Colloques en ligne

Noémie Christen

Palinodie mon amour. À propos du second séminaire sur le discours amoureux (1975-1976)

Mais sur ce point aussi nous croyons nous être réfutés nous-mêmes. - Socrate

Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu’il voudra, rien peut-être. Jacques Rancière

1Roland Barthes travaille comme chef de travaux, puis depuis 1962 comme professeur et directeur d’études à L’Ecole pratique des hautes études (EPHE). C’est dans ce lieu en marge de l’université française qu’il enseigne avant d’entrer au Collège de France en janvier 1977 pour y occuper une chaire de sémiologie littéraire. Si l'enseignement tient une part considérable dans son parcours intellectuel et dans la construction de son travail critique, c’est qu’il s’offre comme un terreau convivial où l’existence et le livre ont pu se féconder mutuellement pour tisser la trame complexe d’une œuvre immense. Mais ces séminaires et cours ont fait également entendre la singularité d’une voix qui est allée aussi loin que possible dans son désir d’indépendance à l’égard des discours constitués.

2Creuset de l’écriture des célèbres Fragments d’un discours amoureux, le séminaire sur le discours amoureux qui se tient deux années consécutives à la rue de Tournon dans le VIème arrondissement de Paris est à ce titre exemplaire. Placé sous le sceau de la paideia grecque, le lieu devenu plus intimiste depuis 19721 prend l’allure d’un « phalanstère de travail », un « espace heureux » ou encore « transférentiel », selon ses propres mots. Version revisitée du Banquet, ce théâtre de la parole dessine selon nous la place paradoxale occupée par le critique dans le contexte historique et esthétique qui fut le sien, celle d’un théoricien « marginal ». Nous voudrions examiner la façon dont la seconde version du séminaire sur le discours amoureux qui s’est tenu au long de l’année 1975-1976, et notamment les deux leçons d’ouverture sur la palinodie2, révèlent le rapport ambigu du critique avec son temps.

Sortir du Métalangage

3Tout commence par une parole qui fait machine arrière. Après avoir dispensé une première fois un cours sur le discours amoureux en 1974-1975, le professeur annonce pour la nouvelle année académique un second séminaire sur ce thème. Or le propos qu’il tient en ouverture du semestre est peu banal, affirmant que cet enseignement bis, doit retourner des propositions de l’année précédente. Le professeur ne se contente pas de marquer les contours du séminaire à venir, d’offrir une propédeutique qui dessinerait ses nouvelles intentions en terme de « méthodologie », de remaniement du corpus, d’approche didactique etc., mais il prend ses distances avec son ancienne démarche. Faire varier ainsi le séminaire n’est pas, de la part du critique écrivain, un geste théorique anodin.

4Pour marquer ce virage et illustrer ce qu'il est en train de faire, Barthes s'appuie en effet sur le discours que tient Socrate à propos d’éros, tout à la fin du Banquet de Platon, un discours contradictoire s’il en est puisque le philosophe formule à la suite deux propositions opposées sur l'amour. Suite à la lecture-récitation très morale du jeune Phèdre affirmant que l’Amour conduit au Bien, Socrate reprend d’abord à son compte la thèse pour le moins paradoxale de Lysias selon laquelle il vaut mieux éviter les amants passionnés et offrir ses faveurs à ceux qui n’aiment pas. Puis il se rétracte soudain en faveur d’éros. Ce renversement discursif (schématisé par Barthes comme le passage de D1 à D2) renvoie à un geste rhétorique récurrent des dialogues platoniciens : la palinodie ou l’art du retranchement. Récupérée et remaniée par Barthes, la figure lui sert à désavouer le propos de son dernier enseignement :

La palinodie socratique est un coup de théâtre. Socrate voit tout d’un coup (cf. Stésichone aveugle) qu'il est en train de dire ce qu'il ne pense pas. Heureux Socrate qui sait – même à retardement – ce qu'il pense. Il est vrai que cette science lui vient de son désir : c'est le Démon de Socrate, la voix démonique, l'irruption en lui d’un autre sujet, sujet enflammé, sujet désirant-délirant, qui réveille Socrate à la vérité et déclenche en lui, triomphalement, un autre discours : la palinodie.3

5Il y aurait précisément lieu de s’interroger sur le sens de ce geste, auquel Barthes semble conférer d’abord une portée énonciative, le rapport du premier discours (D1) au second (D2) produisant le passage d’un point de vue à l'autre, celui de l’aimé à celui de l’amant. À ce titre exemplaire,Socrate dans Le Banquet reprend d’abord la thèse de Lysias en se plaçant dans la peau de l'aimé pour affirmer que l'exaltation du désir, proche de la mania, doit être prudemment mise à distance (D1) ; puis il déplace son point de vue pour se glisser dans la peau de l'amant et promouvoir soudain la passion (D2). Rejetant toute forme de métalangage, le professeur refuse de tenir un discours « sur l’amour », pour parler au nom de l’amoureux le langage même « de l’amour » : « Celui qui parle ici est un sujet qui s’est parlé le discours amoureux, mais qui en même temps vous le parle. »4 Renonçant aux longs discours dogmatiques au profit d’une parole performative, Barthes sature son séminaire d’un langage empruntant à toutes les formes de l'allocution amoureuse (la dédicace, la déclaration, la lettre d’amour, etc.), formes auxquelles le futur livre des Fragments accordera une place privilégiée.

6Mais cet investissement de l’espace du séminaire à la manière de l’échange amoureux ne doit pas édulcorer le problème théorique fondamental qui est celui du Roland Barthes de 1975. Tout juste sorti de l’ornière sémiologique dans laquelle il s’était enlisé, dépris de ses illusions scientistes, le critique pense en effet trouver dans « l’amour » un territoire vierge. Lorsqu’il rédige les Fragments d’un discours amoureux, parallèlement au séminaire éponyme, il prévoit d’ailleurs un accueil modeste, tant le sujet du livre lui paraît démodé. Quoi de plus mièvre et suranné en effet que de proposer à la fin des années 1970 un enseignement sur l'amoureux des Souffrances du jeune Werther ? Le sentiment amoureux qui se déploie sous la plume de Goethe, issu du romantisme allemand, se situe à la marge de la vague de « libération » post-Mai 68 marquée par l’exhibition des corps et la revendication des désirs. Alors que l'amour se taille une place importante dans le paysage de la théorie avec la publication du premier tome de L'Histoire de la sexualité de Michel Foucault, en 1976, et celle de Encore de Lacan en 1975, Barthes entreprend de sortir éros de sa forme sexualisée pour s'intéresser au pathos amoureux. Que ce soit par sa résistance aux sollicitations mondaines, par sa fuite des rassemblements ou sa tendance au repli vers toutes sortes de pratiques ascétiques, le héros romantique, plus proche de la figure du mystique que de celle, gesticulante, du révolutionnaire freudo-marxiste, se caractérise par une série de traits saillants en porte-à-faux avec les injonctions de l'époque.

7Pourtant, et c’est là un paradoxe notable, si Barthes regrette cette solitude du discours amoureux et qu'à l'occasion de certains entretiens en 19775, il reproche à la littérature contemporaine de taire les larmes, bannir les représentations de la passion et les scènes de balcon, il craint en même temps que le monde contemporain ne récupère le sentiment amoureux pour le réduire à un système. Les leçons sur la palinodie gardent la trace de cette volonté de sortir le discours amoureux des sables mouvants qui pourraient l’engluer. Puisse éros échapper ainsi aux sociologues, aux linguistes, aux analystes comme aux tenants du biopolitique : 

Mais, de l’amour, il n’y a pas de science. Et c’est ce qui rend compte – en partie – de l’excentricité de l’amour : il peut être « universel », mais sûrement pas « mondialisable », c’est-à-dire intégrable aux sciences de la société (désormais mondiale). Il serait curieux de savoir ce que peuvent en penser, théoriquement, un sociologue (si ouvert soit-il), un linguiste, un analyste des systèmes anthropo-biologiques (même la théorie psychanalytique est erratique, parcellaire, sur ce thème) : probablement « rien ».6

8Conscient qu’aucun siècle n’aura autant arrimé l’amour à une domination politique ou sexuelle, Barthes confère à la marginalité de l’amoureux une épaisseur philosophique : elle est d’abord une « une solitude de système » dont Werther est le premier représentant, puisqu’il demeure jusque dans la mort incompris de tous – même la religion lui tournant le dos. Si l’auteur des Fragments insiste par ailleurs sur le dernier énoncé des Souffrances du jeune Werther – « Pas un prêtre ne l'accompagnait » – proposition qui servira d’ailleurs d’enseigne à une section de son livre, c’est qu'il révèle la résistance absolue du personnage aux systèmes. De là la fascination inspirée par ce protagoniste qui, échappant pour de bon, n’est récupéré par rien. De là aussi la profonde et nécessaire solitude de l’amoureux, mise en exergue des Fragments, écho de celle du théoricien défroqué qu’est Roland Barthes en 1977 : 

La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il n'est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi des mécanismes (sciences, savoir, arts).7

9Tout porte à penser que la solitude discursive de l’amoureux werthérien, comme celle du théoricien, n'obéit aucunement aux impératifs de partage et de communauté de l’époque, impératifs par ailleurs suggérés par le préfixe « cum- » de « contemporain ».8 Si, comme le suggère Lionel Ruffel dans son livre Brouhaha. Les mondes contemporains, le terme de « contemporain » est ce « méta-mot de la relation et du partage »9 qui induit un compagnonnage, une communauté, une idée d’« avec », c'est-à-dire d’« accord », d’« adhésion » à un parti et des idées, force est de constater que le discours werthérien, tel que Barthes l’analyse et l’actualise, n'adhère jamais au temps. Anachronique et apolitique, il ne s'inscrit pas « avec le temps », encore moins « avec les autres ».

10Suggérant d’ailleurs à maintes reprises l’idée d’un amoureux sous forme de repoussoir social, l’ouvrage des Fragments décrit au travers du motif de la vitre une figure « acosmique » vouée à la perception filtrée de la réalité. Condamné à errer dans un monde qualifié de « sidéré », l’être passionné vit une expérience de « déréalisation » : « ([…]Le monde est plein sans moi comme dans La Nausée ; il joue à vivre derrière une glace ; le monde est dans un aquarium ; je le vois tout près et cependant séparé, fait d’une seule substance.) »10 À cet égard, le terme d’ « inactualité » revêt en même temps une dimension cathartique, comme dans cette parenthèse tirée du fragment « l'éloge des larmes » : « ([…]Dans les larmes même de l'amoureux, notre société réprime son propre inactuel, faisant ainsi de l'amoureux qui pleure un objet perdu dont le refoulement est nécessaire à sa santé.) »11

11Loin de se confiner à l’espace du séminaire ou du livre, cette distance par rapport au temps et au sens est manifeste jusque dans le rapport de Roland Barthes lui-même avec les grandes figures théoriques de l'époque. À l’occasion d’un entretien de 1977, interrogé sur ses pratiques de lecteur, il confie s'adonner à trois types de lectures, soit trois modalités singulières d’appréhension des textes : il y a d’abord les livres qu'il se contente de « regarder de loin » ; puis ceux sur lesquels il travaille un stylo à la main et qui sont en général des livres de commande. À ces catégories s'ajoutent enfin les livres de plaisir qui, réservés à la lecture du soir, sont des classiques de la littérature. Sur quoi son interlocuteur lui demande de préciser dans quelle catégorie il range ses contemporains. Et Barthes de conclure : 

Mes « contemporains ? » Je les range presque tous dans la première catégorie : je les « regarde ». Pourquoi ? C'est difficile à dire. Sans doute parce que je crains d’être séduit par une matière trop proche, si proche que je ne pourrais plus la transformer. Je me vois mal transformant du Foucault, du Deleuze ou du Sollers... C'est trop proche. ça vient dans une langue trop absolument contemporaine.12

12À cet égard, les leçons sur la palinodie sont particulièrement exemplaires de la défiance du critique à l’égard des théoriciens en vogue, l’espace du séminaire lui fournissant l’occasion de mettre à distance l'intertexte lacanien de son propos. Rappelons que si le maître se réfère implicitement au livre VIII du Séminaire de Lacan sur le transfert, qui, tenu quinze ans auparavant entre 1960 et 1961, est entièrement articulé autour du Banquet de Platon, il ne cite pas sa source. Ancrage théorique important dans lequel il puise largement son jargon transposant au passage le « lalangue » en « malangue », le lacanisme est même temps balayé d’un revers de main dans une parenthèse. Barthes invite en effet à se référer au séminaire de Recanati : « ([…]tous ceux qui comme [lui]pataugent quelque peu dans la terminologie soûlante du lacanisme.) »13 Bien que lié aux langages et savoirs théoriques qu'il prétend contester, Barthes oscille entre distance suspicieuse et tentation mimétique. C'est précisément lorsque le critique se sent glisser vers la pente de l'imitation, qu'il indexe l'autre entre parenthèses au sens propre comme au figuré.

De la catalepsis à la cataleipsis : la main ouverte

13Si le prélude de la leçon sur la palinodie est intimiste, destiné à fonder une légitimation de l’énonciation propre au discours amoureux, départie des métalangages théoriques en vogue, il ne s’arrête pas là. Tout au long de la première séance, l’enseignant projette en réalité trois scénarios qu’il schématise comme une alternative : 1) soit il reproduit cette année le même cours que l'année précédente, courant le risque de tomber dans la répétition pure : [D1] ; 2) soit, épousant parfaitement le geste de Socrate, il substitue au discours premier un second discours, c’est-à-dire une version remaniée et améliorée voire une version corrigée de son dernier propos : [D1D2] ; soit il admet que tout discours sur l’amour [D1] est traversé par un désir (D2) qui le déborde : [D1] D2.

14Très vite, les deux premières propositions sont rejetées. L’une n’est que pure répétition, l’autre forclusion. Barthes renonce à ce stade à la palinodie socratique qui continue d’affirmer la supériorité d’un discours et reconduit une parole magistrale en circuit fermé. Au contraire du philosophe grec, il n'entend pas corriger, contredire, compléter ni même reprendre ce qu'il a exposé l’année précédente dans la mesure où, fermés, tous ces gestes relèvent de ce qu'il appelle la catalepsis, la maîtrise du discours sous la forme d’une reprise en main, idées traduites par la métaphore du poing fermé. Bien qu’il se rétracte à nouveau dans une ultime rebuffade, Barthes ne cherche donc pas à s’abriter dans le noble drapé de la contradiction intellectuelle qu’on lui prête souvent mais envisage un troisième terme qui résoudrait la tension. La troisième figure [D1] D2 suppose au contraire une « ex-sistence », soit un discours qui, comme il le précise dans une parenthèse « ne peut se tenir dans la main » et renonce à « être tenu professoralement à l'intérieur d’une salle »14. Seule cette troisième figure, la cataleipsis, symbolisée cette fois par une main ouverte, peut éviter les pièges du métalangage.

15C’est le disciple Alcibiade qui, pour le critique, incarne le mieux cette version idéale de la palinodie. Lorsque tout à la fin du Banquet, le jeune éphèbe interrompt la chaîne des discours tenus par les maîtres pour faire l’éloge de Socrate et lui déclarer son amour, il inverse les rôles attribués traditionnellement à l’éraste et l’éromène et brise les convenances. De la même manière, Barthes cherche à éveiller dans le petit cénacle une manière spécifique d’orienter son désir, une façon d’assumer une aspiration individuelle départie du conformisme propre au genre des hautes écoles. Cette sortie du cadre, c’est ce que le schéma dit d’ailleurs assez bien : [D1] D2. Loin d’être confinée à l'espace du séminaire, la parole de ce nouveau discours, plus intempestive, est appelée à circuler hors des murs de l'institution. En état d’ébriété, Alcibiade retrouve l’ivresse d’une performativité du langage et ce plaisir particulier à faire mousser les mots, un plaisir du surplus des mots, c’est-à-dire, et sans que cela soit péjoratif, un plaisir à parler en plus de ce qu’on a à dire.

16Il n’est pas indifférent que ce soit précisément la palinodie qui articule les parties de La Chambre claire, livre-testament glissant d’une première section centrée sur le discours théorique sur la photographie (exposition de la lecture du studium et du punctum) vers la seconde consacrée à l’hymne à la mère déployé dans une langue très littéraire. La dernière phrase de la première section – « Je devais faire ma palinodie »15 – annonce les nouveaux contours de la seconde (changement de registre et de ton). Sans compter que cette transition s’illustre encore dans la photographie de Robert Mapplethorpe « Jeune homme au bras tendu » qui, reproduite sur la page de droite, est une parfaite illustration du motif de la cataleipsis. Représentant un jeune homme à torse nu à demi sorti du cadre, le cliché met en scène un sujet qui tend le bras comme pour inviter le regardeur à se laisser entraîner dans son mouvement, le suivre, tourner la page. Et Barthes de légender : « … la main dans son bon degré d’ouverture, sa densité d’abandon … »16.

17À quoi ressemblera dès lors cette nouvelle année de séminaire sur le discours amoureux, placée sous le sceau d’une palinodie cataleiptique ? Poursuivant la semaine suivante la dérive létale amorcée dans la première leçon, Roland Barthes annonce un enseignement qui sacrifie le corpus au profit du « corps », soit une « voix » ou ce qu’il appelle le « Texte Roland ». Les livres tour à tour envisagés comme sources possibles de son propos (parmi lesquels Les Souffrances du jeune Werther, et Le Banquet) sont abandonnés tout en gardant une fonction d’essaimage. Désormais « hors de la caution de l’auteur », le discours amoureux, étoilé en un réseau de figures qui annonce la structure du futur livre des Fragments, renonce jusqu’à la parole magistrale. Délesté de tout surmoi institutionnel, Barthes assume la désinvolture et l’excentricité de ce projet qui le conduit à abandonner tout texte de tutelle ou approche philologique, non sans anticiper au passage les reproches que son auditoire dérouté pourrait lui adresser en évoquant une « lourde faute » ou « aberration enseignante et scientifique ».

18Telle qu’elle s’inscrit chez Barthes, la cataleipsis tend à une réforme pratique de l’existence qui passerait par un retranchement énonciatif et institutionnel (« ex-sistence ») et trouverait son épanouissement dans une poétique des formes. Comment ne pas lire dans ce « Texte Roland » son propre désir de roman qui ne fera que s’amplifier pour culminer quelques années plus tard dans l’objet de son dernier cours au Collège de France, La Préparation du roman ? Sortie des contraintes de la dissertation et des savoirs objectifs, le discours amoureux s’ouvrirait sur un romanesque et une voix qui, bien qu’intimée par le maître, est appelée à être assumée par chacun.

Pratiques d’héritage

19Au terme de cette exploration sommaire de la notion de palinodie barthésienne, il apparaît que les conséquences de ce geste sont multiples. Dans le fond, la palinodie s’inscrit comme la clef de voûte d’un itinéraire sinueux marqué par la volonté intellectuelle de déstabiliser certaines évidences. Mettant en crise les conventions propres à la relation enseignante et à la forme du séminaire, cette figure permet au critique de penser à nouveaux frais l’essence même du discours amoureux. Si Barthes semble épouser un instant le geste archaïque de Socrate ou s'il entretient des affinités électives avec le langage lacanien de son époque, c’est pour mieux prendre ses distances tant avec la figure classique de l'intelligence aléthique qu'avec le jargon psychanalytique édulcoré par une certaine mode. Mais face aux livres qui échouent à devenir des sources, aux méthodes avortées et aux références théoriques écartées, que reste-t-il de ce programme de séminaire sinon le « Texte Barthes », autrement dit une aporie ? Déroulant une somme d’abandons successifs, les deux leçons sur la palinodie ne sont-elles pas finalement le prélude d’une quête théorique sans Graal ?

20D’abord il apparaît que l’intention de Roland Barthes est moins d’exposer ce qu’il sait du discours amoureux que de mettre en scène la façon dont ce savoir s’enseigne. Par son refus de transmettre une matière, et ce, pour mieux l’expliciter, le critique semble rejoindre en partie l’audacieuse proposition du « maître ignorant » qu’est Joseph Jacotot à la fin du XVIIIe siècle, à ceci près que les conséquences de la conception barthésienne de l’enseignement ne sont pas, comme dans l’analyse de Jacques Rancière, à chercher du côté des implications politiques d’un projet de régulation des inégalités sociales. Si cet enseignement vise à émanciper, c’est davantage la circulation d’un désir d’écriture qui, née dans le terreau de l’enseignement, devient ici l’enjeu décisif du projet.

21Ensuite, les précisions de ces leçons revêtent sous leur caractère verbal excessif quelque chose de l’emphase pythique du prophète. Au travers de propositions contrariées, elles invitent en effet quiconque à s’exclure du discours scientifique et, partant, des murs de l’institution, pour se découvrir en position de résistance ou de censure. Le propos obéit donc moins à une intention didactique et propédeutique (dispenser les détails utiles pour la conduite d’une nouvelle année d’enseignement) qu’à celle de convertir le geste palinodique en mot d’ordre.

22Il y aurait lieu de s’interroger par ailleurs sur l’importance que revêt ce geste cataleiptique ([D1] D2) à l’aune de notre temps. Que reste-t-il pour nous des vibrations rebelles de ce discours amoureux mis en scène par le théoricien à partir de 1975 ? Nul doute que le livre des Fragments, publié en 1977, porte la trace de ces rageuses propositions. À moins que l’actualisation véritable de ce projet ne se situe d’abord dans les résonances multiples du séminaire auprès du public auquel il est adressé, à savoir les nombreux étudiants et doctorants de Barthes qui sont aujourd’hui nos contemporains. Comment, dans le sillage de la leçon de la palinodie, ont-ils eu l'intuition, l'audace, voire la folie de se retrancher ?

23Il semble que les séminaires donnés à l’Ecole pratique des hautes études, et le séminaire sur le discours amoureux en particulier, aient fourni l’occasion de prolonger dans des écritures plurielles et expérimentales cette adhésion enthousiaste, voire hypnotisée du public pour le maître au travers de la production de textes sacrifiant à une inspiration essayiste et/ou à une préoccupation davantage intimiste. En témoigne pour nous, le nombre considérable d’étudiants qui, ayant assisté au séminaire de l'Ecole pratique des hautes études, succombèrent au chant des sirènes de l'écriture romanesque ou autobiographique, en quelque sorte à sa place. Parmi eux, des « élèves titulaires » comme Georges Perec, Catherine Clément, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Patrick Mauriès, Nancy Houston et tant d’autres.

24L'écrivain et journaliste Colette Fellous, qui fréquente elle aussi le petit cercle de la rue Tournon, évoque par exemple comment, après avoir suivi le séminaire du théoricien, elle décide d’avorter sa thèse pour écrire un roman. En 1976, elle a 26 ans, lorsque le maître lui intime « vous avez le droit de dire je » : 

Je venais d’avoir 26 ans, oui, j’avais laissé ma thèse sur Georges Bataille et ne voulais plus faire qu’une seule chose, écrire. La dernière séance du séminaire était le 20 mai 1976. Maintenant je dois écrire. Ce séminaire, je l’avais vécu comme une préparation au roman, bien avant qu’il en fasse le thème de son cours au Collège de France.17

25À bien des égards, le maître ne pouvait être d’aucun secours dans le guidage des travaux doctoraux qu’il avait à diriger, comme en témoigne une autre camarade, l’écrivain Chantal Thomas dans ses mémoires d’étudiante : « Dans cet effort, Roland Barthes n’aidait pas. Lire des thèses l’accablait (cette non-curiosité était plus large, s’étendant à toute forme de demande de lecture, comme il l’a lui-même exprimé.) »18 Dans cette perspective, il faudrait sans doute évoquer la figure helvétique de Luc Weibel, un chercheur genevois qui, pris dans les affres d’un doctorat en cours, finit, après moult rebondissements, par rencontrer Roland Barthes à Paris, délaisser sa thèse initiale au profit d’une seconde recherche sous sa direction et sur un autre sujet : Pierre Bayle. Si le chercheur en herbe achève finalement son manuscrit, cette aventure le mène surtout à une autre conversion : raconter ses palinodies académiques dans un récit autobiographique caustique intitulé Une thèse pour rien19. Changement de directeur de thèse, d’objet, voire de vocation : nombreux sont les doctorants de Barthes à avoir pratiqué et revendiqué une forme de retranchement, soit le passage d’un D1 (une thèse achevée ou non) à un D2 (le passage au romanesque et bien souvent au récit à la première personne portant souvent sur l’expérience traumatique et vivante de D1). Dans une note personnelle d’un ouvrage paru récemment, Luc Weibel conte comment la figure du théoricien lui renvoie un double miroir : il s’identifie à la fois à cet « amoureux désemparé » de la fin des années 1970 – « Comment concilier le “grand Barthes” que j’ai connu avec cet être démuni qui me ressemble tant ? »20 –, et à la fois à celui qui, comme Proust, a ardemment désiré écrire pour finalement raconter les aléas de ce désir – « Et pourtant, à mon niveau certes modeste, n’ai-je pas été tenté par le roman ? »21 Effet de mimétisme supplémentaire : les tergiversations doctorantes évoquées ci-dessus ne sont pas sans évoquer le parcours du maître lui-même qui, détourné des cursus universitaires traditionnels par les épisodes tuberculeux qui ont ponctué sa jeunesse, envisagera sérieusement par la suite différents projets de thèses, tour à tour abandonnés22. Celui qui évoque le travail de ses propres doctorants comme des « alibis à fantasmes », des « désirs d’écriture »23, n'échappe pas à la règle puisqu'il s'est essayé à pas moins de cinq sujets de nature très différente, passant de la lexicologie la plus austère à des projets d’étude sur la mode. N’affirme-t-il pas par ailleurs dans Plaisir du texte que « sur le plaisir du texte, nulle “thèse” n’est possible »24 ? Revenant à l'occasion d’un entretien en 1970 sur les années de rédaction de sa propre thèse de doctorat, Barthes retient cette sorte d’effet de mirage heureux. Sa thèse de doctorat restera un « rêve (euphorique) de scientificité ».25

Un contemporain inactuel : le temps suspendu

26Aux grandes thèses, Barthes préférera ainsi les hypo-thèses qui se logent toujours chez lui dans des paren-thèses. L’examen attentif des implications de la palinodie barthésienne dans sa version cataleiptique nous offrent ainsi les moyens d’affirmer que le théoricien ne se contentait pas, en éternelle Cassandre, d’entonner le chant du cygne du discours amoureux pour se placer définitivement du côté du gardien des morts ; au lieu de quoi, et c'est une hypothèse majeure, Barthes puise en même temps les conditions de la renaissance de ce discours. À ce titre, sa propre analyse étymologique de la « palinodie » est pour le moins évocatrice puisque le terme « palin » sert moins un « retour en arrière » correctif au sens de Socrate qu’un renouvellement. Et le théoricien d’ajouter : « Notre palinodie n'est pas un chant-en-arrière, un chant pour contredire, corriger, reprendre (au sens éducatif), mais seulement de nouveau un chant d’amour. »26 Un postulat erroné consisterait dès lors à ne retenir de ce travail de la fin des années 70 sur l'amoureux que le motif d’une plainte blessée, la mélancolie amoureuse, Orphée se retournant sur ce qu'il aime, une série d’images alimentant la thèse d’un Barthes « antimoderne ». Jamais prêt à prendre en charge le discours, il vit une sorte de piétinement : 

[…]discours perpétuellement surpris en état d’impréparation comme si sa « distance », sa « protection », sa « socialisation » était toujours devant lui, comme si vous, auditeurs, vous arrivez toujours trop tôt : « Attendez, n'ouvrez pas, n'entrez pas, je ne suis pas prêt. »27

27Si l'on suit la leçon, le propre du discours amoureux serait d’être décalé. Mais c'est moins le pas en avant ou le pas en arrière qui est visé par ce décalage que le pas de côté. Toujours déporté par rapport à ce qui est fait et dit, le discours amoureux serait toujours « le contemporain d’autre chose » et s'épanouirait dans une distance par rapport au présent.

28L’amoureux qu’est Roland Barthes dans le cadre du séminaire de la rue de Tournon explorerait le sens de l’idée de « contemporain » inscrit dans la lignée de la définition proposée par le philosophe Giorgio Agamben dans sa conférence Qu'est-ce que le contemporain ? : 

Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n'adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps.28

29Comme si, en adoptant une attitude de distance, l'être parvenait à mieux saisir le présent, au contraire de celui qui, en voulant épouser de trop près l'actualité, resterait aveuglé par son époque au point de s’y engluer. Il est de constater que le séminaire sur le discours amoureux manifeste d’abord un refus clair de la chronologie et de la périodisation qui découperait l'histoire en séquences homogènes. À la succession, le critique préfère la diversion au sens de son étymologie latine : « discursus » signifiant « aller et venir, courir çà et là »29.

30Plus proche de la paren-thèse (suspension) que de la thèse (affirmation dogmatique) ou de l’anti-thèse (geste de rupture), le second séminaire sur le discours amoureux propose une autre relation au temps. À la lumière des précédentes remarques, il apparaît en effet que Barthes substitue à un sentiment d’époque un geste d’épochè : il tente de saisir le discours amoureux comme phénomène extirpé de tout ce qui pourrait le diluer. La leçon d’Alcibiade dans Le Banquet, comme celle de l’amoureux werthérien, impliquerait une revendication fondamentale, celle d’un autre mode d’« être au temps »30 pour reprendre l'expression de Lionel Ruffel, temporalité davantage transhistorique et modalité qui s’épanouirait dans la suspension. Dans cette perspective, le discours amoureux trouverait à s’épanouir dans une forme qui, bien que moulée sur des expériences très éloignées dans le temps et l’espace (l’amour grec au cœur de la philosophie classique d’une part, celui du romantisme allemand de l’autre), existerait comme un archétype, un universel abstrait, infiniment déporté pour être actualisé.