Colloques en ligne

Antonin Wiser

Constellations marginales : Roland Barthes avec Walter Benjamin

Jedem meine Augenblicke zähle ich einen fremden

Augenblick zu, den Augenblick eines Menschen

den ich in mir verborgen trage zu jeder Zeit,

und sein Gesicht in diesem Augenblick,

das ich nie vergessen werde, mein Leben lang nicht.

Ingeborg Bachmann, Ein Monolog des Fürsten Myschkin

I

1Le propos de cet article, largement exploratoire, procède d’un intérêt pour les convergences philosophiques du post-structuralisme français1 et de la première école de Francfort ; il emprunte une perspective de théorie comparée, envisagée comme une contribution à une archéologie2 de la philosophie contemporaine. Le rendez-vous manqué du vivant des principaux représentants de ces deux courants – que le décalage générationnel rendait certes presque inévitable pour les francfortois, sans expliquer pour autant la longue cécité des post-structuralistes français vis-à-vis de la théorie critique3 – a d’abord été accentué par le rejet plutôt sommaire de la « French Theory » par Habermas4 au milieu des années quatre-vingt. Depuis lors, plusieurs travaux menés en Allemagne ont pris l’initiative d’ouvrir un dialogue posthume pour rapprocher notamment les pensées d’Adorno et de Derrida5. En France, les initiatives analogues sont très récentes et encore rares6. D’une manière générale, la discussion des rapprochements possibles entre deux des plus importantes traditions philosophiques européennes du XXe siècle demeure largement à engager.

2Pour qui voudrait s’aventurer dans cette direction, il sera peut-être nécessaire de commencer par faire un pas en arrière, afin de considérer l’une des dimensions communes au post-structuralisme et à la Kritische Theorie : une situation d’héritage critique à l’égard du premier romantisme allemand. En 1978, au seuil de leur étude consacrée à l’« absolu littéraire », Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe notaient ceci : 

Ce qui nous intéresse dans le romantisme, c’est que nous appartenions encore à l’époque qu’il a ouverte et que cette appartenance, qui nous définit (moyennant l’inévitable décalage de la répétition), soit précisément ce que ne cesse de dénier notre temps.7

3Je laisserai ouverte la question de savoir si nous sommes aujourd’hui encore les contemporain·e·s de ce temps que Nancy et Lacoue-Labarthe disent nôtre. Il semble bien, en tous cas, que les auteurs dont je vais traiter ici – Walter Benjamin et Roland Barthes – partagèrent cette époque. On sait l’intérêt que le premier porta dès sa thèse de doctorat8 à Schlegel et Novalis, et plusieurs thèmes qui se dégagent de l’étude de 1920 sur le concept de critique chez les premiers romantiques occuperont une place déterminante dans l’œuvre ultérieure du philosophe. Chez Barthes, les traces du romantisme de Iéna semblent à la fois plus indirectes – mais Barthes n’est-il pas le théoricien de l’indirect9 ? – et plus intégrées à sa propre perspective. Ainsi le célèbre texte de 1966, « Critique et vérité », plaide-t-il pour l’indistinction entre le discours critique et le discours littéraire (faisant du premier la continuation du second) en insistant sur la fonction centrale de l’ironie et le déploiement de la « métaphore infinie de l’œuvre »10 : autant de traits qui paraissent profondément imprégnés de la pensée des Frühromantiker – que Barthes ne mentionne pourtant jamais11.

4Si j’évoque en ouverture l’héritage romantique – qui ne sera pas au centre de mon propos, sans y être pour autant tout à fait étranger –, c’est uniquement pour indiquer l’existence d’un espace possible où dessiner une contemporanéité de Walter Benjamin et de Roland Barthes. Dans son cours au Collège de France du printemps 1977 (Comment vivre ensemble), Barthes abordait lui-même le problème de la contemporanéité dans les termes suivants : 

[À] l’état brut, le Vivre Ensemble est aussi temporel, et il faut marquer ici cette case : “vivre en même temps que…”, “vivre dans le même temps que…” = la contemporanéité. Par exemple, je puis dire sans mentir que Marx, Mallarmé, Nietzsche et Freud ont vécu vingt-sept ans ensemble. Bien plus, on aurait pu les réunir dans quelque ville de Suisse en 1876, par exemple, et ils auraient pu – ultime indice du Vivre ensemble – “discuter ensemble”. […] Cette fantaisie de la concomitance veut alerter sur un phénomène très complexe, peu étudié, me semble-t-il : la contemporanéité. De qui suis-je le contemporain ? Avec qui est-ce que je vis ? Le calendrier ne répond pas bien. C’est ce qu’indique notre petit jeu chronologique – à moins qu’ils ne deviennent contemporains maintenant ? À étudier : les effets de sens chronologique (cf. illusions d’optique). On débouchera peut-être sur ce paradoxe : un rapport insoupçonné entre le contemporain et l’intempestif – comme la rencontre de Marx et Mallarmé, de Mallarmé et de Freud sur la table du temps.12

5Je reviendrai plus loin sur certains détails de cette citation. Pour l’instant, je voudrais indiquer que mon propos consistera simplement à envisager à mon tour une concomitance analogue sur la « table du temps » : celle de Barthes et Benjamin. Je ne le ferai pas tant pour suggérer qu’ils auraient pu tous deux se croiser dans le Sud de la France en 1940 que pour considérer chez eux l’élaboration convergente d’une pensée de la temporalité qui cherche justement à saisir le rapport entre le contemporain et l’intempestif, ou plus exactement : qui cherche à saisir la contemporanéité comme intempestivité.

II

6Je commencerai par examiner les surfaces de contact effectif entre les textes benjaminiens et barthésiens. Celles-ci sont minces, au nombre de trois dans les œuvres publiées du théoricien français. Avant 1971 et la nouvelle parution augmentée de ses Œuvres choisies13, la réception de Benjamin en France demeure limitée, sinon tout à fait confidentielle. Ce n’est donc pas sans étonnement qu’on découvre le nom du philosophe allemand sous la plume de Barthes en 1960, même si l’on est moins surpris de le lire dans la préface à une traduction de Mère courage et ses enfants14 : Brecht représente en effet une référence majeure pour les deux auteurs. Mais en épinglant d’emblée la question de la citation dans le texte benjaminien encore largement inconnu, Barthes fait preuve d’une sensibilité très fine aux opérations philosophiques essentielles de Benjamin.   

7Après cette découverte précoce, il semble que les choses en restent là : on ne trouvera que deux autres mentions de Benjamin, en 1979 et 1980, lors de brefs entretiens journalistiques. Une première fois, pour évoquer en passant et de loin le texte « Pour une critique de la violence » (1921) : alors qu’il vient d’affirmer qu’il est « juste de dire qu’il y a une violence de la loi, des lois, une violence des polices, de l’Etat, du droit », Barthes ajoute : « C’est un thème qui doit être rappelé, car il a reçu un traitement politique et culturel de la part de penseurs tels que Sorel, Walter Benjamin, sans parler de Marx »15. Le rappel n’ira pas jusqu’à la citation ou au commentaire ; on s’en tient à la mention d’un nom qui, à la différence de Marx et Sorel déjà devenus classiques, a manifestement encore besoin de se soutenir de son prénom. L’autre évocation concerne vraisemblablement la « Petite histoire de la photographie » (1931) – singulièrement absente de La Chambre claire16 – au fil d’un interview donné au magazine Le Photographe, pour dire que la photographie est « une sorte de parente pauvre de la culture : personne ne la prend en charge. Il y a peu de grands textes de qualité intellectuelle sur la photographie. J’en connais peu. Il y a le texte de W. Benjamin, qui est bon parce qu’il est prémonitoire. »17 La clausule sonne presque comme une réserve à l’affirmation de la qualité du texte : s’il est « grand », il le doit peut-être moins aux propriétés intrinsèques de sa réflexion qu’à une sorte de don de voyance. Anticipant le devenir de la photographie, Benjamin aurait ainsi été en avance sur son temps et par là, non seulement le précurseur mais bien le contemporain de Barthes ou de Sontag (dont le nom est ajouté en note après coup, au moment de la publication de l’entretien).

8Sur les quelques cinq mille pages que comptent les Œuvres complètes de Barthes, ces trois occurrences semblent donc indiquer une présence très marginale du philosophe allemand. À y regarder de plus près – ou plus exactement : un peu à côté – on découvrira cependant d’autres marges où le nom de Benjamin s’inscrit avec davantage d’insistance : celles du second cours au Collège de France. On le rencontre en effet à neuf reprises dans le cours sur le Neutre, aux entrées suivantes : « La bienveillance » (18 février 1978), « La délicatesse » (4 mars 1978), « L’affirmation » (4 mars 1978), « La colère » (18 mars 1978), « Les idiosphères » (25 mars 1978), « La conscience » (1er avril 1978), « La retraite » (13 mai 1978) et « L’arrogance » (20 mai 1978). L’année suivante, dans le cours intitulé La préparation du roman, Benjamin sera nommé une dernière fois, le 27 janvier 1979.

9On peut noter que Barthes ne convoque pas dans son enseignement n’importe quel Benjamin : parmi les textes alors disponibles en français, c’est peut-être le moins conceptuel, assurément le plus autobiographique qui vient soutenir les figures du neutre : le protocole de drogue « Hachisch à Marseille » (1932). Il s’agit également de l’un des rares articles publiés en traduction française du vivant de son auteur18. L’ivresse (Rausch) dont il traite est certes un thème qui occupe une place importante dans l’œuvre de Benjamin19, et le dernier fragment de Sens unique, « Vers le planétarium », en fait le truchement d’une conjonction entre le plus proche et le plus lointain, l’instrument d’une communication avec le cosmos et d’une expérience de la communauté, qui sont autant de modalités préparant le partage d’un temps commun20. Ce que Barthes retient de « Hachisch à Marseille », c’est d’abord la modification du rapport aux autres provoquée par l’ivresse de la drogue, entraînant ce qu’il identifie comme de la bienveillance21, de la politesse22, une suspension de l’affirmation23 et une dépropriation de soi24. Il s’en dégage autant de formes d’un « vivre selon la nuance »  dans l’horizon duquel se place le projet du cours sur le Neutre25 – et la seule citation de Benjamin dans le cours sur La préparation du roman concernera, elle aussi, la nuance26.

10Pour Benjamin, l’ivresse semble bien une manière de répondre à la question barthésienne « comment vivre ensemble ? », en ceci qu’elle ouvre au bonheur d’être en commun : « Il ne pouvait plus être question de solitude. Etais-je à moi-même ma propre compagnie ? Non pas tout à fait, pas si ouvertement que ça. Si tel avait été le cas, je ne sais pas si j’aurais été aussi heureux. »27 Et de fait, bien qu’elle soit sans partage, l’ivresse conduit Benjamin à apercevoir partout des gens de sa connaissances. Ce sentiment de compagnie (Gesellschaft), Barthes va lui donner encore une autre réalité en arrachant l’expérience benjaminienne à la solitude d’un texte isolé pour la faire entrer en dialogue avec celle des quelques écrivains qu’il réunit sur la table du neutre : Baudelaire (pour ses Paradis artificiels) et de Quincey (pour ses Confessions d’un mangeur d’opium). D’un pareil compagnonnage se dégage alors une seconde ivresse, livresque celle-ci, c’est-à-dire livrée à la littérature comme « maîtresse des nuances »28 : un plaisir de lire la conjonction des voix singulières évoquant une expérience commune.

III

11Je voudrais m’arrêter encore sur un autre passage de « Hachisch à Marseille », où Benjamin revient sur la dissipation de la solitude et l’émergence de rapports de fraternité tout autour de lui. Il décrit notamment comment des visages amis se laissent soudain reconnaître parmi les passant, de sorte que se rassemblent dans la proximité d’un même espace des êtres pourtant dispersés et lointains. Mais cette disposition à la communion s’avère plus profonde encore, tandis qu’elle affecte également la temporalité, mêlant les époques, annulant l’irrévocablilité du passé pour laisser revenir les morts parmi les vivants : « Ici, à ce stade de profonde absorption, passèrent deux silhouettes – bourgeois, voyous, que sais-je ? – sous les traits de “Dante et Pétrarque”. “Tous les hommes sont frères.” »29 – Et ils le sont par-delà les abîmes du temps, comme l’auteur de la Divina Commedia le fut lui-même autrefois de Virgile.

12Les deux poètes florentins resurgissent dans les rues de Marseille comme une image rémanente de la littérature, l’indice de cette contemporanéité intempestive des foules qui l’habitent et dont nous faisons l’expérience à la fréquenter. Barthes fut lui aussi sensible à cette capacité des textes littéraires de soustraire même leurs morts à l’alternative de la vie et de la mort. Pour l’aborder, c’est à un autre texte de Benjamin qu’il fait appel lors de la séance du 20 mai 1978. Son propos dénonce alors une double arrogance : celle de la mémoire qui juge le cadavre pour le condamner, et celle de l’oubli qui en émarge tout ce qui ne trouve pas sens au regard du présent. Barthes commence par envisager la possibilité d’échapper à l’alternative paradigmatique souvenir/oubli qui assigne aux êtres une place déterminée et définitive sur la ligne du temps (passé/présent) : « Peut-être un lieu où cette mémoire non arrogante est postulée : une fois de plus : la littérature. » En effet, les personnages littéraires se révéleraient être moins « immortels » que « non touché[s] par la mort = hors paradigme. »30 Le critique ajoute alors : 

Walter Benjamin a bien vu cette mémoire spécifique du personnage de roman : “immortalité de la vie du prince Muichkine…  Cette vie ne saurait s’éteindre… La vie immortelle <je dis : hors paradigme> est inoubliable, tel est le signe auquel nous la reconnaissons. C’est la vie qui, sans monument commémoratif, sans souvenir, peut-être même sans témoignage, échapperait nécessairement à l’oubli…” Je complète : la vie de qui a été aimé mémoire de l’amour, la seule qui soit hors de l’arrogance. [En marge : Benjamin, 117]31

13Barthes ne déploie pas les paradoxes de la remarque de Benjamin – à savoir que c’est sans traces que la vie demeure inoubliable, et que l’inoubliable est précisément la seule trace d’une telle immortalité – pour la raison, peut-être, qu’il veut la lire hors du paradigme mémoire/oubli et, partant, hors de toute tension contradictoire. Immortel en ce sens que « n’ayant pas réellement vécu, il ne peut être réellement mort »32, le prince Muichkine n’a pas la littérature pour tombeau ; il peut demeurer contemporain parce qu’il ne s’épuisa en aucune actualité ; et le unvergeßlich (inoubliable) se renverse dans le texte benjaminien en unvergänglich (ce qui ne passe point). « Du prince Mychkine on peut dire […] que sa personne s’efface derrière sa vie comme la fleur derrière son parfum ou l’étoile derrière son scintillement »33, écrivait Benjamin en une image que Giorgio Agamben semble avoir radicalisée lorsqu’il affirme que dans l’obscurité du ciel, nous sommes contemporains de l’invisible lumière en provenance de ces astres basculant si vite dans le lointain que leur scintillement ne peut jamais nous rejoindre, pas même comme le témoignage tardif de leur disparition.34 Benjamin ne va ni ne veut aller aussi loin : c’est qu’il tient, en saturnien, à la compagnie de ces spectres phosphorescents, à leur faible rayonnement qui nous parvient encore depuis le fond du temps. Le tropisme qui l’oriente vers l’histoire s’allumera à de telles lueurs.

IV

14 Lors de la même séance du 20 mai 1978, Barthes identifie une autre figure de la mémoire sans arrogance, dans l’« ambition » pourtant démesurée de Jules Michelet qui vise à « rendre la mémoire à tout : ambition folle, car paradisiaque temps transparent et total, vue quasi mystique : le Neutre, non par oubli, mais par mémoire “panique”. »35 Or je voudrais suggérer que c’est précisément à reconnaître en une panmnésie la fin désirable de toute relation « éthique »36 au passé que Barthes s’approche au plus près de Benjamin : là où se dessine leur commun désir d’une omni-contemporanéité.  

15Le rapport de Michelet à l’histoire fascine Barthes depuis longtemps déjà, bien avant les cours au Collège de France. Il lui consacre son premier grand essai, publié en 1951 dans la revue Esprit37. Trois ans plus tard paraît dans la collection des « Ecrivains de toujours » son Michelet. Parmi les traits saillants de ce portrait de l’historien par ses textes, se dégagent notamment sa volonté de sauvetage du passé et son projet de renouer avec les générations disparues les liens d’une « grande fraternité des morts »38, d’instaurer « une sorte de communion primitive avec les morts »39, les réintégrant ainsi parmi le monde des vivants : « Il y a au cœur de tout mythe résurrectionnel (et l’on ne connaît que trop cette ambition de l’Histoire micheletiste) un rituel d’assimilation. »40 L’œuvre historienne qui accomplit ce rituel semble obéir à un impératif de justice, à une exigence de réparation à l’endroit de « chaque mort de l’histoire » ; Barthes évoque alors la « magistrature » d’un Michelet-Œdipe voué à « compléter par une action magique ce que leur vie a pu avoir d’absurde et de mutilé »41 – une formule qu’on croirait presque avoir lue dans les Minima moralia d’Adorno. Procédant « à reculons », rassemblant ce que le temps a dispersé et la vie morcelée, tel « un démiurge qui lie ce qui était épars, discontinu, incompréhensible » 42, l’historien prend en charge une tâche qu’ont remise entre ses mains les disparus. Barthes la met en évidence dans la préface au second tome de L’Histoire du XIXe siècle (1872) : 

Oui, chaque mort laisse un petit bien, sa mémoire, et demande qu’on la soigne. […] L’histoire accueille et renouvelle ces gloires déshéritées ; elle donne vie à ces morts, les ressuscite. Sa justice associe ainsi ceux qui n’ont pas vécu en même temps, fait réparation à plusieurs qui n’avaient paru qu’un moment pour disparaître. Ils vivent maintenant avec nous qui nous sentons leurs parents, leurs amis. Ainsi se fait une famille, une cité commune entre les vivants et les morts.43

16Ce geste que décrit Michelet, par lequel il s’efforce de faire communier le passé et le présent en une même contemporanéité, les lectrices et lecteurs de Benjamin n’auront pas manqué d’y reconnaître l’analogon de l’opération de « l’historien matérialiste » des thèses Sur le concept d’histoire (1940). Ce dernier est en effet invité, dans la deuxième thèse, à se montrer sensible au « souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier », pour rédimer leurs vies passées en usant de la « faible force messianique » qui lui est accordée et « sur laquelle le passé fait valoir une prétention »44. On lit ainsi dans le dernier texte du philosophe une volonté de fraternité avec les morts et les vaincus de l’histoire qu’anime un désir de restitutio in intergrum pour lequel « l’image du bonheur est tout entière colorée par le temps dans lequel il nous a été imparti de vivre »45. Or cela signifie que le bonheur n’est possible que dans la figure du contemporain. Et telle est l’expérience de l’histoire que fait l’historien matérialiste, celle d’un temps saturé de contemporanéité intempestive à saisir : 

Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre.46

17Seule une « mémoire “panique” » peut être ponctuelle à ce rendez-vous qui annule l’irrévocable différence des temporalités, ou – pour le dire avec la troisième thèse – seule le peut la mémoire d’une « humanité rédimée [à qui] échoit pleinement son passé. C’est-à-dire que pour elle seule son passé est devenu entièrement citable. »47 Hors de l’horizon de cette citation intégrale, c’est la mémoire arrogante qui menace, celle qui condamne le cadavre et voue à l’oubli, tandis qu’elle célèbre le « cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui gisent à terre »48, au point que « même les morts ne seront pas en sûreté »49.

18La perspective panoramique embrassant la mémoire panique50 se dégage chez Benjamin depuis le regard de l’Ange de l’histoire (Thèse IX), qui avance lui aussi « à reculons », résistant au souffle du progrès qui l’emporte et désireux de « réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré »51. Il ne s’agit pas là d’un regard empathique ; l’empathie est précisément « la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu »52 parce qu’elle inscrit le rapport au passé sous le signe de l’identification mélancolique à l’objet perdu, qui est toujours le trophée des vainqueurs. Cette affection, à laquelle Benjamin donnera le nom d’acedia dans la septième thèse, fait obstacle à la solidarité de l’historien avec la « tradition des vaincus », le plongeant dans l’impuissance face à l’« image ‘éternelle’ du passé », quand il devrait au contraire rester « maître de ses forces » pour la faire éclater. Et de même Barthes souligne-t-il, à l’ouverture du cours de 1976-1977, que l’acédie forme ce point où « on ne peut plus investir dans les autres, dans le Vivre-avec-quelques-autres »53 : un impouvoir, donc, qui entrave également une solidarité. Car l’acédie affecte et défait le vivre-ensemble idéal, sa forme distanciée et idiorythmique, c’est-à-dire la contemporanéité entendue comme partage d’un tempo commun scandant de façon lâche les rythmes singuliers54.

19Le rapport au passé, auquel l’Ange de la neuvième thèse prête son visage, conduit Benjamin à considérer une temporalité qui prenne congé des représentations du temps comme succession linéaire, « homogène et vide » de moments tous équivalents : dans une telle représentation, seul le présent – celui des maîtres du jour – accorde ou dénie aux instants passés leur valeur. On sait que Benjamin substitue à cette conception de l’histoire, toute entière orientée vers et par le présent, l’idée d’un temps « saturé » de possibilités révolutionnaires et messianiques, tel qu’en chaque instant historique la révolution aurait pu avoir lieu, et tel que chaque instant passé soit visé par la révolution à venir qui viendra le rédimer. Barthes lisant Michelet appelait cela « compléter par une action magique ce que [la] vie [des morts] a pu avoir d’absurde et de mutilé ».

20En ce sens, la temporalité benjaminienne a la structure d’une contemporanéité intempestive : l’inactuel, ce dont aucun présent (le nôtre ou ceux du passé) n’épuisa l’actualité, demeure contemporain à chaque point de l’histoire, qu’il hante de potentialités auxquelles nous sommes encore appelés à répondre. – Mais Michelet n’évoquait-il pas lui aussi la nécessité pour l’historien d’« entendre les mots qui ne furent jamais dits, qui restèrent au fond des cœurs » ? Cette puissance d’actualisation tenue en réserve par l’histoire, Benjamin la voyait poindre dans « le présent comme “à-présent” [Jetztzeit], dans lequel se sont fichés des éclats du temps messianique »55. Depuis la perspective de l’Ange – ou à l’échelle du temps cosmologique que Benjamin évoque dans la dernière thèse –, l’histoire tout entière se condense en un seul instant : « L’à-présent qui, comme un modèle du temps messianique, résume en un formidable raccourci l’histoire de l’humanité, coïncide exactement avec la figure que constitue dans l’univers l’histoire de l’humanité. »56 De ce constat, Benjamin dégage une figure kaïrotique du temps, chargé des occasions inactuelles mais contemporaines de rendre une justice intégrale à l’histoire, en chacun de ses instants.

21Or cette figure kaïrotique ressemble à s’y méprendre à celle qui, chez Michelet, retenait l’attention de Barthes, celle d’une contemporanéité de la Révolution saturant tous les instants de l’histoire : 

Il a compris que la Révolution était une totalité qui nourrissait chaque minute de l’histoire et qu’on pouvait par conséquent la poser à n’importe quel point du temps sans troubler pour cela l’ordre profond des événements : elle y était toujours à sa place.57

22Lors de la séance du 27 mai 1978, Barthes fit du kairos l’opérateur d’une « temporalité légère, trouée, mobile, inflexionnelle, fragmentuelle », avant d’ajouter qu’« il s’agit de défaire le temps du système, d’y mettre des moments de fuite, d’empêcher que le système prenne »58. Empêcher que le système ne prenne et que la roue de l’histoire ne se mettre à tourner indéfiniment dans le vide, n’est-ce pas là l’intention de l’historien matérialiste chez Benjamin, qui « dépeint l’expérience unique de la rencontre avec [le] passé » et, pour cela, « ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps »59 ? Et lorsque que le philosophe affirme, pour conclure sa dernière thèse, que dans la conception judaïque du temps qu’il prend pour modèle, « chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer », n’affirme-t-il pas lui aussi que l’interruption du cours du monde est à sa place en tous points de l’histoire ?

23Dans le détail, – et certes le détail demeure, pour Barthes comme Benjamin, le lieu où réside l’essentiel – on ne saurait éluder tous les traits par lesquels les deux auteurs se distinguent. Ainsi la fin de la leçon sur le kairos suggère-t-elle que celui-ci soit accepté dans « la fragilité, la ‘périssabilité’, la contingence, le ‘une seule fois et c’est fini’ » qui le caractérise ; or chez Benjamin, le Vergängnis, le périssement de toutes choses60, est justement ce à quoi ne peut se résoudre l’Ange. De même, on peut se demander dans quelle mesure le projet de Michelet (tel que Barthes le présente) et celui de Benjamin ne divergent pas dans la finalité qu’ils accordent au travail historien : pour le premier, la magistrature de l’historien métamorphose celui-ci en un Œdipe qui délivre la signification des vies échappée à celles et ceux qui les vécurent, de sorte que lorsqu’elles « commencent à comprendre leur destin […] les ombres se saluent et s’apaisent [et] laissent refermer les urnes. Elles s’en vont, bercées de mains amies, se rendorment et renoncent à leurs songes. »61 Le réveil des morts n’est alors qu’un arrachement temporaire, placé sous le signe du sens que délivre cet Œdipe aux fantômes pour les apaiser et les conjurer. Benjamin insiste sur le caractère d’état d’exception continuel en quoi consiste l’histoire jusqu’aujourd’hui encore (Thèse VIII), évoque l’attitude réservée que prend l’historien matérialiste devant le cortège triomphant des maîtres qui traverse les époques, et reconnaît dans les monuments de la culture des « témoignages de barbarie » (Thèse VII) : tout cela laisse douter que la tâche historienne consiste pour lui à délivrer une signification historique supérieure où les spectres issus des rangs de la « tradition des opprimés »62 trouveraient quelque apaisement. L’interruption messianique-révolutionnaire de l’histoire, comme le regard de l’historien qui vient « recueillir et conserver »63, ne prennent pas tant place dans l’horizon de la signification64 que dans celui de la rédemption.

V

24On pourrait marquer d’autres lieux où l’on verrait les pensées barthésienne et benjaminienne emprunter des voies opposées – il y en a plus d’un, évidemment, ne serait-ce que parce que les contextes intellectuels et culturels immédiats qui furent les leurs étaient largement différents. Mon propos n’est pas d’affirmer une identité de position, mais de suggérer que les deux auteurs partagent une sensibilité historique qui les conduit à envisager une contemporanéité possible du présent et de l’inactuel. Le temps kaïrotique et son pendant, la mémoire panique, dessinent en leurs textes les foyers de lignes convergentes dont certaines, chez Barthes, cheminent par le prisme de Michelet. Benjamin a lui aussi lu le grand historien de la Révolution, mais il mentionne d’autres textes que ceux qui concentrent l’attention de Barthes : ainsi le Passagenwerk cite-t-il presque exclusivement Le Peuple (1846), si l’on excepte la citation mise en exergue de Paris, Capitale du XIXe siècle (1935) – « Chaque époque rêve la suivante » – tirée d’un fragment de 1839, paru en 1929 dans la revue Europe65 (Benjamin écrira d’ailleurs de Michelet qu’il est « un auteur dont une citation, peu importe où elle se trouve, fait oublier le livre où on l’a rencontrée »66). Michelet ne constitue donc pas au sens strict une source commune immédiate, la souche partagée d’un arbre généalogique intellectuel qu’on pourrait attester afin d’établir l’objectivité d’un rapprochement. La rencontre de Benjamin et Barthes sur la table du temps est davantage un effet de leurs écrits que la condition de ceux-ci ; comme l’histoire, elle est « l’objet d’une construction »67. Une telle construction semblera peu légitime aux yeux de l’historien qui compose son récit en « égren[ant] la suite des événements comme un chapelet »68. Pour celui-ci, les idées et les morts doivent s’en tenir au seul instant qui leur fut imparti, assignés à leurs places définitives et aussi distantes entre elles que les étoiles dans le ciel ; mais Barthes comme Benjamin tracent des lignes entre les minuscules points lumineux pour esquisser des ponts, des réseaux, des constellations sur la marge obscure du firmament. L’éclat de leurs pensées ne doit rien à la rigueur philologique, mais au geste qui peut faire de Brecht, de Dostoïevski et des sophistes antiques des contemporains les uns des autres.

25Benjamin et Barthes ont manqué de pouvoir se connaître, sinon dans les marginalia des ultimes travaux du critique français. Percevoir qu’ils furent « ponctuels à un rendez-vous qu’[ils] ne [pouvaient] que manquer »69, c’est là une tâche qui n’échoit qu’à nous70, tard venus. Dans la leçon inaugurale du cours Comment vivre ensemble, Barthes notait que le calendrier rend très improprement compte de la concomitance d’auteurs tels que Marx, Freud et Mallarmé, avant d’ajouter : « – à moins qu’ils ne deviennent contemporains maintenant ? »71 J’ai fait mienne ici cette hypothèse, pour lire Barthes et Benjamin depuis une distance qui, sans effacer tout à fait les nuances de leurs idiosyncrasies respectives, laisse apparaître pour nous aujourd’hui les traits qui les relient. Cette lecture ne se fonde pas sur les coordonnées calendaires, mais part de la rémanence des figures de leur sensibilité historique, par laquelle aucun des deux ne s’épuise tout à fait dans l’époque qui fut la sienne.

26En 1951, à peine une décade après la mort à Port-Bou du philosophe berlinois, un jeune théoricien, de 23 ans son cadet, écrivait ceci : « Car si les objets peuvent être dérivés de leur ligne temporelle pour se juxtaposer dans un champ de perception, c’est qu’il y a en eux quelque chose qui résiste au Temps. »72 Cette résistance définit l’inactualité d’une pensée, sa puissance de hantise et de resurgissement, par où elle est capable de court-circuiter le déroulement continu du temps historique, homogène et vide, où rien n’arrive jamais – et c’est là, en ce point de résistance, que loge ce qui fait de Barthes et de Benjamin non seulement des contemporains l’un pour l’autre, mais peut-être bien encore nos contemporains intempestifs.