Colloques en ligne

Antonia Zagamé

Toute-puissance ou impuissance du lecteur : le double effet des annonces des libertins dans Les Liaisons dangereuses de Laclos

« Je ne pus me refuser au plaisir de l'interrompre pour l’assurer qu’elle parlait comme un prophète1. »

1Les Liaisons dangereuses sont martelées par les prévisions de leurs victoires par les libertins. Elles peuvent ainsi apparaître, selon Georges Poulet, comme « la vérification d’un calcul » ou « la réalisation d’un programme2 ».

2Le dispositif du roman épistolaire polyphonique permet que ces prédictions des libertins soient communiquées en détail au lecteur, tout en restant cachées aux autres personnages. Le lecteur possède donc des informations cruciales sur l’action à venir, alors que les victimes des roués sont condamnées à agir sans savoir.

3La visée de ce travail est de mieux cerner les effets de lecture créés par cette situation d’asymétrie entre le lecteur et une partie des personnages : à quelle réception donne lieu cette configuration, où le lecteur connaît ce que les libertins projettent, et le connaît à l’insu des autres protagonistes ?

4Nous ferons l’hypothèse qu’il existe deux réceptions possibles de cette asymétrie d’informations. Dans les études critiques sur Les Liaisons dangereuses, la position la plus répandue est de considérer que cette longueur d’avance sur les personnages suscite un sentiment de supériorité du lecteur, content d’être avec ceux qui savent, et contemplant les autres se laisser prendre au piège. Selon cette interprétation, brillamment défendue par Jean Rousset dans Forme et signification3 et très souvent reprise depuis, le lecteur, qui voit avec les libertins, se retrouve, de manière scandaleuse, du côté des libertins. Mais nous voudrions montrer que ce dispositif asymétrique peut aussi susciter, a contrario, la frustration du lecteur, qui se retrouve réduit à assister à ce qu’il ne peut empêcher, simple spectateur d’un jeu dans lequel il ne peut intervenir. C’est notamment, dans l’Éloge de Richardson (1762), la réaction de Denis Diderot lisant, non pas Les Liaisons dangereuses, mais Clarissa, qui met en scène un libertin non moins redoutable et sa victime. L’étude des prolepses libertines des Liaisons dangereuses et de leur influence sur la lecture permettra d’expliquer cette dualité d’effets, en éclairant le lien entre les anticipations des libertins et la toute-puissance ou au contraire la fondamentale impuissance du lecteur.

1. De la prévision au projet

5Il convient d’apporter d’emblée une précision : le lecteur n’est pas, dans Les Liaisons dangereuses,face à de simples prévisions, mais à de véritables desseins. Le « projet » des libertins n’est en effet pas une simple prévision du futur : ils mettent tout en œuvre pour qu’un certain scénario décidé par eux se produise. C’est donc un déplacement par rapport à l’anticipation : les libertins prévoient l’avenir parce qu’ils le déterminent par leur action.

6En effet, les libertins des Liaisons sont sûrs d’avance de leur triomphe. Valmont comme Merteuil envisagent le succès de leur entreprise comme certain, que ce soit la corruption de Cécile de Volanges par vengeance contre Gercourt, ou la séduction par Valmont de la vertueuse Présidente. Ainsi, dès la lettre II, la marquise se délecte en se projetant dans un futur qui montre la réalisation de son projet4. Sûre de son plan, elle anticipe le plaisir lié à son accomplissement le lendemain des noces de Gercourt, de même que Valmont prévoit dès ses premières lettres de triompher de Madame de Tourvel5.

7Sur le point d’entreprendre la séduction de Prévan, la marquise se livre également d’emblée à l’ivresse de la victoire : « Quant à Prévan », écrit-elle, « je veux l’avoir et je l’aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas : en deux mots, voilà notre roman6. » Dans cette intrigue secondaire de la troisième partie de l’œuvre, le temps qui sépare la séductrice de l’accomplissement de son but est réduit, et la marquise peut faire la démonstration exemplaire de sa capacité à influencer le cours des événements selon sa volonté.

8Le domaine des libertins, ainsi que le rappelle André Malraux, est l’action sur les êtres7. L’emprise qu’ils exercent sur autrui s’explique autant par leur capacité à tromper que par leur connaissance du cœur humain. Les calculs et anticipations sur lesquels reposent leurs manœuvres successives le montrent. Pour faire en sorte que Danceny séduise Cécile, dans la deuxième partie du roman, il leur faut ainsi déterminer ce qui pourrait le rendre plus entreprenant. Faute de l’avoir fait, le plan de la marquise s’enlise et Valmont le lui fait remarquer : « vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête et amoureux, le plus grand prix des faveurs est d’être la preuve de l’amour, et que par conséquent, plus il serait sûr d’être aimé, moins il serait entreprenant8 ». Ce conseil décide immédiatement la marquise à découvrir à la mère de Cécile la correspondance existant entre sa fille et le chevalier, afin d’échauffer ce « beau héros de roman9 » par des obstacles.

9Les personnages des Liaisons dangereuses sont donc dotés de capacités d’anticipation très inégales. On observe une asymétrie entre les capacités à prévoir l’avenir des deux meneurs de jeu et celles des autres personnages, Valmont et Merteuil apparaissant à cet égard dans une position de maîtrise qui contraste avec celle des autres, réduits à n’être que les jouets de leurs manigances. Cette asymétrie entre les capacités prémonitoires des meneurs de jeu et de leurs cibles est elle-même à l’origine d’une asymétrie entre le lecteur, qui peut prévoir la suite parce qu’il connaît les projets du couple libertin, et les autres personnages.

10Quels sont à présent les effets que cette asymétrie d’informations peut avoir sur la lecture du roman ?

2. Est-on « à la place », donc « du côté » des libertins ?

11Pour envisager les effets que ce dispositif a sur la lecture, nous proposons de confronter deux positions différentes, celle de Jean Rousset et celle de Denis Diderot, que nous tenterons de faire dialoguer à deux siècles de distance (1762-1962).

12Jean Rousset décrit parfaitement, dans Forme et signification, l’homologie qui s’établit dans Les Liaisons dangereuses entre la position du lecteur et celle des libertins. Le lecteur du roman épistolaire à voix multiples, écrit-il, est « placé au poste central d’écoute10 ». Or les deux libertins, eux aussi, occupent cette place privilégiée : ils lisent presque toutes les lettres y compris celles qui ne leur sont pas destinées. Ils sont ainsi en position « de tout savoir », ce qui leur permet, écrit Rousset, « de tout prévoir et de tout conduire11 ».

13Or, cette égalité de savoir qui se crée dans les Liaisons entre le lecteur et le couple libertin aboutit, c’est l’hypothèse de Rousset, à une forme de complicité, « complicité avec des monstres, complicité avec le mal12 », qui explique à ses yeux sa réputation de livre pervers. Comme si le lecteur, du fait qu’il se trouve, dans le roman, à la place du libertin, au sens où il a le même savoir que lui sur le monde du récit, se retrouvait finalement du côté du libertin. Jean Rousset n’emploie pas le terme d’identification, mais Vincent Jouve, qui reprend son analyse dans L’Effet-personnage dans le roman le fait, lui : à ses yeux, « l’homologie entre les situations informationnelles » du lecteur et du couple libertin « provoque une identification à ces deux figures extrêmes du libertinage13 ». Or, cette situation est à l’origine pour Rousset d’un trouble de la lecture : elle nous conduit à rejoindre dans leur position de supériorité les libertins, et à partager d’une certaine façon le malin plaisir qu’ils éprouvent à voir se débattre leurs victimes, aveuglées sur les risques qu’elles courent14.

14Confrontons à présent la position de Rousset à celle de Diderot.

15Diderot n’a pas fait, à notre connaissance, d’analyse du roman de Laclos. Mais, dans l’Éloge de Richardson, paru en 1762, il s’intéresse beaucoup à un roman de Richardson, l’Histoire de Clarisse Harlove, traduit de l’anglais en 1752 par l’abbé Prévost15, dont le sujet et la trame sont très proches de ceux des Liaisons. Shelly Charles a fait apparaître les points communs entre les deux intrigues dans un article paru dans la revue Poétique en 2000. Dans les deux cas, « un homme (Lovelace, Valmont), aristocrate, libertin notoire […], se donne pour défi la séduction d’une femme (Clarisse, Mme de Tourvel) […] réputée pour sa vertu et sa dévotion. Pour ce faire, il va avouer ses erreurs passées, feindre un projet de conversion, exploiter les soupçons sur ses agissements pour se montrer innocent et même bienfaisant. » Une fois le séducteur parvenu à ses fins, leur victime perd la raison et finit par « mourir de chagrin », tandis que le libertin meurt en duel16.

16Ce résumé dissimule évidemment des différences entre les deux romans, nous y reviendrons. Il fait en tous les cas apparaître un écart, analogue dans les deux œuvres, entre les capacités d’anticipation du lecteur et celles des personnages, puisque le lecteur de Clarisse est lui aussi au poste central d’écoute et connaît les projets de Lovelace, à la différence de Clarisse et des Harlove. Or, tout laisse à croire que Diderot a repéré ce décalage et qu’il est pour lui à l’origine de certains effets de lecture déterminants.

17Nous nous appuierons, pour le montrer, sur un paragraphe situé au début de l’Éloge, et qui en est certainement l’un des plus célèbres :

Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé à des enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant : Ne le croyez pas, il vous trompe… Si vous allez là, vous êtes perdu. Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon ! combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! J’étais, au sortir de ta lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien17.

18La séquence centrale du passage contient, en italique, des paroles rapportées de Diderot lisant Richardson, qui se surprend à interpeller à voix haute les personnages du roman. Or, si l’on observe ces paroles plus précisément, on se rend compte qu’elles sont en réalité adressées à un personnage dans une situation de tromperie. « Ne le croyez pas, il vous trompe ! » s’adresse visiblement à un personnage qui ne perçoit pas les mensonges d’un autre et se laisse berner ; tandis que « Si vous allez là, vous êtes perdu ! », semble s’adresser plus généralement à un protagoniste qui ne perçoit pas le piège qu’on lui tend, et qui par sa conduite s’apprête à y tomber.

19Dans les deux cas imaginés par Diderot, le lecteur est donc en avance sur le héros : il connaît le piège dans lequel on essaye de le faire tomber, à la différence du personnage lui-même qui n’identifie pas les manœuvres qu’on dirige contre lui, et prend une mauvaise décision qui va précipiter son sort. Or, ce décalage entre lecteur et personnage est à l’origine d’une tension. La formulation à haute voix par Diderot d’avertissements qui s’adressent au personnage expriment d’une certaine façon celle-ci : le lecteur voudrait intervenir, prévenir le héros, mais il est contraint de réprimer continuellement ce désir destiné à ne pouvoir s’accomplir.

20Ici la reconnaissance des erreurs des personnages, des tromperies dont ils sont les victimes, n’inspire pas au lecteur un sentiment de supériorité et une joie maligne, mais suscite un mélange d’appréhension, de crainte – « une agitation perpétuelle », écrit Diderot – et de compassion toujours frustrée. Les paroles qui échappent à Diderot expriment le besoin qu’il ressent de se libérer de cette exaspération.

21On peut donc formuler l’hypothèse suivante : l’asymétrie dans le rapport à la prévision entre le personnage et le lecteur suscite ici un mode particulier de participation du lecteur. Ce mode de participation n’est pas analogue à l’identification puisque, les prévisions du lecteur étant diamétralement opposées à celles du personnage, il ne peut pas partager son état d’esprit, il ne peut pas se reconnaître, se projeter à sa place18. Pourtant, au rebours de ce qu’on pourrait attendre dans la mesure où il ne peut y avoir réellement identification au personnage, l’implication du lecteur du fait de cette asymétrie se révèle extrêmement forte, au point que Diderot voudrait pouvoir entrer dans la fiction, qu’il oublie que c’en est une : elle lui procure un sentiment de présence concrète, d’intense illusion, qui va le conduire à mobiliser l’image d’un enfant assistant pour la première fois à un spectacle. Cette émotion intense ressentie pour les victimes, pour lesquelles le lecteur tremble et frémit, lui donne l’assurance d’être, sinon à leur place, du moins à leurs côtés : le lecteur se projette à la place d’un spectateur compatissant, d’un bon samaritain puisqu’il voudrait pouvoir intervenir. Diderot, après cette épreuve, est satisfait de lui, il se sent bon et juste.

22On voit donc que Diderot n’attribue pas à cette asymétrie dans le rapport à la prévision les mêmes effets sur la lecture que Jean Rousset : pour Rousset, cette avance du lecteur sur le sort de certains personnages ouvre dans Les Liaisons la voie à une identification complice avec les personnages des meneurs de jeu, tandis que pour Diderot, cette identification impossible avec les victimes est à l’origine d’une tension dans la lecture, d’une succession d’élans perpétuellement réprimés vers un personnage à qui on voudrait porter secours.

23Diderot va revenir de façon implicite, à la fin de l’Éloge, à cette situation d’asymétrie et à ses effets sur la lecture lorsqu’il commence un relevé – impossible à clore – des « beaux endroits » des romans de Richardson19. Les trois passages qu’il relève dans Clarisse sont en effet, de manière symptomatique, des endroits du texte dans lequel se fait sentir une asymétrie entre savoir du lecteur et du personnage. Diderot commente en effet la « cent vingt-huitième lettre » du roman, dans laquelle la tante de Clarisse seconde involontairement les vues de son ravisseur et la détermine à faire avec lui le voyage de Londres – tandis que le lecteur, lui, perçoit le piège dans lequel, sans le vouloir, sa tante guide Clarisse20. Le philosophe commente également la « cent vingt-quatrième lettre », adressée par Lovelace à l’un de ses complices dans laquelle s’expose toute la ruse du personnage21. Il commente enfin la « lettre cent soixante-quinze », qui illustre la duplicité de Lovelace, bête féroce, cannibale, et parfois homme de bien22

24Comment peut-on expliquer les divergences entre ces deux modèles de lecture, dans lesquels l’écart entre la capacité prémonitoire du lecteur et celle des personnages est à l’origine soit d’un sentiment de toute-puissance (Rousset), soit, au contraire, de profonde impuissance (Diderot) ? On peut supposer que l’usage propre que chacun des auteurs fait de ce dispositif explique en partie ces différences. Nous allons voir à présent dans quelle mesure la manière dont Laclos tire parti de ce dispositif semble favoriser un type de réception, celui décrit par Jean Rousset.  

3. L’« ironie dramatique » dans Les Liaisons dangereuses

25Nous ferons l’hypothèse que Laclos tire de cette asymétrie entre les capacités d’anticipation des personnages et du lecteur une ironie constante, ironie dont il est judicieux d’essayer de mieux cerner la nature.

26Un rapprochement avec la notion d’« ironie dramatique » peut s’avérer utile avant d’aller plus avant. Voici comment la critique canadienne Catherine Grisé définit, dans un article paru en 1990, cette notion venue des études anglo-saxonnes :

Ce terme littéraire […] désigne le décalage ouvert dans le texte entre le savoir déficient d’un personnage fictif et le savoir supérieur du spectateur ou du lecteur23.

27Comme l’indique l’adjectif « dramatique », la notion a été d’abord, et est toujours en premier lieu, utilisée pour l’analyse des fictions théâtrales et cinématographiques, et moins pour celle des fictions narratives en prose, même si le critique Wayne C. Booth en a fait l’application à ce champ dès 197424. Catherine Grisé propose du reste de redéfinir la notion et préfère employer le terme « d’ironie cognitive » qu’elle juge plus adapté à l’analyse de la fiction narrative en prose.

28L’ironie dramatique est à distinguer de l’ironie tragique, celle-ci pouvant être considérée comme une de ses sous-catégories. Patrice Pavis, dans son Dictionnaire du théâtre, essayant d’articuler les deux notions, montre que l’ironie tragique peut être considérée comme un cas particulier d’ironie dramatique, « où le héros se leurre totalement sur sa situation et court à sa perte, alors qu’il croit pouvoir se tirer d’affaire25 ».

29La notion d’ironie dramatique paraît utile pour désigner la position du lecteur qui perçoit des éléments de l’intrigue demeurant cachés au personnage. Elle manque pourtant de précision, puisqu’elle englobe dans la catégorie de l’ironie tout décalage entre les informations du lecteur et celles du personnage, alors que tous ne donnent pas nécessairement lieu, nous semble-t-il, à une exploitation à proprement parler « ironique ». Par exemple, l’avance du spectateur sur le personnage se retrouve dans de nombreux thrillers où elle suscite essentiellement de la tension et du suspense. Nous ferons pour notre part l’hypothèse que, pour que le spectateur, ou le lecteur, ressente effectivement, dans une telle situation, de l’ironie, il faut que l’auteur active cet effet par certains moyens : il faut que l’aveuglement, les méprises, les faux comptes du personnage fassent l’objet d’un soulignement narquois, moqueur, qu’il y ait en somme un élément déclencheur d’une appréciation ironique.

30Nous voudrions montrer que, dans Les Liaisons dangereuses, le décalage entre le savoir du lecteur sur le futur et celui des personnages dupés par les libertins donne précisément lieu à ce type d’exploitation proprement ironique. Deux procédés en sont particulièrement emblématiques dans l’œuvre de Laclos :

31le double sens ironique : la dupe des libertins tient des propos à double sens, l’un de ces sens étant la description exacte de ce qui va lui arriver sans qu’il le remarque ;

32l’antiphrase ironique : le personnage dupé prévoit à travers ses propos un avenir exactement opposé à celui qui l’attend.

3.1. Le double sens ironique

33La présence du double sens dans les propos des naïfs est un des signes les plus manifestes de l’exploitation proprement ironique à laquelle donne lieu dans Les Liaisons l’accès inégal des personnages à l’avenir.

34Ces doubles sens involontaires sont du reste souvent signalés de manière narquoise par les libertins eux-mêmes. Dès le début de la séduction de la Présidente, Valmont décèle ainsi son sort futur dans les propos qu’elle tient, comme il l’explique à la Marquise à la fin de la lettre VI :

Vous ririez de voir avec quelle candeur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne se doute pas encore de ce qu’il lui en coûtera pour le tenter. Elle est loin de penser qu’en plaidant, pour parler comme elle, pour les infortunées que j’ai perdues, elle parle d’avance pour sa propre cause. Cette idée me vient hier au milieu d’un de ses sermons, et je ne pus me refuser au plaisir de l’interrompre, pour l’assurer qu’elle parlait comme un prophète. Adieu, ma très belle amie. Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource26.

35Le personnage de la Présidente, qui espère secrètement obtenir la conversion de Valmont (projet qu’elle exposera plus en détail à Mme de Volanges dans la lettre VIII), prend ici la défense des femmes que le libertin a perdues. Or, Valmont fait mesurer à la Marquise toute l’ironie de la situation : Madame de Tourvel ne se doute pas qu’elle trouvera bientôt sa place dans cette catégorie et qu’elle parle en réalité pour elle-même…

36Nous sommes ici tout près du double sens caractéristique de l’ironie tragique, contenu à son insu dans les propos d’un héros dont le spectateur prévoit le sort funeste : lorsque l’Œdipe de Sophocle annonce le châtiment qui attend le coupable du meurtre du roi de Thèbes Laïos, il ne se doute pas qu’il parle pour lui-même. Mais ici, dans Les Liaisons dangereuses, ce double sens est exploité dans une perspective qu’on pourrait dire comique ou humoristique (même si ce comique n’est pas sans violence) : si Valmont se prête ainsi à déceler la manière dont les propos de sa cible annoncent à son insu son sort, c’est pour l’amusement de sa destinataire (« Vous ririez … ») et pour la rassurer quant à sa fidélité aux principes du libertinage (« vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource27 »).

37On observe une variante de cette situation dans Les Liaisons, lorsque la production du double sens ironique, de passive, devient active. Ce double sens que Valmont décèle à son insu dans les propos de la Présidente, il peut en effet en faire usage volontairement dans les lettres qu’il lui adresse : le double sens indique alors le sort réel qui attend la Présidente sans qu’elle s’en doute. La possibilité d’une double entente est destinée à amuser la marquise et à lui montrer sa capacité à tromper ; elle est par ailleurs évidemment perçue par le lecteur qui est le destinataire indirect de cette ironie. L’exemple paradigmatique de cet usage du double sens par le libertin est la lettre XLVIII, la fameuse lettre d’amour écrite sur la croupe d’Émilie, qui possède de bout en bout un double système de référents. « Quoi ! Ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en ce moment28 ? », écrit Valmont à la Présidente, en jouant sur le mot « trouble », qui semble désigner l’émotion amoureuse, mais qui fait en réalité allusion au plaisir physique éprouvé durant cette nuit passée avec Émilie. Les deux sens cohabitent, l’un que nous percevons comme trompeur et qui s’adresse à la Présidente, l’autre qui est perçu comme exact par Mme de Merteuil et qui est destiné tout à la fois à l’amuser et à la rassurer : son souhait est uniquement d’amener la Présidente à partager avec lui cette jouissance.

3. 2. L’antiphrase ironique

38Dans ce deuxième cas de figure, un personnage anticipe à travers ses propos un sort exactement opposé à celui qui l’attend : de tels exemples de prédictions parsèment la correspondance des dupes.

39On en trouve un exemple particulièrement savoureux sous la plume de Madame de Tourvel lorsqu’elle rapporte à Mme de Volanges, dans la lettre XXII, la scène de charité à laquelle a participé Valmont. Mme de Tourvel écrit que cette scène montre à ses yeux chez Valmont « le projet formé de faire du bien ». Le lecteur lui, est au courant depuis la lettre IV du véritable projet, du « sublime projet », de Valmont qui consiste en réalité à séduire la pieuse Mme de Tourvel… Mme de Volanges elle-même avait fait de Valmont dans la lettre IX un homme à projet (« jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n’eut un projet qui ne fut malhonnête ou criminel29 »). La reprise par la Présidente de ce terme, rattaché à une intention charitable ou altruiste, ne peut donc apparaître pour le lecteur que comme le signe d’un aveuglement complet sur le « projet » du libertin.

40Cette situation elle aussi offre une possibilité de variante lorsque l’ironie, de passive, devient active. Il est en effet fréquent que les libertins persiflent leurs dupes en leur mentant d’une manière flatteuse sur le sort qui les attend30. Ainsi Valmont s’amuse-t-il à glisser dans sa correspondance à destination de la Présidente des prédictions exactement contraires au sort qu’il lui réserve. Les lettres qu’il lui adresse comportent toutes un serment de l’aimer à jamais. Dans la lettre LXVIII, Valmont écrit ainsi à Mme de Tourvel : « je renouvelle à vos pieds le serment de vous aimer toujours31 » ; dans la lettre LXXXIII : « vous êtes, vous serez toujours l’objet le plus cher à mon cœur » ; dans cette même lettre LXXXIII, Valmont va jusqu’à se défendre d’être un libertin et s’écrie : « et vous avez cru que j’étais cet homme-là, et vous m’avez craint32 ! » La phrase est calculée pour que Mme de Tourvel la croie sincère, mais, plus sûrement encore, pour que Mme de Merteuil (comme le lecteur) en mesure toute l’éclatante ironie33.

41Nous ne sommes pas éloignés, une fois encore, de l’ironie tragique. Dans son discours d’ouverture, l’Œdipe de Sophocle se présente de la façon suivante aux spectateurs : « Moi, Œdipe, celui dont tous disent la gloire34 ». On peut y voir un exemple paradigmatique de l’ironie tragique : le personnage ne sait pas encore la déchéance qui l’attend, alors que le spectateur, qui prévoit son sort, perçoit toute l’ironie antiphrastique de son propos. La différence est que, dans Les Liaisons dangereuses, nous sommes invités à apprécier de telles antiphrases ironiques par les meneurs de jeu comme un persiflage, cruel sans doute, mais drôle, les libertins appréciant particulièrement de voir leurs victimes entièrement leurrées35.

42L’éclairage moqueur porté sur ces antiphrases par les roués, et le registre même de situations dont elles relèvent, nous éloignent donc à nouveau de l’ironie tragique, même si les procédés semblent relativement analogues. L’ironie, active ou passive, suscitée par le double sens ou l’antiphrase semble ainsi destinée, dans Les Liaisons dangereuses, à produire un effet au moins humoristique, ne serait-ce que parce que c’est le cadre d’appréciation fourni par les libertins.

43On peut toutefois se demander si, dans Les Liaisons dangereuses, cette ironie comique, permise par l’écart entre les capacités prémonitoires des lecteurs et celle des personnages, n’est pas davantage le fait de la première partie du roman. Celle-ci est en effet marquée par l’ignorance parfaite par les dupes du sort qui les attend, ce qui permet sans aucun doute les plus beaux effets de double sens et d’antiphrase. Par ailleurs, dans cette partie, le lecteur ne mesure pas encore les conséquences qui résulteront pour leurs victimes des projets de séduction des libertins : il prévoit le risque qu’elles courent, mais peut-être pas des conséquences aussi funestes.

44Pourtant, si l’on envisage le roman dans sa globalité, on se rend compte que chacune des parties recèle en réalité sa part d’ironie comique. Dans la deuxième partie du roman, Valmont étant revenu à Paris, le lecteur lit les lettres d’amour qu’il envoie à la Présidente et perçoit la manière dont il persifle sa dupe ; par ailleurs, des antiphrases particulièrement appuyées apparaissent dans la correspondance de Cécile et du chevalier, séparés du fait de la découverte de leur idylle, à propos de leur nouvel « ami » Valmont et de l’aide précieuse qu’il va leur apporter… Dans la troisième partie du roman, le ton est moins léger : la Présidente en fuyant Valmont entame une correspondance avec Mme de Rosemonde, qui révèle sa souffrance amoureuse. Le sort de Cécile commence à être scellé puisque Valmont l’a séduite. Pourtant, dans le développement de chacune de ces deux intrigues, l’ironie comique n’est pas absente. Elle réapparaît dans les lettres que Valmont dicte à Cécile pour Danceny : « Oh, vous avez là un bien bon ami je vous assure, il fait tout comme vous feriez vous-même36 ». L’ironie est également sensible à la fin de la troisième partie du roman dans l’épisode de la feinte maladie et de la feinte conversion de Valmont. Cet épisode donne lieu à plusieurs lettres férocement drôles de Valmont au père Anselme et à Mme de Tourvel sur l’action de la « force plus qu’humaine » qui explique son retour vers la religion37. Le fait que la Présidente comme Mme de Rosemonde se leurrent absolument sur la situation est également ironiquement souligné : au lieu de craindre pour elle-même, la Présidente craint pour Valmont le danger de sa maladie, et consulte pour lui son propre médecin ! Un passage de la lettre CXIV traduit cet aveuglement sur son sort : « Enfin, sans croire aux pressentiments, je suis depuis quelques jours d’une tristesse qui m’effraie. Ah ! Peut-être suis-je à la veille du plus grand des malheurs38 ! ». Les pressentiments de Mme de Tourvel se révèlent particulièrement trompeurs puisqu’elle craint la mort de Valmont par désespoir amoureux – ce qui est en réalité le sort qui l’attend, elle. Pourtant, l’ironie comique recèle ici à l’évidence beaucoup de cruauté : si Mme de Tourvel s’aveugle autant sur Valmont, c’est qu’elle l’aime. La quatrième partie est moins riche en ironie comique puisque le décalage entre lecteurs et personnages se réduit pour finalement disparaître : c’est la partie de la révélation, où les dupes rejoignent enfin le niveau d’informations des autres personnages et comprennent qu’elles ont été jouées39. Pourtant, l’échelonnement des moments où les différents personnages apprennent tour à tour la vérité permet encore quelques effets d’ironie, les lettres de Danceny, devenu l’amant de Merteuil, à Valmont ou à la marquise elle-même, traduisant encore son naïf et délectable aveuglement sur l’amour qui le lie à sa tendre « amie ». Ce qui l’emporte, c’est pourtant sans aucun doute la noirceur du dénouement : la découverte de la vérité par chacun des personnages a pour conséquence la mort (celle de Valmont, tué par Danceny instruit de ses procédés envers lui, celle de la Présidente, de désespoir amoureux, celle de Cécile s’enfermant au couvent pour être religieuse, sort qui peut apparaître comme une mort au monde). Les conséquences funestes des tromperies jouées par les libertins aux autres personnages apparaissent alors, et l’ironie semble changer de registre pour basculer vers la gravité tragique.

45Y a-t-il un point de basculement dans l’œuvre à partir duquel l’ironie change de nature ? Pour ce qui concerne le personnage de Mme de Tourvel, il est possible de situer ce pivot à la chute de la Présidente : à partir du moment où elle est séduite par Valmont, le lecteur n’a plus d’espoir que l’héroïne puisse échapper à son sort.

46L’ironie antiphrastique est en un sens à son comble. La belle âme de la Présidente atteint alors grâce à l’amour « le bonheur parfait40 », elle abandonne toute défiance envers Valmont dont elle évoque l’âme « tendre et généreuse »… Or, nous savons que son abandon est imminent. Mais ici, le contraste entre sa parfaite ignorance et la révélation qui l’attend donne lieu à une tension telle qu’elle rend de la vigueur à l’hypothèse de Diderot : l’anticipation du coup subit qui va la frapper suscite une émotion qui ne saurait cette fois se dissiper à travers la plaisanterie. On retrouve ici, en un sens, la conjugaison de savoir et d’impuissance décrite par Diderot : le lecteur sait pertinemment ce qui va arriver, mais il ne peut rien faire pour l’empêcher, et son savoir est frappé du sceau de l’impuissance.

47Nous avons entièrement laissé de côté dans notre analyse le troisième fil narratif contenu dans Les Liaisons, qui concerne la relation entre les membres du couple libertin. Michel Delon en résume l’enjeu de la façon suivante : « La complicité de Valmont et Merteuil, fondée sur une ancienne liaison, résistera-t-elle à la divergence des intérêts41 ? ». Ce fil narratif ne peut toutefois être appréhendé, ainsi que les deux autres, comme la réalisation d’un programme annoncé à l’avance : or, c’est précisément ce dispositif, et le type de réception qu’il engendre, qui sont au centre de notre analyse. Reste que le lecteur s’adonne également à des anticipations sur l’aboutissement de cette relation entre les deux libertins : là encore, Laclos laisse à son lecteur une certaine longueur d’avance par rapport à ses personnages, et l’on peut constater que l’ironie frappe aussi les libertins, pris au piège de leurs pièges42.

48Nous avons cherché à déterminer quelle émotion suscitait, dans Les Liaisons dangereuses, l’asymétrie entre les personnages dans le rapport à la prévision, qui aboutit au partage par le lecteur des capacités prémonitoires des libertins. Nous nous sommes appuyée sur deux modèles d’interprétation, l’un trouvé chez Jean Rousset analysant Laclos, et l’autre chez Denis Diderot prenant lui appui sur Richardson. L’effet identifié par Rousset est une identification complice avec les meneurs de jeu, et celui identifié par Diderot au contraire une tension compatissante en faveur des victimes. Il nous semble que dans Les Liaisons le montage ironique de la parole des dupes, qui redouble le cadre d’interprétation des libertins, réduit et parfois neutralise la sympathie en faveur des victimes : ce montage ironique fait alors prédominer un modèle (celui de Jean Rousset) sur l’autre (celui de Diderot), même si le rapport s’inverse à la fin du roman.

49Nous voudrions finir en caractérisant un peu mieux la nature de l’ironie que Laclos tire de cet inégal accès des personnages à l’avenir.

50Premièrement, cette ironie est plus précise que ce que désigne le phénomène d’« ironie dramatique » : il y a un soulignement des méprises des dupes qui suscite dans Les Liaisons la perception en propre d’une ironie, que l’on ne décèle pas dans toute fiction reposant sur un décalage entre le savoir des lecteurs et celui des personnages. D’une certaine façon, on pourrait dire que Les Liaisons ne pratiquent pas tant une ironie dramatique au premier degré, qui fait frémir, trembler… qu’une ironie dramatique au second degré, qui est soulignée de manière humoristique.

51L’ironie des Liaisons se rapproche de l’ironie tragique qui se manifeste par des figures comme le double sens ou l’antiphrase. Mais l’effet que Laclos tire de cette ironie n’est pas essentiellement tragique, ou l’est en sourdine, les méprises et faux comptes des protagonistes donnant lieu dans la plus grande partie du roman à un soulignement humoristique.

52Pourtant il y a un moment pivot où cette ironie change de nature, où sa perception ne suscite plus un détachement impitoyable à l’égard des personnages de dupes, mais une sympathie pour eux qui nous fait éprouver frayeur et pitié, ce qui nous rapproche de la gravité tragique. C’est le cas pour Mme de Tourvel, mais il n’est pas sûr qu’un tel effet de proximité se produise avec Cécile. Le dispositif ironique se retourne ici aux dépens des libertins et l’on se retrouve face à un registre de réactions proche de celui décrit par Diderot dans Clarisse.

53On pourrait donc dire qu’on retrouve chez le lecteur des Liaisons pour partie le sentiment de jouissance décrit par Jean Rousset, mais aussi pour partie celui de frustration décrit par Diderot. Comment expliquer in fine cette dualité ? On pourrait considérer bien sûr que c’est la manière différente dont cette situation d’asymétrie est traitée à l’un et l’autre bord de l’œuvre, qui va modifier les réactions du lecteur. Mais on pourrait aussi considérer qu’il est possible pour le lecteur de se situer alternativement à l’une ou l’autre place : le lecteur peut être content d’être avec ceux qui dominent ; et heureux en même temps de jouer les chevaliers blancs, d’être celui qui pourrait sauver ceux qui ne savent pas. Il peut dans le fond être tenté d’occuper les deux places en même temps. Et en ce sens, ce que décrivent respectivement Rousset et Diderot, ce pourrait donc être deux réactions possibles à cette asymétrie d’informations, plutôt que deux réactions différentes devant deux usages différents du même dispositif.