Colloques en ligne

Mireille Courrént

En panne sur l’autoroute. Le roman grec ou comment draguer son lecteur avec un véhicule neuf et le plein d’essence sur une voie de grande circulation.

1Le roman grec est un cas d’école pour l’usage raisonné et intentionnel de la panne textuelle. Il constitue en effet un espace littéraire soumis à des règles si rigides que le coup de la panne y est tout à la fois impossible et obligatoire.

2Rappelons d’abord rapidement ce qu’est un « roman grec ». Ce que nous appelons « roman » est un genre littéraire très récent de notre antiquité gréco-romaine et encore assez mal connu. Il se développe sous l’empire romain1 : les plus anciens que nous connaissions datent du milieu du Ier siècle de notre ère. On peut supposer qu’il en a été écrit un grand nombre, mais il ne nous en reste aujourd’hui qu’une dizaine2, que l’on peut ranger en trois grandes catégories, les romans d’initiation, ― trois sont parvenus jusqu’à nous, les deux romans latins que le temps a conservés, le Satyricon de Pétrone et les Métamorphoses d’Apulée, ainsi que l’Histoirevéritable de Lucien de Samosate ―, les romans historiques  ou biographies romancées, ― comme le Roman d’Alexandre ou la Vie d’Apollonios de Tyane écrite par Philostrate ―, et les romans d’amour ou sentimentaux3, auxquels nous allons nous intéresser ici. Romans sentimentaux ou romans grecs donc, car les cinq œuvres qui entrent dans cette catégorie4 sont toutes écrites par un Grec, ― aucun Latin ne semble s’y être essayé -, mais aussi parce que le monde dans lequel évoluent leurs personnages est un monde exclusivement grec, ― on y évite scrupuleusement de mentionner Rome ou une quelconque cité de culture latine ―, et que leur contenu, nous allons le voir, s’inscrit spécifiquement dans la tradition littéraire grecque.

3Ni les noms des auteurs, ni les titres de ces œuvres ne disent plus rien aujourd’hui à l’honnête homme cultivé mais non antiquisant, et pourtant tout le monde a lu un roman grec. C’est qu’avant de tomber dans l’oubli, cette littérature était furieusement à la mode entre le XVIe et le XVIIIe siècle en France et la trame narrative de ces romans a servi de modèle à de nombreux textes de fiction dont Zayde de Madame de la Fayette et l’un des contes les plus célèbres de Voltaire : qui a lu Candide a lu un roman grec, et peut même considérer qu’il a lu tous les romans grecs.

4Ces textes fonctionnent en effet tous selon le même schéma narratif : un jeune homme et une jeune fille, tous deux très beaux et d'excellente famille, se rencontrent et tombent follement amoureux ; s'ensuit une série d'événements contraires (capture par des pirates, esclavage, mort, incendie, guerre, intervention d'un tiers puissant qui tombe amoureux de l'un ou de l'autre...) qui les entraînent dans un long voyage dans l'Est du bassin méditerranéen, pendant lequel leur fidélité est mise à l'épreuve ; mais ils finissent par se retrouver, toujours aussi jeunes et beaux bien qu’ils soient passés par les mains de brigands, aient croupi au fond de cachots infects ou vécu des mois en esclavage, tondus et fouettés, et par se marier5. Parmi les contretemps qui les séparent, les lecteurs retrouvent systématiquement, d’un livre à l’autre, certaines péripéties « obligatoires » : la rencontre avec les pirates, la mort de la jeune fille ou la réduction en esclavage de l’un ou de l’autre. Les titres enfin, monotonement identiques (notamment dans les éditions anglaises, moins bavardes que les nôtres : Callirhoe,Anthia and Habrocomes,Leucippe and Clitophon,Daphnis and Chloe,Charicleia and Theagenes), soulignent encore l’identité du contenu.

5Pour l’auteur comme pour le lecteur, le roman grec tient donc d’un trajet sur l’autoroute. Il s’avance vers une réalisation que rien ne vient jamais contrarier : dès le titre, on connaît déjà les personnages, le type d’aventures qui vont leur arriver et même comment l’histoire va finir. Les écrivains n’y souffrent pas de l’angoisse de la page blanche.  Ce genre de texte ne connaît jamais de panne mécanique. Aucun ne finit en queue de poisson.

6Qui pouvait donc lire ces œuvres qui semblent plus proches de la collection Harlequin que de la Recherche proustienne ? Au IVe siècle, Macrobe les juge juste bonnes pour les « nourrices » c’est-à-dire pour un public naïf, peu cultivé et plus attiré par les charmes faciles des contes pour enfants que par les subtilités de la philosophie6 : les « romans » relèvent de la fabula, c’est-à-dire du récit qui se développe sans aucune garantie de vérité. Leur seul but affiché est de charmer et de plaire, sans intention didactique ni morale, et dès l’antiquité ils sont considérés par la critique littéraire comme propres à un public populaire, méprisables pour l'intelligentsia et définitivement exclus de la littérature convenable. On peut effectivement penser que la majorité des romans grecs, tous ceux dont les auteurs ont suivi sans faillir ni musarder l’autoroute du genre et qui ont désormais sombré dans l’oubli, entraient dans cette catégorie et ne contentaient que des lecteurs faciles, désireux seulement de s’évader un moment de la réalité quotidienne. Mais ce n’est pas le cas de ceux que le temps nous a conservés, et qui sont parvenus jusqu’à nous justement parce que leurs auteurs ont apporté à cette forme quelque chose qui la dépasse et la sublime : en cherchant à séduire un public cultivé, ils ont introduit du trouble dans le genre, fait du texte le lieu d’un rapport de force entre règles universelles et liberté individuelle et, en dérangeant, inquiétant ou trompant le lecteur, ils l’ont contraint à développer de nouvelles habitudes de lecture.

7On a bien compris que l’attente du lecteur de roman grec ne porte pas sur le schéma narratif ni sur la structure générale du récit. Il n’y a pas de suspense à proprement parler dans ces récits d’aventures. Ils fonctionnent même sur de l’anti-suspense. Pour un individu formé aux activités intellectuelles et qui ne se satisfait pas de la simple lecture de la fable constamment répétée d’un ouvrage à l’autre, le plus grand plaisir de cette lecture consiste alors à voir comment l’auteur arrive à dépasser les contraintes du genre pour produire quelque chose d’original sur une trame obligatoire aussi commune. Le lecteur de roman grec, en tout cas celui pour lequel ont été écrits ceux qui sont arrivés jusqu’à nous, est d’abord le juge de l’auteur, et le texte est le lieu d’un affrontement entre l’attente critique de l’un et les intentions inventives de l’autre. Cette attente porte sur deux éléments : au niveau intra-diégétique, la gestion des épisodes obligatoires, qui reculent le dénouement, c’est-à-dire le moment où l’on referme le livre, et, au niveau extra-diégétique, l’originalité de l’auteur, ses capacités à ajouter de l’imprévu pour rendre unique ce trajet sur l’autoroute, voire à feindre la panne pour inquiéter son passager. La lecture s’en trouve complètement biaisée : le lecteur ne cherche pas à se laisser séduire et emporter par le texte, - attitude que l’écrivain attend d’un lecteur actuel -, mais à percer à jour les procédés de l’auteur.

8Pour reprendre la main sur leur roman et l’emporter dans ce bras de fer intellectuel, les auteurs grecs combinent avec plus ou moins de virtuosité, selon leur talent, trois stratégies de panne, dont la finalité est, au bout du compte, de remplacer chez le lecteur le regard critique par le plaisir du texte.

Stratégie n°1 : décevoir l’attente du lecteur

9Cette déception s’obtient en jouant sur le trop-plein ou le manque : la variation dans le rythme et la quantité des épisodes est un écart de conduite qui égare l’esprit embarqué dans la lecture.

10Prenons l’exemple du passage obligé le plus spectaculaire : la mort de l’héroïne, capturée par des brigands, qui s’inscrit dans la chaîne des péripéties. Le lecteur peut naïvement se laisser duper s’il lit un roman pour la première fois et s’inquiéter pour la suite des événements, mais dès qu’il en ouvre un deuxième et qu’il voit comment tous les éléments de l’intrigue se mettent en place les uns par rapport aux autres, il lui est interdit d’y croire. Il sait pertinemment que le récit qu’on lui propose, malgré la vraisemblance de ses détails, souvent sanglants, est celui d’une fausse mort, et que les deux héros finiront par se retrouver. Toute son attente est alors focalisée sur un seul point : comment et quand l’auteur va-t-il faire revenir la jeune fille dans le cours du récit ? Son intérêt ne portant plus sur le texte lui-même, mais sur l’habilité de son auteur à gérer la construction narrative, les romanciers doivent le ramener vers le texte en variant les éléments de cet épisode. Habituellement, ce sont des pirates ou des ravisseurs qui attentent aux jours de l’héroïne. Mais, chez Chariton, c’est le héros lui-même, maladivement jaloux, qui tue sa femme d’un coup de pied dès les premières pages. Le roman devient alors un récit de la culpabilité et met en scène la rédemption du personnage dont les errances sont autant d’étapes qui lui permettront de mériter les retrouvailles finales.

11Achille Tatius joue avec cette petite supériorité que le lecteur croit posséder sur les auteurs. Le récit répond d’abord parfaitement aux critères du genre ; Clitophon est le spectateur impuissant et navré du sacrifice de sa bien-aimée, menée sur un autel improvisé par les prêtres des brigands qui l’ont capturée :

12Or, non seulement Leucippé ressuscite immédiatement, mais son éventration était en réalité un tour de prestidigitateur, longuement dévoilé par ceux-là mêmes qui, déguisés en prêtres, l’avaient manigancé. Tatius s’offre ainsi une petite victoire sur les lecteurs avisés qui se réjouissaient déjà en se demandant comment il allait bien pouvoir réintégrer la jeune fille dans le fil des péripéties : ce n’est plus l’auteur qui ramène son personnage à la vie, mais d’autres acteurs de la diégèse. Les ressorts de la supercherie ainsi mis à nus, le lecteur est frustré de sa délicieuse attente et du sentiment de satisfaction qui l’étreint habituellement au moment où l’héroïne reparaît et où l’auteur doit inventer une explication à sa disparition.  

13Mais, cinquante pages plus loin, voici que Leucippé meurt à nouveau. Elle est capturée par des brigands dont le bateau est pris en chasse par les autorités portuaires d’Alexandrie :

14Cet épisode a pour unique fonction de désespérer le lecteur. Non seulement, sa surprise est totale, car il ne pouvait pas s’attendre à un redoublement de l’épisode de la mort de l’héroïne, mais cette fois Leucippé est réellement morte. Clitophon l’enterre, et, après des mois passés dans un désespoir profond, finit par se laisser séduire par une autre femme. Le pacte romanesque canonique est rompu : le personnage masculin n’est pas fidèle, il oublie l’objet de son amour et la trame narrative quitte alors complètement la voie tracée par la tradition ; l’histoire de Leucippé est complètement sabotée et la structure générale du roman bouleversée. Un second récit s’ouvre, avec un nouveau personnage féminin et de nouvelles péripéties. Mais un auteur peut-il vraiment abandonner son héroïne et son lecteur au bord de l’autoroute et redémarrer sans plus se préoccuper d’eux ?

15Ces éléments supplémentaires, voire surnuméraires, qui viennent égarer le lecteur, se rencontrent surtout chez Héliodore, auquel Diderot a emprunté la technique des récits emboîtés lorsqu’il a écrit Jacques le Fataliste. Étant chronologiquement le dernier des romanciers grecs, Héliodore est riche, de ce fait, à la fois de toutes les tentatives de ruse et de séduction déployées par ses devanciers, mais aussi de l’expérience de ses lecteurs, dont la bibliothèque est considérablement plus fournie que celle des contemporains de Chariton. Son Théagène et Chariclée est très long, il repose sur un grand nombre de personnages et s’articule autour de trois récits principaux : la romance que le lecteur a achetée, mais aussi une histoire égyptienne, mettant en scène un père et ses deux fils, et les aventures initiatiques d’un jeune niais grec, Cnémon. Héliodore mène les trois récits de front et abandonne constamment une action pour entraîner le lecteur dans une autre direction. La romance elle-même possède deux fils conducteurs originaux : les deux héros ne sont jamais séparés par les circonstances ou les pirates, ainsi les retrouvailles finales seront donc d’un autre type ; la jeune fille, abandonnée à sa naissance, est en quête de ses parents biologiques et c’est autour de cette quête que s’articulent les épisodes du récit, y compris la scène des retrouvailles. C’est un roman où l’on est perdu d’un bout à l’autre, sans jamais pouvoir espérer anticiper sur les pages à venir, d’autant que, nous allons le voir, Héliodore utilise aussi d’autres stratégies d’égarement et de panne : le lecteur, soumis au bon vouloir de celui qui mène le texte, y perd son statut de juge.

16Mais à côté du trop-plein, le manque est aussi un excellent moyen de conserver l’attention du lecteur. Tous les héros de roman, sauf dans Daphnis et Chloé, qui se passe uniquement à Lesbos, arrivent à un moment donné sur le sol égyptien, l’Égypte étant la destination exotique par excellence pour les lecteurs grecs. Ce pays se résume d’ailleurs à quelques cartes postales, ― souvenirs de la magistrale étude qu’Hérodote lui avait consacrée et qui est devenu un classique de la littérature grecque ―, parmi lesquelles la crue du Nil et la description du crocodile, animal étrange et parangon des dangers, agression et mort, qui menacent les voyageurs. Les auteurs de romans jouent sur la culture de leurs lecteurs : toutes les descriptions de crocodiles sont un moment attendu d’intertextualité et reprennent, avec plus ou moins de brio, celle d’Hérodote9. Seul Héliodore déçoit cette attente ; son lecteur ne verra pas le crocodile :

17Non seulement Héliodore déçoit l’attente de son lecteur, mais il se moque de sa naïveté et de sa curiosité pleine d’enthousiasme. Son crocodile n’est pas un animal de zoo, se prêtant à une observation approfondie et sans danger, mais une bête dans son milieu naturel, qui traverse le texte dans l’indifférence des autochtones, ne provoquant d’émoi que chez le touriste grec qui ne verra rien de plus que ce que l’auteur voudra bien lui montrer. La particularité d’Héliodore, c’est qu’il refuse toute connivence avec le lecteur. C’est lui qui maîtrise et dirige son œuvre, dont le lecteur n’est qu’un passager, ignorant du but du voyage et balloté, impuissant, par les cahots et virages que prend le récit.

Stratégie n°2 : échapper au programme narratif imposé par le genre

18Réduit à sa diégèse, le roman grec ne présente en effet aucun intérêt. Qui en a lu un, les a tous lu. Chaque romancier est donc à la fois tenu de produire de l’identique, du connu, du rebattu et à inventer de l’original. Deux options se présentent aux auteurs.

Première option : raconter autre chose.

19C’est cette stratégie qui a sauvé du naufrage de l’oubli les romans qui sont parvenus jusqu’à nous. Les auteurs dont nous pouvons encore lire les œuvres ont passé les siècles justement parce qu’ils ont traîné sur l’autoroute. Longus fait le choix de ne pas faire voyager ses personnages et, faisant démarrer son récit à la naissance des protagonistes, de raconter davantage une initiation amoureuse. En outre, il rajoute un thème narratif secondaire qui a connu ensuite une belle fortune, d’Héliodore à l’Avare de Molière, celui des enfants abandonnés puis reconnus par leurs parents. Chariton, dont, on l’a vu, le héros jaloux tue d’un coup de pied sa jeune épouse, utilise la trame romanesque pour entraîner son lecteur dans une réflexion sur les notions éthiques de culpabilité et de responsabilité : autant son héros, rongé par le regret de son acte, est balloté par les événements, autant la jeune femme, libérée de toute contrainte à son égard, prend en main sa survie d’une façon prodigieusement immorale. Mais c’est elle qui, finalement, parviendra à réunir leur couple…

20Celui qui traîne le plus, c’est Héliodore, dont le roman contient entre autres un poème anacréontique, le diagnostic médical de la langueur amoureuse, une page de géographie sur les crues du Nil, un traité de poliorcétique et un autre sur les pierres précieuses. Bref, ce texte, dont de nos jours le bandeau annoncerait : « Ceci n’est pas un roman », revendique aussi une vocation encyclopédique, ce qui l’a sauvé au Moyen-âge, où on l’a vraisemblablement conservé pour tous les savoirs divers qu’il renfermait.

21Cette possibilité de « raconter autre chose » est liée à la génétique même du genre. Le roman est la grande invention littéraire grecque d'une période historique précise : l'empire romain. Il apparaît dans un bassin méditerranéen totalement romanisé. Le monde grec y a perdu tous les aspects, politique, économique, social, de son identité, sauf un : la culture. Et c'est par la culture que, symboliquement, des rives de la Méditerranée les plus éloignées du pouvoir romain, celles de l'Egypte ou Proche Orient11, se lève une réaction à Rome. Tous les romans grecs possèdent ainsi la même caractéristique troublante : le monde romain en est totalement absent. Aucune allusion à Rome, ni géographiquement, ni historiquement, ni politiquement ou socialement, ni même culturellement12. C'est là la grande force de la fiction : elle peut se permettre de créer un monde idéal, purgé des événements et des situations jugés insupportables. Ces (grands) romans, sous couvert de raconter une histoire, non seulement extraient le lecteur de la réalité, mais le promènent dans tous les recoins des savoirs grecs dont ils deviennent le conservatoire.

22En outre, dans une société où tout le politique dépend de la personne de l'empereur et des instances administratives romaines, les occupations d’ordre privé deviennent plus importantes que l’engagement public. Les gens peuvent privilégier leur épanouissement personnel (culturel, religieux ou sentimental) puisque les possibilités d'activités dans la vie de la cité sont finalement assez limitées. Le roman intéresse directement des individus que tout pousse à se préoccuper de plus en plus d'eux-mêmes, de leurs sentiments privés, de leur recherche spirituelle ou de l'approfondissement de leur culture littéraire, géographique, historique... La littérature romanesque correspond parfaitement à tous ces centres d'intérêt personnels13. On lit en effet un (bon) roman grec pour apprendre des choses. À moins que ce savoir ne soit qu’un alibi culturel qui justifie la lecture des histoires d’amour…

Seconde option : remettre en jeu toute la littérature

23Le roman grec apparaît en effet à la fin d’un monde. La Grèce n’est plus qu’une province de l’empire romain et sa littérature s’essouffle. À partir du IIe siècle de notre ère se multiplient, tant en grec qu’en latin les résumés, épitomés et compendia de toutes sortes. C’est le temps des grammairiens, commentateurs et philologues, qui transforment les textes des époques antérieures en « classiques ».

24Dans ce contexte, la mise à l'écart délibérée par le roman de tout ce qui rappelle la domination romaine s'accompagne d'une activité de défense et illustration de la culture grecque, à la fois dans l'éventail de ses productions et dans la durée de son existence. Tous les genres littéraires y sont convoqués et les savoirs les plus divers (militaires, techniques, scientifiques, nautiques, médicaux) y sont consignés ; toutes les époques sont sollicitées, depuis Homère jusqu'à la vogue récente de la paradoxographie. Bref, le roman est un moyen, pour la culture grecque, de montrer qu'elle est toujours vivante, pertinente, et qu'elle présente un intérêt universel pour tous les peuples de langue grecque face au barbare latin. Il propose donc une synthèse de toute la littérature grecque. Son fonctionnement repose systématiquement sur l’intertextualité : page après page, on y retrouve, parfois simultanément, Homère, les historiens, le théâtre, la rhétorique et la poésie, et si la critique littéraire antique n’est pas arrivée à le définir comme genre, c’est aussi parce qu’il est génétiquement hybride. Une bonne partie du plaisir de sa lecture vient du fait qu’on y retrouve les « grands » textes. Ainsi, lorsque Cnémon raconte à ses compagnons de captivité ses malheurs passés et les raisons qui l’ont poussé à s’enfuir d’Athènes (Héliodore, I,9-11), le lecteur reconnaît un travestissement à la fois très précis et extrêmement ludique d’un célèbre discours de Lysias, Sur le meurtre d’Eratosthène.

25Faire de chaque roman une bibliothèque se révèle l’entreprise de séduction la plus efficace. On inculque la fierté d’appartenir à une civilisation aussi ancienne que brillante ; celui qui a fait des études est flatté de reconnaître ses classiques et de partager une culture commune avec l’auteur ; les autres, les moins savants, les enfants et leurs nourrices, s’y cultivent : c’est un bonus en plus de l’histoire d’amour qu’ils ont achetée pour se distraire et s’évader.

Stratégie n°3 : s’attaquer directement au lecteur

26Elle découle directement de la deuxième. Il s’agit de produire des effets de rupture, en jouant, précisément pour la détruire, sur la complicité intellectuelle que le lecteur entretient avec l’auteur et qui vire souvent au rapport de force, le premier lisant non pour prendre plaisir au texte qui lui est proposé, mais pour juger le second sur ses capacités à innover dans un cadre fixe. Le déséquilibre ainsi créé sert à inverser ce rapport de force et à rendre à l’auteur le pouvoir : c’est lui qui conduit la voiture.

27Cette stratégie ne peut évidemment se rencontrer dans les premiers textes : elle n’est possible que face à un public qui, possédant une certaine expérience de la lecture de romans, est en mesure de se donner le statut de juge. Il faut donc que le genre ait déjà une histoire et une vitalité propres. Nous en évoquerons deux éléments.

281. On peut d’abord introduire du dysfonctionnement dans le projet narratif. Achille Tatius ne fait pas vraiment d’effort, par exemple, pour intégrer le crocodile, morceau obligé, dans le flux de son texte : il se contente d’en brosser un portrait détaillé, sous forme d’une vignette d’histoire naturelle, reprenant Hérodote de façon assez caricaturale (Tatius, IV,19). Et, nous l’avons vu, il fait mourir « pour de bon » son héroïne au milieu du roman et remplace son projet narratif de départ par un autre, en faveur duquel il réclame à son lecteur la même adhésion. La déception à sa lecture est constante et souvent terrible. Dès le départ d’ailleurs, son roman présente un défaut structurel étrange : le changement de narrateur. L’incipit met en effet en scène un « je » anonyme, qui raconte son arrivée à Sidon après un voyage tumultueux et décrit longuement un tableau qu’il y a admiré, représentant l’enlèvement d’Europe par Zeus, et devant lequel il rencontre un jeune homme auquel il demande de lui raconter son histoire :

29Le lecteur est d’abord séduit par l’intelligence que manifeste l’auteur dans la description du lieu : les platanes et l’eau fraîche font irrésistiblement penser au début du Phèdre de Platon, lorsque Socrate et Phèdre, s’étant rencontrés par hasard dans Athènes, vont s’asseoir pour discuter sur l’herbe, au bord de l’Ilissos, à l’ombre d’un platane, dans le chant des cigales. Quel meilleur modèle pour un décor de roman d’amour que celui d’un célèbre dialogue sur l’amour ? Mais il se rend compte rapidement que le jeune homme invité à parler porte le nom du héros du livre : on glisse brutalement d’un narrateur à l’autre et tout le texte est ensuite pris en charge par le « je » de Clitophon.

30À quoi sert donc le premier narrateur ? Ce personnage qui s’efface dès que Clitophon s’empare du récit et qui disparaît dès les premières pages, sème l’inquiétude dans l’esprit du lecteur : on se doute bien qu’il doit avoir une fonction, car le roman est par ailleurs un chef d’œuvre et l’on n’imagine pas que son auteur ait pu commettre involontairement une bourde aussi grosse. Mais on attendra jusqu’à la fin du livre l’explication de cette présence furtive autant qu’inutile. Et cette attente est terriblement déçue quand on referme le volume : l’explication n’est pas dans le texte. Tatius laisse son lecteur face à une énigme, qui se révèle terrible à résoudre, car si elle est posée en termes intra-diégétiques, sa solution est en réalité extra-diégétique. Dans le rapport de force extra-diégétique qui se noue systématiquement entre l’auteur de roman et le lecteur cultivé qui se donne le pouvoir de le juger, c’est définitivement ici l’auteur qui l’a emporté. Or ce narrateur initial a bien une fonction, mais pour la trouver, il faut considérer les pages où il apparaît dans leur fonction extra-diégétique : il sert à créer de l’intertextualité avec deux autres textes. Le premier est facile à deviner : c’est le Phèdre de Platon, qui, outre l’amour, propose à son lecteur un second thème de réflexion, le texte, et, plus précisément, la comparaison entre les qualités de la parole orale et de l’écrit et une analyse du jeu qu’entretient l’écrit avec la tromperie et la vérité. Le roman de Tatius, qui fixe par écrit le récit oral de Clitophon et dont le but est de persuader le lecteur de croire à des fables mensongères, est la réponse du romancier à cet avis du philosophe14 : 

31Mais le texte de Tatius entretient aussi un lien d’intertextualité avec l’incipit d’un autre roman, celui de Longus, qui commence par un prologue : « À Lesbos, alors que je chassais dans le bois sacré des Nymphes, je vis un spectacle, le plus beau que j’aie jamais vu : c’était un tableau peint, qui contait une histoire d’amour. »16 Ce « je » qui apparaît dès la première ligne et feint de décrire un tableau (qui est en réalité l’argument du roman), s’efface ensuite lorsque commence véritablement le roman dont le narrateur sera extra-diégétique, et le lecteur comprend immédiatement qu’il s’agit de l’auteur, puisqu’il confie : « Je vis là bien d’autres choses, et dans mon admiration, l’envie me prit de donner, avec ma plume, un récit rivalisant avec le tableau ». Les premières pages du roman de Tatius, parce qu’elles reprennent fidèlement la trame de celui de Longus, invitent le lecteur à penser que ce premier « je » n’est pas un narrateur intra-diégétique que l’on aurait perdu en route, mais bien l’auteur lui-même. Encore faut-il avoir lu Daphnis et Chloé pour en prendre conscience… L’audace de Tatius, qui se manifeste dans ce « je » dérangeant auquel il confronte son lecteur, est en réalité d’avoir inclus le Roman, le genre romanesque, dans la bibliothèque du lecteur cultivé et, partant, de considérer qu’il a toute sa place dans la grande littérature grecque.

322. On peut aussi déconsidérer le lecteur. Ainsi, lire Héliodore est une expérience traumatisante : il vous dépose sans cesse sur une aire d’autoroute et repart sans vous. Et la première fois que cela se produit, c’est dans l’incipit :

33Le lecteur stupéfait prend conscience qu’il a raté le début de l’histoire et se demande d’abord si on ne lui a pas vendu un exemplaire incomplet du roman. Les brigands égyptiens constituent en effet un épisode qui se situe toujours après la rencontre initiale. Il ne sait même pas si le roman a commencé depuis longtemps et n’a aucun repère pour savoir d’où vient l’auteur et vers où il mène sa trame narrative. Mais quelques lignes plus loin, s’il a fait ses humanités, sa lecture devient voluptueuse lorsqu’il découvre, en même temps que les brigands, un spectacle désolant : un bateau est amarré sur la plage et

34Un début in medias res, un bateau sur une plage, un banquet qui finit en massacre ? Qui ne reconnaîtrait pas les éléments caractéristiques de l’Odyssée18 ? Au moment même où le lecteur, oubliant sa déconvenue (intra-diégétique) initiale, se réjouit de retrouver là un terrain (extra-diégétique) connu, Héliodore le replonge dans l’angoisse des premières lignes : « Les brigands regardaient tout cela, du haut de la colline, mais sans pouvoir comprendre le sens de la scène ». Il prend alors conscience qu’il n’y comprend rien non plus, et se retrouve, pour la première fois de son expérience de lecteur, dépossédé de cette puissance que lui donnait sa culture livresque, grâce à laquelle il s’arrogeait jusque-là le droit d’anticiper et de contrôler les directions choisies par les romanciers. Héliodore est le premier qui le jette à bas du trône confortable d’où il jugeait la littérature et le réduit à n’être qu’un individu perdu et angoissé devant l’avenir, comme le sont les personnages du roman eux-mêmes. Il lui interdit toute relation extra-diégétique et le confine au niveau intra-diégétique : il trouvera du plaisir à être emporté dans les tourbillons du récit ou ne lira pas. Bref, Héliodore invente le lecteur moderne.

35Les brigands découvrent ensuite les deux survivants du massacre, que le lecteur repère immédiatement comme étant Théagène et Chariclée, parce que l’auteur a bien voulu les décrire en usant, voire en abusant de tous les clichés romanesques : comme les protagonistes de tous les autres romans, ils ont une taille supérieure à la normale, une beauté divine et leur description passe par une série de comparaisons empruntées à la mythologie et aux arts plastiques. Chariclée adresse alors aux nouveaux venus une longue supplique dont Héliodore dit : « À ce discours pathétique, les brigands ne comprirent rien. » Cette fois, le lecteur, lui, qui parle et lit le grec, a compris. Mais son bonheur se nourrit désormais d’éléments intra-diégiétiques.

36Tout au long de son œuvre, Héliodore souffle ainsi le chaud et le froid. La connivence intellectuelle sur laquelle reposait jusque-là la lecture d’un roman est mise systématiquement à mal : le lecteur passe le temps à essayer de suivre la trame narrative. Entre les constructions temporelles déroutantes (analepses, ellipses, absence de trame linéaire) et la multiplication des personnages et de leurs récits, voire les éléments textuels étrangers au projet initial, qui diffèrent continuellement l’information que l’on attend pour comprendre la suite ou lever une angoisse bien légitime, on est constamment perdu et abandonné par l’auteur qui tantôt accélère, tantôt bifurque, tantôt s’arrête. C’est toute résistance brisée que s’achève la lecture des Éthiopiques. Entre temps, est né un nouveau genre littéraire, le roman.

37Le roman grec peut donc être considéré comme un véhicule neuf (c’est un genre nouveau, pas encore agréé par la critique littéraire), roulant, le réservoir plein d’essence (il repose sur un stock propre d’épisodes et sur toute la littérature classique), sur une voie de grande circulation (son schéma narratif est tout tracé). Ce n’est donc pas vraiment un instrument de drague du lecteur (et d’ailleurs les intellectuels antiques le méprisaient, ou affectaient de le faire). Tous les véhicules de série en ont d’ailleurs été détruits lorsqu’ils ont été hors d’usage. Seuls ont été conservés ceux dont les auteurs ont trouvé le moyen de musarder sur l’autoroute, voire de traumatiser leurs passagers pour leur laisser un souvenir impérissable du voyage. Ils ont su dépasser les vices de forme inhérents à ce genre naissant, le sortir de l’ornière dans laquelle les productions de leurs contemporains étaient en train de le faire verser, en sabotant, chacun à sa manière, sa forme originelle.

38Longus en décale le contenu : son récit porte sur l’enfance des héros, qui, normalement, précède le sujet même de la diégèse, et, centré autour d’un lieu unique, refuse tout l’exotisme du voyage ; le récit de Chariton est joyeusement immoral, alors que la tradition du genre veut que la vertu y soit couronnée et le vice puni ; Tatius revendique pour le roman une place dans les meilleures bibliothèques avant qu’Héliodore, en dégageant son œuvre du carcan du genre, ne tue le roman « grec » et n’ouvre la voie à la littérature moderne.