963 est raconté par Bene lui-même dans ses deux écrits autobiographiques où il donne un caractère anecdotique à l’événement, laissant ici et là quelques traces, souvent contradictoires, sur le déroulement de la soirée et sur son contenu. On reprend ici ces pages, conscient que, dans la pensée de Bene, la valeur de toute œuvre est à mesurer sur la base d’une conception de l’art qui ne vise pas à la mémoire, mais à la perte même de celle-ci13. Les deux récits de Cristo ’63 se distinguent l’un de l’autre essentiellement dans le langage : baroquisant et visionnaire celui du récit contenu dans Sono Apparso alla Madonna (1983), lucide et pragmatique celui du récit publié dans le livre-interview qu’il écrivit plus de dix ans plus tard avec Giancarlo Dotto. En revanche, ils coïncident sur la suite des événements de cette soirée, qu’il est utile de retracer ici dans sa version plus prosaïque.

14Après une longue description du lieu, cet immeuble populaire où les habitants et leurs cordes à linge faisaient partie du spectacle, on commence le récit du Cristo ’63. Bene nous informe avec précision du travail de « l’homme de la merde14 », un homme qui, pendant les cinq jours des répétitions, entremêlées avec les soirées titrées Federico Garcia Lorca, s’était appliqué à déboucher les toilettes sans y arriver, avec, comme résultat, une « puanteur incroyable15 » qui faisait de l’atmosphère de la salle « un enfer dantesque16 ». Il nous raconte la foule des gens bien, arrivés le soir du 4 janvier (une centaine de personnes, écrit-il), prêts à payer un prix exagéré (5000 lires) pour être entassés dans une salle conçue pour 40 personnes. Il nous décrit l’évènement comme un happening organisé autour du dernier repas de Jésus-Christ, où Bene devait « être Jésus17 ». Or « il n’y avait pas de rôles et il n’y avait pas de Jésus18 ». La soirée ne semble pas avoir d’autre fil directeur que les actions qui font l’activité quotidienne des personnes qui vivent au TL : manger, boire et bivouaquer. Mais cette fois, explique Bene, il s’agit vraiment d’un dernier repas, car l’acteur qui devait jouer l’apôtre Jean (le peintre argentin Albert Greco), complètement ivre, commence à s’agiter jusqu’au point d’uriner sur l’ambassadeur d’Argentine, présent en salle avec sa femme. Greco passe ensuite à l’agression physique du public, auquel il lance de la nourriture de scène, des tartes à la crème chantilly et des spaghettis.

Personne ne bougeait, tous abasourdis. Serrés comme des sardines. L’entrée était fermée. La foule était telle qu’on ne pouvait bouger. [...] Dans tout ce gâchis je fais éteindre les lumières, mais ces cons frénétiques de photographes nous ont mitraillés avec leurs flashs [...] le bordel s’apaise. On rallume. Je restais crucifié gisant au sol, la tête tournée vers le public ; eux (les apôtres) qui me clouaient, et moi, censé prononcer les derniers mots avant de mourir sur la croix, je chuchotais dans les oreilles des larrons : faites le scénario. Mais ce ne fut pas la fin. [...] Je fus condamné par contumace à huit mois avec sursis pour actes obscènes en lieux publics. [...] Ce pissing restera collé sur moi la vie durant. Pour toute la presse rose et noire j’étais désormais l’antéchrist.19

15La police arriva à la fin de la soirée : le TL fut fermé, Greco arrêté et invité à quitter l’Italie. Pour Bene un long procès s’engagea sur le chef d’accusation d’attentat à la pudeur, qui finalement se termina par la pleine absolution de l’acteur. Mais qu’est-ce qu’avait été ce Cristo ’63, par-delà le scandale sur lequel Bene lui-même nous focalise ? Qui est-ce qui avait participé à l’organisation de cette soirée et avec quelles intentions ? Quelles alliances artistiques furent nouées ? Les seules données apparemment utiles pour une reconstitution scénique de cet événement sont, dans le récit de Bene, le mot happening et la référence au scénario manqué. Mais d’autres traces sont éparpillées dans divers paratextes, sources iconographiques, articles de journal et objets d’art, qui permettent d’approfondir la nature technique (et donc actorielle) de ce scandale.

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17L’affiche20 annonce le spectacle par le slogan Arte-Vivo, forgé par Greco pour indiquer un art exposé aux aléas de la vie « vivante ». Alberto Greco (1931-1965) était un peintre argentin, représentant de l’Art informel, un mouvement né dans les années 50 à Buenos Aires, dans l’atmosphère créatrice qui, à partir de la deuxième après-guerre, affecta également l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon. Le phénomène comprenait différentes variantes (de l’action painting de Pollock jusqu’à la peinture spatiale de Lucio Fontana ou aux performances de gestes et de signes du groupe Gutaï, dirigé par Jiro Yoshihara), se réclamant toutes d’un art affranchi de tout schéma ou structure signifiante. Greco avait déjà exposé quelques-unes de ses œuvres, aussi bien dans sa patrie qu’en France, où il avait vécu pendant deux ans, avant de s’installer à Gênes, au début des années 60. Dans la ville de Ligurie, il écrivit un premier court manifeste dont, en juillet 1962, il tapissa les rues pour annoncer les principes d’une nouvelle manière de concevoir le fait artistique : «  l’arte-vivo est contemplation et communication directe. Il veut en finir avec la préméditation qui signifie galerie et exposition. Il faut nous mettre en contact direct avec les éléments vivants de notre réel : mouvement, temps, gens, conversations, odeurs, bruits, lieux, situations21 ».

18Mais le Gran manifiesto-rollo arte Vivo-Dito22, conservé au musée Reina Sofia de Madrid, est, de notre point de vue, plus remarquable, car c’est là qu’on trouve aussi « la véritable histoire de Cristo ’6323 ». Il s’agit de deux longs rouleaux en papier, réalisés avec la participation de la population entière de Piedralaves, village rural de la Castille, où l’artiste argentin s’installa après avoir été expulsé de l’Italie. À travers une technique mixte (collage, dessins, bd, récits, notes, photos, etc.), Greco « exposait » les étapes de son parcours artistique, au cours de l’évolution d’un art processuel qui ne pouvait aboutir qu’à la constitution finale d’une situation réelle : les 200 mètres de papier dont l’œuvre est constituée furent en effet déroulés le long des rues du petit village espagnol, avec la participation de chacun des citoyens24.

19La première allusion à Cristo ’63 se trouve presque au début du Manifiesto-Rollo, où le titre du spectacle ouvre une liste de mots, tous utiles à « “éclairer et expliquer” que l’acte scénique n’est rien qu’un morceau de vie parmi tant d’autres : “lotos/ tango/ crime/ recettes/ bd/ correspondance de famille”25 ». Puis un récit irrégulier et dissonant se développe dans un flux de mots ponctués de biffures et de corrections, répartis selon 44 tableaux qui occupent un long métrage du deuxième rouleau et qui rappellent, visuellement, les vieilles bobines de cinéma26. Ici, Cristo’63 est présenté comme un spectacle Arte-Vivo-Dito où le public est appelé à raconter une histoire (« si la sienne est bien meilleure27 ») et les acteurs sollicités à agir moins comme des professionnels que comme des personnes. En effet, Bene choisissait de travailler en renonçant, pour cette occasion, à l’art des cabotins de la compagnie Origlia-Palmi qu’il avait vivement voulu intégrer au groupe du TL dès le début. Sur scène, avec Bene et Greco, le soir du 4 janvier, il y avait aussi une prostituée en jarretière, dans le rôle de Maria Maddalena, un jeune acteur romain, Giacomo Ricci, ainsi qu’Alberto Lenti, un musicien qui avait joué au TL dans la troisième version du spectacle-concert Majakovskij en 1962. D’après Greco, Lenti était Judas, même si, de fait, la vraie trahison vint du public qui ne voulut pas monter sur scène28. Enfin, en suivant Greco, on pourrait dire que le leitmotiv de la création du spectacle renvoie à la fabrication d’un texte (un scénario), qui semble avoir été une obsession de Bene mais qui a avorté, à cause du rituel qui accompagnait quotidiennement le groupe de travail, jusqu’à la première du spectacle :

« Carmelo nous criait porca miseria ! [putain de merde !] Demain rendez-vous tôt au théâtre/ Qu’il faut préparer le texte. Mais le lendemain tout se passait exactement le jour auparavant. […]/ Il faut écrire le texte (et ainsi, jusqu’à la première). Ce que nous ne savions pas c’était que nous ne devions pas écrire le texte, ni le penser, et [que] nous ne l’écririons jamais […]29 ».

20C’est précisément ce rituel que Bene semble vouloir codifier lorsque, à 20 ans de distance, il termine le récit du Cristo ’63 de cette manière : « Faites le scénario, les mots farfouillés aux larrons sur la croix sont restés mon testament de cette expérience unique30 ».

21La presse prêta une certaine attention à ce qui arriva Via Roma Libera le 4 janvier, parlant, comme il fallait s’y attendre, de « scènes qui appartiennent aux faits divers, plutôt qu’au théâtre31 ». Un attore e il capocomico denunciati per atti osceni : voilà le titre de l’article qui, dans Il Messaggero du 6 janvier, décrivait le spectacle commevulgaire et blasphématoire, comme le fruit d’un « symbolisme abracadabrant » typique des personnages que « les traités de psychopathologie définissent comme exhibitionnistes32 ». L’approche de l’article suivant est différente, comme son titre même le suggère : « L’auteur-metteur en scène de Cristo ’63 affirme aspirer à la “pureté” »33. Ici, c’est à Bene lui-même qu’on donne la voix, en présentant une photo où, lors d’une conférence de presse, il est assis à côté de Greco, dans les habits d’un rhéteur gesticulant, les affiches du spectacle bien visibles devant lui sur la table ; là, il est promu au rang d’auteur-metteur en scène, par rapport au moins noble « capocomico » de la veille. Cette variation de ton, à propos du scandale qui venait de se produire, trahit le double souci de la politique culturelle qui, d’un côté, saluait l’abolition récente de la censure préventive (1962), mais, de l’autre, s’organisait pour contenir l’explosion de langages qu’une société entière (artistique et non) produisait de plus en plus rapidement. Pour ce qui concerne le « phénomène Bene34 », même ceux qui n’avaient pas vu Cristo ’63 pouvaient désormais, rien qu’en lisant un journal, avoir sous les yeux la preuve de ce que Bertolucci expliquerait plus tard : « Un nouveau théâtre conçu comme scandale était nécessaire pour rompre les habitudes et pour provoquer une vision critique, susceptible de distinguer une chose de l’autre35 ».

22En effet, celui qui écrivit et ceux qui lurent ces notes durent s’orienter parmi : scénario, œuvre ouvert, forme organique, pastiche, comédie, drame, canevas, farce, représentation allégorique, « pré-texte », réel poétique36. Ceci pour décrire et imaginer ce pour quoi autrefois la seule parole du texte aurait suffi. Mais la violence exercée sur un mot, au point de le faire exploser en tout un jeu de signifiés, comment se produisit-elle réellement sur scène?

23* * *

24Dans cette perspective, il faut considérer un autre détail de l’affiche, où on lit, comme dans une sorte de surtitre, Omaggio a James Joyce. Dans la presse on parle d’« une contamination hâtive et irrespectueuse de quelques très nobles pages de James Joyce avec des pages bien plus triviales du romancier français Genet37 ». Ce « péché de lèse-littérature38 » est en fait le scandale d’un théâtre où, selon les mots que Bene emploie à ce propos, « le texte est d’abord un pré-texte39 » apte à déclencher un discours complètement nouveau sur le langage de la scène. La lisant sous cette lumière, on peut apprécier l’obstination de Bene au lendemain de la représentation de Cristo ’63, lorsqu’il souligne la présence d’un scénario qui, précise-t-il, « attendait une forme plutôt organique après dix jours de travail40 ». Il évite naturellement d’expliquer que des concepts tels que forme et organique étaient pour lui déjà les synonymes d’une écriture dépouillée de médiations conceptuelles et stylistiques, nourrie de ce qu’il admirait dans l’oeuvre de Joyce, c’est-à-dire de ce « langage sans pensée pensée41 » qu’il avait découvert en lisant Ulysse en 1959. Dans une interview avec le critique italien Debenedetti, il expliquera que « l’application qu’on peut faire de ce livre au théâtre concerne justement le langage immédiat de Joyce42 ». En effet, comme lui-même l’explique aux journalistes au lendemain du scandale, en 1963, l’idée initiale était d’allégoriser, à travers les procédés narratifs utilisés par Joyce, précisément les événements de tous les jours. « Ainsi mon TL était devenu Bethléem, notre enfance Nazareth, une jeune putain de notre connaissance, Maddalena, et le sommeil qui nous prenait vers l’aube, notre Calvaire43 ».

25On peut facilement se méprendre sur une telle déclaration si l’on y voit une interprétation symbolique univoque et unitaire, conforme à la lecture de cette soirée comme tentative d’« un pauvre Christ-Théâtre pour attirer sur lui l’attention d’un monde distrait et ignorant44 ». En effet, on est ici plutôt loin de l’allégorie telle que Joyce l’avait employée, soit « la forme poétique de la modernité […] capitaliste45 », et c’est précisément parce que, comme dans les romans de l’écrivain irlandais, elle se produit en dehors d’une tradition mythologique-historique partagée, créant ainsi l’incertitude, le dépaysement, l’incompréhension. Derrière l’allégorie moderne, au sens que Walter Benjamin lui a donné46, il n’y a aucun renvoi, aucun signifié, mais au contraire une explosion polysémique qui donne accès à une conception de l’œuvre d’art esthétisante, inorganique et pure. « Des mots des mots des mots des mots – écrit Franco Moretti à propos de l’Ulysse de Joyce – des phrases simples, brisées, où le sujet se retire pour faire place à l’invasion des choses47 ». Dans cette perspective, le choix que fait Bene est significatif : selon la presse, il employa « surtout le troisième épisode de l’Ulysse de Joyce48 » qui, à la différence des autres, pose un problème de nature proprement esthétique.

26Ici Stephen Dedalus, alter ego de Joyce et Télémaque moderne, sans cesse en quête de son père et d’une identité d’artiste, se fait porteur d’un raisonnement qui, comme l’écrit Umberto Eco, est un acte de rébellion contre une « syllogistique […] aristotélico-thomiste49 ». En effet, le personnage commence une longue promenade sur une plage en pensant « comme Aristote50 », pour s’abandonner ensuite au flux de conscience (stream of consciousness) que Bene définirait comme une pensée non pensée (ou « dépensement51 ») et que la critique littéraire décrit ainsi : « une technique attrape-tout, qui voudrait enregistrer chaque stimulus minimal et qui laisse par conséquent le contenu sémantique dans un état peu organisé52 » Un médium, donc. Durant la promenade à Sandymouth, « les choses et les idées perdent leur autonomie, devenant floues, ambiguës, au double visage » le long d’un monologue de plus en plus « mouvementé et irrégulier53 ».

27Un exemple de cette transformation protéiforme se trouve dans le passage que Bene lit au début de son interview avec Debenedetti, preuve concrète de la mutabilité du langage pratiqué par Stephen Dedalus pendant sa promenade : « signature de tout ce que je suis appelé à lire ici, frai et varech apportés par la vague54 » sont les mots par lesquels il se plonge dans une réflexion autour de la réalité du monde et de la pensée. Le personnage commence une lutte avec « l’inéluctable modalité du visible55 », y compris sa propre forme visible, et il poursuit sa quête de l’essence cachée, de ce qui est au-delà, ou à l’intérieur, de la substance.

28C’est exactement la répétition de cette expérience perceptive qu’il faut considérer pour comprendre la portée technique du scandale de Cristo ’63. Pour Bene, c’est la découverte du fait qu’il faut fermer les yeux pour voir le monde (réel ou fictionnel) qui est le scandale nécessaire, celui qui pousse son théâtre au-delà du domaine de la représentation, vers une construction scénique qui, comme Deleuze nous l’a bien montré, représente toujours la brisure d’un système de pouvoir (qu’il soit linguistique, esthétique ou anthropologique).

29De ce point de vue, et en guise de conclusion, je reviens à un détail du compte rendu que Bene nous a laissé de la soirée du 4 janvier 1963 : le moment central du scandale, lorsque Greco soulevait sa veste et que Bene faisait signe à la femme chargée des lumières d’obscurcir la scène. Les photos prises dans le noir à ce moment-là n’étaient pas faites par des cons de photographes anonymes, mais par un ami, un photographe qui fréquentait le laboratoire depuis ses débuts et qui, d’après la presse, « était prévu dans le texte ». Il s’agissait de Claudio Abate (1943-2017), lequel se souvient que, à cette époque, Bene était moins intéressé par ses photos que par sa présence sur scène (« je ne crois pas qu’il les ait jamais regardées », dira-t-il !). Hormis lui, le soir du 4 janvier en salle il y avait aussi Alberto Grifi (1938-2007), jeune cinéaste en train d’expérimenter, précisément en ces mêmes années, la technique du « détournement », une méthode de déconstruction qui procède par fragments et par citations56. Pendant Cristo ’63, Grifi tournait son premier documentaire.

30Dans les deux cas, les images produites à partir de Cristo ’63 ont joué un rôle essentiel du point de vue du scandale culturel : les « sacro-saintes photos57 »d’Abate témoignaient des évènements au point de devenir, au tribunal, la preuve de l’innocence de Bene (accusé pendant longtemps d’être celui qui avait uriné sur le public). Pour ce qui concerne le documentaire de Grifi, arrêté ce soir-là, il fut probablement détruit par la magistrature.

31En revanche, pour ce qui est du scandale technique, la présence/absence de ces images révèle une écriture déjà conçue comme un réseau d’alliances58 apte à absorber immédiatement la transformation du monde et de l’acteur. Carmelo Bene acteur-posthume se trouve, par cette écriture de la scène, exposé à ses propres pensées et possédés par ses propres visions. « L’auto-crucifixion d’un homme ordinaire59 » dans le vide culturel d’une scène de théâtre est la vision d’où naissait l’artiste Bene. Nuance qu’il fallait comprendre pour voir qu’« il s’est toujours agi, dès le début, d’un scandale de la raison. Eux, par contre, ils ont en fait une raison de scandale60 ».