Colloques en ligne

Nathalie Solomon

Présentation

1Un séducteur moyennement franc, sournois ou inventif selon les points de vue, simule une panne de moteur afin d’amadouer sa passagère et de parvenir à ses fins : ce qui apparaît comme une plaisanterie d’universitaires intéressés à proposer des titres de colloques amusants a donné lieu, d’abord dans l’intimité du séminaire organisé par la petite communauté des littéraires de l’université de Perpignan, puis lors d’un colloque, à des séances dont la richesse et la complexité nous ont nous-mêmes étonnés. Nous travaillons certes depuis des années sur les questions de malentendus narratifs et autres dysfonctionnements, mais en prenant la chose par l’autre bout, si l’on peut dire. On se propose ici de revenir sur le moment où le dupe que nous sommes ne vient pas à bout de la mystification, ne parvient pas à mettre exactement le doigt sur le mauvais tour qui lui est fait. On n’est plus tout à fait dans le cas du lecteur isérien acquéreur progressif d’une compétence s’élargissant avec la disparition graduelle des indéterminations herméneutiques ; le désarroi et la frustration, au lieu de s’atténuer, s’installent dans le texte, interdisent l’accès à une consolante élaboration du sens. En considérant ce lecteur à la fois victime et courtisé, nous nous sommes rendus compte que le sabotage des textes est décidément universel en littérature. D’où la question du « coup » que nous fait l’auteur (ou le dramaturge, le poète, le cinéaste) : mensonge ou séduction, mensonge et séduction.  

2Voilà qui engage à passer en revue quelques-unes des façons dont le récit échappe aux expectations, laissant croire qu’on lit autre chose que ce qui est donné. Se pose la question de la cohérence narrative, mais aussi celle de la foi aveugle que la littérature inspire aux amateurs : en promettant un développement conforme au modèle attendu et en développant discrètement d’autres formules, les créateurs misent sur la surprise, mais aussi parfois sur la naïveté de « clients » trop confiants, qui ne réalisent pas toujours qu’on ne leur raconte pas l’histoire promise, que le centre de gravité du texte s’est déplacé, que l’œuvre virtuelle prend le pas sur le livre annoncé, qu’elle déborde, en dit trop ou pas assez, jouant sur l’indicible et la dénégation cherchant à masquer l’escamotage des éléments disparaissants par une construction, voire par un métadiscours, facteurs de confusion. Ce qui renvoie au modèle de représentation sternien, repris à leur compte par les romantiques : accomplir l’expérience de la complexité en prétendant au contraire faciliter l’intelligence du monde, voilà qui rend compte de la manière dont le refus des catégories fixes condamne à se méfier de tout, prive de légitimations, de justifications rassurantes et de pratiques familières. Comme le lecteur de Stendhal, voyeur fasciné qui assiste comme par hasard au processus de création, impuissant à en saisir les tenants et les aboutissants, troublé de partager ainsi l’intimité de l’auteur.  

3Aussi Sophie Rabau prend-elle la question de front et propose-t-elle de changer radicalement la manière de lire en montrant que c’est la méthode qui engage le propos, ce qui place la question sur un plan résolument politique : dans sa forme même notre manière habituelle de lire exclut le minoritaire, et rien de moins que le sabotage littéraire permet d’inventer une forme depuis laquelle lire l’exceptionnel, le minoritaire et le non conforme. On pense ainsi le rapport entre lecture globalisante et « lecture minoritaire » dans une démarche qui admettrait la possibilité du non conforme, du divergent, de l’anormal par rapport à une lecture normée. La revendication d’une liberté fondée sur les malheurs d’un lecteur trop naïf ou trop confiant remonte du reste fort loin dans l’histoire littéraire, comme le démontre Mireille Courrént à propos des romans grecs, romans originellement à l’eau de rose, peut-on supposer, mais dont quelques auteurs plus malins, plus talentueux, plus « littéraires » que les autres, ont réussi à survivre en contrevenant systématiquement aux attentes, en détournant les codes. Et c’est parce que, dès l’Antiquité tardive, les lecteurs s’identifient à ces auteurs dont ils s’imaginent posséder les conventions et les dispositifs, si ce n’est les techniques, que le piège peut se refermer…

4Mais le malaise n’est pas toujours celui de la trop grande proximité, au contraire : Sylvie Triaire démontre avec Flaubert que le dysfonctionnement peut être répétitif avec un Bouvard et Pécuchet qui ne craint pas de faire long, au risque de l’ennui, au point que le lecteur ne sait pas si l’on se moque ou non de lui. Ce lecteur malmené est au cœur du propos, qui subit erreurs, trop-plein de contradictions théoriques et hasard comme moteur occasionnel de l’action. Au point que la panne textuelle revendique impudemment sa fonction « motrice », indispensable, créatrice et séditieuse ― ce qui nous renvoie à l’impasse créative qui avait fait l’objet d’un séminaire précédent de notre équipe et à une publication sous ce titre.  À force de tout rater, les héros de Flaubert se font ainsi plus grands que nature, se hissent à la hauteur de mythes et la panne met au jour cet ordre véritable, supérieur, qui vient s’opposer et décomposer le faux ordre concocté par l’esprit humain.

5Dominique Massonnaud à son tour évoque les « balbutiements et coups d’arrêt », moins flamboyants sans doute, d’Aragon romancier, et place avec justesse le colloque sous le signe du trop-plein : chez l’auteur de La Défense de l’infini, le trop de possible équivaut à imposer un frein à l’histoire ― trop de premières phrases, de personnages, d’histoires. Le plus donne le moins et le procédé essentiel de séduction de l’œuvre aragonienne s’affiche comme une impuissance paradoxale, associant le surplus à l’inachèvement. Cette réflexion de fond se double de remarques sur ce que Dominique Massonnaud décrit comme des « aventures éditoriales » qui imposent une panne venue de l’extérieur, imputable ni à l’auteur ni au narrateur. Sans compter que l’auteur du Roman inachevé peut à l’occasion reverser un texte dans un autre (David d’Anger dans La Semaine sainte), et qu’il reste dans un roman les traces du livre abandonné ailleurs.

6Robbe-Grillet joue quant à lui contre Flaubert et Aragon en maniant délibérément la panne textuelle comme un instrument de séduction : machine à susciter de l’interprétation, le roman est par nature suspect, et les pannes à répétition des véhicules de La Jalousie contribuent à l’analogie avec le processus romanesque, dont le « fonctionnement » est justement le danger qui guette un récit menacé de devenir, si mécanique, vide et dénué de sens. D’où l’idée selon laquelle il faut être mauvais mécanicien pour échapper au tragique d’un récit implacable et que le roman est avant tout ce qui permet de former l’image d’un technicien qui saurait faire fonctionner la machine. Il ne s’agit plus alors de séduction mais de ruse, il faut cacher pour dire. Ce qui n’empêche pas Jérémy Naïm de proposer tout de même de reprendre l’analogie entre panne et sexualité, quitte à ce que le romancier pose en faux mécanicien. Ce que révèle la notion de panne, et, mieux, de coup de la panne, c’est l’illusion de l’omnipotence du romancier, d’une écriture qui serait nécessairement impeccable alors qu’il n’y a littérature que s’il y a des ratés dans le moteur. Marie Blaise replace cependant la question du parcours herméneutique au cœur du problème avec Melville, en montrant de quelle manière un programme narratif peut être remplacé par un autre (Moby Dick), ou comment le possible peut se trouver évacué de l’intrigue romanesque (Bartleby). Confidence Man introduit également la notion de narrateur impuissant et non fiable, la question de la cohérence du narrateur en tant que personnage. Cette panne d’autorité ramène elle aussi à la notion de programme narratif et de la conscience métalittéraire aiguë qu’il suppose.

7La réflexion de Jack Abecassis sur Le Fantôme de la liberté de Buuel élève, quant à elle, le dysfonctionnement en principe de fonctionnement en mettant l’aléatoire au centre du récit. Passant par la théorie des schémas cognitifs qui rendent le monde prévisible dans la mesure où le cerveau fabrique des histoires à partir de n’importe quel élément, Jack Abecassis montre que les chemins qui permettent de raconter sont plus importants que le contenu de l’histoire. Dans la tradition du Neveu de Rameau et de la conversation à la française, la logique de coq-à-l’âne est ainsi érigée en méthode. Dans le même ordre d’idées, et dans une communication qui se fait un devoir de prendre au mot la métaphore mécanique, on découvre de quelle manière Christian Gailly parvient à tirer parti de la panne dans ce qu’on pourrait appeler l’« inversion de polarité » de l’ « effet moteur ». A cet égard, le narrateur se révèle être le principe d’une menace pesant sur l’histoire, car non seulement il arrive que le coup de la panne au sens propre soit infligé au personnage féminin, mais le récit décrit ce qu’on peut désigner comme le « contrecoup de la panne », l’engrenage qu’elle provoque et ce qu’Anne-Lise Blanc nomme savoureusement pour finir le « goût de la panne ». Malentendu, impasse qui s’impose dès le début du récit, intention douteuse et dispositif narratif équivoque : la panne est décidément une modalité habituelle du régime narratif. Pour finir par le « coup du dépannage » qui est le véritable enjeu à la fois diégétique et narratif.

8Il s’agit ensuite de compléter le débat en proposant, non de réparer le véhicule, mais de le changer : Jean-Yves Laurichesse montre comment, dans Les Âmes fortes, Giono tient le lecteur en haleine (Thérèse est-elle coupable ?) tout en lui tenant la dragée haute et en jouant sur sa frustration en donnant trop de solutions : ici encore, le trop se révèle facteur de désordre et, paradoxalement, de lacune, du point de vue d’un lecteur qui se retrouve Gros-Jean comme devant à la fin d’une histoire qui lui a été racontée pour lui refuser constamment et jusqu’à la fin la vérité. Ou comment retourner le processus herméneutique contre lui-même.

9La liste est évidemment interminable des fraudes dont le récit se rend périodiquement coupable : représentations fallacieuses, narrateurs non fiables, éléments contradictoires, remplacement d’un projet par un autre, modification de la diégèse par l’expression du programme narratif, surabondance d’éléments textuels, appauvrissement délibéré du récit, effets de sérendipité volontaires ou involontaires, etc. Mais l’impression est moins pour finir celle de la fréquence de ces phénomènes que celle de leur absolue nécessité : point de ligne droite, de la flânerie certes. Mais à condition de rouler dans le noir sans phares et sans GPS, avec un réservoir troué et des pneus dégonflés. A quoi bon partir sans cela ?

10D’autres interventions auxquelles a donné lieu le colloque seront publiées en mars 2019 dans un numéro spécial du Crossways Journal, revue en ligne hébergée par l’Université de Guelph, Ontario, Canada, consacrée à la critique littéraire : https://crossways.lib.uoguelph.ca/index.php/crossways