Colloques en ligne

Lise Charles

Le babil indiscret de Jupiter : de la Querelle d’Homère aux théories modernes du suspense

[…] lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince qui se puisse imaginer ; il s’agissoit de la réputation d’un vieux poëte grec, dont depuis deux mille ans on ignore la patrie aussi bien que le tems de sa mort.

Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXXIV

1Figure paradoxale, la prolepse est à la fois un procédé d’avance et de retardement. Pour le formuler trivialement, on peut y voir un moyen d’avancer un événement, donc de ruiner le suspense ou la surprise, mais aussi un moyen de retarder ce même événement en ne l’évoquant qu’allusivement, donc de provoquer le suspense. Autrement dit, la prolepse, en nous donnant un fantôme d’événement, nous fait sentir que nous ne le possédons pas vraiment. C’est pourquoi on pourra lire d’un côté que « le souci de suspens narratif […] s’accommode mal d’une telle pratique1 » et d’un autre que la prolepse est « capable de créer du suspense2 ». Les rapports difficiles de la prolepse avec le suspense et la surprise, souvent étudiés aujourd’hui par les théoriciens de la tension narrative, ont été précisément examinés dès le xviiie siècle, à l’occasion de la Querelle d’Homère.

2Après la première Querelle des Anciens et des Modernes, qui avait trouvé sa conclusion en 1694, une seconde querelle s’est ouverte durant l’année 17113. Son origine est la traduction de l’Iliade publiée par Anne Dacier. En 1714, Houdar de La Motte, qui ne connaît pas le grec, corrige massivement cette traduction, l’abrège, la versifie4 et fait précéder sa Nouvelle Iliade d’un Discours sur Homère, où il souligne les défauts du poète. Une nouvelle querelle débute alors.

3Parmi les diverses critiques adressées à Homère par La Motte dans son Discours sur Homère, l’une d’entre elles est débattue, plus ou moins brièvement et de manière plus ou moins fragmentée, dans presque tous les discours qui suivent : il s’agit de la question des anticipations. Selon La Motte, Homère « prévient » trop souvent et trop précisément ses auditeurs sur les événements à venir dans son poème :

C’est peu pour lui de préparer les événements, il les annonce sans ménagement et même, plus d’une fois, avant que de les mettre sous les yeux. S’il fait combattre les armées, on sait d’avance de quel côté demeurera l’avantage. S’il met deux Héros aux mains, on sait qui doit périr & qui doit vaincre. On ne craint rien pour l’un, on n’espère rien pour l’autre5.

4Il prend comme exemple le long discours que fait Jupiter à Junon au chant xv de l’Iliade.Jupiter a été trompé par son épouse, qui l’a endormi afin de secourir les Grecs. Il se réveille furieux et prédit la suite de l’histoire : mort de Patrocle, de Sarpedon, vengeance d’Achille… et chute de Troie. La Motte commente ainsi ce passage :

Jupiter même dans le milieu du poème, pour faire parade de prescience & de pouvoir, fait aux Dieux un abrégé exact de tout le reste de l’action ; de sorte qu’on est tenté d’en demeurer là, et qu’on ne s’engage qu’avec peine dans un détail devenu indifférent, dès que les points essentiels en sont connus6.

5De ses observations sur Homère, La Motte passe à une réflexion générale et théorique. Selon lui, « la prévoyance des événements intéressants […] épuise peu à peu [le cœur humain], de manière que quand ils arrivent, ils font une impression plus ou moins languissante, selon qu’on les a plus ou moins prévus ». Sa conclusion est générale et prescriptive, elle porte sur les ouvrages « dont le but est de toucher » :

[…] il faut dans un ouvrage dont le but est de toucher, ménager aux événemens toute l’impression qu’ils peuvent faire ; soutenir toûjour dans son lecteur une inquiétude agréable sur le sort des personnes qui l’intéressent, une curiosité vive sur la suite des avantures qui l’attachent, au lieu d’émousser sa sensibilité par des préparations trop évidentes, & ce qui seroit encore pis, quoiqu’Homére l’ait fait, par une prédiction toute crue des actions que l’on doit décrire7.

6Anne Dacier répond en défendant la fonction dramatique de ces mêmes annonces et un long débat s’engage.

7Avant d’entrer dans le détail de la Querelle, notons que le passage incriminé avait déjà mis mal à l’aise les scholiastes de l’Iliade8, qui cherchaient eux aussi à en justifier la fonction. Tous les passages proleptiques ne suscitent pas cette réaction de leur part. C’est ainsi que le passage du chant xii (v. 113-117) de l’Iliade où le poète annonce qu’Asios va être tué par Idoménée fait l’objet d’un commentaire élogieux :

C’est en accord avec la technique rhétorique ordinaire de dire en avance à la fois qu’il y aura un meurtre et par qui il sera fait, afin de rendre le lecteur curieux de lire aussi ce qui précède9.

8De même, à propos du fameux passage du chant xi où le poète annonce la mort de Patrocle en disant seulement « et ce fut le début de son malheur », un scholiaste note :

La prolepse [anaphônèsis] donne des ailes à l’auditeur, qui a hâte de savoir quel était ce « malheur ». Il parvient à susciter notre attention grâce à un petit indice : en effet, s’il avait été plus long, il aurait détruit le discours qui suit et aurait émoussé le poème10.

9Si le discours de Jupiter pose problème, c’est certainement parce qu’il est long et porte sur des éléments centraux de l’intrigue épique. Un argument pour le défendre est d’invoquer le besoin de rassurer les auditeurs grecs, qui craignent pour leurs compatriotes : Jupiter annonçant la déroute des Troyens permettrait aux Grecs d’écouter la suite du poème avec moins d’angoisse. À propos de la réplique de Jupiter, on lit ainsi dans une scholie :

[…] il faut donc dire que l’anticipation est un procédé : c’est par exemple lorsqu’Ulysse annonce à Télémaque le massacre des prétendants et que le massacre est pourtant de nouveau raconté en montrant les faits mêmes… En outre, [Homère] encourage l’auditeur en évoquant la prise de Troie : car qui aurait supporté d’assister à l’incendie des navires grecs et à la fuite d’Ajax, s’il n’avait pas eu présent à l’esprit que ceux qui en étaient responsables allaient être vaincus11 ?

10L’absence de cet argument dans la défense d’Homère au xviiie siècle s’explique sans doute par le fait que le lectorat d’Ancien Régime craint autant pour Hector que pour Achille12. De manière générale, à aucun moment les auteurs français du xviiie siècle ne cherchent à adopter un point de vue endogène, à se mettre à la place des auditeurs de l’époque.

11D’autres scholiastes choisissent l’athétèse, le rejet des vers jugés fautifs. Ainsi un scholiaste compare-t-il les vers du chant xv, qu’il trouve maladroits, à celui du chant xi où le poète annonce élégamment la mort de Patrocle :

[…] à partir d’ici, et jusqu’au v. 77, Zénodote n’écrit pas ; en effet, ces vers ressemblent à un prologue d’Euripide ; or, le poète est habile et, quand il anticipe, il ne met qu’un indice, « ce fut le début de son mal » (xi, 604)13.

12Si le scholiaste compare ce passage aux prologues d’Euripide, c’est que ces derniers sont connus (et souvent blâmés) pour annoncer dans le détail le déroulement des pièces. Partant du principe qu’Homère est fondamentalement « habile » et qu’il ne fait de prolepses que discrètes, le scholiaste émet l’hypothèse que les vers sont interpolés et doivent être athétisés. Les érudits antiques ont donc eu recours au même procédé que La Motte, l’athétèse, mais dans une idée bien différente : les scholiastes pensaient ainsi respecter le texte premier, tandis que l’auteur français avait l’ambition de produire un texte supérieur au texte homérique.

13Au xviiie siècle, le débat tourne autour de sept thèmes principaux. Les trois premiers sont au cœur de la controverse, tandis que seuls les défenseurs d’Homère argumentent sur les quatre autres.

1. Le quoi et le comment (what suspense et how suspense)

14Les deux partis divergent tout d’abord dans la description du passage incriminé. Pour La Motte, les vers du chant xv constituent un « abrégé exact » du reste de l’action. Pour Dacier, au contraire, il ne s’agit que d’un « léger crayon » des événements à venir : « ce leger crayon que Jupiter donne de la fin du Poëme, bien loin d’esteindre la curiosité, ne fait que l’enflammer ». Si la curiosité est enflammée, c’est parce qu’on ne connaît pas le détail des événements :

Il y a deux sortes de surprises, l’une quand on voit arriver tout d’un coup des choses ausquelles on n’a point esté préparé, & qui n’ont pas esté annoncées ; & l’autre quand il en arrive qui ont veritablement été annoncées, mais dont on a caché les moyens qui doivent les amener14.

15De même, Jean Boivin écrit au sujet du lecteur qui a lu les annonces contenues dans l’Iliade :

[…] s’il sçait ce qui doit arriver, il ne sçait ny quand, ny comment ; il espere du moins quelque délay, quelque dénouëment, quelques circonstances favorables. C’en est assez pour l’interesser & pour le tenir en haleine15.

16En effet, ajoute-t-il, « Jupiter prédit ce qui arrivera : mais il ne marque ny le jour, ny l’heure, ny les circonstances ».

17Pour reprendre un vocabulaire anglo-saxon contemporain, nous dirions que ce qui est pour La Motte un foretelling, une annonce précise, est pour Mme Dacier un foreshadowing16, une annonce esquissée. Il y aurait ainsi deux pôles entre la précision et l’esquisse et, en passant de l’un à l’autre, la curiosité (qui est alors un autre nom du suspense) serait détruite ou favorisée. Dans sa réécriture de l’Iliade, La Motte prend soin de supprimer toutes les prolepses qu’il juge trop longues, mais maintient celles qui sont suffisamment brèves : il semble donc qu’il y ait un consensus, entre les deux partis, sur le fait qu’une annonce brève et peu détaillée n’est pas gênante pour la suspension, voire qu’elle la favorise. On ne s’entend pas, par contre, sur ce qu’est une annonce peu détaillée.

18Dans ses remarques sur le chant xv de l’Iliade, Alexander Pope reprend et développe la métaphore du dessin employée par Dacier, en la faisant précéder d’une comparaison architecturale. Il oppose, d’une part, les romans, dont le principal plaisir réside dans les péripéties inattendues, et, d’autre part, les récits historiques et épiques :

Dans ces types d’écriture, une grossière connaissance préalable des événements décrits n’étouffe nullement notre curiosité, mais, au contraire, donne plus d’envie de connaître le détail. C’est évident dans un bon récit historique, où d’ordinaire le lecteur a d’autant plus de joie qu’il connaît par avance avance les faits décrits […]. Il en va de même dans un poème épique ; là, comme si notre connaissance historique préalable ne suffisait pas, les poètes les plus habiles ne manquent jamais d’exciter la curiosité du lecteur par quelques légères esquisses de leur plan ; comme les contours d’un beau tableau, elles susciteront inévitablement en nous un désir plus grand de le voir avec ses couleurs finales17.

19L’idée qu’un « léger crayon » enflamme la curiosité plutôt qu’il ne l’éteint est promise à une longue postérité. Sont mises en place les théories qui donneront lieu à la fameuse distinction du xxe siècle entre how suspense et what suspense. La prolepse, en apportant un savoir en avance, souligne aussi une ignorance, en évoquant le chemin mystérieux qui reste à parcourir jusqu’à l’accomplissement de l’événement annoncé.

2. La surprise et le merveilleux

20Mais ce critère du degré de précision de l’annonce comporte une part de subjectivité. C’est pourquoi Dacier ajoute un argument plus fort. Selon elle, quand bien même l’annonce serait un abrégé exact, quand bien même elle serait infiniment précise, ce ne serait pas un problème pour la surprise. Il existe en effet selon elle un type particulier de surprise, lié au merveilleux, et indépendant du savoir ou de l’ignorance préalables du lecteur. Anne Dacier se fonde sur un passage de la Poétique d’Aristote, que son mari André a traduite et commentée une vingtaine d’années plus tôt et qu’elle cite dansDes causes de la corruption du goût :

Il n’y a qu’à entendre sur cela le précepte d’Aristote, quand il parle de ces surprises qui doivent regner dans le Poëme Epique, & dans le Poëme Dramatique. La terreur & la compassion, dit-il, viennent de la surprise, quand les choses naissent les unes des autres contre nostre attente, car le merveilleux se trouve bien plus dans celles-là que dans celles qui arrivent sans dessein & à l’aventure..... Il s’ensuit donc de là necessairement que les Fables où l’on observera cette conduite, seront toûjours les plus belles18.

21Elle le commente ainsi :

Voilà donc les surprises jugées necessaires dans le Poëme. Et Homere ne les a nullement évitées, comme il plaist à M. de la M. de le luy reprocher. […] que Jupiter annonce qu’il va relever la gloire d’Agamemnon, & qu’un tel Heros va perir, cela n’est point du tout contraire à cette surprise, car le merveilleux qui naist de cet enchaînement de choses, s’y trouve toûjours.

22La traduction d’André Dacier infléchit un peu le texte d’Aristote : elle établit une équivalence entre deux termes, surprise et merveilleux, là où Aristote n’emploie qu’un terme, to thaumaston (ce qui suscite l’étonnement19), avec l’adjectif thaumasiôtata20. Le texte pose un autre problème : comment les choses peuvent-elles naître « contre notre attente » si elles nous ont été annoncées ? C’est peut-être dû à une ambiguïté de la traduction de Dacier : cette expression traduit le grec para tèn doxan, qui, plus littéralement, signifie « contre l’attente, à l’encontre du sens commun, de ce à quoi l’on pourrait s’attendre21 ». Un événement peut nous avoir été explicitement annoncé et survenir pourtant « contre l’attente ».

23Le lecteur moderne n’est pas le seul à être déconcerté par cet emploi savant du terme surprise. Cette conception de la surprise comme chose merveilleuse semble avoir largement nourri le malentendu entre Anciens et Modernes : un auteur comme Marivaux se refuse à parler de surprise pour désigner autre chose que le sentiment d’étonnement éprouvé par un lecteur face à un événement auquel il ne s’attendait pas. Dans sa préface à L’Homère travesti, il s’exclame plein de bon sens : « Pour de surprise, encore une fois, il n’y en a non plus que dans mon œil22 ». Et comme nous parlons aujourd’hui le langage de Marivaux et non celui d’Anne Dacier, nous aurons sans doute tendance à trouver, en première approche, qu’il a raison, car dire qu’un événement tout à fait prévu est « surprenant » est un paradoxe bien déconcertant.

3. Le plaisir de la relecture (du suspense proleptique au suspense paradoxal)

3.1. Une analogie classique

24Dans le même mouvement, à la suite de son commentaire d’Aristote, Dacier livre de manière un peu elliptique un troisième argument, celui de la relecture : si nous aimons relire une œuvre dont, nécessairement, nous connaissons déjà la fin, a fortiori les annonces faites par le poète ne sauraient être gênantes.

25Cette comparaison des effets produits par la prolepse et par la relecture n’est pas chose nouvelle. Un demi-siècle plus tôt, elle est par exemple clairement formulée par Zuylichem, dans une lettre à Corneille où il défend la pratique des arguments, ces textes qui résument par avance la pièce afin d’aider à sa compréhension :

Voici comme je raisonne : s’il est malséant d’illustrer une pièce de théâtre par le récit préalable de son sujet, comme nos anciens maîtres l’ont pratiqué réglement, il ne faut donc pas que l’on me représente aucune histoire que je connaisse, ou que je sois deux fois spectateur d’une même pièce de Monsieur Corneille, ce que vous auriez grand-peine à me persuader23 !

26Si, durant la querelle, Anne Dacier prend pour acquis ce plaisir qu’on éprouve à la relecture, elle en a détaillé les raisons près de trente ans auparavant, dans son examen de l’Amphitryon de Plaute. Elle y mettait déjà en place l’analogie entre anticipation et relecture. À ceux qui « ont condamné le Prologue de cette Piece, parce que Mercure […] explique tout le dénoüement […], de sorte qu’en remplissant d’abord la curiosité des Spectateurs, il ne les entretient plus, disent-ils, dans cette attente, ou dans cette suspension24, qui est l’ame du Theatre », elle répond qu’elle n’est « point en cela de leur avis » : 

Quoy que l’on soit instruit de tout le dénoüement d’une bonne Piece, on ne laisse pas d’être toûjours dans l’attente parce que cette passion ne doit pas tant naître de la nouveauté & de la surprise, que du mouvement & de la vray-semblance que le Poëte donne à son action & à tous ses incidens. Cela est si vray, que quoy qu’il n’y ait aujourd’huy personne qui ne sache la catastrophe de toutes les Pieces de Monsieur Corneille, & de Monsieur Racine, on les voit pourtant encore tous les jours avec un nouveau plaisir, & cela vient sans doute de ce que tout y est conduit avec tant d’art, tant de force, & tant de vray-semblance, qu’en oubliant tout ce que les autres representations de ces mesmes Pieces nous ont appris, nous nous laissons entraîner par la passion, & nous sentons les mêmes mouvemens de crainte, de surprise & de compassion, que si tout étoit veritable, ou que ce fust la premiere fois que nous le vissions representer25.

27L’idée que la force et la vraisemblance d’une pièce nous entraînent et, ce faisant, nous conduisent à oublier ce que nous savons déjà est un argument souvent repris par la suite. Dubos, dans ses Réflexions critiques sur la Poësie & sur la Peinture (1719), compare lui aussi le suspense à la relecture et le suspense proleptique. Selon lui, si l’on peut éprouver le même plaisir à la vingtième représentation d’une pièce qu’à la première, c’est parce que le spectacle est si beau qu’on oublie qu’on l’a déjà vu. Dubos fait ensuite explicitement l’analogie avec le suspense proleptique ; il affirme que le même argument vaut pour les annonces du poète : « comme on oublie ce qu’on a vû à d’autres répresentations, on peut bien oublier ce que l’indiscretion d’un Poëte luy a fait reveler avant le tems26 ».

3.2. Contre-attaques

28L’argument invoqué par Dacier et Boivin est présenté comme une analogie, mais nous pourrions également l’exprimer sous la forme d’un syllogisme :

Les belles œuvres, nous aimons autant les relire que les lire.

Or, la connaissance procurée par la première lecture équivaut à la connaissance qui nous est fournie par les annonces du poète.

Donc nous devons autant aimer une œuvre où les événements sont annoncés qu’une œuvre dépourvue d’annonces.

29Ce raisonnement subit deux contre-attaques. La plus simple est celle de Marivaux, qui s’en prend à la première prémisse (les belles œuvres, nous aimons autant les relire que les lire). Dans sa préface à L’Iliade en vers burlesques, il affirme que Mme Dacier est aveuglée par sa passion pour Homère, qu’il décrit comme une fureur amoureuse ; il n’est pas vrai, selon lui, que le plaisir de la relecture soit égal à celui d’une première lecture :

La première représentation d’un médiocre nouveau nous pique et nous intéresse plus que le beau réitéré, avec cette différence, qu’on le méprise quand on l’a vu. Ne s’ennuie-t-on pas souvent avec la maîtresse la plus aimable ? Enfin, madame, le plaisir que nous fait une bonne chose n’est jamais plus vif que quand on le goûte pour la première fois27.

30En somme, du goût de l’infidélité au rejet des anticipations homériques, la conséquence semble bonne. La contre-attaque de Marivaux est cependant plus profonde qu’elle n’en a l’air à première vue. Dacier disait : « De là vient qu’on prend tant de plaisir aux Tragedies dont on sçait tout le nœud & tout le denoüement, car on oublie qu’on les sçait, & on se preste à ces surprises la derniere fois comme la premiere ». Le sème de complaisance n’est pas absent de l’emploi pronominal du verbe prester28. Tandis que Dacier prétend pouvoir se laisser aller à la surprise par complaisance pour un auteur qu’elle aime, pour Marivaux la surprise survient toujours malgré nous. Sa comparaison avec l’amour n’est pas anodine. L’un des motifs les plus fréquents de ses comédiesest l’impossibilité de déciderd’aimer ou de ne pas aimer : on se surprend soi-même à aimer malgré tous les serments qu’on peut faire de n’aimer pas29. Derrière cette désinvolture se cache l’idée, fondamentale dans la philosophie marivaldienne, que la raison ne peut légiférer dans les jugements de goût.

31La deuxième contre-attaque, plus complexe, vient de La Motte. Il s’en prend pour sa part à la seconde prémisse (la connaissance permise par la première lecture équivaut à la connaissance qui nous est fournie par les annonces du poète) :

On peut avoir deux sortes de plaisir à la représentation d’une tragédie. D’abord, celui de prendre part à une action importante qui se passe la première fois sous nos yeux, d’être agité de crainte et d’espérance pour les personnages à qui l’on s’intéresse le plus, et enfin de partager leur bonheur ou leur infortune, selon qu’ils triomphent ou qu’ils succombent.

Voilà le premier plaisir que le poète doit avoir en vue de procurer à ses auditeurs, en leur ménageant de ces surprises pathétiques qui excitent la terreur ou la pitié. Le second, c’est la vue de l’art même que l’auteur a employé pour exciter le premier.

Il est vrai que quand on a déjà vu une pièce, on n’a plus ce premier plaisir de la surprise, du moins dans toute sa vivacité, mais il reste encore le second, qui n’a de lieu qu’autant que le poète a travaillé heureusement pour exciter l’autre30.

32Autrement dit, le plaisir de la relecture, intellectuel, n’existe que parce qu’il y a eu un plaisir de la première lecture, émotif : si le plaisir émotif de la surprise est ôté, il peut rester le plaisir intellectuel de l’admiration. Or, l’annonce est intrinsèque à l’œuvre ; comme elle empêche le plaisir premier, il ne pourra donc pas y avoir de plaisir second :

[…] au lieu des deux plaisirs que j’en attendais, [le poème qui n’est pas disposé pour la première impression] me fait deux sortes de peine : l’un, de demeurer froid où je devais être ému, l’autre, de sentir le défaut qui est la cause de mon ennui. Voilà ce que j’ai éprouvé dans l’Iliade ; je n’étais point intéressé par les aventures, et je souffrais de ces préparations glaçantes qui m’empêchaient de l’être.

33Ce raisonnement sur les « deux plaisirs » rappelle celui qui figurait dans la réponse de Corneille à Zuylichem, afin de condamner la pratique des arguments résumant la pièce par avance :

[…] l’ouvrage a pour eux la grâce de la nouveauté plus d’une fois, leur laissant à la première le plaisir entier de la surprise que font les événements, et réservant pour l’autre celui que leur donne l’intelligence de ce qu’ils n’ont pas bien compris à l’abord31.

34Si la nature du plaisir éprouvé à la seconde lecture n’est pas définie de la même façon par La Motte et par Corneille, l’argumentation a les mêmes traits généraux : en passant de la première lecture à la seconde, le lecteur passe du plaisir du cœur à celui de l’esprit.

3.3. Le suspense paradoxal

35Pour employer un vocabulaire contemporain, nous dirons que Dacier assimile le suspense proleptique au « suspense paradoxal ». La critique anglo-saxonne parle en effet de suspense paradoxal pour désigner le suspense que l’auditeur ou le lecteur peut éprouver quand il connaît déjà la narration qui lui est faite ou le spectacle auquel il assiste32. Raphaël Baroni a résumé la question en ces termes :

[…] les sujets seraient capables de ressentir du suspense même dans un contexte qui implique une réitération du texte, ce qui devrait par conséquent réduire à néant les incertitudes de l’intrigue33.

36Les réponses apportées à ce paradoxe sont nombreuses. Certains disent que le sentiment ressenti n’est alors pas du suspense ; d’autres disent que le suspense repose sur l’oubli des détails. Et certains théoriciens emploient les mêmes arguments que les défenseurs d’Homère qui voulaient justifier les annonces. Ainsi Kendall Walton34 propose-t-il la théorie du make-believe : le lecteur, se prenant au jeu du récit, se fait croire à lui-même qu’il ne connaît pas la suite des événements ; en un sens, il feint de lire pour la première fois (de même que le lecteur d’Homère peut faire semblant d’avoir des connaissances aussi limitées que celles des personnages).

4. L’ignorance des personnages

37Venons-en au quatrième thème, sur lequel seuls les défenseurs d’Homère argumentent. Commentant le discours de Jupiter, Dacier a, au détour d’une phrase, une formule vague et qui peut sembler étonnante au premier abord : « outre que cela se passe entre Jupiter & Junon, ce morceau est placé là avec beaucoup d’Art ». Qu’importe au lecteur, pourrait-on objecter, que la scène se passe entre Jupiter et Junon ? Le fait qu’Hector, Achille et Patrocle soient laissés dans l’ignorance ne diminue pas la connaissance que le lecteur a de leur sort. Il s’agirait là d’une grossière confusion métaleptique de la part de Dacier.

38Mais cet argument s’éclaire à la lecture de Boivin. Pour lui, il ne s’agit pas d’un simple phénomène de compassion : l’identification aux personnages fait véritablement oublier au lecteur ses connaissances. Il écrit en effet qu’Homère fait toujours « perdre de vue [aux lecteurs] ce qu’il leur a fait prévoir » : après avoir été transporté brusquement au pays des dieux, puis brusquement ramené sur la terre, « le lecteur uniquement occupé de ce qui frappe ses yeux, oublie aussi-tôt ce qu’il a entrevû de loin35 ». L’argument de la mémorisation va naturellement de pair avec celui de la compassion. En effet, c’est parce que nous nous identifions à des personnages ignorants que nous oublions ce que nous savons. Nous retrouvons ici l’argument de Dacier, qui justifiait, dans son examen d’Amphitryon, le plaisir éprouvé à la relecture.

5. La durée de l’effet

39Ce même Boivin est le seul à remettre en cause la nécessité de la surprise. Selon lui, non seulement la prédiction ne gâche pas la surprise (emportés par l’action, nous oublions ce qu’on nous a annoncé), mais, de toute façon, la surprise n’est pas l’émotion à rechercher principalement. Boivin invoque la durée de l’effet :

S’il n’est pas permis de faire prévoir les événemens, il faut commencer par retrancher du poëme épique la proposition, qui doit contenir en abregé le principal événement du poëme. Il faut en bannir les prédictions, les songes, les apparitions, les presages, les prodiges, tout ce qui annonce l’avenir : & pour ménager le jeu d’une agréable surprise, il faut supprimer le merveilleux ; il faut sacrifier l’admiration à une joye inesperée, & la terreur à une douleur imprevûë36.

40Il préfère l’admiration et la terreur, qui sont des effets à long terme, à la « joye inesperée » et la « douleur imprevûë », qui sont des émotions circonscrites. L’argument est promis à une longue postérité. Dès le xviiie siècle, il sera repris par Diderot, qui écrit, dans son Discours sur la poésie dramatique :

Le poète me ménage, par le secret, un instant de surprise ; il m’eût exposé, par la confidence, à une longue inquiétude.

Je ne plaindrai qu’un instant celui qui sera frappé et accablé dans un instant. Mais que deviens-je, si le coup se fait attendre, si je vois l’orage se former sur ma tête ou sur celle d’un autre, et y demeurer longtemps suspendu37 ?

41Et par Lessing, qui s’exclame : « Quel misérable plaisir que celui qui naît d’une surprise38 ! » Au xxe siècle, on connaît les déclarations du « maître du suspense », Hitchcock, qui oppose la facile surprise, celle de la bombe que l’on n’avait pas vue et qui explose soudain sous la table, et le suspense, la longue angoisse du spectateur qui a vu la bombe sous la table, et qui attend pendant une demi-heure pour savoir si elle va exploser.

6. Fonctionnalité interne

42Un argument plus circonstanciel, et avancé, dans la querelle française, par la seule Dacier, touche à la fonction dramatique interne de l’épisode : Jupiter a été montré en position de faiblesse peu de temps avant ; le passage sert à relever la gloire de Jupiter en montrant sa toute-puissance. Cette fonction, La Motte semble en être conscient, mais il la tourne immédiatement en dérision, quand il écrit que Jupiter annonce l’avenir « pour faire parade de prescience & de pouvoir » : ce qui est censé relever sa gloire est en fait une marque de sa vanité ridicule.

7. La question de l’unité

43Un ultime argument en faveur des annonces est celui de l’unité. Annoncer ce qui va se passer est une manière de structurer la lecture et de faire comprendre au lecteur vers quoi tend la multiplicité d’actions. Hardouin explique ainsi :

Jupiter raconte ici à Junon, comme pour la consoler, quelle sera l’issuë de cette guerre ; en l’assurant, qu’elle tournera à sa satisfaction. Et en mesme tems le Poëte dispose son lecteur à voir la suite & la liaison des épisodes suivans, presque jusqu’au dernier. Cela étoit necessaire. Car on peut s’ennuyer de la lecture de quatorze livres entiers, où l’on n’apperçoit pas bien encore, à quoi tout doit aboutir. Maintenant qu’on en est averti, on en lit plus volontiers les dix livres qui suivent, & qui apprennent la maniere de l’execution de cette espece de prophetie39.

44Ce raisonnement n’est pas sans rappeler celui de Vida, qui, dans son De Arte Poetica (1527), employait la métaphore du voyage pour justifier l’intérêt émotif des anticipations :

Le lecteur est charmé d’entrevoir, au moins confusément, et comme à travers un nuage léger, les événemens qui se préparent. C’est ainsi que le voyageur fatigué se ranime lorsqu’il aperçoit, ou croit apercevoir sur les montagnes lointaines, la cime des tours où il doit arriver ; au lieu qu’il ne se traîne qu’avec peine dans les vallées profondes, où rien ne l’avertit qu’il approche du terme40.

45Il annonce également le propos d’Adam Smith :

La méthode [de l’anticipation] a en outre un avantage : nous pouvons alors assister aux accidents moins importants que, si le grand événement avait été entièrement caché, notre curiosité nous ferait passer avec hâte41.

46L’argument de l’unité est donné en négatif par l’abbé Terrasson. Il reproche en effet à la proposition de l’Iliade de ne pas avoir suffisamment bien annoncé le sujet du poème ; l’anticipation, quand elle est pertinente, permet de faire comprendre au lecteur où il se dirige :

[…] le plus grand défaut de la Proposition de l’Iliade, est de ne pas annoncer la fin ou l’action principale du Poëme : Cette fin ou cette action principale n’est point la colere d’Achille […] ; c’est la mort d’Hector, ou la délivrance des Grecs : voilà l’action Epique, l’objet final que le Poëte devoit annoncer en termes formels ; aprés quoi il auroit parlé des deux coleres, comme de deux incidens, ou de deux moiens principaux & dominans qui y conduisent son Héros : Par-là Homere se seroit évité le reproche qu’on lui fait d’annoncer une passion, ou même une inaction, au lieu d’une action ; puisqu’il n’auroit parlé de la colere qu’en second lieu ; mais sur tout, il auroit ôté à tout son Poëme l’apparence d’une vitieuse multiplicité d’action42.

47La prolepse est censée dessiner un point de fuite vers lequel convergent toutes les lignes du récit. Sans elle, ou si elle est mal placée, les lignes se dispersent, et le lecteur se perd et s’ennuie dans les méandres du récit.

48En somme, les prédictions du roi des dieux au chant xv de l’Iliade sont à la prolepse ce que le bouclier d’Achille est à la description. Au premier abord, la Querelle d’Homère apparaît comme peu rigoureuse, largement affaire de goût et de caractère. On aime relire autant que lire, disent les uns ; on se lasse d’un livre aussi vite que d’une maîtresse, répondent les autres. Des goûts et des couleurs, et le débat tourne vite court. Il semble d’ailleurs d’autant plus confus qu’il est largement occasionné par un flou terminologique : « Pour de surprise, encore une fois, il n’y en a pas plus que dans mon œil », s’exclame Marivaux, tandis que Dacier s’efforce, en identifiant la surprise avec le merveilleux, de développer le paradoxe d’une surprise prévue. Et c’est pourtant dans ce contexte que se sont esquissés les rudiments d’une théorie du suspense proleptique, avec la dévalorisation progressive de l’agréable et superficiel effet de surprise, au profit d’une tension angoissée qui ne dit pas encore son nom.

49À la fin d’un débat, on est tenté de désigner un vainqueur. En termes d’agrément de lecture, il n’y a pas de doute : les Modernes, pourfendeurs d’Homère, fournissent certainement dans cette querelle les textes les plus agréables à lire ; ils se livrent à une critique pétillante, intuitive, moins raisonnée et plus moqueuse, plus brillante que celle de leurs adversaires. En même temps qu’ils défendent le plaisir immédiat de la lecture et se gaussent des érudits, ils produisent eux-mêmes des textes moins rigoureux et plus plaisants, qui cherchent à mettre les rieurs de leur côté.

50Pourtant, au-delà de ce plaisir de lecture immédiat, si nous prenons le temps comme arbitre, nous constaterons que ce dernier a inversé les valeurs. Les Anciens de l’époque sont devenus les Modernes d’aujourd’hui. Les reproches d’un La Motte, pour spirituels et convaincants qu’ils soient, apparaissent à présent comme datés et la critique contemporaine, bien loin de vouloir corriger Homère, l’exalte en même temps qu’elle réhabilite Euripide et Plaute. Elle s’efforce, comme le faisait Anne Dacier sans le dire en ces termes, de sauver le suspense proleptique.

51Terminons en soulignant la surprenante absence de deux arguments dans la Querelle.

52D’abord, s’interroger sur la capacité des annonces à gâcher la surprise, c’est prendre pour présupposé qu’il existe une surprise à gâcher. Les Anciens et les Modernes font comme si les grandes lignes de l’histoire racontée par les épopées homériques n’étaient pas connues d’avance par le lecteur, comme s’il existait des lecteurs naïfs au point d’ignorer (pour le dire comme un enfant) « qu’à la fin, Hector meurt ». Personne ne pose explicitement la question de la familiarité a priori des auditeurs avec l’histoire racontée. Or, il est raisonnable de penser que les auditeurs connaissaient le mythe de la guerre de Troie, et le babil de Jupiter aurait donc bien du mal à « ruiner » quoi que ce soit.

53Alexander Pope, le traducteur anglais de l’Iliade, est le seul qui ait souligné à l’époque classique que le problème était mal posé et qui ait cherché à adopter une perspective endogène. Selon lui, l’auteur qui écrit sur de grands sujets historiques ou mythologiques ne pourrait de toute façon pas ménager de grandes péripéties romanesques, puisque le sujet est déjà connu dans son ensemble. Autant, alors, assumer la spécificité générique, et aller jusqu’au bout de cette logique. L’anticipation, en somme, ne fait que redoubler un savoir que le lecteur a déjà, car nul n’est censé ignorer l’issue de la guerre de Troie. Pour Pope, le schéma « prédiction – accomplissement » permet simplement de souligner que les actions des hommes sont prédestinées :

Διὸς δ’ἐτελείετο βουλή43 est la morale explicite et la plus évidente de l’Iliade. Si cette grande morale est apte à être représentée dans la poésie, quel meilleur moyen pour la rendre claire que d’introduire ainsi Jupiter prédisant les événements qu’il avait décrétés44 ?

54Pope est le seul à dire que celui qui veut comprendre la structure du poème doit nécessairement considérer les croyances de l’époque où le poème en question a été composé. Est-il possible que les protagonistes français de la Querelle n’y aient pas pensé ? Nous faisons plutôt l’hypothèse que leurs arguments présupposent qu’une œuvre doit être bien construite en soi, indépendamment de toute circonstance extérieure.

55Un second argument est étonnamment absent : les défenseurs du poète auraient pu mettre en doute la parole de Jupiter, souligner qu’il n’est après tout « qu’un dieu », un personnage, qui peut se tromper, car l’erreur est aussi divine.Ils oublient qu’un lecteur ignorant, qui découvrirait naïvement l’Iliade et ses mythes, n’a aucune raison de penser que les prédictions de Jupiter vont s’accomplir point par point. Ils ne prennent pas en considération le fait que, de temps en temps, le dieu ne tient pas ses promesses. Ainsi, au début du chant viii (v. 5-17), Jupiter jure aux autres dieux qu’il les jettera dans le Tartare s’ils contreviennent à ses ordres ; pourtant, quand Junon lui désobéit, il ne respecte pas son serment. Ce passage, situé avant sa longue prédiction du chant xv, pourrait mettre le lecteur en garde sur la validité de ses promesses. En somme, si les Modernes peuvent reprocher aux annonces du chant xv d’avoir gâché le suspense, c’est sans doute parce qu’ils connaissaient déjà l’histoire de l’Iliade et que, pour eux, le suspense était déjà gâché.

56Et c’est là le grand paradoxe de la Querelle : l’hésitation entre la fiction d’une lecture tout à fait naïve, par un lecteur qui n’aurait jamais entendu parler de la guerre de Troie, et le point de vue du relecteur, qui sait, pour avoir déjà lu l’Iliade, que les prédictions de Jupiter vont bien s’accomplir.